La Kénose de Jésus-Christ

I.
État de la question christologique

Il n’échappe a personne, Messieurs, que, malgré que nous en ayons, nous vivons dans une époque de révision, en fait de dogmes plus encore encore qu’en fait de Constitutions. Dans le domaine de la Christologie, cette révision est depuis longtemps à l’ordre du jour. L’union de la nature humaine et de la nature divine dans la personne de Jésus-Christ demeure le problème capital de la théologie contemporaine.

Les solutions données par les grands conciles et les grands docteurs du ive et du ve siècle ne peuvent nous satisfaire : elles dépassent et quelquefois contredisent les déclarations scripturaires, et elles ont été inspirées d’ailleurs par des spéculations philosophiques et des nécessités ecclésiastiques qui ne sont plus de notre temps. La théologie issue du mouvement réformateur du xvie siècle n’a pas porté d’abord une attention particulière sur le dogme de la nature du Christ ; elle s’est contentée de recueillir sur ce point spécial l’héritage du passé et de proclamer à la fois l’humanité réelle et la pleine divinité du Rédempteur. Toutefois, deux manières différentes de concevoir les rapports de ces deux éléments dans la personne du Christ sont sorties du grand courant de la Réforme : la théorie calviniste ou réformée, qui juxtapose les deux natures sans les ramener à l’unité ; la théorie luthérienne, qui cherche à les unir plus étroitement par son hypothèse de la communicatio idiomatum, mais qui aboutit elle-même à la scission de la personne du Seigneur en deux activités parallèles et différentes. Reste une autre solution, celle que le Rationalisme sous ses diverses formes a proposée et qui supprime l’une des deux natures, la nature divine, et voit simplement dans le Christ le serviteur de Dieu envoyé ici-bas pour notre salut, l’homme pur et normal, le type et le modèle de l’humanité. Mais cette solution peut encore moins satisfaire les besoins profonds de l’âme chrétienne qui aime à contempler en Jésus-Christ son Sauveur et son Dieu, et elle est en contradiction directe avec le témoignage apostolique tout entier.

Aussi, de toutes parts, au sein du Protestantisme, dans les pays surtout où la théologie est en honneur, se sont élevées des voix autorisées réclamant la révision du dogme christologique. La place prépondérante qu’a prise en nos jours la méthode historique dans le domaine théologique comme dans tous les autres, les nombreux et savants travaux qui ont été faits sur la vie de Jésus et sur les origines du Christianisme, ont contribué pour une large part à accélérer ce mouvement. Tandis que, dans les siècles précédents, la métaphysique était souveraine en théologie comme en philosophie, l’histoire tient le sceptre aux jours où nous vivons ; des faits, des réalités, des expériences, sensibles ou religieuses, voilà ce qu’on réclame, voilà aussi pour bien des docteurs contemporains la seule pierre de touche de toutes les théories. Une école a surgi au-delà du Rhin qui exerce à cette heure une grande fascination sur les jeunes esprits et qui a pris ces mots pour devise ; vous avez nommé l’école de Ritschl.

La grande question de la nature de Jésus-Christ ne pouvait pas échapper à cet esprit nouveau d’investigation et de critique. Dans ces dernières années, plusieurs théologiens, qu’on ne saurait accuser de radicalisme scientifique ou de superficialité religieuse, ont nettement formulé la nécessité d’étudier à nouveau cette doctrine capitale. Parmi eux, je citerai M. le professeur Astié qui, dans un long et savant article paru dans la Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, résume et critique les diverses solutions données dans ce siècle du problème christologique, et est ainsi amené à formuler son opinion sur celle que j’ai à examiner aujourd’hui, celle de la Kénosis, c’est-à-dire de l’acte par lequel le Verbe éternel en s’incarnant dans la personne de Jésus-Christ s’est dépouillé de ses attributs divins, s’est anéanti lui-même (ἐαυτὸν ἐκένωσε), nous dit saint Paul dans la lettre aux Philippiens (Philippiens 2.7), pour devenir réellement et entièrement homme.

Cette théorie a été enfantée par le désir très légitime de donner satisfaction à une des exigences les plus impérieuses de la science et de la conscience chrétiennes à notre époque : le besoin de maintenir la vraie humanité de Christ tout en lui conservant sa divinité. En réalité, elle remonte à plus haut qu’on ne pense : elle se retrouve en germe dans l’ancienne théologie luthérienne2.

2 Quelques théologiens en constatent même les premières traces dans Hilaire de Poitiers.

Partant de cet axiome que le verbe divin qui s’est incarné en Christ est immuable et ne peut subir aucun changement, la théologie luthérienne affirmait que l’enfant Jésus avait possédé dès sa naissance tous les attributs divins, par exemple la toute-science et la toute-présence, mais qu’il s’était abstenu de s’en servir ; de la son dépouillement, la Kénose. La Kénose serait donc postérieure à l’incarnation. On voit que nous sommes loin du courant moderne qui tend à établir que le dépouillement, l’anéantissement du Fils de Dieu a eu lieu par le fait de l’incarnation. C’est dans cet esprit nouveau qu’un théologien luthérien de notre siècle, aussi éminent par sa piété que par sa science historique et dogmatique, le professeur Thomasius, d’Erlangen, a repris cette doctrine et a enseigné que dans l’incarnation le Verbe divin s’est dépouillé de ses attributs qu’il appelle relatifs, la toute-présence, la toute-science, la toute-puissance, et n’a gardé que ses attributs qu’il nomme immanents, la liberté, la sainteté, la vérité, l’amour, la conscience de soi-même, pour suivre toutes les phases du développement humain du Christ depuis la crèche jusqu’à la croix. Mais, malgré les efforts sincères de son auteur, cette théorie ne parvient pas à surmonter le dualisme et à reconstituer l’unité de la personne de Jésus-Christ.

Le vrai père de la conception moderne de la Kénosis est M. Gess, qui a été pendant plusieurs années professeur à la maison des Missions de Bâle, et plus tard à l’Université de Gœttingue et de Breslau. Ce théologien, qui se rattache au parti de l’Union, publia en 1850 un grand ouvrage sur la personne et l’œuvre de Jésus-Christ d’après le témoignage de Jésus-Christ et des Apôtres, qui a eu une seconde édition augmentée, en 3 volumes, parus de 1876 à 1887. C’est de cet ouvrage, sous sa première forme, que M. le professeur Godet, de Neuchâtel, a donné un compte rendu détaillé et très remarqué dans une série d’articles insérés dans la Revue chrétienne en 1857 et 1858. Ce compte rendu est d’autant plus intéressant que M. Godet, dont les travaux exégétiques sont si appréciés dans les pays de langue française, s’est constitué le champion des doctrines du livre qu’il recommande et en particulier de la doctrine de la préexistence éternelle et personnelle du Fils de Dieu et de son dépouillement par l’incarnation. Cette idée qui lui est si chère, l’éminent professeur de Neuchâtel l’a défendu et proposé avec cette chaleur d’émotion religieuse qui le distingue, dans les diverses publications sorties depuis lors de sa plume, dans son grand Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, dans son Rapport présenté le 2 septembre 1879 à l’une des assemblées générales de l’Alliance évangélique réunies à Bâle et dans une de ses Conférences apologétiques sur la divinité de Jésus-Christ, publiées en 1869. Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que la conception de M. Gess et de M. Godet sur la nature du Christ a trouvé une grande faveur chez un bon nombre de pasteurs et de théologiens des églises suisses et françaises. Il est inutile de faire l’analyse détaillée de ces articles, qui sont d’ailleurs eux-mêmes une analyse du livre de M. Gess ; contentons-nous de donner un rapide aperçu de la théologie de l’ancien professeur de Bâle d’après la seconde édition de son ouvrage.

M. Gess est trinitaire, mais non à la façon du symbole d’Athanase ; il admet très nettement la subordination dans le sein même de la Trinité. Pour lui, Dieu est Dieu, sans le Fils. Le Père seul possède l’aséité, qu’il ne peut jamais répudier. Par contre, le Fils a reçu du Père le don d’avoir la vie en lui-même, d’être la plénitude de la vie ou l’esprit source de vie pour les créatures. Or, le Fils peut renoncer à ce qu’il a reçu. Un de pensée et d’amour avec le Père, il consent à s’incarner pour le salut des hommes. De là la Kénosis qui a consisté dans le renoncement du Fils à toutes les énergies divines qu’il possédait dans la communion avec le Père. Ces énergies entrèrent par l’incarnation dans un état latent et inactif. Le Fils possédait jusqu’alors l’être, il entra dans le devenir ; il possédait la libre disposition de soi-même, il entra dans la vie conditionnée et limitée ; il renonça notamment à la toute-puissance, il renonça aussi à la gloire divine (Jean 17.5) et il ne jouit que d’une gloire spirituelle résultant de sa communion avec Dieu, gloire que ses disciples contemplèrent et partagèrent en quelque mesure. Dans cette condition amoindrie, Dieu l’unit par le Saint-Esprit dans le sein de Marie à un germe organique sans aucun concours humain, de telle sorte que le Christ fut le second Adam, issu de Dieu comme le premier. La vie humaine de Jésus eut pour point de départ, comme la vie de chacun de nous, l’inconscience, et le progrès intellectuel et spirituel y fut proportionné au progrès organique. Jésus réalisa le bien non par nécessité, mais librement (potuit peccare), et il s’éleva ainsi à la parfaite sainteté. Cette sainteté éclate surtout dans les terribles épreuves de Gethsémané et de Golgotha, mais elle a été rendue possible par la fidélité du Christ dans les épreuves et les tentations antérieures. Ce fut donc peu à peu, par l’effet d’un développement progressif, que Jésus fut amené à se reconnaître pour le Messie, le Sauveur, le Fils de Dieu, et qu’il comprit qu’il devait accomplir toute justice et subir la mort pour le salut du monde. Toute son existence fut une vie de foi et de prière ; son développement spirituel s’accomplit sous l’action du Saint-Esprit et, sauf quelques moments exceptionnels tels que le baptême, dans le domaine de la vie intérieure. La filiation divine était elle-même pour lui un objet de foi ; lui aussi, dans un certain sens, voyait « comme dans un miroir et non face à face ». Il n’est pas à présumer qu’il ait eu un souvenir précis de sa vie antérieure : il connaissait sa préexistence comme il connaissait sa postexistence par la connaissance qu’il avait de lui-même, de sa qualité de Fils de Dieu. Les énergies divines se réveillèrent en lui dans la mesure où il se développait intérieurement, et ce développement atteignit son terme en Golgotha. Pendant toute la durée de son ministère actif, il avait le droit de se présenter lui-même comme « le pain de vie », comme « la source de vie » parce que son père qui était en lui est la vie. Cet état d’inanitionis a eu pour terme la glorification, laquelle a eu pour point de départ la résurrection suivie de l’ascension, qui a été comme le pendant et la récompense de son anéantissement. Cette glorification ne consiste pas dans l’abandon de son humanité, mais au contraire dans la participation de la nature humaine à la gloire divine. L’auteur se plaît alors à décrire les merveilleuses perspectives qu’ouvre ce fait à notre humanité qui, en Christ glorifié, possède virtuellement toutes les gloires et toutes les capacités, de telle sorte que se réalise la parole de l’Écriture (Ephésiens 1.2) : « L’Église qui est son corps et la plénitude de celui qui accomplit tout en tous. »

Ajoutons que ce système théologique du professeur de Bâle n’est pas chez lui le seul fruit de la spéculation, mais qu’il plonge ses racines dans le sol des Écritures de l’Ancien et surtout du Nouveau Testament. M. Gess croit à l’inspiration réelle, mais non mécanique, des écrivains sacrés. Sur chaque point à traiter, il interroge quelques passages fondamentaux de l’Écriture, en détermine exactement le sens et s’efforce d’en faire sortir la lumière. Peut-être ne tient-il pas assez de compte de la diversité des points de vue des auteurs sacrés et du développement organique de la Révélation, mais il faut le louer d’avoir donné pour bases à son système le témoignage que Jésus se rend à lui-même et le témoignage que lui ont rendu ses apôtres et ses disciples. Là est, à notre avis, le fondement de toute dogmatique chrétienne.

La théorie de M. Gess a rencontré de nombreux contradicteurs, soit dans le camp de la théologie libérale, soit dans celui de l’orthodoxie. Dans ce dernier nous devons ranger un des docteurs les plus pieux et les plus savants Allemagne contemporaine, M. le professeur Dorner. Ce théologien part de l’idée que Dieu et l’humanité aspirent à une union intime qui doit trouver son expression typique dans un Homme-Dieu. L’apparition de cet Homme-Dieu sur la terre était un élément essentiel de l’idée créatrice. Ce n’est pas la déchéance de l’humanité qui a provoqué la venue du Christ, elle a ajouté seulement à cette vie terrestre la tâche, les douleurs de l’œuvre rédemptrice. Tandis que la doctrine ecclésiastique professe que l’incarnation fut complète dès la naissance du Christ, Dorner admet qu’elle fut progressive et qu’elle consista dans une pénétration mutuelle des deux natures, des deux vies, la divine se communiquant à l’humaine dans la mesure où celle-ci s’ouvrit religieusement à cette action divine, et ce ne fut qu’au terme de la vie du Christ que fut pleinement accomplie cette unio personalis. Au début, ni le Logos, ni l’enfant Jésus n’étaient des personnalités individuelles, mais de ces natures sortit une personnalité ayant deux pôles et deux foyers qui se rapprochèrent et se confondirent en un seul. Jésus eut le privilège de posséder une réceptivité adéquate au Logos, c’est-à-dire universelle ; il fut l’homme central, non physiquement, mais moralement et religieusement, sans l’individualité limitée des autres hommes ; il possédait la capacité de développer en lui toutes les puissances et tous les talents de l’humanité.

Dorner combattit vivement la doctrine de la Kénose, telle que l’avait formulée Thomasius, et il n’a pas été moins hostile à la conception de Gess. Son système nous semble sujet à de graves objections, et, en un sens, il cumule les difficultés des autres systèmes qu’il a la prétention de remplacer. Pendant la vie terrestre du Christ, le divin et l’humain, tout en étant portés l’un vers l’autre, ne sont pas indissolublement unis, et l’on se demande où réside alors le moi : Est-ce un moi humain éclairé par le Logos, ou le moi du Logos servi par une forme humaine ? Et puis, l’histoire ne donne-t-elle pas un démenti à l’hypothèse d’un Christ qui est l’homme central, l’homme universel, qui réunit en soi toutes les personnalités ; car qu’y a-t-il de plus distinct, de plus individuel que la personnalité du Christ, telle qu’elle se dégage de l’étude des Évangiles ?

Bien avant les discussions relatives à la Kénose, un des plus grands théologiens de l’Allemagne, Rothe, avait formulé une théorie contraire. Rothe a énergiquement combattu la notion ecclésiastique de la Trinité et la doctrine de la préexistence réelle et personnelle du Fils de Dieu. D’après lui, l’erreur de l’orthodoxie, c’est l’idée de deux natures en Christ. Fonder la divinité du Seigneur sur cette idée, c’est résoudre par un mode physique une question dont la solution doit être toute morale. Le Christ est pour lui seulement une créature exceptionnelle, un commencement nouveau dans l’histoire, un homme suscité par un miracle de Dieu, préservé de toute déviation morale, en communion permanente avec Dieu, en qui Dieu a réellement et pleinement habité avec ses attributs moraux, les seuls qui soient communicables à l’homme. Mais comme pour Rothe le péché réside dans la chair et qu’il est nécessaire au développement de l’humanité, on se demande comment le Christ a pu être préservé du péché.

Du côté du camp libéral, l’école de Ritschl devait aussi repousser la doctrine de la Kénosis qui, tout en prétendant tenir compte des faits, s’élève dans les régions de la Métaphysique si honnie par cette école. Nous ne sommes pas assez au courant des doctrines christologiques du maître pour tenter de les critiquer, mais nous possédons une publication française d’un de ses disciples, très claire, très intéressante et j’ajoute très sérieuse sur le sujet qui nous occupe ; elle est due à la plume d’un jeune professeur de la Faculté de Strasbourg, M. Lobstein, et a pour titre La notion de la préexistence du Fils de Dieu, fragment de Christologie expérimentale (Paris, Fischbacher, 1883). L’auteur suit une méthode un peu différente de celle de Gess. Il déclare que tout en tenant compte des témoignages bibliques sur la personne de Jésus-Christ, il faut en peser la portée et en chercher la genèse. Pour cela, il est nécessaire de rompre entièrement et sans plus y revenir avec la notion de l’inspiration plénière et mécanique et avec les procédés artificiels d’une harmonistique surannée. Quand il aura bien distingué les différents types doctrinaux que renferme le Nouveau Testament, le théologien s’efforcera « de saisir entre les points de vue des auteurs sacrés un lien organique, une unité vivante, un consensus religieux, expression immédiate de la conscience chrétienne mise en contact avec l’œuvre ou la personne de Christ ». Il devra donc se garder de confondre ce que l’auteur appelle « un axiome religieux », fruit de cette conscience, avec « un corollaire purement théologique ». Le vrai dogmatiste aura le droit et le devoir de n’accorder une autorité normative qu’au premier et de la refuser au second.

Armé de ce principe, M. Lobstein passe en revue les notions christologiques contenues dans les écrits de la communauté judéo-chrétienne, savoir les synoptiques, la première Epître de Pierre et l’Apocalypse, puis il aborde la théologie paulinienne à laquelle il rattache l’auteur de l’Épître aux Hébreux et il termine par l’examen de la théologie johannique. Ces études bibliques sont à nos yeux bien incomplètes, mais les conclusions exégétiques en sont généralement aussi exactes que sincères. Avec une parfaite loyauté, l’écrivain reconnaît que la doctrine de la préexistence du Fils de Dieu est plusieurs fois affirmée dans les livres sacrés du Nouveau Testament, et il va jusqu’à dire qu’« essayer de l’éliminer, ce serait porter atteinte au sens clair et formel des textes et substituer l’arbitraire dogmatique à l’interprétation historique ». Seulement, il déclare du même coup que cette notion ne fait pas partie intégrale de la foi religieuse en la divinité du Christ, que « faire du problème métaphysique de la préexistence du Fils de Dieu la clé de voûte de l’édifice christologique, c’est prendre le contrepied de tout l’enseignement du Nouveau Testament ». Ce n’est là pour lui qu’un corollaire théologique que le dogmaticien doit constater, mais qu’il lui est permis de ne pas accepter. La vraie et essentielle conception qui est à la base de ce corollaire est la conception téléologique de l’élection éternelle du Christ en vue de l’œuvre du salut. Aux yeux de M. Lobstein, celle-ci est la traduction de celle-là ; seule elle répond tout ensemble aux postulats de la foi religieuse et aux exigences de la pensée théologique ; elle est d’ailleurs seule conforme au témoignage que Jésus se rend à lui-même d’après les indications précises et authentiques des évangiles synoptiques ; elle dégage de toute formule d’emprunt le fond essentiel de la pensée apostolique ; enfin, elle rattache les conséquences tirées par la théologie chrétienne aux prémisses renfermées dans les écrits de l’Ancien Testament et en particulier dans ceux des grands prophètes d’Israël.

Une des parties les plus intéressantes de la brochure est celle où l’auteur, rompant avec les errements de l’école de Schleiermacher qui a trop méconnu la valeur de l’Ancien Testament et le lien organique qui l’unit au Nouveau, s’efforce de démontrer que c’est dans la révélation du peuple d’Israël qu’il faut chercher la solution du problème christologique. La conscience qu’a Israël de son élection divine en vue du bien de l’humanité se traduit pour lui dans la notion de la paternité de Dieu dont il est le fils privilégié. Ainsi la certitude qu’ont les écrivains du Nouveau Testament que le Fils de Dieu a été élu de toute éternité pour le salut du monde, vient aboutir, par l’effet d’un développement logique, au corollaire théologique de la préexistence réelle et personnelle.

Après avoir ainsi écarté cette notion du rang des affirmations religieuses de la foi chrétienne, M. Lobstein élimine aussi la notion de la préexistence idéale, à laquelle plusieurs théologiens modernes se sont arrêtés, en particulier M. Beyschlag, et lui refuse nettement toute valeur et toute portée religieuse.

Cette remarquable étude, pénétrée d’un esprit à la fois profondément religieux et fortement scientifique3 ; se termine par une sorte de prière d’actions de grâce à la gloire du Père céleste qui nous a aimés de toute éternité et de toute éternité aussi a élu son Fils pour accomplir l’œuvre de notre salut.

3 Ce double caractère se retrouve au plus haut degré dans une autre publication de M. Lobstein qui a paru plus récemment sous le titre : La doctrine de la Sainte-Cène, Essai dogmatique, Lausanne, 1889.

Un pasteur de Strasbourg, ami et beau-frère de M. Lobstein, M. Wennagel, a répondu à ce travail par une brochure qui a pour titre : La logique des disciples de M. Ritschl et la logique de la Kénose (1883). Cette réponse a été faite: d’un point de vue contraire à celui de M. Lobstein, du point de vue de la Kénose : elle renferme des arguments très judicieux et, à mon sens, souvent décisifs contre la conception de la partie adverse, mais la manière de traiter le sujet me semble à la fois trop spirituelle et trop polémique et donne à la logique un rôle trop prépondérant en telle matière. Je fais cependant une réserve pour la fin de la deuxième partie où l’auteur avec l’accent d’une piété vivante veut montrer l’influence bienfaisante que peut exercer sur notre vie religieuse la foi à la préexistence réelle et à l’abaissement du Fils de Dieu.

Autant que je puis le savoir, tel est à cette heure l’état de la question christologique. Me voici donc arrivé à la première étape de mon travail. Si je ne m’abuse, deux points communs demeurent acquis pour les partisans et pour les contradicteurs de l’hypothèse que nous avons à discuter, nous n’aurons donc pas à y insister dans le cours de notre étude. Ces deux points sont les suivants :

Les seules questions sur lesquelles doit porter la discussion sont celles-ci :

Nous sommes ainsi conduits à notre seconde partie qui a pour titre : Christologie du Nouveau Testament.

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