John Wesley, sa vie et son œuvre

1.2 Charterhouse et Oxford (1714-1729)

Wesley à l’école de Charterhouse. — Wesley à l’Université d’Oxford. — Ses succès littéraires. — Son état religieux pendant les premières années. — Sa vocation pour le ministère évangélique. — Une lettre de sa mère. — Influence de l’Imitation et des Règles de Jérémie Taylor. — Les réserves que lui inspirent ces lectures. — Premières assises de ses convictions futures. — Commencements d’une longue crise spirituelle. — Il est admis au diaconat. — II devient fellow du Lincoln Collège. — Ses essais poétiques. — Wesley professeur. — Sa méthode d’études. — Son zèle chrétien. — Une conversion auprès d’un lit de mort. — Influence des œuvres de William Law. — Efforts vers la sainteté. — Une idylle dans la vie studieuse de Wesley. — Une suffragance de deux ans. — Retour à Oxford.

Suzanne Wesley avait été la seule institutrice des premières années de son fils John, comme de ses autres enfants. Mais, à l’âge de dix ans et demi, il fut admis, grâce au patronage du duc de Buckingham, à l’école renommée de Charterhouse, à Londres. On y faisait et l’on y fait encore d’excellentes études, et c’était pour le fils d’un pasteur de campagne un privilège envié que d’être reçu dans un établissement réservé aux enfants des familles riches. Cet avantage, il est vrai, le fils du recteur d’Epworth dut le payer au prix de toutes sortes de petites persécutions de la part de ses camarades plus âgés ou plus riches que lui ; mais il les supporta bravement, et elles ne furent pas sans utilité pour le développement de son caractère. La piété de l’enfant parut subir une éclipse dans ce milieu, qui lui était peu favorable. S’il continuait à lire sa Bible et à dire ses prières matin et soir, il laissa fléchir ses principes de conduite. Les cinq années qu’il passa dans cette école laissèrent cependant une trace agréable dans ses souvenirs, et il aimait plus tard à revenir chaque année visiter le vieux cloître autrefois habité par les chartreux, dont le nom est resté à l’école qui leur a succédé.

L’article de la Biographie universelle (Michaud) sur Wesley raconte qu’à cette époque, « il affectait tellement de ne fréquenter que des sujets médiocres, ou du moins inférieurs à lui, qu’un de ses professeurs ne put s’empêcher de l’en réprimander et de lui conseiller de voir plus souvent ceux qui avaient une réputation de savoir. Wesley lui répondit par un vers que Milton met dans la bouche de Satan, et qui a été traduit ainsi par Delille :

Je suis libre ici-bas ; c’est assez ; j’aime mieux
Un trône dans l’enfer que des fers dans les cieux.

Cette anecdote, que le Dr Tyerman cite également, nous paraît d’une authenticité douteuse. L’écrivain français se montre, en tout cas, fort injuste lorsqu’à l’occasion de cette historiette, se rapportant à un écolier, il ajoute : « On ne peut dissimuler qu’il n’ait manifesté de bonne heure le besoin de commander, et qu’il ne l’ait associé aux pratiques de la piété chrétienne, ou peut-être qu’il ne se soit servi de ce moyen pour parvenir au commandement qui avait pour lui tant d’attrait. » Il se trouve justement que cette bouffée de vanité, à supposer qu’elle soit historique, correspond à une période d’éclipse de la piété de Wesley enfant.

En 1720, Wesley entra au collège de Christ Church, l’un des meilleurs établissements de haute culture parmi ceux qui composent l’université d’Oxford, et il y demeura jusqu’après son ordination en 1725. Son application et son intelligence en firent bientôt l’un des étudiants les plus distingués. Obéissant à une inclination très vive pour les études littéraires, il cultivait surtout les auteurs de l’antiquité classique, et ce commerce habituel avec les maîtres eut pour résultat de lui former un goût d’une rare pureté, une remarquable largeur d’idées et un style à la fois littéraire et personnel. Les vers coulaient de sa plume avec aisance, et il s’essayait à reproduire dans sa langue maternelle les grâces aimables de la muse latine ou les accents sévères de la muse hébraïque.

Pendant les cinq premières années de son séjour à Oxford, Wesley ne paraît pas s’être distingué très sensiblement, au point de vue de la piété, de la masse des jeunes gens qui remplissaient les collèges de cette ville studieuse. Irréprochable dans ses mœurs, doué d’un caractère aimable, il s’en tenait à peu près aux pratiques religieuses qu’exigeaient les règlements. Il répétait les prières d’usage et communiait trois fois par an ; mais il déclare lui-même qu’il n’avait « aucune idée d’une sainteté intérieure et qu’il pratiquait le péché habituellement et même, trop souvent, avec plaisir. » Ses lettres de cette époque sont gaies, spirituelles ; mais on n’y trouve encore aucune trace de luttes intérieures.

Le jeune étudiant d’Oxford n’avait pas encore fait choix d’une vocation. Ce ne fut qu’au commencement de 1725 qu’il exprima, dans une lettre à ses parents, le vœu d’embrasser la carrière du ministère chrétien. Son père lui répondit qu’il ne devait pas entrer dans le ministère, « comme les fils d’Héli, pour avoir un morceau de pain à manger, » mais pour glorifier Dieu et être utile aux hommes. Il lui conseillait de se livrer à l’étude de la Bible dans les langues originales.

La lettre de sa mère mérite d’être citée. Elle est du 23 février 1725 :

« Mon cher Jackyd,

d – Forme familière de John.

Le changement survenu dans vos dispositions m’a beaucoup fait réfléchir. Toujours pleine de confiance, j’espère que ce changement est l’œuvre du Saint-Esprit de Dieu, et qu’en vous arrachant à vos goûts pour les plaisirs sensuels, il préparera et disposera votre esprit à s’appliquer d’une façon plus sérieuse et plus suivie à des choses d’une nature plus sublime et plus spirituelle. S’il en est ainsi, vous faites bien d’entretenir ces dispositions et de prendre la bonne et ferme résolution de faire de la religion l’affaire de votre vie, car, après tout, c’est la seule chose qui, à strictement parler, soit nécessaire, et toutes les autres sont petites en comparaison de celle-là, si vous considérez le but de la vie. Je souhaite vivement que vous vous livriez à un sévère examen de vous même, afin de reconnaître si vous possédez une espérance fondée que vous êtes sauvé et de découvrir si vous possédez ou non la foi et la repentance, qui sont, vous le savez, les conditions à remplir par nous pour traiter alliance avec Dieu. Si vous êtes dans cet état, la satisfaction de le savoir vous dédommagera amplement de vos peines ; mais, s’il n’en était pas ainsi, il y aurait là pour vous un sujet de larmes bien plus légitimes que celles que pourrait vous arracher une tragédie.

J’en viens à la lettre que vous avez écrite à votre père au sujet de l’entrée dans les ordres. J’en ai été très satisfaite, et j’ai aimé votre proposition ; mais c’est un malheur spécial à notre famille que votre père et moi soyons rarement d’accord. J’approuve la disposition de votre esprit, et je pense que le plus tôt vous serez diacre, le mieux ce sera ; parce que vous pourrez vous livrer avec une plus grande application à l’étude de la théologie pratique, qui, dans mon humble opinion, est la meilleure étude pour les candidats aux ordres. M. Wesley est d’un autre sentiment et veut vous engager, je crois, à cultiver la science critique, qui, quoiqu’elle puisse être de quelque utilité, ne peut pas soutenir la comparaison avec l’autre. Je demande ardemment à Dieu de vous garder de vous engager dans des études de peu d’importance en négligeant celles qui vous sont absolument nécessaires. Je ne vous donne pas de conseil ; que le Dieu tout-puissant vous dirige et vous bénisse !

Suzanne Wesley. »

L’opinion de sa mère, exprimée avec une si grande netteté, avait un grand poids pour Wesley, qui, dès ce moment, se livra avec plus d’ardeur à l’étude de la théologie, et en même temps prêta plus d’attention à sa vie intérieure. L’Imitation de Jésus-Christ et les Règles pour vivre et mourir saintement de Jérémie Taylore furent à cette époque ses livres de piété. C’est l’lmitation qui l’amena à comprendre que « la vraie religion a son siège dans le cœur et que la loi de Dieu doit régler nos pensées aussi bien que nos paroles et nos actionsf. » Il se mit sérieusement à la recherche de cette vie nouvelle, de cette sainteté intérieure et extérieure dont le parfum pénétrant montait à lui de ces pages écrites dans le cloître. Il s’adonna à des habitudes de piété plus régulières, s’imposant une retraite d’une ou deux heures par jour et communiant une fois par semaine.

e – Jérémie Taylor (1613-1667), fut chapelain de l’archevêque Laud et de Charles Ier, évêque de Dromore et vice-chancelier de l’université de Dublin ; il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages de dévotion qui ont eu un grand succès et dont plusieurs sont encore estimés.

fŒuvres de Wesley, édit. Thomas Jackson, t. I, p. 99.

Toutefois il ne s’abandonnait pas avec une aveugle confiance à ses auteurs favoris, et il signalait à sa mère certains points sur lesquels il croyait devoir se séparer d’eux. Tel passage de l’Imitation lui déplaisait, parce qu’il semblait dire que Dieu a de toute éternité voué à la damnation une partie de la race humaine. Sa mère, à qui il demandait son avis, trouvait elle aussi le dogme de la prédestination absolue « impie et blasphématoire », et, avec sa liberté d’esprit ordinaire, elle lui disait que l’auteur de l’Imitation était à ses yeux « un homme honnête, mais faible, doué de plus de zèle que de connaissance. »

Quelques jours plus tard, rencontrant dans Jérémie Taylor l’affirmation que « nous ne pouvons pas savoir si Dieu nous a pardonnés ou non », il écrivait à sa mère qu’il ne pouvait pas se persuader que « ces grâces eussent si peu de force qu’il fût impossible de déterminer si on les avait reçues ou non. » Et il ajoutait : « Si nous demeurons en Christ et si Christ demeure en nous, nous en aurons certainement le sentiment. Si nous ne pouvions jamais avoir aucune certitude relative à notre état de salut, nous aurions lieu de passer chaque instant non dans la joie, mais dans la crainte et le tremblement, et nous serions ainsi les plus misérables de tous les hommesg. »

gŒuvres, t. XlI, p. 9.

Chose remarquable ! ce jeune homme de vingt-deux ans, qui abordait enfin avec sérieux l’étude des problèmes de la vie intérieure à l’école de Kempis et de Jérémie Taylor, se séparait dès lors de ses maîtres pour affirmer deux des grandes doctrines qui devaient caractériser son système : l’amour de Dieu pour tous, et le privilège pour le chrétien de vivre dans un état de salut conscient. Ces divergences n’enlevèrent rien à l’estime et à la reconnaissance que Wesley conserva toute sa vie pour ces deux livres, qui lui avaient, pour ainsi dire, révélé un monde nouveau, le monde de la vie cachée en Dieu. Plus tard, il les édita l’un et l’autre dans sa « Bibliothèque chrétienne ». Il dit de l’Imitation : « Quand je la lus, l’étendue et la nature de la religion du cœur m’apparurent sous un jour nouveau. Je compris qu’il ne me servirait à rien de donner ma vie à Dieu si je ne lui donnais mon cœur. » Et au sujet des Règles, il dit également : « En lisant quelques portions de ce livre, je fus extrêmement affecté, surtout ce qui a rapport à la pureté d’intention. Je me décidai aussitôt à consacrer toute ma vie à Dieu, toutes mes pensées, mes paroles et mes actions ». Ajoutons que ce fut pour suivre un conseil de Taylor que John Wesley entreprit son journal, qu’il continua jusqu’à sa mort et qui forme la source la plus riche et la plus sûre d’informations sur lui et sur son œuvre.

La crise spirituelle dans laquelle Wesley venait d’entrer allait être longue et douloureuse. Treize années devaient s’écouler avant qu’il arrivât à ce sentiment intime du salut, dont il entrevoyait cependant la possibilité. Ni l’un ni l’autre de ses auteurs favoris ne pouvait lui enseigner le chemin à suivre, et sa mère elle-même, dont les admirables lettres lui furent si utiles pendant cette période, ne possédait que des notions vagues sur la foi par laquelle le pécheur est justifié.

Le 19 septembre 1725, Wesley reçut des mains de l’évêque Potter l’ordination de diacre, qui forme, dans l’Église anglicane, le premier degré des ordres sacrés. Il prêcha son premier sermon à South Leigh, petit village voisin de Witney. Peu après, il se fit entendre à Epworth, la paroisse de son père. En mars 1726, il fut élu agrégé (fellow) du Lincoln Collège d’Oxford, titre qui, outre sa valeur honorifique, lui conférait certains avantages matériels et lui donnait une position indépendante.

En passant d’un collège à un autre, il résolut de se choisir de nouvelles relations, en se laissant guider par le désir de sauvegarder et de développer sa piété.

Il passa l’été suivant auprès de ses parents, aidant son père dans son œuvre pastorale et poursuivant ses études avec le plus grand zèle. C’est à cette époque que se rattache une belle paraphrase en vers du 104e psaume, qui, avec quelques admirables cantiques, montre chez John Wesley un talent poétique de premier ordre, qui lui eût permis d’ambitionner la gloire de psalmiste chrétien, s’il n’eût préféré la laisser à son frère Charles et vouer sa vie à l’activité missionnaire, fidèle en cela aux conseils de sa mère, qui lui disait : « Faites de la poésie votre distraction, mais non votre travail. »

De retour à Oxford en septembre 1726, Wesley y eut de nouveaux succès académiques. Il était considéré comme un lettré d’un goût excellent, très versé dans les littératures anciennes et dans les discussions philosophiques. La confiance de ses supérieurs l’appela, en novembre de cette même année, à occuper une chaire de littérature grecque et à présider les discussions publiques des étudiants ; il n’avait alors que vingt-trois ans. Trois mois plus tard, il prenait son grade de maître ès-arts, en soutenant trois thèses latines dont nous avons seulement les titres : de Anima brutorum, de Julio Cæsare, de Amore Dei.

Il continuait néanmoins ses études avec le plus grand zèle, s’astreignant à suivre un plan méthodique dans l’emploi de son temps. Le lundi et le mardi étaient consacrés aux études grecques et latines, le mercredi à la logique et à l’éthique, le jeudi à l’hébreu et à l’arabe, le vendredi à la métaphysique et à la philosophie naturelle, le samedi à l’art oratoire et à la poésie, et le dimanche à la théologie. Il faisait une place aussi à l’étude du français et des mathématiques. En communiquant à sa mère ce plan d’études, il lui disait « qu’il en était arrivé à penser avec elle qu’il y a beaucoup de vérités qui ne valent pas la peine qu’on se donne pour les connaître. Si nous avions devant nous une douzaine de siècles de vie, ajoute-t-il, nous serions excusables de donner un peu de temps à ces curieuses bagatelles ; mais, avec la maigre ration de vie qui nous est accordée, ce serait un mauvais emploi de son temps que d’en gaspiller une part considérable à ce qui ne nous donnera un profit ni prochain ni assuréh. »

hŒuvres, t. XII, p. 9.

Ce secret instinct qui le poussait vers la vie active comme vers sa vraie vocation se révèle dans ses lettres de cette époque par un trait touchant. Tandis qu’il veillait avec un ami de collège auprès d’un mort, il se sentit amené à engager son ami à devenir chrétien. Ses paroles ne furent pas perdues, et, quelque temps après, ce jeune homme mourait dans la foi. Ce fut le premier converti de Wesley, et ce fruit de son zèle chrétien il l’obtint à un moment où il n’était pas encore parvenu lui-même à la claire possession de la foi qui sauve.

Sa vie intérieure devenait le sujet de ses constantes préoccupations. Il lut avec profit l’ouvrage de William Law sur la Perfection chrétienne et son Sérieux appel. « Ces livres, dit-il, bien que j’en repoussasse certaines parties, me montrèrent la loi de Dieu dans sa hauteur, sa largeur et sa profondeur. La lumière qu’ils répandirent dans mon âme éclaira toutes choses d’un nouveau jour. Je criai à Dieu pour réclamer son secours, résolu, comme je ne l’avais jamais été auparavant, à ne plus mettre de retard à lui obéir. Je me persuadai qu’en m’efforçant, avec persévérance et de toutes mes forces, d’observer toute sa loi, intérieure aussi bien qu’extérieure, je serais reçu par lui, et que j’étais dès lors en état de salut. »

[Né en 1686, mort en 1761, William Law fut obligé de quitter l’université d’Oxford pour refus de serment à l’avènement de George Ier. Il fut le précepteur d’Edward Gibbon, le père de l’historien. Il est surtout connu par des ouvrages de piété qui ont joui d’une très grande faveur en Angleterre. Sa tendance mystique s’accentua d’un ouvrage à l’autre, et il devint un ardent disciple de Jacob Bœhme.]

Ces efforts étaient sincères, et, si l’homme pouvait par lui-même réaliser la loi morale, Wesley y serait sûrement parvenu. Non seulement il pratiquait la plus grande austérité dans ses mœurs, mais il communiait fréquemment, il consacrait plusieurs heures chaque jour à des exercices de piété et à l’étude de la Bible dans les langues originales. Avec tout cela, il en restait à une notion absolument fausse de la vie chrétienne. « J’ignorais complètement, dit-il, la nature et les conditions de la justification, la confondant souvent avec la sanctification. Mes idées sur le pardon des péchés étaient fort confuses, et je croyais volontiers qu’il fallait en ajourner la possession jusqu’à l’heure de la mort ou jusqu’au jour du jugement. Quant à la foi qui sauve, j’en ignorais également la nature, croyant qu’elle n’était autre chose qu’une ferme adhésion à toutes les vérités contenues dans l’Ancien et le Nouveau Testamenti. »

iŒuvres, t. VIII, p. 111.

Au mois d’août 1727, le recteur d’Epworth, accablé par les infirmités, appela son fils auprès de lui en qualité de suffragant (curate). Il y demeura jusqu’en novembre 1729, sauf trois mois qu’il alla passer à Oxford, où il reçut sa seconde ordination, le 22 septembre 1728. Les détails nous font défaut sur ces deux années de ministère dans une paroisse rurale. Nous savons seulement que le jeune curate y remplit ses fonctions avec une exactitude scrupuleuse. Quant aux fruits de ce ministère, il déclare lui-même qu’ils furent nuls. Sa prédication se ressentait du vague de ses conceptions religieuses, et elle ne s’appuyait pas encore sur cette expérimentation personnelle de la grâce qui fit plus tard sa force. Malgré cette absence de succès, Wesley eût accepté définitivement cette existence dans une paroisse reculée de l’Angleterre, si la Providence, qui avait d’autres desseins sur lui, ne l’avait ramené à Oxford, où venait de commencer, en son absence, un mouvement religieux remarquable. Son titre d’agrégé du collège de Lincoln et les avantages pécuniaires qui y étaient attachés l’obligeaient à se tenir à la disposition de cette institution, dès que ses services étaient réclamés. Le recteur du collège lui écrivit pour le rappeler. Ni John Wesley ni son père ne pouvaient opposer un refus à une demande qui leur venait d’un homme envers lequel ils avaient de grandes obligations. « Je n’ai rien à lui refuser, » dit le père, et le fils retourna à Oxford en novembre 1729. Il allait y passer six nouvelles années.

Les faits que nous avons mentionnés et les textes que nous avons cités dans ce chapitre donneraient une fausse idée de Wesley, si nous n’ajoutions que ce jeune homme de vingt-quatre ans, si sérieusement préoccupé des problèmes de la vie religieuse, n’en restait pas moins plein d’amabilité et d’entrain. Ses lettres à ses parents sont, non seulement affectueuses, mais souvent gaies, surtout celles où il s’adresse à ses sœurs. Il demande qu’elles lui écrivent et ajoute que, « quoique pauvre, il a pourtant le moyen de se payer de temps en temps quelques ports de lettres. »

L’une d’elles, Hetty, avait de beaux dons pour la poésie et avait composé un poème intitulé le Chien, dont John demandait impatiemment la communication. L’aînée, Emilie, avait pour lui une ardente affection ; quoique beaucoup plus âgée que lui, elle le considérait comme « son ami intime et son conseiller dans ses difficultés », et elle ajoutait que « son cœur lui était ouvert en tout temps ». Une lettre d’elle nous a été conservée, dans laquelle, reprenant son rôle de sœur aînée, elle conseille à son frère de proportionner ses dépenses à ses revenus et lui rappelle la situation gênée de la famille. Wesley fit son profit de cette aimable réprimande, et il ne tarda pas à être en état de venir en aide à ses parents, au lieu de leur être à charge.

On lira peut-être avec intérêt quelques détails sur ces sœurs de Wesley. L’aînée, Emilie Wesley, vécut jusqu’à quatre-vingts ans, étroitement unie jusqu’au bout à ses frères John et Charles. Suzanne (ou Sukey), belle, vive et spirituelle, fit un mauvais mariage, qui remplit d’amertume sa vie et probablement l’abrégea. Marie, quoique légèrement difforme, fut peut-être la plus heureuse des sœurs. Douce et aimable, elle devint la femme du curate de son père, mais mourut un an après son mariage. La mieux douée des sœurs, et peut-être la plus malheureuse, fut Hetty, dont le vrai nom était Mehetabel ; elle lisait, à huit ans, le Nouveau Testament grec, et devint pour son père une aide précieuse dans ses études. Elle épousa, par un bizarre coup de tête, un homme sans éducation et sans moralité, et souffrit un martyre de vingt années dans cette union mal assortie ; elle se consolait en jetant sur le papier des poésies pleines d’harmonie et de sentiment. Elle mourut en 1750. Anne, l’une des moins connues, ne paraît pas avoir été non plus heureuse en ménage. Marthe ressemblait tellement à son frère John que le Dr Clarke, qui les connut beaucoup, dit que, s’ils eussent été mis de la même façon, il eût été impossible de les distinguer. Elle avait l’esprit remarquablement doué et était au courant des questions littéraires et théologiques du jour. Le fameux Dr Samuel Johnson faisait grand cas de sa conversation. Elle épousa un pasteur du nom de Hall, dont le cœur était aussi volage que la tête était mal équilibrée et qui, après lui avoir infligé toutes les souffrances, finit par l’abandonner. Elle atteignit un âge très avancé et mourut en 1791, dans sa quatre-vingt-cinquième année. Kezia, la plus jeune des sœurs, mourut en 1740, âgée de trente et un ans, laissant le souvenir d’une âme profondément sérieuse et d’un cœur doux et aimant.

John Wesley avait un frère nommé Samuel, son aîné de treize ans, qui, entré dans les ordres, embrassa la carrière de l’enseignement et fut un éducateur distingué. Il posséda lui aussi le talent poétique, qui était un don de famille. Entraîné par ses goûts et par ses relations dans le parti de la haute Église, il fut pour ses frères un censeur plutôt qu’un allié. John, qui avait reçu de lui ses premières leçons d’hébreu, entretenait avec lui une correspondance suivie et le considérait, à cette époque, comme son mentor.

Samuel Wesley fut en relation intime avec plusieurs des littérateurs de l’époque : Pope, Addison, Swift et Prior. Il défendit Atterbury, le champion des prétentions les plus exagérées de la haute Église. Il fut un des fondateurs du premier hospice ouvert à Westminster. Après avoir consacré vingt ans à l’école de Westminster, il fut directeur de l’école de grammaire de Tiverton, où il mourut âgé de quarante-huit ans, en 1739, l’année même où le méthodisme se fonda définitivement comme société distincte.

Une correspondance, publiée seulement il y a quelques années, nous fait assister à une idylle de la jeunesse de Wesley. Dans une visite qu’il fit dans la famille de l’un de ses camarades, Robert Kirkham, dont le père était pasteur anglican à Stanton (Gloucestershire), Wesley fit connaissance avec l’une des sœurs de son ami, miss Betty, pour laquelle il paraît avoir éprouvé un tendre intérêt. Cette affection naissante n’aboutit pas à une union, soit que les parents de la jeune fille s’y opposassent, soit qu’elle-même, après avoir accueilli avec faveur le jeune théologien, se refroidit à son égard.

Déçu de ce côté, Wesley put espérer, pendant quelque temps, que la Providence lui avait préparé une heureuse compensation. Il fut présenté par ses amis Kirkham à la famille Granville, qui vivait dans leur voisinage, et il s’éprit d’une vive admiration pour un membre distingué de cette famille, Mary Granville, jeune veuve, aussi spirituelle qu’elle était belle. Cette femme, mêlée déjà par sa fortune à la meilleure société, devint plus tard, par un second mariage, Mme Delany, et jeta un vif éclat à la cour de Georges III.

La vie et la correspondance de Mrs Delany ont été publiées en 1821, par lady Llanover. C’est une source curieuse de renseignements sur cette époque. Quant à sa correspondance avec Wesley, elle a été partiellement publiée par le Wesleyan Times, il y a une trentaine d’années, et elle a été analysée et commentée récemment dans les ouvrages de MM. Tyerman et Rigg. On consultera en particulier avec intérêt sur cette question le chapitre III de la première partie du Living Wesley du Dr Rigg.

Le jeune théologien d’Oxford lui plut, et une correspondance très suivie s’établit entre eux. Sous les pseudonymes bizarres de Cyrus et d’Aspasie, ils échangèrent, pendant quelques années, leurs impressions sur toutes sortes de questions de littérature, de théologie et même de casuistique, en un style qui, au moins du côté de Wesley, est souvent précieux et recherché. Il y apparaît toutefois sous un jour nouveau, avec plus de gaieté et plus d’enthousiasme que n’en laissent supposer ses autres lettres de la même époque. On y sent une nature riche et tendre, qui s’épanouit sous le rayonnement d’une noble et pure affection. Toutefois Mary Granville, pas plus que Betty Kirkham, n’était destinée par la Providence à s’unir à cet homme, qui, appelé à une œuvre analogue à celle de saint Paul, ne devait pas plus que lui connaître les joies d’un foyer chrétien, pour lesquelles son cœur semblait fait.

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