Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

29.
L’Union des époux

Mais au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ; et les deux deviendront une seule chair ; ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair.

(Marc 10.6-8)

« Une seule chair, » expression énergique qui donne à elle seule la mesure de l’intimité qui doit exister entre deux époux. Un seul et même être a-t-il quelque chose de caché pour lui-même ? s’aime-t-il avec restriction ? songe-t-il à se dédoubler ? Non. Un être quelconque ne peut se diviser contre lui-même ; il n’a qu’une pensée, qu’un projet, qu’une action, qu’une parole, qu’un amour ; il vit et s’aime, et tout est dit. Eh bien, voilà ce que deux époux doivent être, une même chair, un seul être, les deux parties d’un tout, les deux moitiés d’une sphère qui n’a de forme, de beauté, d’utilité que lorsqu’elle est entière. Union et fusion en tout et partout, depuis le germe du désir jusqu’à l’accomplissement de l’action. La pensée de l’un va frapper l’esprit de l’autre, pour revenir, plus complète, plus claire, prendre place dans le trésor commun à tous deux. Cet échange de pensées n’est pas celui de deux intelligences communiquant entre elles, c’est plutôt la réflexion d’une seule tête retournant en elle-même diverses conceptions pour choisir la meilleure. De cette communauté de sentiment découle un même langage : ce que l’un exprime, l’autre l’a déjà pensé ; ce que celui-ci avance, celui-là le confirme. Si le même sujet peut être envisagé un instant par les deux sous des points de vue divers, quelques paroles échangées amènent bientôt l’unité d’opinion. Sentiments et paroles étant les mêmes, comment les actions ne le seraient-elles pas ? Ce que l’un commence, l’autre l’achève. Tous deux agissent de concert ; ils marchent dans le même sens, l’un à côté de l’autre, d’un même pas, vers un même but. C’est une vie unique qui coule dans deux êtres, les unit, les confond, n’en fait qu’un ; et comme un seul sang matériel circule dans les veines de leurs enfants, de même en eux une seule existence spirituelle anime les deux artères de leur unique cœur. C’est l’union de Christ et de son Église, et Christ est mort pour elle ; c’est l’union de Jésus et de son Père, et les deux ne sont qu’un ; c’est l’union des chrétiens, et les chrétiens ne sont que les divers membres d’un même corps. Une telle union ne vous apparaîtrait-elle que comme un bel idéal ? J’en serais peiné, car ce serait une preuve que vous ne connaissez pas le principe qui la rend possible, la foi chrétienne commune aux deux époux. C’est parce que ces deux êtres savent qu’ils sont unis pour l’éternité qu’ils le sont si bien pour le temps ; c’est parce qu’ils puisent leurs forces, leur amour en Dieu qu’ils sont forts et qu’ils s’aiment. Aussi, pour bien juger leur union dans ce monde, il faudrait que vous pussiez pénétrer dans le secret de leur maison, et les voir encore unis dans leurs prières, unis dans leurs lectures, unis dans leurs méditations, unis dans leurs espérances. Voilà l’union des époux telle que Dieu la demande. – Époux qui l’entendez, est-ce l’union telle qu’elle existe entre vous ?

Nous ne demandons pas s’il y a entre vous l’union qu’établit forcément une communauté d’intérêts dans le présent, et de projets pour l’avenir. De telles unions se trouvent même entre deux associés qui, pour tout autre objet que leur commerce, peuvent avoir des vues et des actions différentes ; de telles unions se forment même pour le mal entre plusieurs complices d’un crime qui, après avoir atteint leur but en commun, se haïssent peut-être. De la sorte, quelques-uns peuvent être unis par les points qui en désunissent d’autres : l’intérêt et l’orgueil ; c’est une union de corps et non de cœur ; elle a pour principe l’égoïsme et non l’amour. Encore une fois, de telles unions le monde est plein ; d’un tel amour l’Évangile ne veut pas ; les péagers et les gens de mauvaise vie en font autant ; et dans ce sens l’empire de Satan est uni. Mais l’union des époux chrétiens est tout autre ; elle a pour principe l’oubli de soi-même, l’abnégation, le dévouement, le sacrifice. Que dis-je, le sacrifice ? Ce que d’autres nomment ainsi est un privilège pour eux. Voilà l’union des époux chrétiens. Est-ce la vôtre ? Nous ne saurions l’affirmer ; tout ce que nous pouvons dire, c’est ce que nous avons vu dans le monde, en vous laissant juges si c’est chez vous ou ailleurs.

Nous avons rencontré des époux unis, empressés, bienveillants l’un pour l’autre en présence des hommes, prenant à tâche de se montrer satisfaits et heureux ; nous les avons suivis dans leur demeure, et, à notre grand étonnement, nous avons vu ces époux déposer alors leur caractère d’emprunt, comme on dépose un vêtement de luxe. Sous le même toit chacun avait une existence à part ; nous ne disons pas des occupations différentes, car la nature des choses l’exige ; mais aux heures qui auraient pu s’écouler, et dans les œuvres qui auraient pu s’accomplir ensemble, on était encore séparé. On avait, disait-on, des goûts différents, et il fallait bien laisser chacun libre de suivre les siens. De là une vie intellectuelle à part, des distractions mondaines à part, des amis à part, et ainsi une profonde scission entre les deux moitiés d’un même tout. Si les circonstances amenaient forcément un tête-à-tête, on se sentait mal à l’aise, le temps pesait ; on trouvait à peine une parole à échanger ; on cherchait dans son esprit comment on pourrait décemment s’arracher à la tristesse de la plus douce compagnie. Sans ressentir ni haine ni répulsion, on éprouvait cependant le besoin de ne pas rester en présence, et le désir d’aller chercher au dehors, parmi des étrangers, des joies plus vives, plus émouvantes. – Une telle union était déjà un triste spectacle ; mais bien plus triste était ce qui nous restait à voir.

Ces deux vies séparées sur tant de points faisaient naître tout naturellement des pensées, des projets qui n’étaient pas partagés. La silencieuse préoccupation de l’un provoquait l’humeur de l’autre. Une fois qu’il était bien reconnu qu’une pensée secrète appartenait au premier sans appartenir au second, un abîme se creusait chaque jour plus profond, et chaque jour venaient s’y engouffrer et s’y perdre la confiance, la paix, l’affection, le bonheur. Un seul secret en faisait supposer mille, mille plus importants, plus coupables. Le soupçon éveillé, il ne s’endormait plus ; on s’épiait, se questionnait ; on voulait se surprendre. Cette opposition dans les pensées finissait par se manifester dans des paroles, d’abord froides, rares, sèches, et bientôt vives, abondantes et amères. De part et d’autre des reproches, des récriminations. On s’étonnait, en s’écoutant, de découvrir que tant de mauvaises pensées aient pu être nourries dans l’esprit de chacun avec ce calme à la surface ; on plongeait alors du regard dans le cœur de celui que l’on avait cru connaître, et l’on y entrevoyait un sanctuaire qu’on n’avait pas même jusque-là soupçonné. Dès lors, plus de véritable confiance, plus de pure affection ; on était deux sous le même toit, à la même table, sur le même chevet ; dès lors plus d’union. – Encore un triste spectacle, moins triste cependant que celui qui nous restait à contempler.

Dans un tel ménage du moins les discussions étaient rares, et comme elles étaient pénibles pour tous deux, on s’efforçait de se les faire oublier ; mais, hélas ! pour d’autres elles paraissaient agréables. Ceux-ci saisissaient volontiers les occasions de dispute, comme si une vie paisible leur eût paru trop monotone. Évidemment ici on était deux : c’était chose avouée, convenue ; chacun sa tâche, ses intérêts, ses plaisirs ; on traitait ensemble comme avec un étranger ; chacun faisait valoir ses droits, non pour en jouir, mais pour les faire sentir ; le tort qu’on aurait pardonné à un passant dans la rue, on le reprochait à son époux dans la maison. C’était deux partis en présence, cherchant à se surprendre, à se tromper, à se nuire ; heureux de leurs victoires, plus heureux encore des défaites de l’ennemi. Quand on était fatigué de luttes, on ne faisait de paix qu’à des conditions stipulées, et cette paix n’était souvent qu’une trêve où l’on puisait de nouveaux prétextes pour de nouveaux combats. En se multipliant, les discussions devenaient plus irritantes, les griefs plus criants ; les éclats de la colère succédaient aux silences de la bouderie, et la ligne imperceptible qui séparait d’abord les époux, creusée chaque jour plus profonde, devenait enfin un abîme infranchissable ; chacun, de son côté, éprouvait des regrets sur le passé, versait des larmes sur le présent, et formait pour lui seul des projets pour l’avenir.

Où avons-nous vu toutes-ces scènes de discorde ? Certainement elles ne se sont pas présentées à nous toutes réunies sur le même point ; mais nous pouvons affirmer que les traits en sont tous pris dans la nature, et il faudrait être bien orgueilleux pour prétendre n’en avoir fourni soi-même aucun. Que chacun donc ajoute ou retranche, mais que de bonne foi il convienne qu’il n’est pas sans ressemblance avec ce portrait-là.

Après avoir avoué que la paix de notre propre intérieur a plus d’une fois été troublée, peut-être croirons-nous trouver une excuse dans le compagnon de notre vie. A nous en croire, la faute n’est pas à nous, mais à lui ou à elle, à son caractère pénible, à son exigence, à son humeur inégale ; en tous cas, ce n’est pas nous qui avons eu tort. Oui ; mais ce que nous disons de lui ou d’elle, elle ou lui le dit de nous. Des deux, qui croire ? Tous deux, car tous deux ont raison. Les torts sont toujours partagés. Plus graves d’une part, ils ne deviennent pas pour cela excusables de l’autre. On a eu les premiers envers nous, nous avons eu les seconds. Et ce n’est pas un étranger qui l’affirme, c’est le témoin qui nous voit, nous touche, nous parle chaque jour et tout le jour.

Mais peut-être quelques époux pourraient-ils dire : « Il n’en est pas ainsi de nous ; ces querelles nous sont inconnues ; nous vivons paisiblement ensemble. » A ceux-ci nous ferons une autre question. Unis dans la poursuite de vos intérêts matériels, l’êtes-vous aussi pour la recherche du salut de vos âmes ? Existe-t-il entre vous le premier de tous les liens, le lien de la foi ? ou bien l’époux pense-t-il que sa femme a l’esprit un peu faible, et pour lui se contente-t-il de faire semblant de croire ? De son côté, l’épouse regrette-t-elle que son mari s’occupe si peu de religion, et se résigne-t-elle à des prières secrètes et des lectures solitaires ? Or, est-ce une union chrétienne que celle qui nous laisse désunis dans nos pensées les plus sérieuses, dans nos intérêts les plus graves, et nous fait entrevoir une éternelle séparation ? Est-ce une union chrétienne que celle de deux esprits dont l’un plane dans le ciel, et dont l’autre rampe sur la terre ? de deux êtres dont l’un pleure sur celui qui se rit peut-être de la foi du premier ?

« Non, me diront quelques autres personnes ; encore sur ce point nous sommes unis ; nos croyances religieuses sont à-peu-près les mêmes. » Oui, j’en conviens, il y a sur ce sujet unité entre vous ; mais, je le crains, unité de doute ou d’incrédulité. Pour preuve, je vous en donne un fait bien simple. Si vous croyez et si vous croyez ensemble, pourquoi ne lisez-vous pas la Bible ensemble ? pourquoi ne priez vous pas ensemble ? Et lorsque tous deux vous vous entretenez de religion, pourquoi ne parlez-vous jamais de vos espérances célestes, des promesses de votre Sauveur ? Hélas ! vous vous accordez, mais vous vous accordez pour rester dans le vague, pour craindre et pour trembler ! Oh ! ce n’est pas là l’union des époux chrétiens nourris des mêmes lectures, riches de la même foi, heureux des mêmes espérances, se plaisant à prier ensemble, à s’édifier l’un l’autre, et ne pouvant se faire du bien ou du mal à eux-mêmes sans en faire autant à leur compagnon de voyage vers leur commune éternité. Ai-je répondu à tous ? – Non ; derrière les époux de notre propre génération s’élève une génération de futurs époux qui sans doute se disent : « Il peut en être ainsi de nos pères ; mais nous, nous saurons être unis et heureux. » Douce illusion, jeunes amis ; vos pères aussi l’ont eue, et cependant vos pères ont été détrompés. Serez-vous donc les seuls sages, et ferez-vous mieux qu’on ne fait depuis soixante siècles ? Ne vous rappelez-vous pas qu’enfants, vous pensiez d’une main déraciner un arbre, renverser une maison, et que vos vingt ans d’expérience vous ont montré que l’enfant se trompait ? Que cette première expérience ne soit donc pas perdue ; qu’elle vous fasse comprendre que dans vingt nouvelles années vous aurez fait comme vos pères ; vos belles espérances seront dissipées, et à vous, comme nous à vos pères, un nouveau prédicateur pourra dire : « que chacun retranche ou ajoute, mais que de bonne fois il convienne qu’il n’est pas sans ressemblance avec ce portrait-là. »

Après de telles expériences pour les uns et de telles prévisions pour les autres, que vous dirons-nous donc à tous ? Hélas ! nous en convenons, nous avons peu d’espoir que nos paroles modifient votre conduite si la foi chrétienne n’a pas déjà pénétré dans votre cœur. En vain nous vous affirmerions qu’au point de vue purement humain on est plus heureux unis que désunis dans un ménage ; vos passions, plus persuasives que nos paroles, vous gagneraient à l’opinion contraire ; et si déjà la foi vous a transportés de la terre au ciel, nous n’avons non plus dans un autre sens que peu de chose à vous dire. Il nous suffit d’avoir mis la main sur la plaie ; vous en souffrez déjà, et vous en désirez la guérison. Priez seulement le médecin des âmes de venir à votre secours ; contemplez l’amour de Jésus pour son Église ; voyez l’époux mourir pour l’épouse, et, après sa résurrection, intercéder encore chaque jour pour elle dans les cieux ; que ce divin modèle vous encourage à chercher le bonheur dans le dévouement où Dieu l’a placé pour lui-même. Avec qui donc serez-vous uni, patient, aimable, si ce n’est avec l’être que vous avez invinciblement lié à toute votre existence, celui qui doit passer à vos côtés non seulement les courtes heures du temps, mais les siècles innombrables de l’éternité ? Vous lui connaissez des défauts ; mais c’est à votre amour, non à votre colère, qu’il appartient de l’en corriger. Il a des torts ; mais n’en avez-vous pas ? Et qui vous dit que tout autre à sa place n’en aurait pas eu de plus graves ? Ce qu’on voit de près paraît plus grand, et ce qu’on supporte chaque jour fatigue davantage. Si vous pouviez voir de plus près et plus souvent telle autre personne qui vous semble aujourd’hui plus parfaite, peut-être béniriez-vous Dieu du choix qu’il a fait pour vous ! Élevez vos pensées jusqu’à la corruption humaine, et vous serez plus indulgent pour un des enfants de la grande famille dont vous êtes aussi membre. Si vous désirez un être bon, doux, aimant, saint, pour compagnon de votre vie, travaillez à rendre tel, par vos exemples, celui qui se trouve à vos côtés ; vous êtes son premier précepteur ; en le sanctifiant par vos saints exemples, vous ferez le double de chemin vers l’union, y marchant vous-même d’un côté et en attirant votre ami de l’autre. Supportez, et l’on vous supportera ; aimez, et vous serez aimé. Ce fut le secret de Jésus, qui, pour se faire aimer de son Église, l’aima le premier.

Mais tous ces motifs empruntés au Ciel font-ils peu d’impression sur vous ? Écoutez-en donc un dernier pris sur cette terre. Un jour la mort viendra vous séparer de votre époux, de votre épouse. Si c’est vous qui partez le premier, soyez certain que vos heures suprêmes seront remplies d’angoisses, et que vous sentirez dans ce moment des torts que vous ne voulez pas apercevoir aujourd’hui. Si c’est vous, au contraire, qui restez le dernier dans ce monde, soyez sûr encore que des remords non moins vifs vous pèseront plus longtemps. Une telle séparation change momentanément le cœur ; on se reproche alors non seulement d’avoir eu des torts, mais encore de n’avoir pas fait plus pour embellir la vie, édifier l’âme, assurer le salut de l’être qu’on vient de perdre. Alors les plus durs s’amollissent, et leurs larmes coulent malgré eux. Dites-vous donc bien, chaque fois que vous vous abandonnez à quelque dureté envers le compagnon de votre vie, que c’est une souffrance de plus que vous vous préparez pour l’avenir. Si vous n’avez point de compassion pour lui ou pour elle, ayez-en pour vous-même ; si la crainte de Dieu ne vous retient pas, que l’appréhension du remords vous arrête. Soyez patient, miséricordieux, par pitié pour vous-même ; et si vous n’avez pas peur de l’enfer au-delà de la tombe, tremblez du moins à la perspective de l’enfer que des regrets tardifs allumeraient dès ici-bas dans votre cœur.

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