Théologie Systématique – IV. De l’Église

3. L’Église institution divine

Institution divine

D’après l’Écriture elle a bien ce caractère. — Pour Jésus-Christ, elle est le « Royaume des Cieux » sur la terre, qu’il vient reconquérir.– Ce « royaume », enlevé aux Juifs, s’ouvre à quiconque croit. — Les images du « grain de sénevé », de la « vigne », du « filet », le montrent comme ayant une existence antérieure à son action sur le monde. — Il précède la « Parole » qui l’annonce, et le « Baptême » qui y introduit. — Les convertis y sont « ajoutés ». — L’institution de l’« apostolat » et celle du « ministère évangélique » emportent celle de l’Église. — Réponse aux principales objections contre ce point de vue.

L’Église est-elle seulement une libre association, produit providentiel sans doute, mais pourtant naturel de la diffusion de l’esprit chrétien ; ou est-elle aussi une institution divine au sens propre, liée à ce monde qu’elle doit conquérir, mais ayant une base et une loi supramondaines ? — C’est à l’Écriture de nous le dire.

Le Seigneur annonce à diverses reprises, et sous diverses formes, une nouvelle constitution religieuse, préparée à travers les siècles par les dispensations et les révélations d’En Haut, et destinée à s’étendre jusqu’aux extrémités de la terre (paraboles). Bien loin de la représenter comme un résultat plus ou moins lointain de sa doctrine ou de son œuvre, il en parle comme d’un fait déjà réalisé. Elle est là depuis Jean-Baptiste (Matthieu 11.12) ; elle se forme au milieu des Juifs, quoiqu’invisible à leurs yeux charnels Luc 17.20) ; elle s’approche de quiconque entend la Parole du salut (Luc 10.11) ; elle s’ouvre à tous ceux qui croient. Elle se montre à l’origine des choses et comme un de leurs principes ou de leurs facteurs. C’est la semence jetée d’En Haut dans le champ du Père de famille, et qui germe, lève, grandit à l’insu des hommes ; c’est le levain qui fait fermenter la masse ; c’est le filet qui peu à peu couvre la terre et tire les âmes vers les rivages de l’éternité. Cette nouvelle constitution religieuse est évidemment l’Église en opposition avec la Synagogue, si nous prenons ces deux termes dans leur généralité, comme désignant l’ancien et le nouveau peuple de Dieu. Et la plupart des traits qui la caractérisent s’accordent mal avec l’opinion d’après laquelle l’Église ne serait qu’un corollaire du Christianisme, qu’un produit contingent de la foi ; car, dans toute cette face de l’enseignement évangélique, la dispensation ou l’institution dont il s’agit se présente plutôt comme cause que comme effet, plutôt comme source que comme écoulement. Elle est le foyer d’où la lumière de la vie rayonne en tous sens. De toutes parts s’y révèle l’ordre surnaturel. Je ne veux pas, pour le moment, déterminer la nature de cette dispensation ; je ne veux qu’en constater l’existence ou l’origine supérieure contre les théories qui la méconnaissent ou qui, en la reconnaissant, la tiennent en réalité comme si elle n’était pas.

On reprochera à cette argumentation de confondre l’Église avec le Royaume de Dieu, et de reposer ainsi sur un fondement illusoire. Mais nous nous croyons en droit de maintenir la synonymie générale des deux termes, constamment admise jusqu’ici. L’exégèse qui y trouve deux notions absolument distinctes, deux choses tout à fait différentes, me paraît trop subtile, trop déliée, trop microscopique pour convenir à nos Livres saints.

Malgré des différences nombreuses, tenant et à la nature des choses et à la forme de l’enseignement sacré, les deux expressions ont bien l’identité foncière qu’on leur a toujours reconnue. Elles désignent également l’économie chrétienne sur la terre : et c’est uniquement par ce côté et en ce sens que nous devons les prendre ici. Sans doute, le terme de « royaume de Dieu » ou « des Cieux » est plus compréhensif que celui d’« église ». Plus en rapport avec le monde suprasensible, il l’est davantage, par cela même, avec l’état intérieur des hommes et avec l’avenir qui les attend ; il désigne et la vie spirituelle (royaume de Dieu dans les âmes, Romains 14.17) et la vie éternelle. C’est une application à laquelle le terme d’« église » se prête moins, quoiqu’il n’y soit pourtant pas étranger (Éphésiens 3.10 ; 5.27 ; Hébreux 12.23). Mais nous devons écarter des deux expressions l’acception eschatologique et l’acception mystique, pour nous tenir à leur acception externe ou historique, celle qui a trait à ce nouvel ordre de choses, et, en quelque sorte, à ce nouveau monde qu’est venu créer l’Évangile. Eh bien ! sous cet aspect, le seul en cause ici, les prédicats généraux du Royaume de Dieu ne sont-ils pas ceux de l’Église ? Il est le champ du Père de famille où l’ennemi sème de l’ivraie, le filet qui s’étend de lieu en lieu et d’âge en âge, le grain de sénevé qui grandit peu à peu jusqu’à ce qu’il couvre la terre ; il est annoncé aux pauvres, les péagers y devancent les pharisiens, il est retiré aux Juifs et donné aux Gentils ; c’est par la prédication que les hommes y sont incessamment appelés et amenés, etc., etc. N’est-ce pas l’Église ? Et ne peut-on pas l’y reconnaître encore, la plupart du temps, alors même que le terme passe à cette signification plus profonde que nous indiquions ? Ainsi, par exemple, s’il faut naître de nouveau pour entrer dans le Royaume de Dieu, cette nouvelle naissance n’est-elle pas symbolisée dans le rite qui ouvre l’Église ? Et n’est-ce pas à cela même que le Seigneur fait allusion quand il explique « naître de nouveau » par « naître d’eau et d’esprit », liant en quelque sorte le baptême intérieur au baptême extérieur (Jean 3.5). N’y a-t-il pas là la synonymie implicite du Royaume de Dieu et de l’Église ? Ce qui est dit de l’un, n’est-il pas dit aussi de l’autre ?

Il est donc positif qu’au point de vue sous lequel nous devons l’envisager, le Royaume de Dieu est, comme l’Église, l’économie chrétienne sur la terre, qu’ils ont les mêmes attributs, les mêmes caractères généraux, et que, sous ce rapport, ils s’identifient.

Le terme de « royaume de Dieu » ou « des Cieux » était chez les Juifs une des dénominations du règne du Messie, qu’ils se figuraient, d’après une interprétation littéraliste et égoïste des oracles, comme le couronnement de la théocratie mosaïque. Cette locution, correspondante à celle de « peuple de Dieu » et devenue vulgaire, avait donc une signification bien déterminée. En la spiritualisant, comme toutes celles qu’il emprunte à la langue commune, Jésus-Christ lui laisse pourtant son acception consacrée. Il s’en sert pour désigner l’institution religieuse qu’il venait fonder, et qui devait être tout à la fois l’accomplissement et l’abolition de l’institution fondée par Moïse. Ses auditeurs ne pouvaient l’entendre que dans ce sens, puisqu’il l’emploie sans explication (Matthieu 4.17 ; Marc 1.15). Tout indique d’ailleurs que la pensée qu’on devait y attacher naturellement, et qu’on y attache en effet, était bien sa pensée propre ; car il place fréquemment en contraste l’ordre nouveau avec l’ordre ancien, manifestations successives et progressives du même plan providentiel. Le Père de famille ôte sa vigne à ceux qui l’occupaient et la loue à d’autres (Matthieu 21.41 ; Marc 12.9) ; les enfants du Royaume en sont exclus et des étrangers y sont appelés (Matthieu 8.11-12) ; le Roi ferme la salle des noces aux invités et y admet ceux que lui amènent de divers côtés ses serviteurs. Or, encore une fois, qu’est cette institution qui se substitue à l’institution mosaïque, en la transformant et l’universalisant, si ce n’est l’Église ? Qu’est le Royaume de Christ ici-bas, sinon l’Église dont il est le Chef ; et pas seulement l’Église des régénérés, mais l’Église des professants, où les nations et leurs rois s’inclinent devant lui, où coexistent toujours l’Israël selon l’esprit et l’Israël selon la chair ? Les deux expressions désignent également l’économie chrétienne, répétons-le, et, dans cette relation ou cette application, la seule dont il s’agisse en ce moment, il existe entre elles un constant parallélisme et, par cela même, la synonymie générale qu’on y avait vue jusqu’à présent.

Pour couper court à tous les doutes, ne devrait-il pas suffire d’entendre le Seigneur les échanger l’une contre l’autre dans la promesse qu’il fait à saint Pierre (Matthieu 16.18-19) de fonder l’Église et d’ouvrir le Royaume : double assertion d’un seul et même fait, double représentation symbolique d’un seul et même privilège ; l’Apôtre, qui avait été le premier à confesser le nom de Christ, devant être aussi le premier à lui amener les Juifs et les Gentils (Act. ch. 2 et 10). L’identité foncière des deux termes est attestée par l’identité foncière de la promesse, sous ses deux formes. Chercherons-nous une autre explication de l’expression du Seigneur que celle qu’il en donne lui-même ?

Que l’on remarque d’ailleurs les différentes définitions du Royaume de Dieu chez ceux qui, abandonnant l’interprétation traditionnelle et l’analogie scripturaire, veulent qu’il soit essentiellement distinct de l’Église. Il devient pour les uns justement l’inverse de ce qu’il est pour les autres, chaque parti n’y relevant ou n’y laissant que ce qui va à ses préoccupations systématiques. La dissidence le matérialisait jusqu’à l’identifier avec ce qu’elle appelait « l’Église-monde » ; les nouvelles écoles l’idéalisent jusqu’à le confondre avec « la communion des saints » ou « le corps mystique de Christ ». Il suffit de réunir ces vues opposées pour retrouver l’opinion commune, savoir l’Église universelle (à la fois visible et invisible) où se mêlent les chrétiens de nom et les chrétiens de cœur, et où se fera la grande séparation, quand le Royaume passera de son état transitoire à son état éternel. Dès lors l’enseignement du Seigneur donne bien le fait, ou l’ensemble de faits que nous en avons déduit.

Mais dès lors aussi, il est positif qu’il existe dans le témoignage évangélique plus que n’y veulent reconnaître les théories qui ne voient dans l’Église qu’un produit de la vie chrétienne, qu’une institution de droit humain. Elles en font disparaître tout un aspect, mystérieux sans doute, mais important, qui se place même en première ligne. La Nouvelle Jérusalem est descendue du Ciel avec le Sauveur ; et elle a déployé la bannière sainte au milieu des hommes en les sommant de s’y ranger. La Terre, province perdue du Royaume des Cieux, y rentre peu à peu par l’Église, qui n’est qu’une extension de ce royaume (Éphésiens 1.10 ; 3.10 ; Colossiens 1.20). La salle des noces éternelles était prête ; les messagers du Père de famille vont porter ses appels de toutes parts, et convier les peuples à s’y rendre. Le « ministère de la Parole » est institué dans ce but. Jésus-Christ le remplit le premier (Matthieu 4.23 ; Romains 15.8) en tant qu’apôtre de la foi (Hébreux 3.1). Il va de lieu en lieu annonçant la bonne nouvelle du Royaume (τό εὐ αγγέλιον τῆς βασιλείας), c’est-à-dire proclamant que ce royaume, dont il est lui-même la lumière et la vie, était là, avec tous ses privilèges et tous ses biens, avec toutes ses promesses et toutes ses grâces. Bientôt il s’adjoint des aides, d’abord les douze, ensuite les soixante-dix disciples. Il leur donne l’ordre de prêcher la venue de ce règne divin et de déclarer à ceux même qui le repoussent que « toutefois il s’est approché d’eux » (Luc 10.9-11). Plus tard les charismes créent de nouveaux ministères (prophètes, évangélistes), et les apôtres instituent des ministères permanents (diacres, anciens ou pasteurs). Ainsi grandit la Société chrétienne avec le nombre des croyants. Mais les croyants ne fondent pas le Royaume de Dieu, ils s’y rattachent ; ils ne créent pas l’Église par leur conversion, ils y sont ajoutés, selon la remarquable expression du livre des Actes (Actes 2.41-47). Et l’Église les nourrit de cette même « Parole » par laquelle elle les a enfantés, afin qu’ils croissent continuellement dans la connaissance et dans la grâce de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ (Éphésiens 4.11-16). Et cette Église, gardienne de « la Parole de vie », cette Église, qui n’est qu’un autre nom du Royaume de Dieu, est bien l’Église concrète, l’Église extérieure ou visible.

Voilà ce qui frappe à première vue, ce qu’on s’était accordé à reconnaître jusqu’ici, et qui ressortira certainement des nuages dont on le recouvre. C’est tellement impliqué dans le fond des choses, qu’il faut toujours le confesser plus ou moins, pour peu qu’on creuse jusqu’au bout cette question des origines. L’Église, dit-on, est née de « la Parole ».– Oui, mais de « la Parole vivante » ; et cette « Parole » suppose quelqu’un qui la possède et qui l’annonce, par conséquent quelque chose d’antérieur. Si vous vous arrêtez à la Pentecôte, vous avez les cent vingt disciples dans la Chambre haute de Jérusalem où l’Église et la Parole existent déjà ; si vous remontez plus haut, vous arrivez aux apôtres chez lesquels elles se montrent encore ; et enfin à Jésus-Christ, avec qui, ainsi que nous le disions tout à l’heure, l’Évangile et le Royaume de Dieu se manifestent ensemble. Sans doute, c’est « la Parole » qui forme et propage l’Église (Romains 10.14-15) ; mais c’est dans l’Église qu’est « la Parole » ; la Parole produit l’Église, et elle en sort. Vous pouvez également les faire naître l’une de l’autre, en vous plaçant au point de vue du catholicisme ou à celui de l’ultraprotestantisme, tant la corrélation des deux termes est intime et profonde. Partout, derrière la Parole l’Église, et derrière l’Église la Parole. La dualité constitutive échappe à l’analyse ; quelque haut qu’on monte, elle reparaît toujours par delà : toujours ce quelque chose que voilent ou effacent les systèmes unitaires, parce qu’il les heurte et les brise.

Ces considérations qui s’offrent d’elles-mêmes à la lecture du Nouveau Testament, qui ressortent moins encore de ses déclarations directes que de son fond substantiel, qui ont frappé la Chrétienté à toutes les époques, devraient, en bonne règle, primer les constructions scientifiques de nos jours. Elles montrent dans l’Église, par delà son caractère de libre association, produit de la foi et de la vie de la foi, un établissement d’un ordre supérieur, lié au Christianisme, comme fin et comme moyen tout ensemble.

Dans cette question qui nous porte sur les confins du monde visible et du monde invisible, il s’agit d’un fait de révélation, appartenant aux « mystères du Royaume des Cieux », et notre rôle véritable est de constater si ce fait est donné ou non par le témoignage divin. S’il y est réellement contenu, nous devons d’abord l’admettre tel quel, sur la foi de l’attestation qui le garantit en le révélant ; nous essayerons, ensuite, si nous voulons ou si nous pouvons, de nous en rendre compte, d’en déterminer la nature et la portée, de le concilier soit avec d’autres données scripturaires, soit avec nos vues dogmatiques ou historiques. Qu’il s’adapte à nos conceptions ou qu’il les heurte et les passe, cela importe peu. La question n’est pas de comprendre ce qu’il est, mais de savoir s’il est : les incompréhensibilités ne doivent point arrêter la foi, pas plus qu’elles n’arrêtent les études physiques. Tout fait nouveau, — et il en est de même d’un fait ancien qui revendique ses titres et ses droits méconnus, — tout fait qu’on est contraint d’admettre après l’avoir écarté ou négligé, déclasse, froisse, bouleverse nécessairement bien des idées ; les opinions qui s’étaient arrangées sans lui, devant lui laisser prendre sa place et son rang. Ne nous lassons pas de le rappeler puisqu’on ne se lasse pas de l’oublier, il en est des faits de révélation dans la théologie chrétienne, comme des faits d’observation dans les sciences naturelles, où tout cède devant eux. L’essentiel est donc de nous assurer si celui dont nous nous occupons est en effet attesté, et, conséquemment, réel et certain.

Nous pensons avoir établi que ce fait se produit formellement et itérativement dans les Évangiles. Bien des traits de la parole du Seigneur indiquent cette divine constitution des choses, à laquelle a toujours cru le monde chrétien, et s’accordent difficilement avec l’ecclésiologie que nous discutons. Sans revenir sur ce qui a été dit, rappelons seulement Matthieu 16.18-19. Dans ce texte où Jésus-Christ joint à son expression habituelle de « royaume des Cieux » celle d’« église », les substituant l’une à l’autre, et mettant ainsi en évidence leur synonymie foncière, l’Église se présente comme étant essentiellement l’œuvre immédiate de Dieu. Elle est l’Église de Jésus-Christ ; c’est lui qui l’élève, c’est lui aussi qui l’affermit et la garde. Si saint Pierre l’ouvre ou la fonde, il n’est que l’instrument de Jésus-Christ. (Sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes, etc.. et je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux). L’aspect providentiel et surnaturel, le caractère divin au sens propre, domine jusqu’à effacer tout le reste. Et il en est généralement de même dans la parole de Jésus-Christ. La parole de Jésus-Christ est l’Évangile du Royaume, et elle y fait entrevoir partout cet élément surhumain, ce réalisme supraterrestre, que font évaporer les théories actuelles.

Et ce fait qui règne ainsi dans les Évangiles, se montre également à la base de l’enseignement apostolique. Encore ici, je me bornerai à un seul texte : 1 Corinthiens 12.28. « Dieu a établi sur l’Église premièrement les apôtres, secondement les prophètes, en troisième lieu les docteurs ». Que dit cette déclaration ? Permet-elle de considérer l’Église uniquement comme un résultat spontané et presque accidentel de la foi ? L’institution divine n’est-elle pas visiblement impliquée, sinon catégoriquement attestée ? La pensée manifeste de ce passage, et de bien d’autres (Éphésiens 4.11 ; Hébreux 12.22, etc.) est que Dieu a fondé l’Église et a établi sur elle les ministres ordinaires et extraordinaires ; prédisposition providentielle qui y constate un caractère et un élément supramondains. Ce que nous y ont montré les Évangiles, les Épîtres l’y montrent aussi.

L’aspect humain ou naturel, auquel on voudrait tout ramener, n’est pas exclu, je l’accorde ; mais l’aspect divin, surnaturel, qu’on jette dans l’ombre, apparaît de bien des côtés et se place même souvent sur le premier plan dans les enseignements et dans les faits. L’Église est l’Edifice de Dieu, le Temple spirituel, où les peuples doivent être successivement introduits, elle est une dépendance du Royaume des Cieux, où elle a, en même temps, son origine et sa fin ; elle est le Royaume des Cieux ici-bas (Éphésiens 2.20 ; 3.10 ; Philippiens 3. 20). Telle est une des données générales des Livres saints, donnée fort indéfinie, je le veux, mais pourtant bien positive.

Quelques données particulières viendraient au besoin la confirmer : l’apostolat, par exemple. Ce n’est pas d’eux-mêmes ou par l’appel des disciples, que les apôtres se trouvent à la tête de l’Église, c’est par une institution immédiate de Jésus-Christ, à laquelle se rattachent des attributions et des prérogatives d’un ordre supérieur — promesses (Jean 14.15-16 ; Luc 24.48 ; Actes 1.1-26) ; — marques (2 Corinthiens 12.12) ; — fonctions :fondateurs (Éphésiens 2.20), révélateurs (Éphésiens 3. 5). Or, l’institution divine de l’apostolat implique l’institution divine de l’Église ; l’une emporte l’autre. Si les fondateurs tiennent de Dieu leurs droits et leurs pouvoirs constituants, ce qu’ils fondent, ce qu’ils organisent, est aussi de Dieu.

L’apostolat met en relief cette sorte de dualisme primordial que nous indiquions plus haut et où tout va aboutir. D’un côté les apôtres sont établis pour la direction de l’Église, elle est donc avant eux : d’un autre côté ils sont avant elle, car ils sèment « la Parole » dont elle naît. En un sens, ils la précèdent, puisqu’ils la fondent ; dans un autre sens, elle les précède, puisqu’ils sont établis pour elle et sur elle. Avant de l’ouvrir aux autres, ils ont dû y entrer eux-mêmes ; et il faut toujours remonter au Sauveur, en qui, ainsi que nous avons eu occasion de le dire et de le redire, l’Église et la Parole paraissent ensemble. Mais, dès lors, l’Église est autre chose que l’association spontanée des croyants ; elle n’est pas seulement un fait humain et contingent, un simple résultat des puissances expansives du Christianisme, elle est un fait divin, comme le Christianisme lui-même : c’est la Jérusalem d’En Haut (Galates 4.26 ; Hébreux 12.23).

Ce qui est vrai des ministres extraordinaires l’est également des ministres ordinaires. Si leur vocation est des hommes, leur mandat est de Dieu. « Lui-même donc a donné les uns pour être apôtres, les autres pour être prophètes, les autres pour être évangélistes, les autres pasteurs et docteurs » (Éphésiens 4.11). Quoique l’institution de la charge pastorale ait été médiate, elle n’en dérive pas moins du dessein et de l’ordre de Dieu, puisqu’elle dérive de l’autorité apostolique. Ce que les apôtres ont établi, en vertu de leurs prérogatives supérieures, vient d’En Haut comme ce qu’ils ont enseigné, et le ministère est évidemment dans ce cas. Il est donc de droit divin, pour employer un terme dont on a fort abusé, mais qui doit être retenu.

Notons ce qu’emporte cela ; car la question est la même, en définitive, pour le ministère que pour l’Église : l’un et l’autre procèdent du Seigneur au même titre, ou ils n’en procèdent ni l’un ni l’autre. On peut dire du ministère, comme de l’Église, qu’il est une institution purement humaine ; et on l’a dit. Logiquement l’opinion qui efface le caractère divin dans l’Église doit l’effacer aussi dans le ministère, et elle le fait. Elle soutient que le ministère est sorti du besoin d’ordre dans la société chrétienne, comme la société chrétienne elle-même est sortie des tendances de la foi. Or, l’établissement du ministère évangélique n’a-t-il pas eu d’autre origine ou d’autre cause ? A priori, et en l’absence de tout témoignage direct, l’explication, serait parfaitement admissible : mais l’est-elle lorsqu’on tient compte des attestations et des déterminations scripturaires ? ne suffit-il pas des passages cités pour forcer à une réponse négative ? Nous y lisons en toutes lettres que le Seigneur a établi lui-même, sur l’Église les pasteurs et les docteurs, aussi bien que les apôtres et les prophètes. Quelle parole plus explicite demanderait-on ? Quelle déclaration pourra satisfaire, si celle-là ne satisfait point ? Les procédés exégétiques, au moyen desquels on en élague le sens primesautier, le sens évidemment intentionnel et par conséquent réel, ne peuvent être que des artifices, de quelque appareil scientifique qu’ils s’entourent.

Je ne vois pas pourquoi l’on oppose la doctrine du « Sacerdoce universel » à celle de l’institution divine du « Ministère », comme si l’une annulait l’autre. Ce sont deux faits collatéraux ; ce ne sont pas deux faits contraires. Sans doute, tous les fidèles sont, dans le sens spirituel, sacrificateurs et rois (1 Pierre 2.5 ; Apocalypse 1.6) ; le Sanctuaire céleste leur est ouvert à tous, tous peuvent s’approcher au nom de Christ, et sans intermédiaire, du Trône de la grâce. Mais résulte-t-il de là le moins du monde qu’il ne doit pas y avoir de charges spéciales dans l’Église, ou que, s’il y en a, elles sont nécessairement humaines, et que l’importation d’idées étrangères a pu seule leur faire supposer des origines et des attributions plus hautes ? Autant vaudrait dire que le culte extérieur et public ne saurait coexister avec le culte intérieur et privé, et que si le Nouveau Testament prescrit l’un, il n’est pas possible qu’il ordonne ou autorise l’autre. Or, d’un aveu commun, l’un et l’autre y sont également recommandés. Le culte spontané est le domaine du sacerdoce universel, le culte régulier celui du ministère. La parité des deux faits que nous rapprochons est manifeste, et le second juge le premier.

Que trouve-t-on encore, pour ce qui concerne le ministère, si de la doctrine on passe à l’histoire, et des principes à l’application qui les éclaire, les détermine et les contrôle ? De même que le Seigneur avait établi d’abord les douze et ensuite les soixante-dix disciples, de même les apôtres établissent des pasteurs dans toutes les congrégations qu’ils fondent (Actes 14.23) ; ils prescrivent des règles pour leur élection (1 Timothée 3.1-16 ; Tite 1.1-16) ; leurs lettres en indiquent partout… A la fin de la période apostolique nous en voyons à la tête de toutes les communautés, comme nous voyons l’Église tenue Universellement pour un établissement divin, et environnée à ce titre de respect, de déférence, de soumission. On peut discuter sur les attributions primitives du ministère, on peut demander s’il réunissait dans les mêmes mains le gouvernement et l’enseignement, s’il était presbytérien ou épiscopal, etc., etc., on est forcé de reconnaître et son existence et son autorité spirituelle, dès les temps les plus anciens. Que conclure de là, sinon que, ainsi que l’annoncent les textes précités, le ministère est entré comme partie intégrante dans la constitution de l’Église, telle que la firent les apôtres sous la direction du Saint-Esprit. La conséquence est forcée. Il faut admettre l’institution divine des charges ecclésiastiques, ou aller jusqu’à révoquer en doute la Vertu d’En Haut qui reposa sur les promulgateurs du Christianisme.

Et puis, quelle est la position des fidèles vis-à-vis du corps pastoral ? Quelque libres qu’ils soient en Christ, ils doivent obéir à leurs conducteurs spirituels, non seulement par des raisons de convenance et d’utilité, les seules que légitime une institution humaine, mais par des motifs de conscience, ce qui suppose une institution et une ordonnance divines (1 Timothée 1.17 ; Hébreux 13.17 ; 1 Thessaloniciens 5.12). Elle se révèle partout, ici impliquée, là attestée. Et l’institution divine du ministère emporte, redisons-le, l’institution divine de l’Église. Toutes les opinions le confessent. La négation de l’un des deux faits entraîne la négation de l’autre, et vice versa. Si le ministère est de Dieu, l’Église, sur laquelle il est établi, l’est également.

La corrélation de l’Église, du ministère et de l’apostolat est tellement étroite que, pour dépouiller l’Église de ses attributs supérieurs, il faut en dépouiller aussi le ministère et l’apostolat. Les théories avec lesquelles nous discutons en viennent là, en effet, dans leur développement logique. Mais cela seul les juge pour les disciples de l’Écriture, car, pour eux, l’institution divine de l’apostolat et du ministère ne saurait être douteuse.

Enfin, et en conformité avec ces données directes et indirectes, il est dit de l’Église qu’elle est « la colonne et l’appui de la vérité » (1 Timothée 3.15), déclaration remarquable, en tant qu’expression tout occasionnelle d’une doctrine qui, fondée dans les croyances générales, n’avait nul besoin d’être exposée ni prouvée. Elle fait visiblement l’Église autre que ne la font les théories dont nous nous occupons ; elle y révèle une existence propre, en même temps qu’une fonction et une fin spéciales. On n’a pas le droit de jeter à l’écart cette parole et de la tenir comme non avenue, à cause de l’abus qu’on en a fait. N’y mettons pas plus qu’elle ne dit ; mais ce qu’elle dit, reconnaissons-le. Elle montre bien clairement dans l’Église un établissement d’un ordre supérieur, placé à côté du Christianisme pour son éternelle conservation.

En somme donc, et ainsi que nous l’indiquions d’entrée, l’institution divine de l’Église apparaît tantôt sur le second plan, tantôt sur le premier, selon l’aspect sous lequel on la considère ; mais elle se découvre partout au fond des choses. Si, en un sens, l’Église est l’épanouissement de la foi, dans un autre sens elle en est le support et le moyen ; si, en un sens, elle est effet, dans un autre sens, elle est cause. Ce n’est pas sans raison que dix-huit siècles l’ont appelée la Mère des croyants, suivant les images qui la représentent dans l’Ancien Testament et le nom d’Epouse de Christ qui lui est donné dans le Nouveau.

Il est plus aisé, dans le dualisme des idées et des choses, d’anéantir l’un des termes par l’autre, que de maintenir leur mutuel rapport : cette unité factice repose l’intelligence ; mais elle ne donne qu’une vérité factice comme elle, et c’est la vérité réelle que nous cherchons.

Je ne veux atténuer ni les excès ni les périls de la tendance qui, ne laissant subsister dans l’Église que son caractère d’institution divine, et l’attachant à la forme même qu’elle a revêtue dans son développement séculaire, l’environne d’une autorité devant laquelle la raison, la conscience et la foi n’ont qu’à s’incliner. L’histoire nous donne sous ce rapport de sérieux avertissements, qui ne viennent pas tous de Rome. Ce que je désire établir ou constater, c’est qu’au fond de cette notion, quelque exagérée et faussée qu’elle ait pu être, il existe un principe évangélique, par conséquent un principe vrai, qu’il faut maintenir, en le dégageant des superfétations qu’il traîne généralement avec lui, un principe qu’on n’a pas le droit de jeter au rebut, au nom des erreurs qui s’y sont mêlées et des abus qui en sont sortis.

Voilà la conclusion à laquelle mènent des traits nombreux et positifs de l’enseignement sacré, seul témoin certain du Conseil de Dieu.

On a fait bien des objections à ce caractère d’institution divine que nous reconnaissons à l’Église, avec l’Écriture. Il convient d’indiquer et de discuter les principales.

On dit que l’Église ne se formant et ne s’accroissant que par l’adhésion des croyants, il n’est pas besoin de lui chercher une origine mystérieuse, quand on a sous les yeux son origine naturelle et historique. — Sans doute, l’Église est née dans le monde avec les chrétiens, puisqu’elle ne se compose que des hommes qui font profession de christianisme. Mais cela exclut-il la prédisposition providentielle ; cela exclut-il l’institution divine ? Par delà ce que donne l’observation, il y a ce que donne la révélation. Et quand il s’agit de l’ordre ou du dessein de Dieu, c’est aux informations de sa Parole que nous devons surtout regarder.

On argumente encore de l’indétermination des formes de l’Église dans le Nouveau Testament. On affirme que si elle était ce que les croyances traditionnelles la supposent, si elle avait le caractère positif dont elles l’ont revêtue, elle aurait aussi, comme la théocratie mosaïque, dont elle ne serait que la transformation, reçu une organisation plus arrêtée et plus complète. — Mais sur quoi repose cette assertion ? La sagesse de Dieu est infiniment diverse. Sans prétendre marquer ce qu’il a dû faire, constatons et respectons ce qu’il a fait. N’oublions pas d’ailleurs que l’Église doit présider jusqu’à la fin des temps au mouvement des idées et des choses humaines ; cela nous aidera peut-être à comprendre pourquoi les Livres saints se bornent à poser des principes et à indiquer l’esprit général de sa constitution.

On a dit aussi que le droit divin n’existe pas plus dans l’Église que dans l’État, et que, détrôné par l’investigation philosophique et historique dans l’ordre social, il ne saurait se maintenir dans l’ordre religieux. Il faut, dit-on, qu’il se légitime dans les deux sphères, ou qu’il tombe dans les deux. — Acceptons cette analogie, puisqu’on l’invoque, quoique, à la prendre rigoureusement, elle soit très contestable, l’action divine pouvant être tout autre dans le domaine spirituel que dans le domaine temporel, et les données générales de la conscience et de l’Écriture conduisant à penser qu’elle y est, dans tous les cas, plus directe et plus intense. Mais, encore une fois, acceptons l’analogie qu’en somme nous croyons fondée, et supposons l’identité qui ne l’est pas à nos yeux. Plaçons-nous sur le terrain où l’on nous appelle, en demandant seulement qu’on enlève l’expression si décriée de « droit divin » à ses acceptions extrêmes, et qu’on la prenne comme simple désignation de l’intervention providentielle dans la genèse et dans la constitution de la société, soit religieuse soit civile. Eh bien ! dès que vous sondez tant soit peu, vous trouvez dans la vie sociale comme dans la vie domestique, dans l’État comme dans la famille, la part de Dieu et la part de l’homme, la règle souveraine et la libre spontanéité. Faire profession de les reconnaître l’une et l’autre, et les faire disparaître ensuite l’une par l’autre, au profit d’une systématisation, ce n’est pas les reconnaître réellement ; c’est accorder pour rétracter.

Ce qui est de Dieu dans le gouvernement des peuples, ce n’est pas la forme extérieure, c’est le fond constitutif, qui ne peut être anéanti, ni en théorie ni en pratique, c’est la puissance morale, avec les droits qu’elle confère et les devoirs qu’elle impose. L’autorité est humaine quant à son mode, à son application, à son développement ; elle est divine dans son principe et sa sanction. Les nations en déterminent et en règlent l’exercice, elles l’étendent ou la limitent selon les temps, elles en nomment ou en consacrent les titulaires ; mais dès qu’elle est, il faut qu’on la respecte pour elle-même ; elle renferme un élément supérieur, que l’élection, la délégation, l’hérédité, les formalités d’investiture n’y mettent pas, car il les dépasse de tout point, et cet élément est celui qui fonde d’un côté le droit, de l’autre le devoir ; faits réciproques qui, sans changer au dedans, changent sans cesse au dehors. Il en est de la loi comme de l’autorité ; la loi civile et politique a sa racine dans une loi plus haute, sur laquelle elle est censée s’appuyer, alors même qu’elle s’en écarte. Ce principe générateur de la soumission morale, c’est-à-dire de la soumission réelle, ce principe qui fait l’essence et la force de l’autorité dans ses diverses sphères, ne saurait lui être communiqué par une réunion d’hommes dont aucun ne le possède ; l’autorité le porte avec elle ; elle l’engendre en quelque sorte elle-même, ou plutôt elle le reçoit incessamment du Suprême Ordonnateur des choses. Faites du magistrat le simple mandataire du peuple, il sera son commis, son valet, comme le disent crûment les partisans avancés du système. Dès lors, il n’y a plus de soumission véritable, parce qu’il n’y a plus d’autorité réelle ; tout est sens dessus dessous, l’obéissance et le commandement ; les maîtres apparents seraient les serviteurs réels. Dans cet état social, vers lequel pousse un des courants du jour, il n’y aurait en définitive plus d’ordre ni de gouvernement possible. Tout étant purement conventionnel dans les droits et dans les devoirs, les devoirs finiraient par n’être que le moyen artificiel d’assurer les droits ou les prétentions ; la notion de justice se perdrait dans celle d’utilité ou de force, et l’on retournerait à la barbarie par la civilisation. l’humanisme absolu aboutirait à un anarchisme irrémédiable. Oui, il y a un principe divin dans l’organisation de la société ; et il fonde d’une part l’autorité, de l’autre le respect et l’obéissance. Si dans les entraînements de la lutte, ces vues peuvent devenir douteuses pour la raison, elles ne sauraient l’être pour la foi ; l’Écriture enseigne constamment que les puissances viennent de Dieu, et elle prescrit la soumission au nom de la conscience (Voy. en partie. Romains 13.1-8 ; 1 Pierre 2.13-17). Or, dès que ce principe d’ordre supérieur existe dans l’État, à plus forte raison existe-t-il dans l’Église. Le premier point reconnu, le second ne peut être contesté.

L’Église et l’État, bien que livrés indéfiniment à la libre activité humaine, puisent leur nécessité, leur perpétuité, leur autorité dans la volonté et la prédétermination divines. Ces deux grandes formes de la société présentent, quoique sous des rapports et à des degrés très différents, les deux aspects ou les deux caractères sur lesquels nous insistons ; il leur faut l’équilibre des deux principes pour assurer à leur marche ascensionnelle la liberté et l’ordre, la spontanéité et la sécurité. L’erreur actuelle, contre-partie de celle d’un autre âge, vient généralement de ce qu’on se figure que reconnaître l’institution divine, et par là le droit divin, c’est relever dans l’Église l’idée sacerdotale et théocratique, et dans l’État le pouvoir absolu, parce qu’on voit ce droit, cette institution, tels qu’ils étaient devenus, et non tels qu’ils sont en eux-mêmes dans l’ordre providentiel et réel. Pour mieux atteindre les racines du mal, on coupe celles du bien qui s’y trouvent entremêlées. La voie moyenne est, je le sais, difficile à marquer et plus difficile à suivre ; mais elle est la seule vraie, et par conséquent la seule sûre. On a pendant des siècles abusé du principe d’autorité, du droit divin ; prenons garde d’abuser maintenant du principe de liberté ou d’autonomie, du droit humain. Le principe d’autorité se modifie incessamment dans ses formes, mais il demeure invariable autant qu’indestructible dans son fond essentiel, servant de base et de règle au principe de liberté lui-même, qui n’est qu’avec lui et par lui ; car la liberté sans la loi, c’est l’anarchie, et la loi c’est l’autorité.

Les arguments au nom desquels on croit enlever à l’Église le caractère d’institution supramondaine, portent en fait contre les exagérations de la notion qu’ils attaquent, plutôt que contre cette notion elle-même. La tendance qui les inspire et les accrédite tient à une vue partielle des choses. Essentiellement anthropologique ou subjectiviste, regardant à l’acte du croyant qui va à Christ plus qu’à l’acte de Christ qui appelle le croyant, elle laisse dans un obscur lointain ce Règne de Dieu, éternellement établi dans le Ciel, et descendu sur la terre pour la reconquérir ; ou bien elle ne veut voir qu’au terme ce qui était déjà à l’origine. Il est tout simple, dès lors, que le fait primordial lui apparaisse comme dérivé, et qu’elle fonde le réalisme divin dans un humanisme mystique. Cette méprise naît de son point de vue.

En résumé, il existe dans la notion biblique de l’Église tout un côté qu’écarte ou voile la direction actuelle ; il y a quelque chose de plus qu’elle n’y veut voir, ou, pour mieux dire, quelque chose d’autre. Quoique paraissant se former de toutes pièces sur la terre, l’Église a un élément supraterrestre, mystérieux, mais positif et fondamental. Elle est le Royaume des Cieux pénétrant, par la rédemption, dans un monde qui s’en était détaché, et dont il vient reprendre possession. Cela ressort des données scripturaires prises dans leur ensemble, malgré l’indétermination qu’elles laissent nécessairement subsister dans un sujet qui touche en mille sens à l’infini. D’après l’Écriture, notre seule lumière certaine en ces points placés sur les confins du monde invisible et du monde visible, l’Église a bien réellement l’élément divin que lui attribue la croyance commune ; — elle l’a, non dans le sens des théories panthéistiques où tout apparaît, non seulement comme produit immédiat de l’œuvre divine, mais comme épanouissement de l’essence et de la vie divines, — non dans le sens des théories rationalistes qui consentent bien à appliquer à l’Église l’épithète consacrée de « divine », mais qui la lui appliquent comme à tous les grands faits de l’histoire, et pas plus (providentiel de l’Empire romain, de l’invasion des barbares, etc., etc.), — non dans le sens des théories radicales qui, en considérant l’Église comme effet de la foi et de la vie chrétienne, ne se refusent pas à la dire, après sa constitution, cause de la foi et de la vie ou, selon l’expression théologique, moyen de grâce, — mais dans le sens de la Réformation qui, en reconnaissant dans l’Église, comme dans tout ce qui tient à la dispensation évangélique, la libre spontanéité religieuse et morale, y reconnaît aussi un établissement d’un ordre supérieur, emportant des droits formels et des devoirs corrélatifs.

Serait-il nécessaire de répéter qu’en maintenant l’élément divin de l’Église, j’en maintiens également l’élément humain. Ils sont là l’un et l’autre. Et s’il ne faut pas absorber le premier dans le second, comme on penche à le faire aujourd’hui, il ne faut pas non plus absorber le second dans le premier, comme on l’a fait si longtemps. Laissons à chacun son rang, afin de lui laisser son rôle. Celui qu’on tend à effacer ou à volatiliser est à mes yeux un fait de révélation bien formel.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant