L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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Du manquement de toute sorte de consolations

        Notre âme néglige sans peine
        La consolation humaine
        Quand la divine la remplit :
Une sainte fierté dans ce dédain nous jette,
Et la parfaite joie aisément établit
        L’heureux mépris de l’imparfaite.
Mais du côté de Dieu demeurer sans douceur
Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde
Accepter pour sa gloire une langueur profonde,
Un exil où lui-même il abîme le cœur ;
Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte ;
Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplaît,
N’envoyer ni désirs vers le propre intérêt,
Ni regards échappés vers le propre mérite,
C’est un effort si grand, qu’il se faut élever
Au-dessus de tout l’homme avant que l’entreprendre :
Sans se vaincre soi-même on ne peut y prétendre,
Et sans faire un miracle on ne peut l’achever.
        Que fais-tu de grand ou de rare,
        Si la paix de ton cœur s’empare
        Quand la grâce règne au dedans,
Si tu sens pleine joie au moment qu’elle arrive,
Si tes vœux aussitôt deviennent plus ardents,
        Et ta dévotion plus vive ?
C’est l’ordinaire effet de son épanchement
Que d’enfanter le zèle et semer l’allégresse,
C’est l’accompagnement de cette grande hôtesse,
Et tout le monde aspire à cet heureux moment.
Assez à l’aise marche et fournit sa carrière
Celui dont en tous lieux elle soutient la croix ;
Du fardeau le plus lourd il ne sent point le poids ;
Dans la nuit la plus sombre il a trop de lumière,
Le Tout-Puissant le porte et le daigne éclairer ;
Le Tout-Puissant lui-même à sa course préside ;
Et, comme il est conduit par le souverain guide,
Il n’est pas merveilleux s’il ne peut s’égarer.
        Nous aimons ce qui nous console ;
        L’âme le cherche, l’âme y vole,
        L’âme s’attache au moindre attrait ;
Elle penche toujours vers ce qui la chatouille,
Et difficilement l’homme le plus parfait
        De tout lui-même se dépouille.
Laurens le saint martyr en vint pourtant à bout
Quand Dieu le sépara de Sixte son grand-prêtre ;
Il l’aimait comme père, il l’aimait comme maître,
Mais un amour plus fort le détacha de tout.
D’une perte si dure il fit des sacrifices
A l’honneur de ce Dieu qui couronnait sa foi ;
Il triompha du siècle en triomphant de soi ;
Par le mépris du monde il brava les supplices :
Mais il avait porté cette mort constamment
Avant que des bourreaux il éprouvât la rage ;
Et parmi les tourments ce qu’il eut de courage
Eut un prix avancé de son détachement.
        Ainsi cette âme toute pure
        Mit l’amour de la créature
        Sous les ordres du Créateur ;
Et son zèle pour Dieu, brisant toute autre chaîne,
Préféra le vouloir du souverain Auteur
        A toute la douceur humaine.
Apprends de cet exemple à desserrer les nœuds
Par qui l’affection, par qui le sang te lie,
Ces puissants et doux nœuds qui font aimer la vie,
Et sans qui l’homme a peine à s’estimer heureux.
Quitte un ami sans trouble alors que Dieu l’ordonne ;
Vois sans trouble un ami te quitter à son tour ;
Comme un bien passager regarde son amour,
Sois égal quand il t’aime et quand il t’abandonne,
Ne faut-il pas enfin chacun s’entre-quitter ?
Où tous les hommes vont aucuns ne vont ensemble ;
Et, devant ce grand juge où le plus hardi tremble,
Le roi le mieux suivi se va seul présenter.
        Que l’homme a de combats à faire
        Avant que de se bien soustraire
        A l’empire des passions,
Avant que de soi-même il soit si bien le maître
Qu’il pousse tout l’effort de ses affections
        Jusqu’à l’Auteur de tout son être !
Qui s’attache à soi-même aussitôt l’en bannit,
Et qui peut sur soi-même appuyer sa faiblesse
Glisse et tombe aisément dans l’indigne mollesse
Des consolations que le siècle fournit ;
Mais quiconque aime Dieu d’un amour véritable,
Quiconque s’étudie à marcher sur ses pas,
Apprend si bien à fuir ces dangereux appas,
Que d’une telle chute il devient incapable :
Rien de la part des sens ne le saurait toucher ;
Et, loin de prêter l’âme à leurs vaines délices,
Les grands travaux pour Dieu, les rudes exercices,
Sont tout ce qu’en la vie il se plaît à chercher.
        Quand donc tu sens parmi ton zèle
        Quelque douceur spirituelle
        Dont s’échauffe ta volonté,
Rends grâces à ton Dieu de ce feu qu’elle excite,
Et reconnais que c’est un don de sa bonté,
        Et non l’effet de ton mérite.
Quoique ce soit un bien sur tous autres exquis,
D’une excessive joie arrête la surprise ;
N’en sois pas plus enflé quand il t’en favorise,
Et n’en présume pas déjà le ciel acquis ;
En toutes actions sois-en mieux sur tes gardes ;
Que ton humilité sache s’en redoubler,
Plus il te donne à perdre, et plus tu dois trembler ;
Tant plus il t’enrichit, et tant plus tu hasardes.
Ces moments passeront avec tous leurs attraits,
Et la tentation, se coulant en leur place,
Y fera succéder l’orage à la bonace,
Les troubles au repos, et la guerre à la paix.
        Si toute leur douceur partie
        Laisse ta vigueur amortie,
        Ne désespère pas soudain ;
Mais, à l’humilité joignant la confiance,
Attends que le Très-Haut daigne abaisser la main
        Au secours de ta patience.
Ce Dieu, toujours tout bon et toujours tout-puissant,
Ce Dieu, dans ses bontés toujours inépuisable,
Peut faire un nouveau don d’une grâce plus stable,
D’une vigueur plus ferme, à ton cœur languissant.
Vous le savez, dévots, qui marchez dans sa voie,
Qu’on y voit tour à tour la paix et les combats,
Qu’on y voit l’amertume enfanter les appas,
Qu’on y voit le chagrin succéder à la joie ;
Les saints même, les saints, tous comblés de ce don,
Ont éprouvé souvent de ces vicissitudes,
Et senti des moments tantôt doux, tantôt rudes,
Par la pleine assistance et l’entier abandon.
        Crois-en David sur sa parole.
        Tant que la grâce le console,
        C’est ainsi qu’il en parle à Dieu :
« Lorsque de tes faveurs je goûtais l’abondance,
Je le disais, Seigneur, qu’aucun temps, aucun lieu,
        Ne pourrait troubler ma constance. »
A cette fermeté succède la langueur
Par le départ soudain de cette même grâce :
« Tu n’as fait, lui dit-il, que détourner ta face,
Et le trouble aussitôt s’est saisi de mon cœur. »
Cependant il conserve une espérance entière ;
Et, dans cette langueur rassemblant ses esprits,
« Jusqu’à toi, poursuit-il, j’élèverai mes cris,
Jusqu’à toi, mon Sauveur, j’enverrai ma prière. »
Il en obtient le fruit, et change de discours :
« Le Seigneur à mes maux est devenu sensible,
Dit-il, et la pitié l’ayant rendu flexible,
Lui-même il a voulu descendre à mon secours. »
        Veux-tu savoir de quelle sorte
        Agit cette grâce plus forte ?
        Écoute ses ravissements :
« Tu dissipes, ô Dieu ! l’aigreur de ma tristesse,
Tu changes en plaisirs tous mes gémissements,
        Et m’environnes d’allégresse. »
Puisque Dieu traite ainsi même les plus grands saints,
Nous autres malheureux perdrons-nous tout courage,
Pour voir que notre vie ici-bas se partage
Aux inégalités qui troublent leurs desseins ?
Voyons tantôt le feu, voyons tantôt la glace
Dans nos cœurs tour à tour se mêler sans arrêt :
L’Esprit ne va-t-il pas et vient comme il lui plaît ?
Son bon plaisir lui seul le retient ou le chasse ;
Job en sert de témoin : « Tu le veux, ô Seigneur !
Disait- il, que ton bras nous défende et nous quitte,
Et tu nous fais à peine un moment de visite
Qu’aussitôt ta retraite éprouve notre cœur. »
        Sur quoi donc faut-il que j’espère,
        Et, dans l’excès de ma misère,
        Sur quoi puis-je me confier,
Sinon sur la grandeur de sa miséricorde,
Et sur ce que sa grâce aime à justifier
        Ceux à qui sa bonté l’accorde ?
Soit que j’aie avec moi toujours des gens de bien,
De fidèles amis, ou de vertueux frères,
Soit que des beaux traités les conseils salutaires,
Soit que les livres saints me servent d’entretien,
Qu’en hymnes tout un chœur autour de moi résonne ;
Ces frères, ces amis, ces livres et ce chœur,
Tout cela n’a pour moi ni force ni saveur
Lorsqu’à ma pauvreté la grâce m’abandonne ;
Et l’unique remède en cette extrémité
C’est une patience égale au mal extrême,
Une abnégation parfaite de moi-même,
Pour accepter de Dieu toute la volonté.
        Je n’ai point vu d’âme si sainte
        D’âme si fortement atteinte,
        De religieux si parfait,
Qui n’ait senti la grâce, en lui comme séchée,
N’y verser quelquefois aucun sensible attrait,
        Ou vu sa ferveur relâchée.
Aucun n’est éclairé de rayons si puissants,
Aucune âme si haut ne se trouve ravie,
Qui n’ait vu sa clarté précédée ou suivie
D’une attaque, ou du diable, ou de ses propres sens :
Aucun n’est digne aussi de la vive lumière
Par qui Dieu se découvre à l’esprit recueilli,
S’il ne s’est vu pour Dieu vivement assailli,
S’il n’a franchi pour Dieu quelque rude carrière.
Ne t’ébranle donc point dans les tentations ;
Ne t’inquiète point de leurs inquiétudes ;
D’elles naîtra le calme, et leurs coups les plus rudes
Sont les avant-coureurs des consolations.
        Puissant Maître de la nature,
        Ta sainte parole en assure
        Ceux quelles auront éprouvés :
« Sur qui vaincra, dis-tu, je répandrai ma gloire,
Et de l’arbre de vie il verra réservés
        Les plus doux fruits pour sa victoire. »
Cette douceur du ciel en tombe quelquefois
Pour fortifier l’homme à vaincre l’amertume ;
L’amertume la suit, de peur qu’il n’en présume
Le ciel ouvert pour lui sans plus porter de croix :
Car enfin le bien même est souvent une porte
Par où la propre estime entre avec la vertu ;
Et, quoique l’ennemi nous paraisse abattu,
Il se faut donc sans cesse au combat disposer,
En craindre à tous moments quelques succès contraires,
Puisque de tous côtés on a des adversaires
Qui ne savent que c’est que de se reposer.

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