Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

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Luttes et souffrances

(1844-1845)

La propagande chrétienne. — Effroi du parti païen. — Obstacles auxquels se heurte l’évangélisation. — Assemblée de district. — Hunt président. — Abandon du poste de Rewa. — Souffrances des missionnaires. — Transfert de l’établissement. — Communion fraternelle. — L’île de Rotoumah. — Un cannibale poli. — Compliments fidjiens. — Hunt intervient pour sauver des enfants dont les parents ont été massacrés. — Horrible conduite de deux blancs. — Une vengeance fidjienne. — La population blanche des îles Fidji. — Un culte d’ivrognes. — La reconnaissance de deux blancs. — Hunt travaille à la conversion de Thakombau. — Indifférence de ce chef. — Conversion de diverses personnes et d’un prêtre à Nandi.

John Hunt était enfin arrivé à ce moment, le plus joyeux de l’existence du pasteur chrétien, où le succès vient couronner et récompenser les rudes labeurs. Sa joie était, il est vrai, bien tempérée par l’état encore déplorable de la partie païenne du pays qui, à ce moment même, était dévasté et ensanglanté par une guerre atroce. Il pouvait toutefois espérer de beaux jours, en voyant l’influence chrétienne grandir rapidement dans l’île. Il était évident que l’esprit pénétrant, quoique perverti, de la multitude était vivement frappé par le salutaire spectacle des immenses et radicales transformations opérées par la piété. Il y avait un bel enseignement en vérité dans la vue de ce peuple chrétien, se recrutant lentement mais avec persistance dans toutes les classes de la société, s’attaquant aux éléments les plus pervers pour les transformer en se les assimilant, et donnant l’exemple des vertus les plus antipathiques au caractère national et aux mœurs populaires. Cette propagande tacite et sans prétentions secondait admirablement l’action agressive de la prédication et de l’évangélisation proprement dite. Elle vulgarisait, pour ainsi dire, et rendait saisissables les vérités élevées et les principes nouveaux qu’il s’agissait d’introduire au sein d’une société essentiellement immorale et pervertie. Les esprits les plus rebelles à l’évidence des grands enseignements évangéliques, les consciences les plus inaccessibles au sentiment du péché et au besoin du salut, étaient vaincus par la contemplation des miracles que la grâce divine opérait et des métamorphoses inouïes qui en résultaient.

La conversion de Vatéa donna la mesure des succès de l’Évangile, et fut toute une révélation pour le parti païen qu’elle effraya. Elle eut surtout du retentissement à Mbau, cette forteresse des vieilles et sanguinaires traditions des îles. Là étaient toutes les relations de parenté de la jeune reine, et elles ne purent voir sans un vif déplaisir l’enthousiasme avec lequel elle avait embrassé les nouvelles doctrines. Les chefs eux-mêmes étaient vivement alarmés ; ils comprenaient quel échec moral en résultait pour leur cause. Déjà plusieurs amies de la nouvelle convertie ne cachaient pas leurs sympathies pour sa foi, et la famille du chef n’était pas à l’abri de ces tentatives de prosélytisme. Les chefs se disaient que le vieux roi ne tarderait pas à mourir, et que ce serait la plus grande des hontes pour le pays si, après sa mort, on n’immolait pas ses veuves, suivant l’antique coutume ; ils prévoyaient que la diffusion des principes chrétiens rendrait de plus en plus impossible l’accomplissement de ces rites barbares. Le résultat apparent de ces craintes fut une recrudescence d’opposition ; mais en réalité, l’ancienne puissance du paganisme s’effondrait, et tous le sentaient.

Il ne faudrait pas s’imaginer pourtant que tout fût facile désormais devant notre missionnaire, et qu’un premier succès le dispensât de nouvelles luttes. Il fallait bien des années encore avant que l’œuvre évangélique devînt prépondérante ; elle était alors à ses petits commencements, et bien des obstacles s’opposaient à elle. L’absence de respect pour la vie humaine était, on l’a vu, un des traits dominants du caractère de la race fidjienne. Les habitudes de polygamie et d’adultère étaient tellement invétérées, qu’il était difficile aux indigènes d’accepter une doctrine qui les prohibait sévèrement. La crainte de l’opinion en arrêtait aussi un grand nombre. Hunt avait pourtant réussi à captiver bien des cœurs par son inépuisable bonté et par son dévouement à toute épreuve ; les préjugés les plus enracinés et le mauvais vouloir le plus indomptable cédaient à la longue devant cette bienveillance que rien ne lassait.

En août 1844, les divers pasteurs de la Mission des îles Fidji se réunirent pour leur assemblée de district, afin de débattre ensemble les intérêts généraux de l’œuvre. Bien qu’il eût été élu au poste de président de district depuis près de deux ans, John Hunt n’avait pas encore été appelé à occuper la présidence au milieu de ses frères. Voici quelques détails sur ces assemblées ; nous les empruntons à son journal :

« 10 août. — Le Triton est arrivé aujourd’hui à Viwa. Nous l’aperçûmes en mer dans la journée d’hier, de telle sorte que nous nous attendions à la visite de nos amis. Nous avons été heureux de revoir nos vieux et excellents amis Lyth et Calvert, et de souhaiter la bienvenue à MM. Watsford et Hazlewood, récemment arrivés d’Angleterre. Ces amis me paraissent à tous égards bien qualifiés pour notre œuvre missionnaire, et leur arrivée sera, j’en ai la confiance, une grande bénédiction pour Fidji. L’année a été bonne, tout compté, et la preuve, c’est que le nombre des chrétiens de profession a augmenté, spécialement à Mbau. Les chefs de Mbau ont malheureusement fait opposition à notre œuvre qui s’en est naturellement ressentie.

Nous avons commencé notre assemblée de district, et je puis dire que j’ai rarement été aussi éprouvé. L’idée de présider ce district m’avait peu affecté, je l’avoue, quand ma nomination arriva ; mais lorsqu’il m’a fallu occuper le fauteuil, et remplir une place qui me mettait en quelque manière au-dessus de mes frères que je considère comme bien meilleurs que moi-même, je me suis senti si vivement affecté que j’ai éclaté en larmes, chose qui m’arrive rarement, surtout en présence d’autrui. Je ne sais ce que mes collègues ont pensé de moi ; mais il m’a été impossible d’ouvrir la réunion, et il m’a fallu laisser ce soin à M. Lyth. J’ai pu peu après occuper mes fonctions avec un peu plus de courage, mais je suis grandement redevable à la bienveillance et aux sentiments fraternels de mes collègues qui m’ont soutenu dans l’accomplissement de devoirs pour lesquels je me trouve bien impropre. »

Les sept missionnaires qui composaient cette petite assemblée, passèrent quelques jours à examiner, sous le regard de Dieu, les graves problèmes que soulevait, au point de vue religieux, l’état politique de la contrée. Le missionnaire de Rewa, qui avait été continuellement exposé à la mort, au milieu du théâtre même de la guerre, raconta à ses frères par quelles épreuves il avait passé et quelles délivrances merveilleuses Dieu lui avait accordées. Il avait vu bien des fois l’ennemi à quelques pas de la maison missionnaire, et il avait été témoin, presque tous les jours, des sanglantes horreurs de la guerre fidjienne. La guerre avait décimé la petite église de Rewa ; l’œuvre de l’évangélisation était devenue impossible ; l’établissement typographique de la société était en danger d’être ruiné. En présence de ces considérations et d’autres tout aussi importantes, l’assemblée se décida à abandonner provisoirement ce poste. L’extrait suivant d’une lettre de John Hunt, adressée au comité de Londres, fait connaître les causes de cette décision et les circonstances qui accompagnèrent son exécution.

« 28 novembre 1844. — Le Triton nous quitte pour la Nouvelle-Zélande ; je profite de son départ pour vous donner de nos nouvelles. La grande nouvelle de ce pays est toujours, hélas ! la terrible guerre qui se poursuit entre Mbau et Rewa. Cinquante personnes ont été rôties et mangées à Mbau, pendant les derniers trois mois, et parmi elles plusieurs chefs de haut rang appartenant à Rewa. Rien ne semble pouvoir satisfaire les chefs de Mbau, si ce n’est la complète destruction de Rewa ; et les guerriers de cette localité sont disposés de leur côté à vendre leur vie aussi chèrement que possible. La famine fait maintenant de rapides et effrayants ravages dans les territoires de Rewa. Peu d’ensemencements ont été faits cette année, et la plupart des récoltes ont été récemment ravagées par l’ennemi. La raison de ces déprédations se trouve dans la révolte d’une ville voisine de Rewa. Par suite de cette révolte, les troupes de Mbau peuvent s’approcher de Rewa à une portée de fusil. La famine est telle que mon collègue, M. Jaggar, ne pouvait pas se procurer de nourriture à Rewa ; l’interruption de tout commerce, qui résulte de la guerre, lui interdisait également de s’en procurer dans les îles voisines. A part cette difficulté, le missionnaire n’avait pour s’abriter qu’une maison inhabitable ; le toit était percé d’ouvertures qui avaient, en certains endroits, plusieurs pieds carrés de dimension, à tel point qu’il n’y avait pas moyen de trouver un lieu assez abrité pour que le lit ne fût pas exposé à être inondé en temps de pluie. Les chefs ne voulaient pas entendre parler de faire la moindre réparation, même en temps de paix ; pendant la guerre, la chose devenait absolument impossible. Nous avons pensé qu’il y avait quelque chose à faire pour garantir la propriété de la mission, dans le cas où Rewa serait détruit, ce qui, avec les progrès faits par l’ennemi, pourrait ne pas tarder. Vous savez que tout le matériel de notre imprimerie se trouvait à Rewa, ainsi qu’une foule de choses appartenant à la mission.

Après y avoir sérieusement réfléchi devant Dieu, nous avons décidé de tout transporter à Viwa jusqu’à la fin de la guerre, s’il y avait moyen d’obtenir la permission des chefs. Il a été également entendu que, dans le cas où ils s’y opposeraient, nous laisserions à Viwa les femmes et les enfants, et que MM. Jaggar et Watsford et moi-même, nous passerions, à tour de rôle, quelque temps à Rewa pour surveiller les propriétés de la mission. Les chefs ont consenti, moyennant un présent, à laisser cette translation s’opérer. Le Triton a transporté en conséquence à Viwa la presse et les effets de la mission que nous avons emmagasinés dans une maison que nous a prêté Namosimaloua. Le comité comprendra que nous ne songeons pas à abandonner cette œuvre ; nous espérons même que cette suspension ne durera que quelques semaines et que nous pourrons visiter Rewa régulièrement, aussitôt que la guerre sera terminée. Le capitaine Buck s’est conduit dans toute cette affaire d’une manière digne de tous les éloges. Il a dû transporter dans ses chaloupes tous les effets de la mission de Rewa au vaisseau, c’est-à-dire pendant un espace de six milles, et il a dû essuyer le feu d’un corps d’armée de Mbau.

C’est avec un vif regret que nous nous sommes vus forcés de quitter le sol aride de Rewa, bien que cette démarche n’ait pas un caractère définitif ; mais nous avons cru voir dans cette mesure pénible le chemin du devoir. La famine continuera ses ravages même après que la guerre sera finie, et, comme la ville sera très probablement réduite en cendres et le peuple tué ou dispersé, quelque temps pourra bien se passer avant que la mission soit rétablie. C’est là une véritable désolation. Nous pleurons sur les quelques pauvres brebis qui sont laissées sans un berger ; nous pleurons aussi sur tant de gens à moitié morts de faim dans cette grande disette et qui n’ont devant eux que la perspective d’une mort misérable. O péché, qu’as-tu fait ? Quand régnera-t-il sur Fidji, Celui qui est venu pour détruire les œuvres du Diable ? Grâce à Dieu, nous savons que ce temps viendra ! Nous continuons à avoir quelques traces de prospérité dans ce circuit. Que Dieu nous envoie bientôt une pluie abondante ! Nous sommes au milieu de la guerre et du cannibalisme ; mais quelle forme et quel degré de dépravation pourrait subsister devant le tout-puissant Esprit de Dieu ? Et n’est-il pas promis à toute chair ? Ce qui nous manque, c’est la prière qui lutte et qui agonise.

Nous sommes tous bien, Dieu merci, et nous vivons unis. »

Le transfert de l’établissement missionnaire et typographique de Rewa à Viwa fut pour Hunt le sujet de grandes préoccupations. Outre la responsabilité morale de ce déplacement qui reposait sur lui, en sa qualité de président du district, il eut tout le souci de l’installation de ses hôtes dans une maison tout à fait insuffisante pour les deux nouvelles familles qu’il fallait abriter. Heureusement que les uns et les autres étaient habitués aux nécessités de la vie missionnaire, ce qui simplifia les choses. Il y avait d’ailleurs d’amples compensations à ces dérangements dans les agréments qui résultaient pour les missionnaires de cette réunion forcée. Il était doux pour eux de se communiquer les expériences si variées de leur carrière et de s’encourager dans la foi et dans le zèle chrétiens. Ce rapprochement était un bienfait du Seigneur, spécialement en ces jours ténébreux que traversait l’œuvre fidjienne, tout entourée des spectacles lugubres de la guerre la plus horrible, dont rien ne paraissait encore annoncer la fin. Il semble que, pour Hunt surtout, il y eût, dans cette communion fraternelle avec ses deux collègues que le malheur des temps faisait ses hôtes, quelque chose de particulièrement réconfortant ; son âme aimante put s’épanouir librement dans ces entretiens fraternels dont il avait senti si douloureusement la privation dans le passé. La vie intérieure, autant que nous permettent d’en juger des documents trop incomplets, n’était pas étrangère à des accès de découragement que sa foi surmontait sans doute, mais qui laissaient après eux une trace douloureuse. L’isolement presque absolu dans lequel il vivait au point de vue de l’échange des sentiments et des expériences, lui pesait surtout vivement. Si la foi de ses néophytes était de nature à le réjouir profondément, leur ignorance l’attristait, et il lui était souvent difficile de trouver un terrain commun sur lequel il fût possible de se rencontrer avec eux, d’une manière profitable pour lui. Cette courte période de sa vie fut donc une sorte de fraîche oasis dont l’influence bienfaisante se répandit sur le reste de sa carrière. Il se promit d’en tirer tout le profit possible, et, avec sa tournure d’esprit pratique, il organisa, entre les divers membres adultes des familles missionnaires, des réunions d’édification et d’entretiens intimes. La petite communauté fut fortifiée et encouragée dans sa foi par ce nouveau moyen de grâces, et une ère nouvelle commença peur elle à partir de ce moment.

Hunt voulait que l’œuvre elle-même profitât de cette recrudescence de forces, et il songea à travailler sur-le-champ à approfondir et à étendre l’évangélisation dans les parties du pays que la guerre n’avait pas rendues inaccessibles. Il entreprit, vers la fin de septembre, un voyage à l’île de Rotoumah. Cette île, située à trois cents milles environ de Viwa, est isolée au milieu de l’océan, et n’appartient que de loin au groupe fidjien ; la ceinture de récifs qui l’environne la rend inaccessible et la sépare du reste du monde. Elle a quinze milles de longueur ; sa largeur varie de deux à sept milles. Son sol, formé de scories volcaniques, est fertile, et sa végétation est luxuriante, à tel point que l’île a l’apparence d’un jardin. Elle renferme de trois à cinq mille habitants, dont le caractère semble plus paisible que celui des Fidjiens : ils détestent la guerre et ne portent pas habituellement des armes sur eux. Leur langue n’est pas celle qui se parle dans l’archipel de Fidji ; elle leur est spéciale. Cette considération devait être, pendant longtemps, un obstacle presque insurmontable devant le zèle des missionnaires qui, de bonne heure, avaient jeté les yeux sur cette île perdue dans l’océan, à cent lieues de la terre habitée la plus voisine. Des évangélistes indigènes, venus des îles des Amis, furent les premiers à la visiter ; ils en apprirent la langue et travaillèrent activement à l’évangéliser. John Hunt, qui s’intéressait fort à ces petits débuts, ne craignit pas d’aller visiter ces modestes et dévoués ouvriers, pour leur porter les encouragements et les conseils de son expérience déjà longue ; son ignorance de la langue de Rotoumah ne lui permit pas, à son grand regret, de prendre une part directe à cette œuvre. Il en vit pourtant toutes les nécessités et en étudia de près tous les besoins. Cette visite qui dura près d’un mois, fut l’origine d’efforts nouveaux on faveur de cette œuvre intéressante.

[Il est à regretter que ces efforts n’aient pas abouti à l’établissement d’une station missionnaire dans cette île. Les difficultés qu’offre la langue de Rotoumah furent la principale cause de l’insuccès de ces démarches. Il aurait fallu là un agent qui, au zèle et à la foi, unît des aptitudes philologiques spéciales pour se rendre maître de l’idiome et pour traduire la Bible et quelques ouvrages d’instruction élémentaire. Malheureusement un pareil agent ne se rencontra pas. Pendant nombre d’années, les indigènes se montrèrent fort disposés à accueillir un missionnaire ; ils ne manquaient pas une occasion de manifester leurs vœux à cet égard, et dès qu’un bateau baleinier se montrait dans leurs eaux, ils couraient en foule sur le rivage et lui envoyaient une députation chargée de lui demander s’il n’y avait pas un missionnaire à bord. Ces besoins religieux, si naïvement exprimés, ne purent pas être satisfaits : la mission des îles Fidji eut à traverser des crises si graves que son existence en fut presque compromise et qu’il lui devint impossible de sacrifier un seul de ses agents, qui, comme nous l’avons dit, auraient eu d’ailleurs à lutter contre toutes les difficultés qu’offre l’étude d’une langue étrangère. Lorsque enfin un missionnaire put être envoyé à Rotoumah, en mai 1859, les vieux préjugés païens avaient reconquis le terrain perdu, et le chef s’opposa à son débarquement, en menaçant de mort tout chef qui y prêterait la main, et de destruction toute tribu qui l’accueillerait.]

Dans leur station elle-même, John Hunt et son collègue se dépensaient en bonnes œuvres. Voici le témoignage que leur rend une dame qui fut leur hôte, pendant quelques mois, en 1844 et 1845 :

« Ces dévoués missionnaires ne perdent pas leur temps ; ils ne permettent jamais à l’indolence, qui semble s’emparer forcément du corps, sous ce climat des tropiques, de leur ravir un seul de ces moments précieux qui appartiennent au. Maître qu’ils sont venus servir sur cette terre sauvage. Jamais un homme intelligent connaissant la vie telle qu’elle est à Fidji ne songera à attribuer à d’autres motifs qu’à un profond amour pour Dieu, la conduite de ces hommes et de ces femmes qui, doués d’une belle intelligence, renoncent à tous les agréments de la vie civilisée, pour venir s’ensevelir dans un pays sauvage et y apporter les lumières de l’Évangile. Il n’y a ici en effet ni poésie ni tableaux qui charment l’imagination, mais partout le paganisme dans ce qu’il y a de plus dégradé et de plus abject. »

[Life in Fiji, or Five years among the cannibals, by a Lady. — Boston, 1851. — L’auteur de ce livre fort intéressant et auquel nous aurons l’occasion de faire plus d’un emprunt, est madame Wallis, chrétienne distinguée des Etats-Unis, qui accompagna aux îles Fidji, son mari, capitaine de vaisseau, qui faisait dans ces parages le commerce des holothuries. Son journal abonde en détails fort intéressants sur le peuple fidjien et sur les missionnaires.]

Cette déclaration d’une personne qui a été le témoin oculaire et journalier de la vie de John Hunt, pendant une période assez longue, est corroborée, dans le livre où elle raconte ses impressions, par des faits nombreux qui attestent quel trésor inépuisable de dévouement et de charité renfermait l’âme du missionnaire. Nous n’en citerons que quelques-uns qui se rapportent à la date à laquelle nous sommes parvenus.

Un jour cette dame vit entrer sous le toit hospitalier de la mission un chef qui, quelques jours auparavant, mécontent de sa femme, l’avait tuée, et avait envoyé son cadavre en présent à ses amis de Mbau, afin qu’ils en mangeassent. En présence de ce monstre à face humaine, l’étrangère ressentit, cela va sans dire, le plus profond dégoût, mais elle n’admira que mieux la force avec laquelle M. Hunt dominait ce sentiment instinctif pour adresser à ce misérable de sérieuses exhortations. Ces exhortations, hélas ! ne parurent pas le toucher, car il se vanta d’avoir dévoré dans sa vie d’énormes quantités de cadavres humains et déclara qu’il espérait, bien être mangé lui-même, après avoir été tué. Il laisserait ainsi, disait-il, son corps à ses compatriotes et son âme au boukouwaka, où elle serait brûléea. Avant de quitter la maison, le cannibale se tourna vers la dame étrangère, et, avec une politesse qui est dans les habitudes fidjiennes, mais qui dans ce moment lui serra le cœur et la fit presque frissonner, il lui dit : « Ah ! Marama, (titre honorifique, correspondant à madame) vous êtes un dieu ; véritablement vous êtes un dieu. »

a – L’enfer, en langue fidjienne.

Il est bon d’ajouter que les Fidjiens sont très prodigues de compliments où abondent les métaphores les plus exagérées. Pour peu que vous ayez le don de leur plaire, ils vous accablent de propos flatteurs. Ils vous diront : « Vous êtes semblable à la face du soleil, » ou bien : « Vous êtes la racine de tout ce qui est bon, » ou, comme dans le cas ci-dessus : « Vous êtes un dieu ! » Cette aimable parole est quelquefois plus qu’une formule de politesse. Un chef de haut rang, touché de la bonté de Hunt, lui promit un jour de le mettre, s’il lui survivait, au nombre de ses dieux, et il parlait fort sérieusement.

Avec la guerre qui ravageait tout autour de lui, le missionnaire était sans cesse appelé à agir pour arrêter ou tempérer le redoutable fléau. Son intervention était souvent réclamée, et il ne la refusait jamais. Il savait même l’offrir lorsqu’elle n’était pas demandée, et il réussit bien souvent à la rendre utile. Un jour il entend parler d’une menace de mort proférée par un chef et qui va peut-être recevoir son exécution. Il sait à quel point le Fidjien irrité est cruel et irascible. N’importe ! il accourt, apportant un présent, selon la coutume du pays, et disant à l’offensé : Au soro, je réclame son pardon. Celui-ci se déclare satisfait et consent à pardonner.

La protection du missionnaire devait souvent s’exercer envers les faibles et les opprimés ; il savait affronter la colère farouche du Fidjien altéré de sang et essayer de lui ravir sa proie, au moment même où le succès enivrait son orgueil. Dans ces occasions où l’homme de paix intervenait ainsi pour sauver de la mort quelque victime déjà condamnée, il lui arrivait parfois de découvrir le fil de quelque sombre et lugubre tragédie qui remplissait son âme de tristesse, mais qui l’aiguillonnait à se consacrer plus complètement que jamais au relèvement par l’Évangile d’une race déchue. Un jour, il apprend qu’un Anglais du nom de Wilson, vient d’être impitoyablement massacré avec sa femme par un jeune chef, dans une île voisine. Ce meurtre n’a pas de cause apparente. Hunt se promet de découvrir la vérité. D’ailleurs, le bruit public dit que les jeunes enfants de l’Anglais sont tombés entre les mains du meurtrier de leurs parents qui les réserve pour alimenter quelque fête future. On assure aussi que le féroce cannibale s’est donné le diabolique plaisir de faire manger aux enfants de la chair de leur père et de leur mère. Ces détails révoltants soulèvent l’âme généreuse de John Hunt, et, sans se demander un moment s’il ne va pas s’exposer lui-même à la dent cruelle des anthropophages, il s’embarque pour arracher, si cela se peut, ces pauvres enfants aux griffes de leur persécuteur. Hélas ! les horribles détails n’étaient que trop vrais, et il en vérifia l’exactitude parfaite, avec une indignation mêlée de pitié. Mais il voulut connaître à fond les causes de ce crime où la cruauté s’étalait avec tous ses raffinements. Avec l’habitude qu’il avait du caractère et des mœurs du peuple de Fidji, il se dit qu’un pareil attentat n’avait qu’une explication possible : la vengeance d’une injure reçue. Mais là même était la difficulté. Car, de l’aveu de tous, le chef n’avait eu aucune relation antérieure avec Wilson. Hunt se mit en rapport avec ce chef lui-même, chez lequel il crut reconnaître, à son grand étonnement, un naturel assez bienveillant, et il apprit de lui les détails qui suivent.

Un jeune Américain, sans principes religieux, s’était établi, quelques années auparavant, dans le pays. Il avait été accueilli avec faveur par les natifs et les chefs l’avaient admis dans leur intimité. Sa vanité en avait été flattée, mais son caractère impérieux et irritable devait lui être fatal. Un jour, dans l’emportement de la colère, il avait lancé un yam cuit à la tête d’un chef. C’était là une grave insulte et le chef la ressentit vivement ; il se contint pourtant et refusa de suivre le conseil des natifs qui lui suggéraient l’avis de tuer et de dévorer, séance tenante, le coupable étranger ; il se promettait d’en tirer une vengeance éclatante, mais il voulait la mûrir afin de la mieux savourer quand il en croirait l’heure arrivée. L’Américain, dans sa disgrâce, n’aurait su que devenir si un jeune chef, prenant en pitié sa jeunesse, ne lui eût offert sa protection, s’il voulait demeurer avec lui et partager son toit. Ce jeune et généreux chef qui ne craignait pas d’attirer sur sa tête l’animadversion publique en prenant la défense d’un étranger proscrit désormais, c’était celui vers lequel nous avons vu, dans une circonstance subséquente, s’avancer le missionnaire Hunt, chargé d’une mission de paix.

Le jeune homme ne tarda pas à se montrer indigne de ces égards et de cette affection. Un jour, un blanc de ses amis, domicilié à Rewa, et plus méchant encore que lui, vint le visiter et le prit sur son bateau. Puis il invita le chef qui, pendant longtemps, avait été le protecteur de son ami, à venir le voir à son bord ; il voulait, assurait-il, lui exprimer sa gratitude pour tout ce qu’il avait fait pour son ami. Le chef, n’ayant aucun sujet de se méfier de ces hommes dont l’un au moins devait lui être attaché par les liens sacrés de la reconnaissance, se rendit à leur demande. A peine sur le bateau, il fut fait prisonnier et on lui déclara qu’il serait mis à mort s’il ne donnait pas ordre à ses subordonnés de livrer tout ce qui avait été la propriété de l’Américain. Le chef se soumit à cette condition. Les deux misérables exigèrent ensuite de la même manière des provisions de toute nature. Ce n’est pas tout, ils demandèrent que le chef leur livrât une jeune fille qui était sa fiancée et qu’il aimait passionnément. C’en était trop, il refusa. « Si vous refusez, lui dit violemment le chef de cette abominable expédition, nous vous tuerons, puis nous n’aurons pas de peine à enlever la jeune fille. » Il fit dire alors à sa fiancée qu’il allait être tué et lui fit demander de venir pour mourir avec lui, selon la coutume du pays. Elle accourut, mais, hélas ! ce qui l’attendait était pire que la mort. Son ami fut libéré et elle fut emmenée par ces cruels et lâches ravisseurs.

Le jeune chef revint chez lui, la rage dans l’âme, et jurant qu’il tirerait une vengeance terrible du premier blanc qui se rencontrerait sur son passage. Il se dit qu’il avait sauvé la vie d’un blanc et qu’il avait été victime, en retour de ce bienfait, de la plus odieuse spoliation. Cela suffisait pour qu’il enveloppât tous les blancs dans une même haine.

Le premier blanc qu’il rencontra fut l’Anglais Wilson dont nous avons parlé, et ce pauvre homme, quoique bien innocent du crime des autres, en subit le châtiment. Sa femme et lui furent massacrés et dévorés et ses enfants gardés comme otages.

Hunt obtint, après de vives sollicitations, que les enfants lui fussent remis. Il les amena chez lui et les logea sous son propre toit.

La population blanche, assez nombreuses dans les îles de la mer du Sud où elle se recrute soit d’aventuriers jetés sur ces côtes par des naufrages, soit de déportés échappés aux établissements pénitentiaires de l’Australie, la population blanche, disons-nous, est le désespoir des missionnaires et l’un des grands obstacles à la prospérité de l’œuvre de l’évangélisation. Elle scandalise souvent par ses excès les sauvages eux-mêmes qui pourtant n’ont pas des idées très relevées en fait de morale ; elle implante, par son pernicieux exemple, les vices les plus hideux de la civilisation au sein de peuples enfants qui subissent toutes les impressions avec une excessive facilité. L’œuvre missionnaire a dû, dès l’origine, répudier toute parenté et décliner toute solidarité avec ces tristes représentants de la race blanche. Elle a eu pourtant considérablement à souffrir de leur voisinage, car, bien que la partie intelligente de la population ait compris qu’elle ne devait pas confondre dans un même mépris les hommes désintéressés qui lui apportent l’Évangile et les avides trafiquants qui essaient de la tromper et de la corrompre, une partie du peuple, moins intelligente ou moins sincère, a affecté de considérer les missionnaires comme solidaires des déprédations des blancs.

Deux ou trois traits empruntés au journal de la dame américaine que nous avons déjà citée montreront quelles peines donnèrent à John Hunt ces tristes transfuges de la civilisation.

« On m’a raconté, dit-elle, qu’un bateau chargé de rhum a débarqué à Viwa, venant de Tahiti ; les blancs de Viwa ont célébré son arrivée par une grande fête bachique. Elle a commencé le samedi soir, et les pauvres gens étaient dans un triste état pour célébrer le dimanche. Lorsque la cloche annonça l’heure du service, ils arrivèrent tout chancelants sous l’empire d’une ivresse avancée. Il fallut longtemps avant qu’ils eussent réussi à se caser dans la chapelle ; l’un culbutait son voisin de l’extrémité du banc sur le sol ; l’autre dont la vue était troublée par les vapeurs de l’eau-de-vie, se laissait tomber lourdement à terre en croyant s’asseoir sur un siège. A la fin pourtant ils réussirent à s’asseoir, mais le spectacle qu’ils offraient n’était guère plus édifiant, hélas ! Leurs têtes oscillaient de façon à rappeler ces mannequins que nos paysans établissent dans leurs champs nouvellement semés, afin d’effrayer les oiseaux. Pendant la prière ils se comportèrent assez décemment, sauf que de temps en temps s’élevait du milieu d’eux quelque sourd grognement. Mais quand commença le sermon, ce fut autre chose ; chacun d’eux semblait disposé à interrompre de quelque façon le prédicateur. L’un disait : « Ah ! oui, monsieur, nous méritons tous d’aller en enfer, » un autre : « Monsieur, vous nous dites la vérité ; » un troisième : « Non, nous n’irons jamais au ciel, à moins que nous ne nous repentions, » et ainsi de suite. A la fin, un de ces ivrognes se leva et marchant vers le prédicateur, il balbutia quelques paroles inintelligibles, mais ses jambes s’embarrassèrent et il tomba tout de son long par terre. Cet incident interrompit la prédication, et le prédicateur, comprenant que tous ses efforts ne servaient à rien, congédia immédiatement l’assemblée.

Voilà une scène dégoûtante qui peut donner une idée de l’état de dégradation des païens blancs qui habitent les îles de la mer du Sud. Ces misérables mettent en œuvre tous les moyens dont ils disposent pour ruiner l’influence des missionnaires. Et puis, que quelque voyageur incrédule arrive dans ces parages avec la pensée d’y recueillir des renseignements pour publier une relation de son voyage, il se gardera bien de tout rapport avec les missionnaires et ira de préférence puiser ses informations auprès de ces échappés de Botany-Bay, et, de retour dans son pays, il annoncera bien haut que les missionnaires ne sont d’aucune utilité au milieu des païens, et il établira sans peine que plusieurs sauvages n’ont fait que se dégrader et s’avilir au contact des blancs. C’est au moyen d’une confusion aussi habile et aussi injuste entre les missionnaires et les aventuriers européens ou américains, qu’on parvient à discréditer la sainte cause des missions.

Pour en revenir à ces incorrigibles buveurs, ils continuèrent leurs libations et devinrent si bruyants et si dangereux que les chefs se virent obligés de faire lier les plus mutins pour leur ôter le pouvoir de nuire ; on ne leur rendit la liberté que lorsqu’ils eurent bien cuvé leur eau-de-vie. »

Un autre trait, emprunté au même auteur, montre quelle ingratitude rencontrait notre pieux missionnaire dans ses efforts pour être utile à ces compatriotes dégradés.

« Pendant que j’habitais Viwa, nous vîmes arriver un misérable déporté, en rupture de ban, qui, pendant quelque temps, rôda dans l’île, au grand effroi des femmes indigènes qu’il insultait constamment. A la fin, il fut pris par la dysenterie et personne ne voulut prendre soin de lui. M. Hunt lui procura un logement, le fit soigner, lui fournit la nourriture dont il avait besoin, lui prépara et lui administra lui-même les remèdes qui pouvaient le guérir. Pendant plusieurs jours, on désespéra de lui ; il guérit inopinément toutefois, grâce aux soins assidus dont il fut l’objet. Durant sa longue convalescence, il fut nourri des meilleurs aliments empruntés à la table du missionnaire. Il avait toujours paru modeste et reconnaissant, tant qu’avait duré sa maladie, et lorsqu’il se trouva tout à fait rétabli, il vint prendre congé de M. et de Mme Hunt et leur exprimer sa gratitude pour les bons soins qu’ils lui avaient prodigués. J’étais présente et je fus témoin des effusions de son cœur, je me trompe, le péché avait consumé son cœur bien avant cette maladie. « Vous m’avez sauvé la vie, monsieur, dit-il au missionnaire. Vous m’avez servi comme mon propre frère. Je ne pourrai jamais vous rendre tout ce que vous avez fait pour moi. Je veux m’efforcer d’être meilleur à l’avenir que par le passé. Je demande à Dieu de vous bénir et de vous récompenser ! » Comme il parlait, quelques larmes, larmes de crocodile, hélas ! coulaient de ses yeux sur sa pâle figure. Je me sentais moi-même, je l’avoue, gagnée par cette émotion et j’allais pleurer, quand, en jetant les yeux sur M. Hunt, je m’aperçus qu’il ne faisait nullement mine de pleurer lui-même (il avait vu trop souvent de pareilles scènes pour s’y laisser prendre). J’en conclus que je ferais bien de réserver mes larmes pour une meilleure occasion.

Trois ou quatre jours après cette scène, on découvrit qu’une belle couvée de huit canards anglais était absente de la basse-cour de M. Hunt. Il y avait à ce moment un vaisseau à l’ancre devant Viwa, et M. Hunt apprit que son hôte si reconnaissant était à bord, en compagnie des huit canards. Il écrivit un mot au capitaine qui répondit que l’homme en question lui avait offert les volailles et qu’il les lui avait payées, et que lui-même avait été engagé comme matelot.

A la suite de cet incident, je disais à M. Hunt : « De pareils traits d’ingratitude sont de nature à décourager les mieux disposés. — Ah ! me répondit-il, nous ne devons pas nous en préoccuper. Si cet homme venait à se retrouver dans la même situation, je devrais agir avec la même bienveillance à son égard. Son ingratitude ne saurait porter atteinte à notre tranquillité d’âme et à notre paix, car elles nous viennent du sentiment intime du devoir accompli. »

Dans cette même conversation, M. Hunt me raconta en souriant un petit incident de même nature qui survint peu de temps après son arrivée à Viwa. Un blanc, me dit-il, fut un jour apporté à la maison, malade comme celui que vous avez vu ; sa maladie fut plus longue encore, et son rétablissement nous coûta beaucoup de peine et de soucis. Lorsqu’il fut remis, il me témoigna une reconnaissance sans bornes et m’exprima le regret de ne pas pouvoir me donner quelque compensation pour tous les frais que j’avais dû faire à son intention. Son langage me toucha profondément, et je me rappelle même que je pleurai. En me quittant, il me dit : — Vous avez un évangéliste indigène dans le voisinage de la localité que j’habite, et lorsque viendra la récolte des yams, je lui en remettrai deux mille. — Très bien, repris-je, donnez-les-lui, si cela ne vous prive pas. La saison venue, les yams furent remis fort exactement à l’évangéliste ; mais, moins d’un an après, je reçus une note renfermant un compte qui me réclamait le paiement des deux mille yams. Je fis répondre à mon homme que son plan m’accordait fort, et que, dès que j’aurais le temps de rédiger son compte de soins médicaux, remèdes et nourriture, je le lui enverrais, et que nous réglerions alors nos petites affaires. Mais, comme vous le pensez bien, il n’insista pas, et je n’ai plus entendu parler de la chose. »

Ces peines que donnaient à Hunt ses compatriotes eux-mêmes étaient un des tristes côtés de sa vie missionnaire. C’en était un bien douloureux aussi que l’endurcissement persistant des principaux du peuple qui refusaient absolument de se convertir. Hunt savait qu’avec un peuple aussi routinier et aussi asservi que le peuple fidjien, il n’y avait pas à espérer un grand ébranlement des masses avant que les chefs se missent à la tête du mouvement. Il avait à cœur surtout la conversion de Thakombau, et son journal nous indique des moments où il adressait à Dieu des prières spéciales en sa faveur.

« Je me suis senti quelque confiance, dit-il, en priant dernièrement pour Thakombau, et nos amis sont ici dans le même cas. Le Seigneur peut le sauver. Je n’aurais jamais cru que Dieu fût capable de sauver si aisément des païens. Mais comment obtiendrons-nous le pouvoir d’en haut ? Seigneur, aide-nous ! Oh ! comme je me sens indigne ! J’ai besoin d’être plus intimement uni à celui qui est le tout des pécheurs. »

Il ne laissait pas échapper une occasion de s’entretenir avec ce redoutable monarque, et il ne craignait pas de s’exposer à sa colère en lui dénonçant la colère de Dieu, s’il persistait dans son impénitence. Mais Thakombau, quoique intelligent et éclairé, se jouait assez volontiers des choses religieuses. « Si je suis le premier à me convertir parmi mon peuple, répondait-il un jour à Hunt, je serai le premier dans le ciel, n’est-ce pas ? — Si vous aimez Dieu avec le plus d’ardeur et si vous le servez avec le plus de zèle, répliqua le missionnaire, vous aurez une place élevée dans le ciel. — Mais, poursuivit-il en détournant un peu la conversation, Namosimaloua s’est converti. Ne lui avez-vous pas donné des fenêtres vitrées pour sa nouvelle maison et des tapis anglais, et n’avez-vous pas écrit en Angleterre pour qu’on lui envoie un vaisseau ? — Non, répondit Hunt, il n’a rien reçu pour renoncer au paganisme. Nous ne venons pas ici pour donner des richesses à ceux qui deviennent chrétiens, mais pour vous faire connaître Dieu et Jésus-Christ et pour vous dire que vous pouvez aimer Dieu et être sauvés par sa grâce. — Je ne suis pas prêt à me convertir, » répondit Thakombau d’un air décidé. Il se mit alors à demander quelques explications sur la doctrine de la résurrection. Le missionnaire lui dit qu’au jour du jugement son corps et les corps de tous les hommes sortiraient du sépulcre, et que l’enfer serait son partage s’il ne se convertissait pas. « Oh ! répondit-il en souriant, ce doit être un lieu agréable par le temps froid. — Je prierai pour vous et je ne me fatiguerai pas de le faire, lui dit Hunt en prenant congé de lui, je prierai pour vous, bien que vous tourniez en ridicule avec tant de légèreté les choses saintes. »

La conversion de Thakombau, ce grand succès qui devait déterminer la victoire de l’Évangile dans les îles Fidji, ne devait s’accomplir que plus tard, après la mort du serviteur de Dieu qui plus qu’aucun autre la désira et sut la préparer.

Çà et là pourtant, dans la classe supérieure de la société fidjienne, quelques succès vinrent annoncer, dès cette année, l’ère nouvelle qui ne devait pas tarder à s’ouvrir. C’est ainsi que dans un des nombreux voyages dont fut remplie cette année 1844, Hunt eut la joie de voir à Nandi, sur la grande île de Vanoua-Levou, quelques personnes de qualité amenées à l’Évangile par un simple évangéliste indigène. Il y donna la bénédiction nuptiale à dix couples, parmi lesquels étaient le roi et la reine. Dans un endroit voisin, il célébra douze mariages et, dans le nombre, celui d’un grand prêtre nommé Rai, sérieusement converti au christianismeb. Racontons en quelques lignes cette conversion.

b – Quatre-vingt-quatre natifs furent aussi baptisés dans ces deux localités.

Ce prêtre, qui occupait le premier rang parmi ceux de Nandi, renonça au paganisme à la suite d’une maladie dans laquelle il avait invoqué ses dieux sans obtenir d’eux aucun soulagement ; ce manque d’égards l’irrita profondément ; il croyait que sa qualité de prêtre lui donnait droit à des faveurs toutes spéciales de leur part, et il ne pouvait que voir avec chagrin l’abandon dans lequel ils le laissaient. Il n’est pas rare d’ailleurs que les Fidjiens se brouillent avec leurs dieux. Parfois, lorsque la maladie ou quelque autre épreuve se prolonge longtemps, ils saisissent leur massue de guerre, et provoquent au combat leurs divinités, en employant les mots les plus énergiques et les plus insultants qu’ils ont dans leur vocabulaire. Le prêtre dont nous parlons avait été longtemps malade, et avait présenté à ses dieux de nombreuses offrandes pour obtenir le rétablissement de sa santé. Mais tout avait été inutile ; les dieux semblaient occupés ailleurs. Un chrétien de Tonga qui résidait près de sa demeure lui conseilla d’user des remèdes des missionnaires. Il y consentit, et prit des médecines préparées par M. Hunt. Ces remèdes produisirent d’excellents résultats ; au bout de peu de temps, le prêtre fut complètement remis. Sincère comme il l’était, il se dit alors : « Je ne servirai plus les dieux de Fidji ; je suis très irrité contre eux. Je veux servir le Dieu des chrétiens. » Il demanda à l’évangéliste de l’instruire dans les principes de la religion chrétienne, et les étudia avec soin. Pendant quelque temps, il lui arriva encore de ressentir les symptômes qui caractérisaient sa maladie. Il demanda à l’évangéliste ce qu’il pourrait faire pour s’en débarrasser ; celui-ci lui conseilla de prier, et l’ancien prêtre païen éprouva en effet la toute-puissance merveilleuse de ce moyen. Quand Hunt visita la localité, il reçut l’hospitalité sous son toit, le baptisa et implora sur son mariage la bénédiction de Dieu.

Une conversion plus remarquable encore et plus approfondie allait, à Viwa même, encourager le missionnaire et porter au paganisme un coup décisif.

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