Théologie Systématique – IV. De l’Église

2. Question d’utilité

Situation faite au Protestantisme par les luttes et les divisions : 1° vis-à-vis du Catholicisme ; 2° vis-à-vis du monde ; 3° vis-à-vis de lui-même. — La désunion et le morcellement ont pour lui plus d’inconvénients que d’avantages.

Sans doute, sous la grande loi providentielle qui tire le bien du mal, la diversité des sectes contribue à des fins utiles : elle a souvent servi à réveiller l’Église, à ranimer le zèle, à retremper la foi, à restaurer la vérité, à inspirer l’activité et la vie ; elle est aujourd’hui nécessaire peut-être pour briser des constitutions et des formes vieillies, où l’esprit chrétien se trouve comme captif, et qui entraveraient le nouvel essor qu’il doit prendre dans le nouvel ordre social qu’annonce le mouvement des idées et des choses. Mais aussi, et il faut bien qu’on en convienne, cette immense et profonde rupture donne lieu à des discussions passionnées ; elle porte généralement à exagérer les points sur lesquels on se partage, au détriment de la vérité qui est selon la piété ; elle transforme la religion en théologie, le christianisme théorique, objet des débats, se superposant au christianisme pratique ; elle éloigne de plus en plus les uns des autres les disciples du Prince de la paix ; elle nourrit entre eux des préventions, des antipathies, des luttes infiniment nuisibles à l’exercice de la charité, comme à un large et calme développement spirituel ; elle arrête une foule d’âmes dans leurs voies ; elle scandalise les faibles, afflige les humbles, attriste les débonnaires, réjouit les incrédules, expose l’Évangile aux attaques et aux railleries du monde, amoindrit, en les dispersant, les ressources et les forces du Protestantisme et crée un des plus grands obstacles à la propagation de la foi et de la vie chrétienne. On se sépare, on se combat, on se neutralise mutuellement, lorsqu’on devrait s’unir contre l’ennemi commun, l’incrédulité ; et des efforts qu’on fait pour s’affaiblir et se discréditer les uns les autres, résulte à la longue l’affaiblissement et le discrédit universel de la religion elle-même. Rien, certes, n’est plus propre à déconsidérer l’Évangile de la grâce que le zélotisme de ses défenseurs. La lutte des théologiens a fait depuis trois quarts de siècle, et fait encore plus de ravages que la critique des philosophes. C’est surtout des institutions fondées dans l’intérêt de la foi, c’est de nos universités, c’est de notre corps pastoral lui-même que dérive le flot montant du scepticisme et du négativisme.

Qu’on excuse le déchirement de l’Église par la nécessité des choses, qu’on le légitime par l’obligation de repousser l’erreur et la superstition mises à la place de la vérité et de la piété, je le comprends. Mais aller jusqu’à le justifier en soi, jusqu’à le transformer en loi du Royaume de Dieu, c’est se laisser tromper par ce qui est sur ce qui devrait être.

Prenez, sous leur forme absolue, soit le puritanisme dogmatique, soit l’indépendantisme individualiste, et pressez-les pour leur faire rendre ce qu’ils contiennent, vous les verrez aboutir à un morcellement indéfini, l’un par son principe de la profession de foi, l’autre par son principe de la sincérité des convictions. N’autorisant à entrer ou à rester dans une Église qu’autant qu’on est pleinement d’accord avec elle, au double point de vue de la doctrine et de la discipline, tout peut devenir motif légitime et obligatoire de rupture. Le puritanisme dogmatique l’a largement et fréquemment montré, et l’indépendantisme individualiste, qui n’est que d’hier, et que n’a pas encore jugé l’expériencea, le laisse assez voir. Je n’en voudrais pour preuve que ce qu’un esprit aussi élevé et aussi sage que Vinet est arrivé à y faire du rapport de l’Église avec l’État. Les deux directions iraient, en fait, au terme que le Darbysme pose en principe ; ce ne serait pas la négation de l’Église, c’en serait la ruine ; ce serait cette situation appelée par Vinet « où tout le monde étant dissident, personne ne le serait plus ».

a – L’expérience ne s’est que trop prononcée depuis que ceci a été écrit. (Edit.)

Mais par la loi des réactions, qui jette alternativement d’un extrême dans l’extrême contraire, un parti nombreux pousse à l’universalisme ou au latitudinarisme ecclésiastique, proclame un tolérantisme illimité, ouvre les temples comme les académies à toutes les opinions qui se disent chrétiennes, et, plaçant en première ligne la libre investigation, au nom de la conscience et de la science, convertit l’Église, d’une société de croyants ou de professants, en une société de chercheurs.

Dans un tel état de choses, je ne saurais prétendre à des déterminations précises et complètes sur un sujet si bouleversé, et qui porte, d’ailleurs, au centre de ce dualisme interne que nous avons constaté à tant d’égards dans la donnée biblique elle-même.

Il existe ensemble le devoir de l’union et le droit de séparation, l’œuvre de la condescendance et celle de la fidélité qu’il est si difficile de faire marcher main à main. (J’essaierai ailleurs d’y marquer quelques règles générales). Ici je voudrais seulement maintenir contre les tendances du jour un des éléments ou des attributs scripturaires de l’Église, celui d’unité. Il y a là, à mon sens, un principe à justifier et un écart à signaler ou à prévenir.

Si le morcellement du monde chrétien est une nécessité dans les circonstances présentes, il n’en est pas moins un désordre, et par là même un mal et un grand mal. En nous attachant d’abord à la question d’utilité, une enquête de commodo et incommodo sera-t-elle favorable à l’opinion qui célèbre les heureux effets de la diversité des doctrines et de la multiplicité des sectes ? J’examinerai rapidement la position que le fractionnement du Protestantisme lui fait vis-à-vis du Catholicisme, vis-à-vis du monde, et vis-à-vis de lui-même, je veux dire relativement à l’œuvre de régénération et d’évangélisation qu’il a à accomplir :

Vis-à-vis du Catholicisme. — Il s’est opéré dans le Catholicisme une restauration analogue à celle qu’il éprouva à la fin du xvie siècle sous le souffle de l’esprit protestant, et par laquelle il maintint ou reconquit un tiers des contrées qui lui échappaient. Le cadavre s’est transformé en un corps vivant. Partout il a passé de l’inertie à l’action et de la défensive à l’offensive. C’est plus, à vrai dire, qu’une restauration ; c’est une évolution réelle et profonde. Jamais le principe d’unité et d’autorité, qui fait son prestige et sa force, n’avait eu l’universalité qu’il a aujourd’hui ; jamais il n’avait été accepté et ne s’était déployé avec un tel accord.

Qu’oppose à cela le Protestantisme ? Quand il se formerait en association générale pour la défense de ses intérêts et de ses droits, si ce n’est pour le maintien de ses doctrines, il n’aurait jamais, comme pouvoir ecclésiastique, l’unité d’intention et de direction, ni conséquemment la promptitude, la persistance, l’énergie d’action du Catholicisme qui, par ses ordres religieux, par son clergé inférieur et supérieur, par son chef, en qui se concentre la pensée et la volonté générale, se trouve en rapport constant avec tous les rangs de la société, et fait agir où il veut, comme il veut et quand il veut, « cette épée dont la pointe est partout et la poignée à Rome ». Le Catholicisme a l’œil et la main en tous lieux à la fois. Il exerce sur lui-même et au dehors une incessante vigilance, dans un dessein et dans un but parfaitement marqués ; les renseignements et les mots d’ordre montent et descendent sans interruption l’échelle de sa hiérarchie. En même temps qu’il se tient en contact avec les conditions les plus humbles, il traite de pair à pair avec les puissances de ce monde, qu’il caresse ou menace lorsqu’elles lui sont hostiles, qu’il dirige selon ses vues propres lorsqu’elles lui sont soumises ou favorables. Merveilleuse organisation, force immense, reposant, depuis des siècles, sur une base toute conventionnelle, qui s’est toujours relevée de ses ruines apparentes et qui survivra probablement à la crise qu’elle traverse en ce moment. L’esprit gouvernemental de l’ancienne Rome s’est conservé dans la Rome nouvelle, et il s’y est encore perfectionné.

Rien de cela dans le Protestantisme, qui ne forme pas même un corps. Et que sera-ce, si à cette infériorité de constitution viennent se joindre des divisions et des luttes intestines, qui retournent ses forces contre lui-même en l’ouvrant par mille côtés aux attaques du dehors ? Pour juger des dangers qui peuvent naître de là, que l’on considère ceux qui en sortirent au xvi° et au xviie siècles. C’est en appeler, il est vrai, à un ordre d’idées et de choses, à un état social et religieux tout autre que celui où nous sommes, mais les enseignements qu’il donne s’étendent à tous les temps. La rupture des luthériens et des réformés en Allemagne, avec les rivalités et les oppositions réciproques qu’elle rendit si vives ; celle des épiscopaux et des presbytériens en Angleterre ; celle des gomaristes et des arminiens en Hollande, etc., etc., dispersèrent des ressources matérielles, scientifiques, morales, que la concentration aurait décuplées ; bien plus, elles poussèrent fréquemment à sacrifier l’intérêt commun à des intérêts de parti. Ainsi, la haine de l’Electeur de Saxe contre le Calvinisme, dont ses théologiens lui faisaient un monstre, contribua pour beaucoup à le jeter dans le camp impérial ; et cette défection, qui brisa l’union protestante, entraîna des pertes immenses en Bohême, en Hongrie, en Autriche et ailleursb.

b – V. Ranke : Hist. de la Papauté, T.4. p. 108.

Du reste, c’est bien à regret que j’évoque le souvenir de ces luttes sanglantes, où l’on mit au service de l’Évangile des armes que l’Évangile répudie. S’il nous faut l’esprit protestant, c’est-à-dire cette pensée commune, cette entente générale qui nous élève au-dessus de nos divergences, pour nous attacher tous ensemble à la défense de notre principe fondamental soit formel (autorité des Ecritures), soit matériel (justification par la foi) ; il nous faut davantage encore, il nous faut l’esprit chrétien, l’esprit que respire et inspire le Nouveau Testament ou, si l’on veut, le Sermon de la montagne. L’esprit protestant seul, se développant et s’organisant en parti vis-à-vis du parti catholique toujours organisé, ramènerait le pire des maux, les guerres religieuses, cette perversion satanique de ce qu’il y a de plus saint, cette énorme aberration, dont nous avons besoin que le Seigneur nous garde, car le mystère d’iniquité se reforme par la fusion de la question religieuse dans la question politique. Et puis, cet anticatholicisme qu’on tente de raviver çà et là, et que le mauvais cœur mettrait aisément à la place de l’évangélisme, ne nous serait encore que d’un faible secours, quelle qu’en fût l’universalité et l’énergie. Le Protestantisme, comme association, n’égalera jamais le Catholicisme. Ce qui a fait la force du Protestantisme à l’origine, c’est qu’il apparaissait comme la restauration de la vérité et de la vie évangélique : il n’a vaincu, il ne vaincra qu’en tant que représentant du pur christianisme théorique et pratique. C’est là ce qu’il doit retrouver, et sans quoi tout n’est rien pour lui. C’est l’heureuse nécessité qui lui est imposée par sa nature elle-même. Sa puissance, c’est sa foi.

Il n’en est pas moins vrai, cependant, qu’une sorte d’Union générale lui devient indispensable dans le vif débat qui s’engage de nouveau entre le principe de la Réformation et le principe romain. On commence à le sentir ; des vœux et des plans se produisent de divers côtés, des rapprochements s’opèrent, des associations se forment. Malheureusement, on ne voit pas ressortir, à un degré suffisant, le lien interne qui peut et doit embrasser toutes les fractions du protestantisme positif, en les laissant libres dans leur sphère et dans leur voie propre. Sur la question de principe, tout paraît renversé ou ébranlé de fond en comble. Or, l’union qui ne tient qu’à des causes extérieures est bien fragile et ne saurait être durable. On a vu les catholiques eux-mêmes se rapprocher des protestants pour résister à l’incrédulité du xviiie siècle. Il en est ainsi dans toutes les crises où de grands intérêts sont en jeu. On se groupe ensemble autour de l’intérêt commun, on met en saillie les points de contact ; les points de séparation se couvrent d’un voile ou se relèguent dans l’ombre. Mais ces unions, qui semblent quelquefois si vraies, sont éphémères comme les circonstances qui les produisent, elles ne durent qu’autant que le péril d’où elles sont nées. Ce spectacle que donne si souvent le monde politique, le monde religieux le donne aussi quelquefois. Il importe donc d’asseoir l’alliance protestante sur des bases plus profondes et plus fermes. Mais où les trouver aujourd’hui ?

Par quelque côté qu’on envisage le Protestantisme, on le voit soumis à un travail délétère qui mine toutes ses croyances comme toutes ses traditions, et atteint jusqu’à son vieux principe constitutif, sans qu’on puisse constater ou entrevoir dans les résultats de cette critique, qui se dit rénovatrice, l’apparition du principe nouveau qu’annoncent à qui mieux mieux les Voyants du jour, et qui doit, assurent-ils, tout restaurer, tout vivifier, en inaugurant une évolution du Christianisme égale, ou même supérieure, à celle du xvi° siècle. L’Église de l’avenir prophétisée depuis tant d’années par tant de grandes voix, comme un épanouissement de l’apologétique et de la dogmatique du xixe siècle, ne se montre nulle part à l’horizon. Ce qu’on aperçoit partout, ce sont des opinions individuelles, des théories qui se renversent incessamment les unes sur les autres ; ce sont des moitiés de principes qui se remuent, se croisent, se heurtent en tous sens, aussi impuissants pour édifier qu’ils sont puissants pour démolir, et dont le produit final est un pêle-mêle où tout se brouille, christianisme et théisme, science et foi, et jusqu’à ces données intuitives qui font l’homme ce qu’il est. Ce qui sortira de là, Dieu seul le sait !

Mais il serait plus qu’inutile de prouver longuement combien un tel état ou, pour mieux dire, un tel désordre nous met à découvert vis-à-vis du Catholicisme avec sa fermeté de doctrine et de direction. Je n’ignore pas qu’il est dans la situation générale d’autres côtés qui l’exposent et qui nous sauvegardent. Mais que pouvons-nous contre lui, comme corps ou comme Église, et que ne peut-il pas contre nous ? Que de personnes sorties un instant de son enceinte y ont été rejetées, parce qu’elles n’ont rien trouvé de fixe ailleurs ? quelle foule d’autres y sont retenues par les mêmes considérations ? Car, quelque chargée que soit l’atmosphère romaine, on ne l’échangera pas pour le vide. S’il ne s’agissait que de l’épuration de notre principe théologique et ecclésiastique ou de son exacte détermination, la crise, bien que profonde, ne serait pas très grave et pourrait être salutaire ; mais on ne parle de rien moins que de jeter au vent ce principe, que de changer la base de notre théologie et de notre Église, par une seconde Réformation, qui ferait du biblicisme protestant ce que le Protestantisme fit, au xvie siècle, du théocratisme catholique. C’est la grande rénovation qu’on célèbre ; c’est le remaniement et, à vrai dire, le renversement auquel conspirent ceux-là mêmes qui veulent et croient simplement modifier. Or, il est clair, quoi qu’on en dise, que si le Protestantisme pouvait renier son principe, il se renierait lui-même ; et il est certain, quoi qu’on en pense, que des âmes nombreuses chercheraient alors un refuge dans la dernière Église réelle qui resterait. Au sein des triomphes de l’individualisme et du radicalisme, le sens chrétien redemanderait l’Église chrétienne, et inclinerait, en passant sur ses répugnances, vers l’institution qui lui en présenterait l’image. Le Puséysme qui travaille encore l’Angleterre est, sous ce rapport, un avertissement auquel on n’a pas été assez attentif ; car le Puséysme, qui a abouti au Catholicisme, ne fut, en principe, qu’une réaction contre la dissidence. Et ce que le Puséysme a été en Angleterre, le confessionalisme le devient, ou tend à le devenir en Allemagne ; le sacramentalisme, où il pousse de plus en plus, peut jeter dans le romanisme ; il le fait déjà çà et là.

Ainsi, toujours les extrêmes appellent d’autres extrêmes. Tout s’unit pour montrer combien il importe au Protestantisme de se serrer de nouveau autour du principe sur lequel il s’est élevé, et qui est sa force parce qu’il est sa vie (autorité des Ecritures). Religieusement maintenu, avec les grandes doctrines dogmatiques et morales qu’il fonde, il nous gardera et contre les attaques de droite et contre les attaques de gauche ; en reliant les membra disjecta de la Réformation, il amènera, sinon l’uniformité que voudrait la pensée de l’homme, du moins l’union que réclame le corps de Christ. Grâces à Dieu, l’ébranlement de ce principe, qui a fait vaciller le sol protestant et le sol chrétien tout entier, s’apaise peu à peu. L’authenticité des Livres saints, dont tout dépend en définitive, ressort de ses ruines apparentes ; et là-dessus se formera de plus en plus cette unité de l’esprit où s’associent la vérité et la charité, la fidélité et la condescendance. A cette haute aspiration de nos temps, répond l’alliance évangélique, plus grande par ce qu’elle représente ou prophétise que par ce qu’elle est encore, Elle reflète le principe protestant dans son double élément d’autorité et de liberté, qui, se plaçant à égale distance du Catholicisme et du rationalisme, protège le Christianisme de la révélation et contre celui de la tradition qui le surcharge et contre celui de la science qui le volatilise jusqu’à n’en laisser subsister que le nom.

Vis-à-vis du monde, ou de la partie non croyante de la Chrétienté.

Je ne parlerai pas de l’incrédulité décidée qui, après un instant de silence et presque de respect, tend à redevenir agressive. Tout annonce de ce côté un redoublement d’attaques. L’idéalisme du Nord s’est allié avec le sensualisme du Midi. Ces deux philosophies, à la fois partielles et excessives, sont arrivées, par des voies opposées, à un résultat identique. L’une a fini, comme l’autre, par enseigner qu’il n’existe d’autre ciel que la terre, ni d’autre Dieu que la nature ou que l’homme. Ces monstrueuses erreurs, greffées aux passions populaires, fomentent des dangers sur lesquels on s’endort trop facilement. On discute les formes, les modes de construction de l’édifice ecclésiastique et politique, tandis que les fondements sont minés de toutes parts. On dirait toujours ces Grecs du Bas-Empire qui se disputaient pour déterminer la nature de la lumière du Thabor, tandis que les Musulmans entraient à Constantinople.

Arrêtons-nous à cette partie du monde qui est plutôt favorable qu’hostile au Christianisme, et qu’il s’agit d’y rattacher. Envisageons uniquement l’effet de nos dissensions sur l’œuvre d’évangélisation qui doit se faire au sein même des Églises, et qui a pour but de ranimer la foi et la vie de la foi dans ces masses auxquelles il ne reste guère du Christianisme que quelques formes extérieures. En y regardant de près, nous trouvons que si le monde penche vers le Christianisme, c’est surtout à cause des bienfaits qu’il en attend et qu’il ne peut guère espérer que de lui. Le monde éprouve le besoin d’affermir les bases de l’ordre social partout ébranlées ou menacées. Il sent l’insuffisance profonde des perfectionnements politiques, des progrès industriels, de l’accroissement des connaissances et des richesses, de ces merveilleuses découvertes qui donnent des ailes à la pensée et multiplient indéfiniment sa puissance. Il a appris par de redoutables épreuves que l’homme ne vit pas de pain seulement. On lui a dit et redit que le Christianisme est le salut des peuples comme il est le salut des âmes. C’est le grand argument que font valoir de nos jours ses défenseurs ; c’est celui qui a porté, et qui, peut-être plus qu’aucun autre, a changé l’hostilité voltairienne en respectueuse bienveillance. On s’est retourné vers le Christianisme quand, à l’encontre d’une thèse longtemps accréditée, on a vu qu’il avait semé ou vivifié sur la terre tous les germes de la civilisation et créé, à vrai dire, le monde moderne.

La faveur qu’a repris le Catholicisme tient essentiellement â cela. S’il a exploité les tendances esthétiques d’une certaine école littéraire (apologétique inaugurée par Chateaubriand), auprès des hommes d’État et de cette foule effrayée, à diverses reprises, par les périls d’un bouleversement, il s’est offert avec le prestige de son autorité. Il a dit : Vous ne pouvez avoir le progrès dans l’ordre que par moi. Il l’a dit, et on l’a cru, ou l’on s’est forcé de le croire quand tout le reste paraissait manquer. De là le retour des gouvernements et de l’opinion vers lui, en même temps qu’une renaissance de la foi et de la vie religieuse dans son sein.

Le monde regarde surtout à l’influence morale et sociale de l’Évangile. Ce qu’il demande, ce sont les vertus célestes que l’Évangile annonce, et qui conjureraient les orages et donneraient à la terre la confiance et la sécurité. Il est tout simple, pour peu qu’on y réfléchisse, que le monde considère le Christianisme sous cet aspect et qu’il le juge à ce signe. A part l’intérêt puissant qui l’y pousse, il voit le Nouveau Testament en appeler lui-même à un critère semblable : Vous les connaîtrez à leurs fruits. Et puis, c’est par là, répétons-le, qu’on le lui a spécialement recommandé en ces derniers temps où cet argument a envahi jusqu’à la prédication. On lui a prouvé à satiété la haute valeur de la foi chrétienne sous le rapport politique et économique, non moins que sous le rapport spirituel et éternel. On lui a fait voir à l’œil que les institutions et les lois reposent sur la moralité des peuples, comme la moralité repose sur la religion, et qu’il n’y a de religion puissante, ou même de religion possible que le Christianisme, partout où le Christianisme a passé. On lui a montré que les ressources et les forces dont il dispose, et qui s’accumulent d’année en année, peuvent servir au mal comme au bien, selon l’esprit qui les régira : on lui a démontré par les faits qu’elles peuvent, sous la direction de l’égoïsme, mener à une profonde servitude ou à une incurable anarchie ; tandis que sous la direction de la justice et de la charité, elles doivent devenir la source d’une prospérité et d’une paix toujours croissantes. Aussi le monde aspire-t-il, confusément mais ardemment, à cette charité qui est le fruit du Christianisme, comme la foi en est la racine, et qui, passée dans les lois et dans les mœurs, guérirait ses blessures, consolerait ses douleurs, calmerait ses craintes et réaliserait l’idéal vers lequel il tend. C’est à tel point qu’il a accueilli jusqu’aux simulacres que lui en ont offert des théories fantastiques (Saint-Simonisme, — Fouriérisme, — Communisme, etc.) Si le monde écoute peu quand on lui expose les preuves directes du Christianisme, il fait silence quand on l’amène à reconnaître que l’Évangile a apporté du ciel cette vertu destinée à tout transformer sur la terrec ; il prête l’oreille et ouvre son âme quand on lui parle des prodiges qu’enfanta l’amour fraternel chez les premiers chrétiens, quand on lui raconte la vie d’un Howard, les travaux d’un Wilberforce, le ministère d’un Oberlin, l’apostolat d’un Félix Neff, ou la merveilleuse constance de ces missionnaires qui font fleurir le désert comme un Carmel en l’arrosant de leurs sueurs, et quelquefois de leur sang. Une des principales causes qui l’incline vers le Catholicisme, ce sont ses humbles et bienfaisantes institutions, les actes de renoncement et de dévouement qu’elles inspirent, et les œuvres obscures et souvent héroïques qu’elles produisent (Sœurs de charité — Ordres hospitaliers, etc.) ; c’est encore cette image d’une calme et forte régularité qu’il présente à des esprits avides d’ordre et de repos. Quoique tout cela ne soit, en bien des cas, qu’une apparence, cette apparence seule impose et séduit.

cInfluence sociale de la Charité : sujet mis plusieurs fois au concours par l’Académie. Voir ouvrages de M. Duchâtel (1828 ou 29), de MM. Chastel et Schmidt (vers 1853) et aussi Christianisme et socialisme de P. F. Jalaguier (1848 ; 2e édition, 1889).

Mais que voulez-vous que le monde éprouve lorsque, après s’être rendu à nos arguments, après avoir reconnu en nous les interprètes et les représentants les plus vrais de cet Évangile qu’il salue de loin comme l’Évangile de la paix, il aperçoit nos dissensions intestines et entend le bruit de nos luttes et de nos querelles ? Les faits démentant, ou paraissant démentir les principes et les promesses, la vie chrétienne répondant si peu à la doctrine chrétienne, est-il étrange qu’il reste dans son éloignement ? Hélas ! il se trouve à cet égard dans la position de tant d’Églises vis à-vis de leurs pasteurs ; la parole de la foi avorte parce qu’elle n’est pas fécondée par l’œuvre de la foi, cette démonstration d’esprit et de puissance, ce sacrifice moral, ce don du cœur qui est l’alpha et l’oméga de l’Évangile. Bien certainement, l’action des apologistes et celle des prédicateurs seraient tout autres, s’ils pouvaient dire comme aux premiers temps : « Venez et voyez. » Le Christianisme n’est pas seulement une croyance, il est aussi un sentiment, car il s’empare de toutes les forces vives de l’âme humaine. Si, en tant que croyance, ou théologie, il se maintient et se propage par la discussion logique, en tant que sentiment, ou religion, il agit des cœurs sur les cœurs par l’impression de l’exemple. Il est doctrine et vie tout ensemble ; doctrine, il se démontre ; vie, il s’inocule. Et qu’à ce dernier égard nous lui faisons de tort ! Le monde n’a qu’à ramasser les épithètes que se jettent les partis contraires, et à faire la synthèse de leurs accusations réciproques, pour s’armer contre tous les efforts de leur prosélytisme.

3° Considérons nos divisions vis-à-vis de nous-mêmes, c’est-à-dire dans leurs rapports avec l’œuvre de régénération et d’évangélisation imposée à toute Église chrétienne.

Je ne m’arrêterai pas aux obstacles que nous nous faisons les uns aux autres, à ces efforts antagonistes qui se neutralisent mutuellement, à ces rivalités qui tout à la fois font le mal et empêchent le biend, à cet immense gaspillage d’une activité qui, tournée vers des améliorations positives, soumise à une direction régulière, aurait pu être si utile, et qui, se heurtant dans tous les sens avec elle-même, n’aboutit, la plupart du temps, qu’à enrayer ou à ruiner. Je dirai seulement un mot du tort qu’ont éprouvé les grandes entreprises religieuses de nos jours.

d – Dans les questions portées devant le gouvernement, il a suffi que d’un côté on dise blanc, pour que de l’autre on dise noir ; on ne s’est guère entendu que sur un point, l’augmentation du traitement des pasteurs.

Parmi ces entreprises, je choisis celles qui auraient dû, ce semble, rester étrangères par leur nature aux atteintes de l’esprit de parti, et, par leur caractère simplement chrétien, planer au-dessus de toutes nos divisions ; les Missions, les établissements de charité, la Société biblique. Notre institut des Missions a couru des dangers sérieux durant plusieurs années et failli être rejeté hors de l’Église. Nos établissements de bienfaisance se sont élevés quelquefois en opposition et presque en haine les uns des autres (orphelinats de Castres et de Saverdun). La Société biblique elle-même, ce terrain commun à toutes les sections de la Réforme, cet étendard sacré autour duquel elles furent toutes convoquées d’abord, la Société biblique n’a pu échapper au contre-coup de nos dissensions, elle s’est brisée, sous l’action combinée du dogmatisme et du latitudinarisme… Serait-ce là l’état normal du Protestantisme, le beau idéal de la Chrétienté ? Et ce désordre des faits n’accuse-t-il pas le désordre des principes ?

Si l’on pouvait se faire illusion sur ce côté extérieur de la question, qu’on en considère le côté interne ; qu’on observe les effets de nos divisions sur le christianisme pratique, qui est le grand objet que doit se proposer l’Église. Encore ici, je veux me borner ; il serait trop long de parler des scandales donnés et reçus, des dénominations injurieuses, des jugements téméraires, des accusations passionnées, des haines sourdes, où se laisse si aisément aller le zélotisme et l’esprit de contention qu’il engendre ; je me contenterai de quelques remarques dans un sujet qui exigerait des volumes.

Un fait bien simple peut nous révéler ce qu’est, en thèse générale, l’influence de nos divisions au point de vue moral. Voyez quelle impression produisent les noms de parti ; notez leur effet étrange et presque magique. Voilà un homme que vous rencontrez ; il vous intéresse par son attachement cordial à l’Evangile, par sa ferveur religieuse, par l’esprit chrétien qui respire en lui. Votre entretien est celui de deux âmes heureuses de communier en Christ. Que le mot d’ordre qui vous sépare soit prononcé tout à coup, et examinez ce qu’opérera ce seul mot ! Cet homme changera subitement pour vous et vous changerez pour lui ; vous serez les mêmes et vous vous apparaîtrez tout autres ; il s’élèvera entre vous comme un mur d’airain ; à la sympathie que vous éprouviez, succédera la réserve et peut-être la défiance. Ce sera quelque chose de semblable à ces jeux d’optique qui changent instantanément une physionomie. Ne vous est-il jamais arrivé, en voyage, de causer religion avec un catholique pieux, ecclésiastique ou laïque, qui ouvrait avec abandon son âme à la vôtre, et de le voir se fermer à vous dès qu’il vous a su protestant ? Cette expérience commune peut vous expliquer ce qu’étaient devenus pendant un temps dans nos églises et dans nos consistoires les termes antagonistes de « rationalisme » et de « méthodisme » ; pour bien des gens ils étaient pires cent fois que celui d’« incrédule » ; ceux de « mahométan » ou de « païen » les auraient moins soulevés. Ajoutez que ces luttes, avec leur cortège d’antipathies et d’accusations réciproques, en même temps qu’elles fomentent une disposition d’esprit et de cœur profondément antiévangélique, retiennent ou rejettent hors du Christianisme une foule de personnes qu’elles étonnent, blessent et rebutent. Alors même qu’elles entretiennent une certaine vie, c’est d’ordinaire une vie plus apparente que réelle, une vie factice et faussée ; c’est trop souvent le zélotisme substitué au zèle, le dogmatisme, positif ou négatif, remplaçant la foi, et l’esprit de parti, ou de secte, contrefaisant l’esprit de l’Évangile. Voyez ces théologiens de village, bonnes gens qui auraient vécu dans la simplicité chrétienne si on ne leur eut jeté dans la tête une idée fixe, devenue pour eux le Christianisme, et dont ils se servent pour classer immédiatement les hommes en convertis et inconvertis, en élus et réprouvés, en libéraux et orthodoxes. On ressent une souffrance indicible à observer ces pauvres âmes ainsi dévoyées. Et ces tristes aberrations, d’où viennent-elles ?

On ne se figure pas, en général, combien l’ardeur pour la défense et la propagation d’une doctrine ou d’une direction théologique, en face d’une doctrine ou d’une direction rivale, diffère de la jalousie et de la pratique de la vérité que recommande l’Évangile, du ποἰεῖν αληθείαν de saint Jean. L’attachement à une formule dogmatique ou ecclésiastique est tout autre chose que la foi chrétienne ; l’un peut s’allier au cœur naturel, l’autre n’existe que dans l’âme régénérée. Dans la lutte des églises et des écoles, ceux qui déploient le plus d’activité et d’énergie ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de piété. Là où sont le bruit et l’éclat, là est le poste d’honneur, là se porte l’ambition en se faisant souvent illusion à elle-même. Le ton que prennent la plupart des controverses prouverait à lui seul qu’elles n’ont pas leur fin réelle dans les dispositions évangéliques, et qu’elles sont peu propres à les nourrir. Dans la crise que nous venons de traverser (pour ne pas parler de celle où nous sommes), les hommes les plus ardents à la défense et à l’attaque, qu’ils fussent pasteurs ou laïques, étaient-ils généralement ceux qui se distinguaient le plus par ce que l’Apôtre nomme la vie cachée avec Christ en Dieu ? et cette vie, quand ils l’avaient, sortait-elle de la polémique aussi pure qu’elle y était entrée ? Hélas ! est-ce le dévouement au pur christianisme, est-ce la vérité selon la piété qui inspire notre presse politico-religieuse ? Qu’il s’y mêle, même chez les meilleurs, de motifs étrangers ! Qu’il est facile de se donner le change à soi-même, et de chercher la gloire qui vient des hommes, en ne paraissant et ne croyant chercher que celle qui vient de Dieu ! Une fois engagé, on arrive vite à faire du triomphe de son opinion ou de son parti une affaire personnelle. Le combat de la foi devient un tournoi de la vanité, où l’on ne se refuse guère à employer les armes aiguisées par l’esprit du temps, quoique l’Évangile les déclare charnelles. De plus, l’intérêt se concentre sur les points en litige ; et le reste, c’est-à-dire ordinairement l’essentiel, est plus ou moins négligé : de là une tendance étroite, extérieure, superficielle, toute guerroyante, bien peu favorable au large et calme développement de la vie religieuse. Ce qui est prôné dans les hommes et dans les choses, c’est bien un christianisme sans doute, mais un christianisme taillé sur le patron des partis et servant leurs préoccupations et leurs vues. Le christianisme qui se dérobe aux regards, le christianisme humble, intérieur, étranger aux shibbolets du moment, le vrai christianisme pratique est peu honoré et peu encouragé. Voyez les débats de nos jours. Ce qui s’y montre en saillie, c’est l’esprit catholique ou l’esprit protestant, l’esprit radical ou l’esprit conservateur, l’esprit nouveau ou l’esprit ancien ; mais l’esprit évangélique où est-il et que devient-il dans ces discussions dont le champ s’étend sans cesse avec les entraînements et les ruptures ? Je suis, certes, fort loin de condamner en elles-mêmes les controverses dogmatiques et ecclésiastiques. Elles sont souvent inévitables et obligatoires. Je ne veux que signaler leurs périls, et par là même ceux du fractionnement qui les occasionne. Il y a là des écueils terribles contre lesquels on ne saurait trop se prémunir. Il y a comme une sorte de malédiction, dont les intentions les plus droites ne préservent qu’en partie, et qui s’étend en mille sens.

Notons encore ce point-ci. Dès que l’idée, objet de la lutte, a grandi jusqu’à dominer tout le reste, ce qui arrive presque toujours et très vite, il est naturel que les hommes qui font de cette idée leur tout se montrent en toutes choses les plus décidés. Ceux en qui le christianisme vivant, le christianisme de la conscience et non de la théorie, exerce le plus d’influence, paraissent souvent gênés, indécis, flottants ; ils le sont, en effet, à proportion de leur sens chrétien, parce qu’il n’est pas rare que des démarches commandées par le principe de la direction à laquelle ils appartiennent, ou des opinions que ce principe accrédite et impose, soient peu d’accord avec l’esprit général de l’Évangile. On a remarqué que bien des athées se sont distingués parmi les persécuteurs, et bien des incrédules parmi les polémistes. C’est tout simple ; ils pouvaient aller droit devant eux, sans être embarrassés par des devoirs, ni retenus par des scrupules.

Voilà quelques effets du fractionnement de l’Église et des luttes qu’il produit ou qu’il envenime. Est-il un bien ? est-il un mal ?

On dit que ces désordres tiennent moins au fait lui-même qu’aux dispositions intérieures qui le dénaturent. On soutient qu’avec la division au dehors, il peut se maintenir l’union au dedans. C’est là l’idéal du système. Sans contester le fond de vérité qui s’y trouve, et sans toucher encore à la question de principe, à laquelle toutes les autres doivent céder, remarquons qu’en théorie comme en pratique l’intérieur et l’extérieur s’affectent mutuellement : les antipathies intellectuelles et morales amènent les ruptures, et les ruptures nourrissent et accroissent les antipathies. D’ailleurs, la séparation atteste la faiblesse du sentiment de support qu’on invoque ; car, si ce sentiment eût existé avec la force qu’on lui suppose, avec les vertus qu’on en attend, il aurait prévenu, du moins en bien des cas, les déchirements qu’on veut lui faire adoucir et régler. Dans les relations ecclésiastiques, de même que dans les relations sociales, il est plus facile de se passer quelque chose pour ne pas rompre, que de se rapprocher après avoir rompu violemment. Ériger la division extérieure en moyen d’union intérieure, c’est se repaître de chimères. Comment être plus disposés à vivre en paix, quand on s’est accusé réciproquement d’erreur, et d’erreur intolérable, par une rupture éclatante ? Car toute rupture est un jugement formel de condamnation contre l’Église qu’on abandonne. Autant vaudrait faire du divorce la garantie de l’union conjugale.

Il est pourtant un argument de l’indépendantisme qui mérite un mot à part. C’est celui qui représente la multiplicité des églises particulières comme faisant ressortir et amenant à un plus haut degré de développement les diverses faces de la doctrine et de la vie chrétienne. Cet argument est aujourd’hui partout, et nous ne le contestons pas au fond. Mais à côté de l’avantage signalé, il existe de graves inconvénients ; et sur ce point particulier de la question, comme sur la question générale, le mal l’emporte, à notre sens, sur le bien, dès que le principe n’est pas sévèrement surveillé et contrôlé. Que dans les grandes Églises, chaque tendance théorique et pratique se produise dans de puissantes individualités ou même dans des associations spéciales, qu’il y ait des ecclesiolæ in Ecclesia, il n’en résultera généralement que de bons effets, parce que ces tendances diverses, vivant dans un milieu commun, s’équilibrent, se rectifient mutuellement ; les excentricités se limitent les unes les autres, elles se donnent ou s’empruntent toutes quelque chose ; toutes, d’ailleurs, restent plus ou moins pénétrées de l’esprit de la société qui les renferme, et qui les règle en les dominant. Mais laissez-les à elles-mêmes, comme on le demande, livrez-les à leur pensée et à leur pente propres vous aurez le revers du tableau. En théorie, le développement d’un principe, vrai en soi, mais partiel, mène fatalement à l’erreur ; en pratique, il mène à la singularité et souvent à l’extravagance. Dans le mouvement méthodiste, par exemple, on vit le parti de Whitefield pousser jusqu’à l’antinomianisme, et le parti de Wesley aller, dans sa réaction, jusqu’à faire de la sanctification parfaite une de ses doctrines fondamentales. Tous les principes évangéliques peuvent, en s’isolant et s’exagérant, conduire à de graves aberrations, parce qu’ils ne sont que des éléments fragmentaires d’un principe supérieur, où ils puisent leur réalité, leur certitude, leur vie, et où ils ont leur mesure et leur règle. La vérité chrétienne est la résultante des vérités particulières dont se compose l’Évangile ; et le caractère chrétien, dans son intégralité, est la fusion harmonique des diverses dispositions que l’Évangile inspire. Etendez outre mesure une de ces vérités, une de ces dispositions, destinées tout à la fois à se limiter et à se compléter, vous faussez à proportion la doctrine et la vie chrétiennes. Il leur faut, à l’une et à l’autre, cet ensemble qui équilibre tout. Là est peut-être une des raisons les plus profondes de la constitution du Christianisme en Société générale, plutôt qu’en congrégations isolées et indépendantes.

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