Arnold Bovet, sa vie, son œuvre

II.
Enfance et jeunesse

Il est bon pour l’homme de porter le joug dans sa jeunesse.

Lamentations 3.27

Quand un homme de Dieu a professé et pratiqué pendant sa vie une foi intense, on est tenté de croire que cette foi est née avec lui et qu’il a dû se montrer, dès ses premiers pas, un être privilégié, anormal, extraordinaire. On naît avec la bosse de la musique, du dessin, des mathématiques ; pourquoi pas avec celle de la religiosité ? Cette supposition contient une parcelle de vérité. On trouve des âmes religieuses et des âmes profanes, mais il serait faux et dangereux d’attribuer à la nature ce qui est manifestement un triomphe sur elle ; même chez les mieux disposés, il faut une victoire de Dieu et une défaite du péché : on verra que ce fut le cas pour Arnold Bovet.

Parmi les personnes qui ont travaillé à son éducation, la reconnaissance exige que nous nommions Caroline Siegrist, de Schaffhouse, qui, plus tard, établie à Berne, après un long séjour en Russie, devint monitrice de l’école du dimanche de son ancien élève ; M. Wittich, le pasteur allemand de Boudry, d’une sévérité un peu trop grande, il donna un jour à la petite Clara Bovet treize tapes pour treize fautes ; M. Dufour, précepteur des enfants de M. Charles Bovet, pédagogue qui se trompa quelquefois, par excès de conscience, et par extrême rigidité de principes.

Souvent, Mme Bertha Bovet se permit de lui conseiller un peu plus de liant et d’opportunisme ; seulement, elle faisait ses observations avec affection et par lettres, jamais devant les enfants. L’élève conserva toujours à son maître une respectueuse et reconnaissante affection; plus tard, il demeura chez lui, à la Vuachère, pendant une partie de son séjour à Lausanne. Enfin, l’homme qui exerça à ce moment et longtemps après une grande influence sur la formation de l’âme d’Arnold Bovet, c’est M. William Petavel, actuellement pasteur à Neuchâtel.

Le sentiment le plus fort qui faisait battre le cœur de l’enfant, alors âgé de cinq ans, c’était l’amour pour les siens et surtout pour sa mère. « Si maman prenait la peste, dit-il un jour, je la toucherais tout de suite, pour prendre la maladie, et mourir en même temps qu’elle. »

De bonne heure aussi s’éveille en lui une piété enfantine. À l’âge de sept ans, on le trouve pleurant et sanglotant. Pourquoi ? Interrogé il répond : « J’ai demandé au Seigneur Jésus de me pardonner tous mes péchés, et c’est ce qui me fait pleurer. » À d’autres moments, cette piété naissante se manifeste d’une manière qui rappelle un peu celle de Luther enfant. « Je serai pasteur, disait Arnold, parce que je veux aller au ciel, et tous les pasteurs vont au ciel. »

Déjà à ce moment, dans le sentiment religieux naissant, domine ce qui plus tard lui donnera un si doux éclat : l’amour compatissant. Un jour, sa sœur aînée essayait de lui expliquer la parabole du festin (Matthieu 22.1-11), et notamment l’épisode de la robe, resté obscur pour l’enfant. « Tu comprends, lui disait-elle, c’est comme si nos parents avaient donné un grand dîner, et qu’il y entrât une pauvre vieille femme, avec une robe toute fripée, toute sale… on lui dirait : « Allez-vous-en ! » — « Ce n’est pas vrai ! interrompit avec vivacité le petit Arnold, maman lui dirait : Ma pauvre femme, on va vous donner une autre robe ! » Et on eut grand-peine, racontait un témoin de l’incident, à calmer l’indignation de l’enfant.

Malgré la contradiction apparente, un autre trait dénote la même sensibilité. M. Dufour, pour former à la compassion le cœur de son élève, l’avait emmené à Boudry visiter des malades et, entre autres, une famille que l’ivrognerie avait réduite à la dernière des misères. La visite faite, le pédagogue lui dit : « J’espère, Arnold, que tu es heureux d’avoir été là : tu as vu combien souffrent certaines gens, et tu as appris à avoir pitié. » — « Non ! répond l’enfant d’un air sombre, et en secouant la tête, je ne suis pas content d’avoir vu cela, je n’aime pas à avoir pitié ! » Il souffrait trop de voir une misère contre laquelle il était impuissant.

Ces paillettes d’or de la piété naissante étincelaient dans une véritable âme de jeune garçon, vif et joyeux. Les gorges, les ponts et les usines de l’Areuse l’intéressaient à l’extrême ; et, pour son bonheur, une Areuse en miniature, un petit ruisseau, coulait dans le jardin. Il y cultivait avec passion ses goûts d’ingénieur, en y construisant des ponts et en y installant des roues d’eau. Il n’était plus question, alors, de vocation pastorale, et Arnold Bovet, se redressant fièrement devant les œuvres de ses mains, s’écriait — « Quand je serai grand, je me ferai architecte : je bâtirai des ponts, de belles maisons, des églises ! » Il se trompait un peu, mais pas entièrement.

Enflammé pour les jeux, il conserva longtemps une prédilection pour les échecs, qui lui furent plus tard d’un grand secours pendant sa longue maladie. Ses camarades étaient surtout : Eugène Casalis, le futur médecin-missionnaire, Alphonse de Pourtalès, Théophile et Alfred Bovet. Il eut souvent à se plaindre du dernier, qui se permettait de le pincer pendant les cultes, pour le faire rire.

La sincérité oblige à ajouter qu’enfant, Arnold était très colère. Ses deux sœurs l’agaçaient, à quoi il répondait en les poursuivant, une chaise à la main, de sorte qu’elles n’avaient que la ressource de mettre la porte entre leurs personnes et sa fureur.

À ce moment aussi, il n’essaie pas de « faire le pieux ». Sa correspondance manque d’onction et de poésie ; en voici un extrait daté de mars 1851 : « Mes chers parents, nous avons été très tristes lorsque vous êtes partis et vous avez oublié la bouteille ; alors M. Wald est revenu et nous avons déjeuné, et M Wittich nous a raconté des histoires de saucisses, et alors nous avons fini de déjeuner, nous nous sommes amusés, et moi, j’ai fait beaucoup de bêtises. »

En résumé, dans l’impression que laisse ce printemps de la vie d’Arnold, deux choses dominent : la joie et l’affection. Ces deux rayons ne s’éteindront jamais. Il a eu l’enfance la plus ensoleillée qui se puisse rêver. Sa première floraison n’a pas été gâtée par l’aigre bise de la malveillance ; il a respiré la tendresse la plus chaude, avec le saint optimisme chrétien, et tel a été dans sa jeune âme le rayonnement de ces reflets d’En Haut, qu’il l’a conservé pendant des années de souffrance, et que sa virilité en a été toute illuminée. Aimable et aimé, il aurait pu conserver, homme, le joli surnom qu’il a eu enfant : « Herzensdieb » (voleur de cœurs).

N’est-ce pas un vieux mystique du moyen âge qui a écrit ceci : « La plus rapide monture qui puisse te conduire à la perfection, c’est la souffrance ? »

Si tout n’est pas vrai dans cette affirmation, il reste qu’elle se réalise souvent, et que Dieu semble s’en inspirer à l’égard de ceux qu’il aime le mieux. Aux maîtres chrétiens que les parents d’Arnold lui avaient donnés, son Père céleste en ajouta un autre, que leur tendresse n’aurait pas choisi, mais que leur foi accepta : la maladie.

Au mois d’août 1854, il revenait de Bâle à Neuchâtel, avec son précepteur, dans la poste, dont l’intérieur était rempli. Une vieille dame se présente ; pour lui faire place, l’enfant et le maître montent auprès du cocher. Le long trajet, par le froid, détermina un mal qui, localisé dans le genou, devait faire souffrir le pauvre garçon pendant sept ans ! Dès ce moment aussi, douleur morale plus grande que l’autre, son instruction est entravée ; il ne peut se livrer à l’étude que par moments ; tout son avenir paraît compromis, et le voilà, pour longtemps, ballotté de spécialiste en spécialiste, de cure en cure, cherchant partout une guérison qui lui est partout refusée.

Dans cette épreuve, apparaît déjà le trait dominant de son caractère et de sa foi naissante : la joie persistante. Sa bonne humeur ne fut point altérée ; il continua à jouir de la vie, à espérer en l’avenir, à croire à l’amour de Dieu.

Presque chaque année il allait à Francfort dans la famille de sa mère ; l’hiver de 1854 à 1855 fut passé à Clarens, avec W. Petavel, en été, séjour à Weissenbourg (canton de Berne). Au mois d’août, on le conduisit sur une plage d’Angleterre, en passant par Paris. Les impressions toutes fraîches de ce premier grand voyage nous ont été conservées dans une lettre adressée à son précepteur.

« J’ai donc vu la France et l’Angleterre, et les souverains de ces deux nations. Je crois que j’aime mieux le caractère des Français et les mœurs des Anglais. Le dimanche est ici bien observé, et les familles sont beaucoup plus ensemble. On voit beaucoup de mamans avec leurs lionceaux ; ce n’est pas comme au Jardin des Tuileries où il n’y a que des bonnes, plus ou moins bonnes. J’ai trouvé Paris bien beau, mais je crois que cette beauté m’aurait fait une impression triste, si j’avais dû y rester plus longtemps. Ce qui m’a frappé le plus, à Paris, c’est l’Exposition des machines ; j’y ai passé des moments de découvertes avec M. Junod, qui m’a expliqué une masse de choses ; je vous en raconterai les détails à la maison. J’étais bien aise d’avoir fait un peu de mécanique avec vous ; cela m’a aidé à comprendre. Si l’on continue sur ce pied, en fait d’inventions, les hommes n’auront plus qu’à ouvrir des robinets, à remonter des ressorts, à mettre du bois au feu et de l’huile aux rouages.

« Depuis que nous sommes en voyage, le latin et le grec sont mal nourris  j’espère que, quand je reviendrai, ils ne seront pas morts ; et que, grâce à vos soins et à mon envie, ils ressusciteront. Ici, la vie a aussi ses charmes. J’ai lié intime connaissance avec un petit English, avec lequel je converse tant bien que mal. C’est le fils d’un marchand de poisson. Je lui donne des leçons de dessin. Je passe des heures bien intéressantes avec lui à chercher des crabes, des crevettes, des étoiles et des animaux marins ; les bains de mer sont extrêmement amusants, surtout quand il y a beaucoup de vagues ; l’eau est bien plus chaude que quand la mer est tranquille. Comme il n’y a pas d’établissement de douches ici, nous avons acheté un arrosoir avec lequel papa me douche tous les matins. Mon genou n’a pas encore fait beaucoup de progrès depuis que nous sommes ici, mais il faut espérer que cela viendra… »

Nous entendrons encore souvent ce refrain de l’espérance toujours déçue et toujours renaissante.

Âgé de près de quatorze ans, Arnold Bovet entra au collège Galliard à Lausanne, où, avec quelques intermittences, il resta deux ans. Il demeura successivement chez M. Dufour, chez Mme Guisan, chez les Bridel, chez M. Galliard. Partout, il fut enveloppé d’affection.

Quatorze ans ! C’est l’âge de la force croissante, de la vie exubérante, des études devenues sérieuses, des amitiés nouées, des ambitions illimitées… c’est le moment où tout jeune Suisse qui se respecte, souhaite de grimper au premier rang de la classe, et d’escalader aussi les montagnes environnantes, pour s’entraîner aux ascensions futures ; c’est l’âge où l’on a surtout peur de passer pour délicat, où l’on pousse la virilité jusqu’à mépriser les jeunes filles ; c’est l’âge où l’on professe de ne pas éprouver la pitié, et où l’on craint par dessus tout de l’inspirer.

On juge de ce que devait souffrir notre collégien. Il ne pouvait marcher qu’à l’aide de béquilles, son genou refusant tout service, et chaque pas lui étant une douleur. Pour lui permettre d’aller en classe, et de faire quelques sorties, ses parents lui avaient procuré un âne et une petite voiture. Cet équipage pittoresque inspirait à ses camarades des actes et des sentiments divers. Quand la neige couvrait le sol, les collégiens — cet âge est sans pitié, — ne résistèrent pas toujours à la tentation de cribler de balles, sinon la voiture, du moins l’attelage. Seulement, le plaisir était médiocre dans ces attaques, car l’ennemi, ou plutôt la victime, avait la bonne habitude de ne pas se fâcher. « Je ne comprends pas Arnold Bovet, disait un de ses camarades à sa mère, on peut se moquer de lui et de son âne, et les tourmenter tant qu’on veut ; jamais il ne se fâche ni ne dit un vilain mot ! » Cette attitude désarmait vite les combattants, et c’était à qui aiderait l’impotent à monter et à descendre de voiture, à atteler et à dételer.

Plus pénible que les balles de neige, plus douloureuse que la privation de courir et de sauter, était, pour le collégien, le retard que sa maladie apportait à ses études. Sa santé trahissait sa bonne volonté ; c’est la seule plainte que l’on trouve dans ses lettres d’alors.

Il écrit à sa mère (21 novembre 1857) : « Je n’aurai pas un tant bon bulletin ce mois ; on a fait le succès de latin, j’ai eu malheureusement 2. C’est si difficile avec M. Meylan 1 il est si sévère ! On a fait aussi le succès de français, j’ai eu 3. Le lendemain, il fut plus heureux au « succès » d’allemand où il obtint 4. »

Il faut croire que, décidément, ses rapports avec le terrible M. Meylan étaient pénibles, car Arnold, qui depuis longtemps illustrait ses lettres, au moyen de croquis à la plume, en insère un où il est représenté debout dans une classe, dont la chaire est occupée par M. Meylan. De la bouche du professeur sortent ces paroles : « Ah ! Bovet dites-moi donc pourquoi il y a là le subjonctif ? Réveillez-vous ! » Arnold prit sa revanche plus tard, et ne garda pas rancune au redoutable latiniste, car, dans une lettre qu’il écrivit de Lausanne à son retour de Toulon, on trouve ces mots : « J’ai longtemps causé monuments romains avec M. Meylan. »

Le moment psychologique qui lui inspirait des alternatives de joie et de trouble, c’était celui des examens. Pour documenter sa mère en vue de ses prières pour lui, il lui envoya une liste détaillée des matières, des jours et des heures de l’interrogation ; il y joignit quelques signes cabalistiques, qu’il prit soin d’expliquer : « Partout où j’ai mis F, cela veut dire « facile », partout où j’ai mis S, cela signifie que j’ai souci. »

L’approche des examens inspire à l’élève un autre cri « You tra-la-la ! » C’est que les promotions amèneront sans doute son père ; et puis ce sera le retour à la maison.

Il l’aimait, ce foyer ! En 1857, la famille Bovet avait quitté la Fabrique de Boudry. Les Charles étaient allés s’installer dans la belle campagne de Grand-Verger, les Philippe à Grandchamp où ils établirent l’hôpital, d’abord fondé à Boudry, ainsi que l’Asile pour orphelins. C’est là aussi que M. et Mme Bovet firent construire le Chalet qui subsiste encore. L’édifice n’a pas été élevé dans les conditions et suivant les règles ordinaires de l’art. On commença par le milieu (salon et salle à manger) ; puis, par dessous, on creusa, et on installa la cuisine et les caves ; enfin, s’enhardissant toujours, on fit le haut (chambres à coucher). Le tout était surmonté d’une sorte de tour qu’il a fallu raccourcir depuis. Cette étrange construction a abrité bien des joies et bien des douleurs ; elle a reçu bien des hôtes, et une des dernières pensées d’Arnold a été d’y installer son fils Samuel, le missionnaire, quand celui-ci reviendrait d’Afrique pour se reposer.

Pendant la construction de ce nouveau foyer, à l’inauguration duquel il fit, sur l’escalier, une mauvaise chute, il s’associait avec une joie mêlée d’orgueil à l’entreprise de ses parents. Pour sa mère, son style toujours exubérant, devenait un vrai torrent d’épithètes tendres ou passionnées. Pour lui faire plaisir, il s’efforce une fois de lui écrire en allemand et il commence ainsi : Theure, geliebte, äusserst geuchtete und unaussprechlich geehrte Mutter ! Le contenu de l’épître est à l’avenant ; mais il faut croire que la langue de Goethe gênait encore l’expansion de sa tendresse, car, au milieu de la quatrième page, il ne craint pas d’écrire : Joho ! ich bin schon in der Mitte der vierten Seite !

En même temps que les lettres et les prières des siens, ce qui, à Lausanne, fut peut-être le plus grand bienfait accordé au jeune garçon privé de tant de joies, ce fut l’amitié.

Un jour, il a dessiné son portrait en buste. On reconnaît fort mal le visage, mais fort bien la coiffure : c’est la casquette de la Société « l’Étude », fondée le 8 janvier 1858 par quatre élèves du collège Galliard : Fallot, Renevier, Francillon, Bernus.

Ces futurs théologiens avaient encore beaucoup à apprendre. Très fidèles à visiter leur ami malade, ils ne savaient que très imparfaitement le secret de faire du bien à ceux qui souffrent. Arnold, sur le conseil de sa mère, aurait voulu qu’au moins le dimanche ou lût la Bible ensemble ; mais c’était bien difficile, car écrit-il, « Fallot n’est pas tant bien disposé ces temps… » et puis « comment être bien recueilli et sérieux, avec des garçons en compagnie desquels on a ri et dit des bêtises ? »

Pendant cette période, deux points très noirs assombrirent la vie, d’ailleurs toujours ensoleillée, du collégien. C’est l’état de son âme et celui de sa santé. De sa vie intérieure, il écrit (27 mars 1859) : « J’ai terriblement à vaincre ! Tous les jours, je prends de bonnes résolutions, et prie Dieu de m’aider ; mais tous les jours, quand la tentation est là, je n’ai plus la force de résister : c’est terrible ! »

Au sujet de sa jambe, nous lisons avec douleur ces quelques lignes : « J’ai vu hier M. Mercier qui m’a aussi dit de marcher, mais pourtant pas plus de quarante pas. Je le fais tant que je peux, mais je ne marche pas aussi bien qu’avant… tu sais, je ne le puis guère qu’en levant les mains, et par soubresauts. »

Malgré les soins, les cures et les massages, malgré un appareil que l’on serrait plus ou moins, malgré les promesses et les assurances de plusieurs médecins, au commencement de l’année 1859, l’état du pauvre genou avait encore empiré ; Arnold fut obligé de se mettre au lit, et le bon M. Galliard lui céda sa propre chambre. Entravé plus que jamais dans ses études et reclus, le malade restait joyeux, et, sur une de ses lettres, nous trouvons un cachet avec ses initiales surmontées de ce simple mot : « Espérance. »

« Malgré bien des cures »… Il serait trop long de raconter en détails les nombreux séjours que dut faire Arnold dans bien des endroits, pour essayer de retrouver la santé. Il suffira de le suivre là où son âme, à défaut de son corps, put recevoir quelque bien.

Entre deux séjours à Wildbad, nous le trouvons à Boll, au mois d’août de l’année 1858.

Dans le plantureux et aimable Wurtemberg, sur un plateau ondulé, couvert de riches moissons et d’arbres fruitiers, en face de la pyramide tronquée du Hohenstaufen, est situé l’établissement de Bad-Boll. La maison est grande. Entre ses deux ailes, sur la façade, se voient des initiales couronnées. Une belle allée d’arbres la relie au village de Boll. Une source sulfureuse fut l’origine de ce bain ; mais ce qui y attirait des malades de corps et d’esprit, venus d’un peu partout, c’était, plus que la source, le maître de la maison, Christophe Blumhardt.

Tout d’abord pasteur dans le village de Möttlingen, il avait vu se produire un réveil qui fit revivre dans ce petit cadre et pendant plusieurs années certains chapitres des Évangiles et des Actes des Apôtres. Cela commença par un mouvement de repentance, profond et général ; en même temps, se produisirent, tantôt violentes et rapides, tantôt plus lentes et plus calmes, des conversions et des guérisons. Plusieurs de celles-ci revêtirent des caractères étranges, qui rappelaient les expulsions de démons. Au bruit qui se fit, la multitude accourut. Le dimanche, l’église paroissiale était trop petite pour contenir la foule électrisée, et les miracles continuaient. Convaincu qu’il avait reçu « le don des guérisons », et qu’il était appelé à un ministère spécial, Blumhardt quitta Möttlingen, et avec l’appui financier de quelques disciples, il acquit la propriété des bains de Boll. C’est là que, pendant de longues années, combattu par les uns, exalté par d’autres, à travers la bonne et la mauvaise réputation, il a continué un ministère qui fut pour beaucoup « une puissance de Dieu » pour guérir et sauver.

Christophe Blumhardt n’avait rien d’un ascète, et sa maison rien d’un couvent. Les visiteurs qui débarquaient dans la grande cour étaient tout d’abord étonnés. Ayant ouï parler de cet homme étrange, qui combattait les puissances des ténèbres et chassait les démons, ils s’attendaient à trouver un Prophète, au visage austère et décharné ; et ils voyaient venir joyeusement à leur rencontre, un petit homme replet, au triple menton. Mais cette bouche souriante savait faire entendre des accents terribles, quand elle s’adressait aux pécheurs endurcis, et elle s’exprimait avec une douceur et une tendresse maternelles, quand elle présentait la grâce et la guérison aux âmes accablées et saignantes.

Et pourtant, Arnold ne trouva pas à Boll ce qu’il y cherchait. Dieu avait, à son égard, des pensées que nous comprenons mieux maintenant. Pour préparer cet instrument en vue de l’œuvre spéciale qu’il lui destinait, il fallait une fournaise et une trempe spéciales, une action plus violente que celle de Boll. Le séjour d’Arnold s’y passa dans un curieux assemblage de choses terrestres et de choses divines, de distractions et de recueillement, de bons désirs et d’insurmontables faiblesses ; un peu de lutte, mais nulle victoire et, partant, nulle guérison. Il écrivait : « Une dame est venue m’inviter avec quelques autres à des jeux d’esprit. Nous commencions à acquérir un esprit surprenant quand on m’a apporté une lettre de Clara et je me suis excusé… de là je suis allé faire une visite au petit malade (un jeune garçon auquel Blumhardt l’avait présenté et qui gardait toujours le lit). Nous sommes restés presque tout le temps dans le plus muet silence ; je ne sais vraiment pas que lui dire, à ce pauvre petit ; il a l’air bien malade… Je m’ennuie un peu tout le jour… »

Le 21 août, il raconte comment Blumhardt lui a imposé les mains. « Il a mis ses mains sur ma tête, et, au bout d’un moment, il a dit Amen ! Je priais aussi avec lui. »

Quelques jours après, il écrit « L’autre soir, il y avait plusieurs étudiants, et, après le goûter, nous nous sommes fait apporter un peu de bière, et nous nous sommes très bien amusés. J’ai bu « schmollis » avec M. Meyer et M. le Vikar… »

À Boll, comme jadis en Palestine, il semble que la guérison physique ait été soumise à certaines conditions morales. Celles-ci manquant encore dans le cœur partagé de notre malade, la délivrance ne pouvait pas être accordée, et les prières même de M. Blumhardt restèrent impuissantes. Dieu savait ce qu’il faisait : le moment n’était pas encore venu.

En août 1859, nous sommes à Kreuznach. Le voyage, cette fois, s’est fait en famille. À Francfort, patrie de sa mère, Arnold a été l’objet de la tendresse compatissante de nombreux parents et amis. Pour se rendre à Kreuznach, on a passé par Bingen, le jeune collégien a admiré le Rhin majestueux ; en même temps, sa lorgnette a cru discerner certaines robes blanches et quelques signaux, au balcon de la maison de campagne de Johannisberg, où habitait la famille Mumm.

À Kreuznach, la cure fut faite avec une conscience qui eût mérité un meilleur succès. L’invalide écrivait à son père, vers le milieu du séjour : « J’ai maintenant pris vingt-deux bains, fait quatre-vingts heures de compresses, et bu une cinquantaine de verres d’eau salée. Le médecin dit qu’au bout de deux mois, quand toute l’eau est entrée peu à peu dans le sang, et qu’elle a fait son effet, elle ressort par les pores, et que toute la transpiration est jaune. »

Pendant les heures libres que lui laissait cette terrible cure, le malade s’occupait sans cesse. Roulé ici et là dans sa petite chaise, il exerçait ses mains à sculpter divers animaux en bois, au moyen d’outils que son père avait eu l’idée de lui envoyer. Avec sa bonne humeur habituelle, il écrivait de cet exercice un peu enfantin : « Je fais des progrès, et mes petits ours deviennent de plus en plus Bernois ! »

Il devait, plus tard, sculpter, par sa parole et par son amour, des âmes de Bernois ; en vue de cette œuvre future, encore insoupçonnée des hommes, Dieu sculptait l’âme et le caractère de son enfant, finement, délicatement, et, pour cela, il se servait de divers outils, l’affection et la souffrance. L’affection, c’était William Petavel, dont les leçons et les cultes sont qualifiés de « délicieux » par son élève. Moins délicieux, mais non moins utile, était le travail, hélas ! tout aussi fidèle, de l’autre compagnon, la maladie. Séparé par elle des distractions ordinaires des stations balnéaires, Arnold continuait à s’étudier lui-même, et il apprenait à se connaître. À une personne qui traversait alors des temps difficiles, et en était toute brisée, il conseillait la confiance joyeuse ; en même temps, repris intérieurement, il ajoutait : « C’est terrible d’être insouciant comme moi ! Je prends tout trop à la légère. C’est juste le contraire de toi. Mon cas est plus agréable, mais le tien est meilleur, et il vaut mieux voir les choses plutôt en noir, que d’être comme moi. Mais je ferai mes expériences, et, dans quelques années, je ne parlerai peut-être plus ainsi. »

Nous arrivons à l’année 1860. Arnold est presque un jeune homme. Il a eu dix-sept ans, le 19 janvier. Toujours dans l’espoir de guérir leur fils, les parents se sont décidés à lui faire passer l’hiver dans le Midi. Sauf le père, retenu à Grandchamp par ses affaires, la famille entière s’est établie à Toulon, au Mourillon, et, cette fois, à la grande joie d’Arnold qui n’est plus fils unique, son beau-frère Félix est de la partie.

Félix Bovet ! Ce nom va tenir désormais une grande place dans le cœur, dans la vie et dans la correspondance d’Arnold. Rarement deux hommes furent unis comme ceux-ci : « aimables et chéris pendant leur vie, ils n’ont point été séparés dans la mort. »

Félix Bovet, célèbre par ses ouvrages sur la Terre sainte, le Comte de Zinzendorf, le Psautier huguenot, les Psaumes de Mahaloth, était le cousin germain de Philippe Bovet, dont il épousa la fille Hélène en juin 1859. De ce mariage sont nés trois fils, dont deux vivent. Beaucoup plus âgé qu’Arnold, Félix fut pour lui un frère tendrement aimé, un précepteur très apprécié, et un ami intime. Ces deux hommes se sont admirablement adaptés l’un à l’autre, précisément parce qu’ils étaient très différents. Chacun avait, en abondance, ce qui pouvait manquer à l’autre.

Félix était l’homme de l’étude, Arnold l’homme de l’action ; Félix était plus français, Arnold plus allemand. Félix avait l’âme encyclopédique ; dans la promenade de sa vie, il ne dédaignait pas de cueillir les fleurs de la littérature et des sciences profanes : volontiers il aurait dit : « Homo sum et nihil humani a me alienum puto. » Arnold s’est volontairement concentré sur un travail, et aurait pu répéter avec l’apôtre : « Je fais une chose ! » Félix incarnait l’esprit perpétuellement avide d’une vérité plus claire, plus sûre, plus intelligible ; Arnold, l’esprit apaisé, qui a trouvé la certitude dans l’obéissance de la foi, et dont l’unique préoccupation est de faire partager à d’autres son trésor. La seule chose que ces deux frères n’aient pas eu à se partager, c’était le cœur, car l’un et l’autre, ils en avaient, comme leur père… « à revendre ».

Un trait peindra l’âme de Félix Bovet. Tout rempli des glorieux souvenirs de Port-Royal, il voulut y faire un pèlerinage ; et cela, non point par une courte visite de touriste, mais par un séjour prolongé. Accompagné de sa femme, il s’établit dans le seul bâtiment logeable de l’endroit, et il y resta plusieurs semaines. Cette solitude désolée et banale pour bien des promeneurs, était, pour ceux-ci toute peuplée d’âmes vivantes. Ils y évoquaient Saint-Cyran, M. Singlin, Blaise et Jacqueline Pascal, la Mère Angélique. Ces tombes violées rendaient leurs morts ; les ruines se relevaient de cette terre dévastée, l’âme des solitaires revenait… et Félix Bovet, mécontent de ce que le gardien de Port-Royal n’initiait pas avec assez d’émotion aux souvenirs du sanctuaire les visiteurs que le hasard d’une promenade ou l’obéissance à Baedecker amenaient là, se substituait à lui, et leur racontait l’histoire glorieuse et douloureuse des solitaires, avec un enthousiasme qui n’était pas toujours compris ou partagé.

Ce que fut le séjour à Toulon, en pareille société, Arnold lui-même va nous le dire. Voici ce qu’il écrivait à M. Dufour, le 12 février 1860 :

« Quelques détails sur notre existence vous intéresseront. C’est bien joli de penser que vous vous êtes promené par ici et que vous avez été à ce Saint-Mandrier que nous avons tous les jours devant nous. N’est-ce pas là que vous avez vu cet ellipsoïde (je crois qu’on appelle ainsi cette figure de géométrie), dont vous m’avez souvent parlé, et au milieu duquel sont les deux foyers, d’où l’on peut se parler, sans que personne entende ce qu’on dit ? Je me réjouis bien d’aller voir cela… Je continue toujours mon Virgile avec Félix qui me donne d’excellentes leçons. Nous avons fait trois livres de l’Énéïde, une églogue, et nous commencerons sous peu une géorgique… Nous menons ici une charmante petite vie. Nous travaillons, dessinons, jouons du piano, chantons, lisons, nous promenons. Nous avons d’excellentes leçons d’un artiste distingué, qui fait un peu tous les genres, avec un chic étonnant. J’espère qu’à la fin du séjour, j’aurai pris un peu de ce chic. Nous nous promenons beaucoup le long de la mer, qui est très pittoresque dans ce coin. Il y a, tout le long, des algues sèches, où l’on se couche, avec son livre, et on passe des heures délicieuses, au murmure de l’onde, qui s’élance doucement sur le gravier, et qui, en se retirant, l’entraîne en faisant un bruit que j’aime énormément… Grand-maman m’a donné, pour Noël, les œuvres presque complètes de Vinet. Nous lisons tous les jours une heure dans sa Littérature française au XVIIIe siècle. C’est un fameux commencement de bibliothèque que 14 volumes de Vinet ! J’ai aussi reçu de Félix un Bouillet qui me rend de grands services.

« C’est très intéressant d’observer tous les navires qui passent devant nous, car nous sommes situés de manière qu’aucun ne peut entrer ni sortir sans passer en vue de nos fenêtres. Au moyen de ma lunette, je les observe à fond. Les pavillons sont aussi très intéressants à étudier. Ce qui excite à un vif degré mon étonnement, c’est la grande rapidité avec laquelle ces colosses de l’escadre se meuvent sur l’eau. Il faut une machine énorme pour mettre en mouvement une telle masse. Quelqu’un de bien informé m’a dit qu’on employait pour 4000 fr. de charbon, par vingt-quatre heures, pour la « Bretagne », vaisseau amiral. »

Les merveilles du Midi ne faisaient pas oublier la Suisse. Pendant que le professeur, M. Letuaire, exécutait, au fusain, la vue du quai de Toulon, qui orne actuellement le salon de Grandchamp, Arnold traçait avec enthousiasme, devant lui, et devant les élèves, un tableau de la Suisse, de son gouvernement libéral, des avantages qu’on y a, etc… « Ils étaient tous émerveillés, ajoute-t-il ; le Père Letuaire ne faisait que répéter : « Mâtin ! Mâtin ! »

Au point de vue religieux, la petite colonie suisse pratiquait un éclectisme qui, de sa part, n’est pas pour nous étonner. On allait au temple, naturellement, mais pas exclusivement. « Je vais entendre chaque dimanche, écrivait Arnold, le père Archange, un brave Jésuite, qui est très éloquent. C’est très intéressant d’entendre ces prédicateurs catholiques. Ils donnent de vrais discours, bien mûris, qui font beaucoup d’effet ; il y en a où l’élément catholique ne joue qu’un très petit rôle, et qui sont d’une grande vérité. C’est un grand avantage, pour l’Église catholique, que ces prédicateurs de Carême, avec des discours soigneusement achevés, pour la préparation desquels l’auteur a eu toute l’année. Et puis, ils font une suite ; ils développent leur sujet avec lenteur et précision ; ils ne craignent pas de faire plusieurs discours pour développer une seule idée, car ils prêchent tous les jours. »

Les idées d’Arnold sur « les discours bien faits » se sont, plus tard, profondément modifiées ; et cependant, quelque chose lui est resté des prédications du père Archange : une prédilection pour les méditations qui forment une suite.

Hélas ! l’éloquence du Jésuite caressait l’âme du jeune homme et ne la troublait pas. Le dimanche, Arnold cultivait en lui-même l’homme du monde, autant que le chrétien. « Après l’église, je vais à la Place d’Armes, où, de 2 à 4, il y a de très bonne musique militaire. Entre deux morceaux, je vais prendre une demi-tasse au Café de Paris et je jette un coup d’œil sur les journaux. Tu vois que ton fils s’émancipe. »

Il s’émancipait même en littérature, et il ne se bornait pas à lire Vinet. Son regret, à Toulon, était de ne plus avoir le Kladderadatsch !

À ce moment aussi, il nourrissait deux ambitions. La première était de pouvoir entrer bientôt, comme élève, en « Belles-Lettres », à Neuchâtel. Son beau-frère devait y enseigner la littérature, et cette perspective remplit Arnold d’un noble enthousiasme : « C’est un moyen de développer et d’éduquer toute une génération de ministres, de médecins, d’avocats et de conseillers d’État ! »

L’autre ambition était de faire enfin son instruction religieuse, et de la faire avec le pasteur Quinche, à Bâle. Mais tout cela dépendait de l’état de sa santé qui allait plutôt en empirant. Félix conduisit alors Arnold à Montpellier, auprès du fameux chirurgien Bouisson. À cette occasion, on visita le Languedoc en commençant par Nîmes, dont les monuments antiques remplirent d’enthousiasme les voyageurs. « Les Romains, écrivait Arnold à son père, étaient pourtant de crânes travailleurs et des têtes solidement constituées pour combiner tout cela. »

Le professeur Bouisson ordonna qu’à l’avenir, tous les hivers fussent passés dans le Midi, et tous les étés aux eaux, en commençant par celles de Lamalou. Questionné confidentiellement par Félix sur la possibilité d’une guérison, il laissa quelque espoir, mais en ajoutant : « Ne comptez ni par mois, ni même par années… » Peu après, le Dr Louis Bovet, frère de Félix, à qui celui-ci avait dit : « J’ai peur qu’il ne faille en venir à une jambe de bois ! » répondit simplement par ces mots redoutables : « Je voudrais qu’il eût déjà sa jambe de bois, et qu’il en fût quitte à ce prix ! »

Nous touchons à un point important de la vie d’Arnold. Pour tout jeune homme, l’instruction religieuse marque une sorte de bifurcation, dont peut dépendre la direction définitive de sa vie, vers le bien ou vers le mal, suivant la manière dont aura été fait l’aiguillage. Il suffit, parfois, d’une légère impulsion dans un sens ou dans l’autre, pour tout décider.

Beaucoup de parents s’inquiètent médiocrement de ce qu’on enseigne à leur fils ; ils se préoccupent infiniment plus du vêtement qui protégera son corps, et fera valoir sa taille, que de la doctrine qui peut former son âme… ou la déformer. Ceux d’Arnold n’hésitèrent pas à se séparer de lui, malgré sa maladie, et à l’envoyer dans une ville étrangère, pour le confier à un homme dont ils étaient sûrs, le pasteur Quinche établi à Bâle. Arnold lui-même se donna de tout cœur à son travail, et alors que tant d’autres se réjouissent d’en avoir bientôt fini, il se plaignait que ce temps passât trop vite.

Ce qui contribua aussi à faire du séjour loin du foyer une période heureuse, c’est que, là encore, comme avant, à Lausanne, comme plus tard, à Männedorf et à Neuchâtel, Dieu avait placé, sur le chemin de son enfant, semblable en cela à Jacob, des anges, nous voulons dire des amis de choix. Voici ce que le catéchumène écrivit de Bâle à sa mère :

« Dieu m’a fait trouver un délicieux ami qui me fortifie beaucoup dans mes combats. Je cherchais justement un camarade avec lequel je pusse causer ouvertement, quand voilà qu’un soir, un jeune homme que je ne connaissais pas, m’accompagne à la maison, et m’engage, tout en marchant, à venir à l’Union chrétienne, en me disant que c’est là qu’il a trouvé le Seigneur, et qu’il y invite tous les jeunes gens. Tu peux penser combien j’étais heureux ; je trouvais là justement celui que je cherchais. Nous montâmes dans ma chambre, et nous causâmes très sérieusement, puis il me quitta après avoir fait une bonne prière. C’est le fils de M. Niehans, médecin à Berne. »

Dans une autre lettre, il complète le portrait de son ami : « Il ne faut pas t’attendre à trouver en lui un jeune homme dégagé, causeur, aimable et charmant. C’est, comme cela, un brave chéri Bernois, qui ne dit pas grand-chose, mais qui m’a fait un bien immense ! » Il termine cette lettre consacrée à l’amitié, en déclarant qu’il se réjouit « surhumainement de revoir Auguste et Tommy ».

Ce qui explique, plus que tout le reste, le résultat de l’instruction religieuse d’Arnold, c’est cette instruction elle-même. Selon la mode neuchâteloise, elle ne dura que six semaines, mais quelles semaines ? Elles furent réellement mises à part et consacrées à chercher premièrement le Royaume de Dieu et sa justice.

L’enseignement du pasteur Quinche ne présentait rien d’extraordinaire. Il nous a été conservé, par l’élève lui-même, dans son Leitfaden. C’est la doctrine orthodoxe du Réveil ; mais on y remarque tout de suite, à la place très grande qu’y occupent le sacrifice de Christ et l’œuvre du Saint-Esprit, que le pasteur avait en vue, non seulement d’instruire ses catéchumènes, mais de les éduquer, mieux encore, de les faire naître de nouveau. On y retrouve l’écho du cri de Paul aux Galates : « Mes petits enfants, pour qui je souffre les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous ! »

De plus, ce que M. Quinche enseignait, il le vivait. Arnold demeurait chez lui. L’atmosphère de la maison, le sérieux extrême du pasteur, la tendresse attentive de sa femme, les entretiens intimes, tout y était instruction religieuse, tout devait contribuer au résultat désiré, et qui ne manqua pas.

Déjà le 28 juin, le catéchumène écrivait ceci : « Je serais terriblement coupable, et je le suis, de ne m’être pas donné entièrement, il y a longtemps déjà, à ce Sauveur qui me comble de biens ; mais, maintenant, j’y suis sincèrement décidé, et j’y travaille de toutes mes forces. Je ne veux plus rester éloigné de Dieu ; je veux me séparer, abandonner le mal et le monde, auquel je suis pourtant encore terriblement attaché et lié. Je sens trop bien l’amour de Dieu par tous les bienfaits dont il me comble, mais pas encore la grandeur du sacrifice ; mes péchés ne se dressent pas encore devant moi comme autant d’accusateurs, et je ne sens pas encore le besoin d’un Sauveur… »

En disant que le sentiment de l’amour de Dieu est nécessairement proportionné à celui de notre culpabilité, il ne se trompait pas, et il avait raison de ne pas vouloir se contenter d’une conversion superficielle, et dans laquelle le raisonnement aurait eu plus de place que la conscience.

Un peu plus loin, il revient aux bienfaits de Dieu, et il semble entrevoir le chemin de la délivrance : « Je suis le plus heureux des humains ! Dieu me tient bien un peu, mais d’une manière si douce, si modérée ! Et puis, je crois qu’il n’attend que moi, pour m’ôter cette maladie. »

C’était aussi le sentiment de Mme Quinche. « Par chaque pas que vous faites avec vos béquilles, lui déclarait-elle, Dieu vous dit : Mon fils, donne-moi ton cœur ! »

Une imprudence, qui empira fortement son état, et inquiéta sa mère, le coucha au lit pour quinze jours. C’est dans cette réclusion qu’il devait rencontrer le Sauveur. Cette période sombre devait faire éclater dans son âme une lumière nouvelle. Cédons-lui encore la plume, en nous souvenant que, racontant à sa mère, le 30 juillet 1860, ce qui était arrivé à son âme, il était nécessairement plus préoccupé d’exprimer son allégresse que de soigner son style.

« Oh maman, si tu savais comme je suis heureux ! Toute la semaine passée, je voulais me convertir. Je demandais à Dieu, et puis je péchais toujours ; j’étais toujours la même chose ; je ne savais pas pourquoi cela n’allait pas. Je causais souvent avec Niehans qui me disait toujours : « il faut croire ! » Mais je ne comprenais pas bien, je pensais toujours qu’il devait se faire quelque chose en moi ; je ne sentais pas mes péchés assez fort ; enfin, j’étais gai comme d’habitude, je ne me préoccupais pas trop. J’avais pourtant bien à cœur ma conversion, mais je ne me sentais pas triste à cause de mes péchés. Alors, samedi, M. Quinche est venu me faire une visite, et nous avons causé un peu de ma première communion. Au bout d’un moment, il a pris son chapeau et allait sortir ; cela me faisait de la peine, j’aurais voulu qu’il me parlât plus longtemps ; puis, pourtant, il est revenu vers mon lit et m’a demandé si j’étais vraiment décidé à me donner à Dieu ; je lui ai dit que oui, certainement. Alors, il s’est promené un peu par la chambre, et il m’a demandé comment je priais, si je remerciais bien Dieu de ce qu’iI m’avait sauvé. Je lui ai répondu que non, car je ne me croyais pas sauvé, je pensais qu’il fallait qu’il se fit encore quelque chose en moi, et que je ne faisais que demander d’être sauvé. Alors il me dit : « Mais vous ne voulez pas croire que vous êtes sauvé ; vous n’avez pas encore voulu croire. » Et alors, il m’a bien expliqué comme quoi le salut est entièrement gratuit ; qu’il ne dépendait absolument que de moi de croire, que le pardon était là, et que je n’avais qu’à le saisir pour être sauvé. Alors, il se fit comme un nouveau jour devant moi ; je compris ce que c’était que de croire. Je n’avais jamais compris que le salut était là.

« Tous les passages où il est parlé du salut gratuit, je ne les avais pas lus tels qu’ils sont ; je les voyais autrement ; je pensais toujours que c’était une manière de dire… Et maintenant, je crois, je suis très heureux !… Je suis encore tout au commencement, je n’ai aucune expérience, et ma foi est encore bien faible, il faut qu’elle se fortifie beaucoup, ainsi que mon amour pour mon Sauveur, afin que je ne pense plus qu’à lui, et que cela me fasse haïr le péché, et produise une vraie repentance quand je contemplerai la croix du Seigneur ! »

Il devait être exaucé en cela aussi, mais un peu plus tard.

Dès ce moment, se réveille en lui le désir de se consacrer au service direct de Dieu. De Schinznach, où il alla faire une nouvelle et inutile cure, il écrivit ce qui suit à son père, qui lui avait suggéré l’idée de se préparer par des études spéciales à devenir son collaborateur dans L’industrie.

« J’ai beaucoup pensé à ce que tu m’as dit. C’est le cas, plus que jamais, de remettre la chose entièrement entre les mains de Dieu… Je t’ai dit, je crois, que j’aurais passablement et même beaucoup de goût pour ce genre d’occupation industrielle ; mais mes plans et mes idées ont toujours été tournés dans l’autre sens, et, surtout maintenant que j’ai compris, quoique bien faiblement, tout l’amour que Dieu a eu pour moi, je voudrais travailler plus particulièrement à l’avancement de son règne. Naturellement, ceci ne sera possible que si Dieu juge bon de m’ôter mon mal et de me rendre l’usage de ma jambe… Je crois donc que ce sera là un signe bien positif que Dieu veut ou non que je devienne pasteur… Si Dieu me conserve mon mal, de manière qu’il n’y ait plus d’espoir de guérison suffisante pour devenir pasteur, alors j’entreprendrai avec courage et joie l’industrie, te secondant ainsi à Grandchamp. ,» (16 août 1860.)

Ici se pose une question : Arnold Bovet était-il dès lors réellement converti ?

Si l’on entend par conversion l’attitude d’une âme tournée vers Dieu, on pourrait dire qu’il était converti avant d’aller à Bâle ; car cet enfant consacré dès sa naissance, avait été, par ses parents et ses maîtres, constamment dirigé et orienté vers la piété. C’était un arbre « planté dans la Maison de l’Éternel ».

Si l’on entend par conversion l’acte personnel, conscient et volontaire d’une âme qui se tourne vers le Sauveur et saisit sa grâce, on pourrait dire qu’Arnold Bovet s’est converti à Bâle, le 28 juillet 1860. C’est le moment où l’arbre, planté dès longtemps dans le bon terrain, y reçoit la greffe qui doit le transformer.

Si l’on entend par conversion la régénération, c’est-à-dire la substitution d’une nature divine à une nature terrestre et la victoire de celle-là sur celle-ci, alors il faut reconnaître qu’Arnold avait besoin de quelque chose de plus. L’arbre était greffé ; mais il fallait que cette greffe prît, et elle ne pouvait prendre aussi longtemps que les branches naturelles n’étaient pas coupées. Il manquait le dépouillement de la vieille nature, nécessaire pour assurer le développement et l’épanouissement de la nouvelle.

Arnold a senti cela ; si vous lui eussiez demandé, plus tard, où et quand avait eu lieu sa véritable conversion, il vous eût certainement répondu, non point « à Bâle », mais « à Männedorf ».

Il l’a senti ! Nous le sentons avec lui, lorsque, grâce au journal intime qu’il commença à tenir dès son retour à Grandchamp, nous pénétrons dans les secrets de son âme.

Il aurait dû y être heureux, dans ce nid de verdure et de chaude affection, entouré de tendres soins et comblé de tout ce qui pouvait nourrir son esprit, son cœur et sa piété. Lectures instructives, nombreuses parties d’échecs, conversations intéressantes, joyeuses réunions de famille, telle était sa vie extérieure. Mais, pour être pleinement heureux au sein de ces choses, Arnold était trop ou trop peu converti. Trop converti, parce qu’il sentait le vide et le danger des distractions dont d’autres jouissaient sans regrets et sans remords ; trop peu converti, parce que son cœur, encore mondain, n’était pas libéré de la convoitise et ne connaissait pas la victoire.

Les lignes que, chaque soir, sa journée finie, il traçait dans son journal intime, nous permettent de faire en quelque sorte la radiographie de son cœur, et c’est un spectacle singulièrement poignant, que celui des luttes qui se livrent dans cette âme, en apparence joyeuse et tranquille. Ce sont des cris de douleur qui s’en échappent, des appels déchirants ; on y voit des alternatives d’espérance et de découragement, une sorte d’agonie morale, l’antique bataille du vieil homme avec le nouveau. Chaque page du journal intime est comme un écho du VIIe chapitre de l’épître aux Romains. L’aimable, le joyeux Arnold s’écrie lui aussi : « Misérable que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? »

Il y a une pudeur des âmes ; il la faut respecter, Le lecteur se contentera de quelques courts extraits.

Voici tout d’abord la vie extérieure :

Samedi 8 septembre. — MM. Émile Peugeot et Charles Robert à dîner. Conversation politique. Café au bord du lac que je n’avais pas vu depuis neuf mois. Goûter animé, conversation sur batailles et guerres. M. Robert a dessiné une page dans mon album.

Mercredi 12. — On a dîné aujourd’hui dans ma chambre. Oncle Adolphe en était. Reçu une longue visite d’Alfred et de Théophile, cet après-midi. Ils sont bien gentils. Alfred joue trop bien du piano ! Bonne leçon de grec de William, le soir.

Samedi 15. — Félix m’a dit qu’il voulait me donner un cours de littérature. Lui qui a tant à faire ! J’espère que j’en profiterai à fond.

Mardi 18. — Félix nous a lu la première feuille de son voyage en Orient. Très beau.

Jeudi 20. — Soirée chez les Charles. Les garçons ont récité des scènes de Molière.

Mercredi 26. On parle toujours beaucoup d’Italie, pour cet hiver.

Samedi 29. Leçon de Félix, qui est toujours un ange.

Dimanche 30. — Joué, aux échecs avec M. Dunker, pendant la soirée. Très intéressante discussion sur les Anglais et les Français, entre Félix et Clara Monneron.

Mercredi 3 octobre. — Bonne et amusante leçon de littérature de Félix.

Mercredi 10. — Je pense toujours beaucoup au Midi. Je me réjouis d’y aller.

Lundi 15. — Grande soirée. Les Charles, Pury, Pourtalès, Uh, etc… Joué une scène d’Athalie. Très beau.

Et maintenant, voici, pendant la même période, la vie intérieure.

Mardi 18 septembre. — Péché affreusement, et point de repentance ! O quand me corrigerai-je&nbs;? quand aimerai-je mon Sauveur ?

Jeudi 20. — Je n’ai pas encore passé une journée aussi terrible depuis mon séjour à Bâle. Horrible péché et point de repentance, et même, en écrivant cela, je n’en ai point. Je suis sur la pente abominable qui mène à la perdition, et je ne vois pas quand cela prendra une fin. Seigneur, Seigneur, viens-moi en aide ! Pardonne, pardonne, aie pitié !

Vendredi 21. — Tous les soirs, il faut que je m’humilie profondément devant mon Dieu. Je suis perdu si cela continue ainsi. Toujours le péché succédant au péché… cela devient une complète habitude ma vie religieuse dépérit !

Mercredi 2 octobre. — Il y a un mois, une journée comme celle-ci m’aurait paru abominable, car j’ai de nouveau péché ; mais on s’habitue au péché, et on ne le trouve plus si horrible. 0 Dieu, aie pitié de moi, aie patience avec moi !

Mercredi 10 octobre. — Je suis bien misérable ! j’aime les mauvaises pensées, quoique les détestant au fond. 0 Dieu, aie pitié de ta pauvre créature, vile et pécheresse, régénère et transforme-la à ta gloire !

Mercredi 17 octobre. — Il y a vingt-six ans que papa et maman sont mariés. On a décidé aujourd’hui que j’irai à Männedorf, chez Mlle Trudel, qui fait des guérisons par la prière. J’espère qu’elle pourra me guérir. 0 Dieu, que tu serais bon ! J’en ai besoin pour mon âme !… je suis affreusement méchant ces jours !

On a vu que, dans le journal d’Arnold, il est question d’un séjour dans le Midi et d’un séjour à Männedorf. Ses parents lui laissaient le choix. Sollicité, en vue de sa guérison, par deux soleils bien différents, il comprit que celui qui serait le meilleur pour son âme serait aussi le meilleur pour son corps, et il se décida pour Männedorf.

♦ ♦ ♦

La vision que nous venons d’avoir de la vie intérieure et réelle d’Arnold risque d’amener, sur les lèvres de plusieurs, cette exclamation « Malheureux jeune homme ! »

Et nous, nous disons « Heureux, trois fois heureux celui dont la conscience crie et qui souffre dans son péché ! Tu es heureux, Arnold, de ce que ton Dieu ne te laisse pas de repos en dehors de lui, et de ce qu’il te harcèle sans merci. Il secoue et agite ton âme, pour qu’elle ne s’endorme pas dans les neiges glacées de la médiocrité et de la propre justice ! Crie, pleure, débats-toi !… Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Heureux es-tu de ce qu’ils te laissent tout saignant, mais non résigné au mal.

«Tu es malade, reclus et impotent ; toutefois, les souffrances et les plaies de ton âme te font crier plus que la faiblesse de ton pauvre corps, et tu te plains plus de ton péché que de ton malheur… Bien portant, tu aurais peut-être repris goût au monde et accepté la défaite ; comme bien d’autres, tu aurais résisté à la vision céleste et étouffé dans la riche floraison de ton cœur naturel la sainte et délicate greffe de la conversion. Comme Saint Paul, jadis, toi aussi, tu combats un ennemi plus fort que toi ; mais espère et sois joyeux ! comme lui, tu apprendras à connaître « la loi de l’Esprit de vie » qui triomphera en toi de la loi de la chair et de la corruption. Avec la guérison de ton âme, tu vas trouver celle de ton corps, et, toi aussi, tu diras, « Il m’est bon d’avoir été affligé ! »

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