John Wesley, sa vie et son œuvre

2.2 Crises intérieures. Progrès extérieurs (1740-1741)

Diversité de tendances. — Erreurs propagées par Molther. — Wesley combat ces erreurs. — Il se sépare des Moraves. — Rapports de Wesley avec Zinzendorf. — Effets de cette scission. — Divergences entre Wesley et Whitefield sur la prédestination. — Lettres pacifiques de Whitefield. — Publication de la Libre grâce. — Réponse de Whitefield. — Son retour d’Amérique. — Lettres de Wesley. — Il déchire publiquement la Réponse. — La séparation se consomme. — Résultats de ce schisme. — Le méthodisme calviniste. — Le premier martyre du méthodisme. — Wesley évangélise. — Dispositions variables du peuple. — Désordres à Bristol et à Londres. — Intrépidité de Wesley. — Prédications interrompues. — Attitude du clergé. — Wesley et les prisonniers. — Progrès des sociétés. — Leur organisation. — Leur libéralité. — La Sainte-Cène dans une église française. — Les billets de membres.

A peine né, le réveil du xviiie siècle traversa deux redoutables crises intérieures, qui faillirent non seulement compromettre ses succès, mais le détruire complètement. Sous l’unité apparente des premiers jours se cachait une diversité très réelle de tendances et d’idées chez les chefs du mouvement. Ces divergences, d’abord contenues, éclatèrent de deux côtés à la fois et produisirent un double schisme. Il fallait que le réveil répondît à de grands besoins et qu’il eût devant lui une mission providentielle bien réelle pour survivre aux déchirements que nous allons raconter. Wesley et ses amis avaient les plus grandes obligations aux Moraves, qui les avaient mis en possession de la doctrine centrale de la Réformation, et, pendant quelque temps, ils travaillèrent d’accord. Toutefois, il existait entre eux une incompatibilité d’humeur qui devait finir par éclater : l’esprit pratique de Wesley ne pouvait s’accommoder du jargon mystique et du quiétisme sentimental qui étaient en honneur dans la société morave de Londres, et celle-ci ne savait pas prendre son parti des ardeurs conquérantes du réveil naissant. Deux types très distincts de piété et de théologie, le type allemand et le type anglais, se trouvaient rapprochés momentanément, et l’union n’eût été possible entre eux que par des concessions réciproques, qui ne furent pas faites.

La situation, déjà délicate, s’aggrava par l’arrivée à Londres, en octobre 1739, d’un Morave alsacien, Philippe-Henri Molthera, qui prit la haute direction de la société morave de Fetter-Lane et lui inculqua un enseignement antinomien et quiétiste qui dénaturait la doctrine évangélique du salut. « Ils affirmaient, dit Wesley dans son journal, que les sociétés avaient été dans l’erreur jusqu’alors et n’étaient pas encore arrivées à posséder la vraie foi. D’après eux, il n’y a pas de degrés dans la foi, et par conséquent ce qu’on appelle une foi faible n’est pas une foi. Nul n’est justifié tant qu’il ne possède pas un cœur pur et qu’il n’est pas délivré de tout doute et de toute crainte. Ils affirmaient aussi qu’il n’y a pas d’autre commandement dans le Nouveau Testament que de croire, que le chrétien n’a pas d’autre devoir que celui-là. Ils prétendaient, par exemple, que, dès qu’un homme croit, il n’est plus obligé de prier, de lire l’Écriture ou de communier, mais qu’il peut user de ces choses ou s’en abstenir, suivant que son cœur l’y pousse. Ils ajoutaient même qu’une personne qui n’a pas encore la foi et dont le cœur n’est pas purifié n’a nul besoin de ce qu’on appelle à tort des moyens de grâce, qu’elle peut se dispenser de prier, de sonder les Écritures, de communier, et qu’il lui suffit, pour recevoir la foi de se tenir tranquille, c’est-à-dire de laisser de côté toutes ces « œuvres de la loi »b.

a – Molther avait fait ses études théologiques à l’université d’Iéna ; en 1737, il était devenu précepteur du fils unique de Zinzendorf. Quand il arriva en Angleterre, il était en route pour la Pensylvanie ; mais, en septembre 1740, il fut rappelé en Allemagne.

bJournal du 22 juin 1740.

L’enseignement de Molther devint extrêmement populaire parmi les moraves de Londres. Ses prédications, qu’il faisait d’abord en latin et qu’un interprète traduisait phrase après phrase, attiraient beaucoup de monde dans le local de Fetter-Lane et jusque dans la cour de la maison. Ses vues, exposées dans ce langage mystique dont les Moraves abusent, gagnèrent rapidement du terrain parmi les membres de cette société à laquelle les Wesley s’étaient rattachés dès l’origine et dont ils étaient depuis deux ans les vrais pasteurs. Dénoncés plus ou moins ouvertement comme des chrétiens non encore initiés aux « trésors cachés des mystères de l’Évangile », ils virent plusieurs de leurs enfants spirituels se détacher d’eux et de leur enseignement pour adopter les théories de haute mysticité prêchées par Molther.

[Nous avons un spécimen du style de Molther, dans une lettre adressée par lui à Wesley pour le remercier d’avoir traduit, sur sa demande, un cantique allemand en anglais : « Je vous aime, lui écrit-il, d’un véritable amour dans les plaies du Rédempteur, » et il termine en lui souhaitant « une connaissance solide de l’expiation sanglante du Christ. »]

De longues discussions s’ensuivirent, dans lesquelles intervinrent Benjamin Ingham et Howel Harris en faveur de la pacification. Ingham, quoique morave lui-même, déclara à ses frères de Londres qu’ils faisaient fausse route. John Wesley vint deux fois de Bristol pour rétablir l’ordre parmi ses amis divisés. Il combattit, dans une série de discours, les vues erronées propagées par Molther. Mais celui-ci l’avait détrôné dans les sympathies de la société de Fetter-Lane, et, le 16 juillet 1740, la majorité des membres décida, par un vote formel, qu’il n’aurait plus la parole dans son sein. Quatre jours plus tard, il se présenta encore dans l’assemblée morave et lut une déclaration qui, après avoir énuméré les erreurs contre lesquelles il protestait, se terminait ainsi :

« Je crois que ces assertions sont en complète opposition avec la Parole de Dieu. Je vous ai avertis mainte et mainte fois, et vous ai exhortés à revenir à la loi et au témoignage. Je vous ai longtemps supportés, espérant que vous reviendriez. Mais, puisque vous entendez persévérer dans vos erreurs, il ne me reste plus qu’à vous remettre à Dieu. Que ceux qui partagent mon sentiment me suivent. »

Dix-huit ou dix-neuf personnes se levèrent silencieusement et le suivirent. Le lendemain, vingt-cinq hommes et cinquante femmes se constituèrent en société distincte, sous la direction de Wesley, dans la chapelle de la Fonderie. « Nous avons rassemblé, disait Charles Wesley, les débris de notre naufrage, rarinantes in gurgite vasto, flottant çà et là sur le vaste abîme, car, hélas ! neuf sur dix ont sombré dans la mer morte de la vraie tranquillité. »

Quelques jours plus tard, Wesley écrivait « à l’Église de Dieu à Herrnhut, » pour lui exposer les motifs qui l’avaient amené à rompre avec le moravianisme. Cette rupture devait être définitive ; ni Bœhler ni Zinzendorf ne réussirent à ramener l’union. L’entrevue que ce dernier eut avec Wesley en septembre 1741 dégénéra en une discussion théologique assez vive ; l’excellent comte s’échauffa à propos de la doctrine de la perfection chrétienne, qu’il appela « l’erreur des erreurs, digne d’être extirpée par le feu et par l’épée. » Quant à Wesley, il fut très calme et essaya de prouver à son interlocuteur qu’entre eux il y avait plutôt une dispute de mots qu’un conflit d’idées.

Moore, Life of Wesley, t. I, p. 481. Tyerman, t. I, p. 339. Wesley a donné dans son journal, à la date du 3 septembre 1741, le texte latin de cette conversation, qui eut lieu dans cette langue. Wesley y dit à un certain moment à Zinzendorf : Pugnamus, opinor, de verbis. Et c’est bien, là l’impression qui reste de ce compte-rendu d’un entretien qui laissa subsister de grands malentendus entre ces deux hommes de Dieu, si bien faits pourtant pour se comprendre.

Il y a des heures dans l’histoire où, sur des malentendus et des dissentiments peu importants en apparence, les hommes les meilleurs se séparent pour suivre des voies distinctes. Faut-il toujours s’en affliger ? Nous ne le pensons pas. Si les divisions des chrétiens sont un mal et attestent l’infirmité humaine, qui subsiste même chez les meilleurs, n’est-il pas certain que de ce mal Dieu a souvent tiré le bien pour le plus grand profit de son Église ? Le méthodisme eût-il fait sa grande œuvre d’évangélisation dans le monde si, dès ces premiers jours, il se fût fondu dans le moravianisme ? Pour nous, cette question est toute résolue. Chacune de ces fractions de l’Église a eu sa mission spéciale et a répondu à des besoins légitimes.

Ajoutons que les erreurs quiétistes, qu’une fraction de l’Église morave avait adoptées et qui avaient apporté le trouble dans la société de Londres, furent temporaires, et que, quelques années après cette crise, elles furent solennellement rejetées par les Frères.

Un schisme, plus grave encore, se préparait pour le méthodisme naissant, pendant que se consommait celui dont nous venons de parler. Parvenus à la foi évangélique dans les mêmes conditions, Wesley et Whitefield avaient marché d’accord au début ; toutefois il exista de bonne heure, dans leurs conceptions de la doctrine chrétienne, un dissentiment qui alla se renforçant jusqu’à ce qu’il aboutît à une scission. Ce dissentiment portait sur la doctrine de la prédestination et de l’élection, que Whitefield acceptait dans le sens calviniste strict, comme les presbytériens d’Écosse et les indépendants de la Nouvelle-Angleterre, avec lesquels il entretenait d’étroites relations. Wesley, au contraire, était resté sur ce point fidèle à la tradition arminienne, qui prévalait dans l’Église anglicane. Son esprit logique se refusait à accepter un système qui semble faire de Dieu un être partial et injuste et auquel il ne découvrait aucun fondement sérieux dans l’Écriture.

Pendant quelque temps, les deux amis s’accordèrent à laisser dans l’ombre cette divergence et à maintenir entre eux une étroite union. Malheureusement, de part et d’autre, leurs disciples n’eurent pas la même modération. Une fois Whitefield reparti pour l’Amérique, plusieurs de ses partisans entamèrent la discussion sur ce sujet au sein des sociétés de Londres et de Bristol, et y jetèrent ainsi un brandon de discorde. Wesley, qui entendait laisser une complète liberté d’opinion sur ce point à tous les membres de ses sociétés, mais qui ne voulait pas qu’elles devinssent un champ clos de disputes, s’efforça de ramener la paix, en suppliant ses contradicteurs de ne pas exciter de vaines querelles. Lorsqu’il vit qu’ils persistaient à jeter le trouble dans les sociétés et qu’ils refusaient de laisser dormir des questions de nature à diviser, il expulsa les agitateurs, après avoir pris conseil des sociétés elles-mêmes.

Les lettres que Whitefield écrivait d’Amérique à son ami étaient en grande partie remplies de ce sujet. « Je suis, lui écrivait-il de Savannah le 26 mars 1740, je suis, si possible, dix mille fois plus convaincu au sujet de la doctrine de l’élection et de la persévérance finale que lorsque je vous vis la dernière fois. » Mais il ajoutait :

« Pourquoi disputerions-nous sur ce sujet, puisque nous n’avons pas la probabilité de nous convaincre réciproquement ? Ne serait-ce pas risquer de détruire cet amour fraternel, cette union cordiale et cette douceur d’âme, que je demande à Dieu de conserver entre nous ? Comme les ennemis du Seigneur se réjouiraient de nous voir divisés ! Combien de gens battraient des mains si je me mettais à organiser un parti contre vous ! Et comme la cause de notre divin Maître serait compromise si nous soulevions des disputes sur des points particuliers de doctrine ! Honoré monsieur, offrons librement à tous le salut par le sang de Jésus, et, quelque lumière que Dieu nous ait communiquée, faisons-en part librement aux autres. J’ai récemment lu la vie de Luther, et je pense que ce qui ne lui fait nullement honneur, c’est que la dernière partie de sa vie ait été si complètement occupée par des discussions avec Zwingle et d’autres, qui, selon toutes les probabilités, aimaient également le Seigneur Jésus, bien qu’ils différassent de lui à d’autres égards. Que cela nous soit un avertissement, cher monsieur. »

Malgré ces désirs de paix et d’union si noblement exprimés, Whitefield était amené, par l’influence de ses amis d’Amérique, à donner à cette question, qu’il déclarait d’abord secondaire, une importance excessive. En août, il écrivait à Wesley que « la doctrine de l’élection était le pain des enfants et que nul n’avait le droit de le leur enlever ».

Sur ces entrefaites, Wesley, obéissant à ce qu’il croyait une impulsion d’en haut, publia à Bristol son fameux sermon sur la Libre grâce, le plus ému et le plus éloquent peut-être qu’il ait écrit. Nous nous bornerons à en citer quelques lignes par lesquelles l’auteur répond à ceux qui prétendent n’accepter qu’une élection de grâce et repousser une élection de réprobation :

« Vous pouvez employer des termes plus doux, la signification est la même, et le décret de Dieu concernant l’élection de grâce, tel que vous le représentez, n’est ni plus ni moins que ce que d’autres nomment le décret de réprobation. Donnez-lui le nom que vous voudrez, « élection, prétérition, prédestination ou réprobation, » cela revient absolument au même. Le sens est simplement celui-ci : En vertu d’un décret éternel, immuable, irrésistible, une partie du genre humain est infailliblement sauvée, et le reste infailliblement damné ; il est impossible qu’aucun des élus soit damné et qu’aucun des réprouvés soit sauvé. »

Ce réquisitoire très vif contre la doctrine des décrets fit sensation dans ce public spécial qui s’était groupé autour des deux chefs du réveil. Les amis de Whitefield s’empressèrent de lui envoyer la brochure, en lui demandant d’y répondre. Il hésitait encore. « Je suis prêt, écrivait-il à Wesley le 9 novembre, à aller avec vous en prison et à la mort ; mais je ne suis pas disposé à vous combattre. » Et quelques jours après, le 24 novembre, il lui écrivait encore : « Mon cher frère, pour l’amour du Christ, évitez toute dispute. Ne m’obligez pas à prêcher contre vous ; je préférerais mourir. »

Un mois plus tard, il avait changé de sentiment, et il écrivait sa Lettre au Rév. M. John Wesley, en réponse à son sermon intitulé « la Libre Grâce », avec cette épigraphe : « Lorsque Pierre vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il méritait d’être repris. » Cet écrit porte la date de : « Béthesda, Géorgie, 24 décembre 1740. » Dans cette lettre, destinée à la publicité, Whitefield n’eut pas la sagesse de se renfermer dans la question de principe, et il prit Wesley à partie avec vivacité et amertume, l’accusant, sur un ouï-dire calomnieux, d’avoir interrogé le sort pour savoir s’il devait ou non prêcher contre l’élection calvinistec. Quant à la doctrine qu’il y défendait, ce sera assez la faire connaître que de citer ce court fragment :

c – En octobre 1741, Whitefield reconnut loyalement la fausseté de cette accusation et demanda pardon à Wesley. Voy. Whitefield’s Works, t. I, p. 331.

« Je reconnais franchement que je crois à la doctrine de la réprobation, en ce sens que Dieu ne veut donner la grâce salutaire, par Jésus-Christ, qu’à un certain nombre d’hommes ; et que le reste de l’humanité étant, après la chute d’Adam, justement abandonné de Dieu au péché, devra, à la fin, souffrir la mort éternelle qui est le gage du péché. »

Trois semaines après la date de cette lettre, Whitefield s’embarquait pour l’Angleterre, apportant avec lui son manuscrit. A son arrivée à Londres, en mars 1741, il le fit lire à Charles Wesley, qui le lui renvoya avec ces mots : « Remets ton épée au fourreau. » Malgré ce conseil et l’avis de John Wesley, qui prévoyait que, en donnant une tournure personnelle au débat, son ami allait l’envenimer, le manuscrit de Whitefield fut publié à son insu par ses partisans.

« Vous rangez, lui écrivait Wesley, tous les partisans de la rédemption universelle à côté des Sociniens. Hélas ! mon frère, ne savez-vous donc pas que les Sociniens rejettent toute rédemption ? que Socin lui-même parle ainsi : Tota redemptio nostra per Christum metaphorad ? Combien il me serait facile de relever beaucoup d’autres erreurs palpables, dans ce que vous appelez une réponse à mon sermon ! Et comme je pourrais ainsi attirer sur vous le mépris de la part des hommes impartiaux, qui ont du jugement et de la science ! Mais non, je ne lèverai pas la main contre vous. Que le Seigneur soit juge entre toi et moi ! Mes ennemis eux-mêmes savent que mes exhortations, tant privées que publiques, sur ce sujet, se résument en ceci : Epargnez le jeune homme Absalom pour l’amour de moie ! »

d – Toute notre rédemption par Christ est une métaphore.

eMeth. Mag. 1807, p. 6.

Les imprudents amis de Whitefield poussèrent leur zèle indiscret jusqu’à distribuer le pamphlet à la porte même de la chapelle de Wesley, un dimanche avant l’une de ses prédications. Celui-ci, à qui l’on en avait remis un exemplaire, se leva dans la chaire, et, le tenant à la main, il expliqua de quelle manière déloyale cet écrit avait été publié à son insu et à celui de Whitefield lui-même, puis il ajouta : « Je vais faire ce que M. Whitefield ferait lui-même, j’en suis convaincu, s’il était ici, » et il déchira le pamphlet en mille morceaux. Toutes les personnes présentes suivirent son exemple et anéantirent les exemplaires qu’elles avaient reçus à la porte.

La brèche s’élargissait entre les représentants des deux tendances théologiques du méthodisme. Cennick, le maître d’école de Kingswood, était, dans cette localité, à la tête des partisans de la prédestination et, non content de combattre l’enseignement des frères Wesley, s’attaquait à leur caractère. La vie commune devenait impossible, et l’on se sépara. Cennick entraînait avec lui une cinquantaine de membres, tandis qu’une centaine demeuraient attachés à Wesley. Whitefield, cédant aux influences qui l’entouraient, déclara à ses anciens amis que l’Évangile qu’il prêchait n’était pas le même que le leur et qu’il se voyait forcé de rompre avec eux et de les combattre. Ses partisans de Londres lui construisirent, à peu de distance de la chapelle de la Fonderie, une chapelle en bois, à laquelle ils donnèrent le nom de Tabernacle. Il y eut de part et d’autre de fâcheux entraînements dans la polémique ; mais la modération dans les procédés et dans les paroles fut incontestablement du côté de Wesley, dont le tempérament plus calme et plus froid savait mieux se modérer que ne le pouvait le tempérament bouillant de Whitefield. Celui-ci d’ailleurs rachetait ses vivacités par l’empressement qu’il mettait à les reconnaître et par la bonté de son cœur. Quant à Wesley, il se refusa toujours à publier une ligne de polémique contre son ancien ami. Un jour qu’on lui demandait de publier une réponse à son pamphlet, il dit : « Vous pouvez lire Whitefield contre Wesley ; vous ne lirez jamais Wesley contre Whitefieldf. »

f – Reynolds, Anecdotes of Wesley.

Les tentatives faites par plusieurs amis du Réveil pour faire cesser cette scission ne devaient pas aboutir. Et il ne faut ni s’en étonner ni s’en affliger. Une cohabitation forcée eût fait ressembler le méthodisme, selon la comparaison d’Isaac Taylor, à « un navire battu successivement par les tempêtes d’est et d’ouestg. » Réuni dans une unité factice, le méthodisme se fût probablement épuisé en luttes intestines, tandis que, organisé en deux corps d’armée distincts, il put poursuivre avec plus de liberté sa grande œuvre réformatrice.

g – Isaac Taylor, Wesley and Methodism, p. 44.

La branche calviniste, dont nous n’avons pas à raconter l’histoire, ne fonda qu’un nombre restreint de communautés, qui durent leur naissance plus encore au zèle ardent et généreux de lady Huntingdon et aux travaux de Howel Harris, qu’à l’action directe de Whitefield. Celui-ci, plus remarquablement doué que Wesley comme prédicateur et, à tout prendre, l’une des organisations oratoires les plus brillantes que l’Église chrétienne ait produites, manquait totalement de ce talent d’organisation et de ces dons de gouvernement qui marquèrent l’œuvre de Wesley du cachet de la consistance et de la durée. Mais, s’il ne fonda rien, il vivifia par sa puissante prédication les Églises non conformistes de la Grande-Bretagne et de l’Amérique, sur lesquelles son émule, demeuré anglican par ses sympathies, n’eut que peu d’action. Ainsi se trouva justifié un schisme que plusieurs des contemporains purent croire fatal au Réveil.

Ce fut la branche calviniste du méthodisme qui eut l’honneur de donner au Réveil son premier martyr. William Seward avait été le compagnon de Whitefield pendant son second voyage en Amérique. Dans une tournée missionnaire qu’il fit avec Howel Harris dans le pays de Galles, ils furent exposés à de grandes persécutions. A Caerleon, les projectiles de toute nature pleuvaient sur eux. Atteint au visage, Seward perdit un œil. A Hay, il reçut un coup sur la tête, qui lui fut fatal. Il mourut des suites de sa blessure le 22 octobre 1741, à l’âge de trente-huit ans.

Ajoutons que Whitefield et Wesley, sans modifier leurs idées, ne tardèrent pas à se rapprocher et à oublier leur querelle. Ils firent échange de bons procédés et en vinrent à se céder mutuellement leurs chaires. Leur amitié s’était fondée sur de trop solides bases pour ne pas survivre à quelques misérables discussions, et leurs cœurs étaient trop chrétiens pour oublier que l’accord existait entre eux sur les vérités essentielles de la loi.

Ces deux années (1740, 1741), marquées par des luttes si pénibles, ne furent pourtant pas perdues pour l’évangélisation. De Londres et de Bristol, Wesley rayonnait dans les régions voisines, continuant ses services en plein air, qui le mettaient en relation avec les masses populaires. Son nom éveillait partout une vive curiosité, et il suffisait qu’on apprît son arrivée quelque part pour que les artisans et les laboureurs accourussent pour l’entendre. Les dispositions de ses auditeurs n’étaient pas toujours bienveillantes ; accueilli avec empressement la première fois qu’il paraissait dans une localité, il était souvent reçu à coups de pierre à sa seconde tournée. Quelques faits empruntés à son journal de ces années nous le montreront déjà aux prises avec la multitude.

A Bristol, par exemple, dans les premiers mois de 1740, la populace tenta à diverses reprises de dissoudre ses réunions. Un soir même, elle occupa les abords de la chapelle et les rues voisines, menaçant de tout briser et faisant entendre des vociférations terribles. L’intervention pacifique des autorités ne réussissant pas à rétablir l’ordre, il fallut que la police arrêtât les meneurs et les livrât aux tribunaux. Cette fermeté fut salutaire et suffit à empêcher pour longtemps toute manifestation de ce genreh.

hJournal, avril 1740.

La populace de Londres était moins facile à dompter et avait des habitudes d’indiscipline qui la rendaient redoutable. Wesley réussit pourtant presque toujours à déjouer ses mauvais desseins, à force de présence d’esprit. Un jour, comme il descendait de voiture à l’entrée de sa chapelle, il en trouva la porte barrée par une multitude dont les clameurs ne promettaient rien de bon. Loin de se déconcerter, il n’essaie pas de forcer le passage, et, « bénissant Dieu pour une aussi bonne occasion, » il se met en pleine rue à annoncer à ses agresseurs « la justice et le jugement à venir ». Le silence se fait peu à peu, et, lorsqu’il a fini, ses auditeurs lui témoignent la plus vive reconnaissancei.

iJournal, 14 septembre 1740.

Le surlendemain, une multitude furieuse envahit la chapelle, et ses vociférations couvrent la voix du prédicateur ; des voix irritées l’interpellent grossièrement. Mais lui, toujours calme, laisse passer l’orage, réussit à reprendre le dessus, et bientôt la scène change, les larmes coulent et les lions deviennent des agneaux.

Une scène toute semblable se reproduit deux jours après, et Wesley écrit dans son journal : « Je m’étonne que le diable n’ait pas assez de sagesse pour s’apercevoir qu’il détruit son propre royaume. Je crois qu’il n’a pas réussi à soulever une seule opposition de ce genre contre la vérité de Dieu sans y perdre un ou plusieurs de ses serviteurs. »

« Un autre jour, raconte-t-il, comme je rentrais chez moi, je trouvai la populace ameutée devant ma porte. Dès que j’approchai, les insultes se mirent à pleuvoir sur moi. M’avançant jusqu’au milieu du rassemblement, je me mis à annoncer « le nom du Seigneur, miséricordieux et plein de pitié, qui se repent d’avoir affligé. » En m’entendant, ces pauvres gens se turent et se regardèrent avec étonnement. Je leur dis qu’ils ne pourraient au grand jour échapper au regard de Dieu, et je les invitai à s’unir avec moi pour lui demander pardon. Ils y consentirent sans peine ; je les recommandai alors à la grâce de Dieu, et je pus ensuite rejoindre mes amis qui m’attendaient chez moi. »

Cette calme intrépidité de Wesley en face de l’opposition est un des traits de son caractère que nous retrouverons constamment dans nos récits.

Les services qu’il présidait étaient troublés non seulement par les mouvements de la foule, mais souvent aussi par les interruptions d’individus qui l’apostrophaient pour l’injurier ou lui poser quelque question embarrassante. Une fois, à Bristol, un homme lui cria du milieu de l’assemblée : « Tu es un hypocrite, un démon, un ennemi de l’Église. C’est là une fausse doctrine ; ce n’est pas celle de l’Église ; c’est une doctrine damnable ; c’est la doctrine des démons. » Wesley continua sa prédication, sans se laisser troubler par les cris de cet énergumène, qui n’était autre qu’un prêtre catholique déguiséj. A Nottingham, un homme, placé derrière lui pendant qu’il prêchait dans le marché, essaya de l’interrompre par des injures et des blasphèmes. Wesley se retourna et se contenta d’attacher sur lui un regard sévère. Le pauvre homme perdit contenance, se tut et alla cacher sa confusion derrière l’un des piliers de la halle.

jJournal, 14 avril 1740.

Wesley avait d’ailleurs des adversaires plus redoutables que ces quelques tapageurs dont il avait si facilement raison. Le clergé anglican le traitait toujours plus en déserteur et en apostat, et lui reprochait de compromettre la dignité pastorale et d’avilir la robe qu’il portait. Malheureusement, ce clergé ne devait pas se borner à prodiguer ses mépris aux nouveaux missionnaires, et le moment approchait où il allait leur faire une guerre acharnée.

Wesley était mieux qu’un prédicateur ; il était pasteur dans l’âme. Malgré ses incessantes courses missionnaires, il trouvait du temps pour visiter ses nouveaux convertis, afin de les encourager à la fidélité. Les malades recevaient ses soins assidus, et un grand nombre acceptaient la bonne nouvelle du salut par Christ. Il n’oubliait pas non plus les prisonniers, auprès desquels il avait fait ses premières tentatives d’évangélisation à Oxford. Il se trouvait à Bristol en janvier 1740, de retour de voyage depuis peu et se promettant de ne pas trop s’éloigner pour quelque temps de ce centre d’opérations, lorsqu’un jour il reçut un message de la part d’un condamné à mort qui, du fond d’une prison de Londres, lui faisait dire : « Je vous adjure, par le Dieu vivant, de venir me voir avant que ma sentence s’exécute. » C’était un jeune homme qui avait reçu de bonnes impressions sous la prédication de Wesley et qu’il avait eu quelque temps auprès de lui, mais qui, corrompu par de mauvais exemples, s’était laissé entraîner à commettre un vol à main armée sur la voie publique. En recevant ce message, Wesley n’hésita pas ; malgré les trois jours qu’il lui fallait pour franchir à cheval la distance qui le séparait de Londres, il partit sur-le-champ. Il trouva le prisonnier dans un état d’âme fort intéressant ; ce malheureux lui confessa que, pendant le temps qu’il avait passé auprès de lui à Bristol, il avait indignement abusé de sa confiance et avait détourné une somme assez considérable sur les fonds affectés à l’école de Kingswood. Ce trait, que Wesley ignorait, loin de diminuer l’intérêt qu’il portait au condamné, lui inspira un désir plus ardent encore de travailler à sa conversion. Il put conduire au Sauveur cette âme coupable et ramener cet enfant prodigue à la maison paternelle. Peu après, la peine du criminel fut commuée en une déportation à perpétuiték.

kJournal, 31 janvier 1740.

Dans les prisons de Bristol, qu’il visitait souvent, Wesley obtint quelques succès. Un pauvre soldat entre autres, qui devait être exécuté, donna son cœur à Dieu. D’autres condamnés réclamèrent le ministère de Wesley, mais un certain alderman, du nom de Beecher, s’opposa à cette requête et lui interdit l’entrée de la prison. En mentionnant ce fait dans son journal, il ajoute : « Je cite l’alderman Beecher devant le tribunal du Christ, pour y répondre de ces âmes. »

En même temps que se poursuivait l’œuvre du réveil, les sociétés s’organisaient et se développaient, malgré les divisions dont nous avons parlé. « Il est facile de remarquer à Bristol, écrit Wesley en mars 1740, que Dieu agit maintenant parmi nous d’une autre manière qu’au printemps dernier. Il nous envoya alors comme un torrent rapide qui entraînait tout sur son passage, tandis que maintenant il répand sur nous une influence douce et rafraîchissante comme la rosée. Les convictions s’approfondissent. L’amour et la joie sont plus calmes et plus profonds. Dieu a mis chez plusieurs la hache à la racine de l’arbre, et il ne leur laissera pas de repos jusqu’à ce qu’ils aient été renouvelés à l’image de Dieu, dans une justice et une sainteté véritables. »

En se séparant des Moraves, Wesley n’avait pas entendu répudier ce qu’il avait trouvé de bon et d’utile chez eux. Il avait transporté au sein de ses sociétés tout ce qui lui avait paru de nature à développer la vie intérieure et la communion fraternelle. Les réunions intimes d’expérience (bands) étaient en grande faveur tant à Bristol qu’à Londres, de même que les fêtes d’amour ou agapes (love-feasts). Wesley exerçait au sein des Sociétés unies (c’était le nom qu’il leur donnait) une sérieuse discipline, excluant les membres dont la conduite n’était pas chrétienne et s’efforçant de maintenir l’union et la paix. Ses sociétés se remirent rapidement des pertes qu’elles venaient de faire. A Londres seulement, en septembre 1741, elles comptaient mille membres environ. Ces membres se recrutaient presque uniquement dans les classes inférieures du peuple. Néanmoins leur pasteur s’efforçait de les amener à s’imposer des sacrifices pour soutenir leurs diverses œuvres. L’hiver de 1740 ayant été extraordinairement rude, il adressa à ses amis de Bristol un appel en faveur des pauvres qui manquaient de pain, et, avec le produit de ses collectes, il réussit à procurer la nourriture quotidienne à cent et même cent cinquante personnes, pendant la durée des grands froids. A Londres, il organisa une sorte de diaconat composé de douze membres, destiné à porter remède à quelques-unes des misères les plus criantes. Chaque membre devait avoir certains quartiers sous sa surveillance, y visiter les pauvres pour leur distribuer des secours ou leur procurer du travail et donner une attention spéciale aux malades. Puis, une fois par semaine, ils devaient se réunir pour rendre compte de ce qu’ils avaient fait et se concerter sur ce qu’ils comptaient faire. En vue de leur fournir le moyen d’accomplir leur tâche, chaque membre de la société devait souscrire un penny (10 centimes) par semaine, et réunir toutes les pièces d’habillement qu’il pourrait mettre de côté.

A part ces souscriptions qu’elles fournissaient pour les pauvres, les sociétés naissantes avaient quelques besoins qui réclamaient d’elles d’autres sacrifices. Elles possédaient déjà quelques immeubles, chapelles ou salles d’école, dont il fallait liquider les dettes sans retard. Les écoles qui se rattachaient à elles avaient besoin de secours assez considérables. Et, si les troupeaux jouissaient gratuitement du ministère de Wesley, ils devaient pourtant se préparer pour le moment où ils seraient appelés à subvenir aux besoins de leurs prédicateurs.

La question des sacrements devait se poser de bonne heure pour les jeunes sociétés de Bristol et de Londres. Respectueux comme ils l’étaient des traditions, les deux Wesley eurent quelque peine à se décider à donner la communion en dehors des églises. La nécessité les émancipa. Charles, qui était le plus anglican des deux, donna le premier la cène, dans la salle d’école de Kingswood, aux membres de la société que les ministres officiels avaient refusé d’admettre à la table sainte, et il déclara même qu’à défaut de salle il n’eût pas hésité à célébrer le repas eucharistique en pleine forêt.

A Londres, quelques-uns des membres communiaient à l’église de leur paroisse ; mais le désir unanime des méthodistes de recevoir la cène des mains de leur pasteur décida Wesley à emprunter, pendant l’automne de 1741, la petite église protestante française de Hermitage Street, que le ministre M. Deleznot mit à sa disposition, et, pendant cinq dimanches successifs, il y administra la cène à cinq séries de deux cents communiants chacune.

Ce fut à cette même époque qu’il commença à remettre périodiquement à chaque membre un billet ou carte de membre, correspondant à peu près aux méreaux de l’ancienne Église réformée de France. Sur chaque billet était écrit le nom de la personne qui le recevait, la signature du prédicateur, et à l’origine une image symbolique, représentant, par exemple, l’ange volant au travers du ciel, la colombe, l’agneau, le phénix renaissant de ses cendres, l’ancre de l’espérance, etc. Plus tard, ces images disparurent pour faire place à un simple texte de l’Écriture.

Wesley attachait une grande importance à ces billets. « Ceux, disait-il, qui recevaient ces billets, — qui correspondaient aux ἐπιστολαὶ συστατικαί, lettres de recommandation mentionnées par l’Apôtre, — ceux qui les recevaient étaient reconnus par leurs frères partout où ils allaient et reçus avec empressement. Ils servaient aussi, lors des réunions de la société, à distinguer facilement les membres de ceux qui ne l’étaient pas. Ils nous fournissaient également une méthode tranquille et inoffensive d’écarter tout membre qui se conduisait mal ; on se bornait à ne pas lui remettre de billet, lors de la visite trimestrielle, et de la sorte il cessait de faire partie de la communauté. »

Rien n’échappait à l’attention de Wesley qui veillait à tous les détails de la marche intérieure de ses sociétés, et ainsi se formait peu à peu, et avec le concours des circonstances, tout un ensemble d’institutions auxquelles il devait imprimer l’unité de son puissant esprit.

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