Théologie Systématique – IV. De l’Église

3. Conclusion

La détermination des points fondamentaux est difficile, mais possible. — Deux critères : le témoignage du sens chrétien et celui de la science indépendante. — Le sentiment et le devoir de l’union demeurent partout où demeure le fondamental. — La grande unité évangélique ne se formera que par le retour à la doctrine des points fondamentaux et à la vraie notion de l’Église.

La difficulté de déterminer les points vraiment fondamentaux est réelle, nous l’avons reconnu, mais elle n’est pas invincible comme on le prétend de tant de côtés. On a, pour la résoudre au degré nécessaire, à part les grandes données scripturaires que nous avons fait ressortir, deux critères très différents mais qui se contrôlent l’un l’autre, savoir le témoignage général du sens chrétien et le témoignage, non moins général, de la science indépendante. Le sens chrétien, placé seul à seul devant la Parole de Dieu, s’est accordé à y voir les doctrines communément désignées sous le nom d’orthodoxes et prises simplement comme faits divins ; aussi, forment-elles comme la charpente de la foi, à travers ses évolutions et ses transformations séculaires. D’un autre côté, les libres penseurs, les hommes qu’aucun intérêt d’opinion ou de position n’empêche de voir dans le Nouveau Testament ce qui y est, ni de dire ce qu’ils y voient, qui l’étudient comme les livres sacrés des autres cultes, uniquement pour s’assurer de son contenu réel, affirment de concert que ces doctrines s’y trouvent en effet, sinon sous leur forme théologique, du moins sous leur forme religieuse, et qu’elles en rendent le fond distinctif et constitutif. Double moyen de détermination, préparé de longue main par la Providence, qui le fera agir au temps marqué, en tirant le bien du mal lui-même. La redoutable crise que nous traversons approche peut-être cette heure, car, poussant les divers principes à leurs conséquences dernières, si elle précipite, par certains côtés, vers des séparations inévitables, elle rehausse et ravive, par d’autres, le sentiment et le devoir de l’union partout où demeure le fondamental.

Sur cette large base s’élève ou doit s’élever la grande unité protestante, tout autre, mais aussi réelle que l’unité romaine. Toutes les branches du Protestantisme évangélique apparaissent, à ce point de vue, comme une seule et même Église, car elles sont toutes d’accord sur les principes intégrants de la foi et de la vie chrétienne ; leurs divergences ne portent que sur des choses secondaires — organisation ecclésiastique (épiscopaux, presbytériens, indépendants) — sacrements (Zwingiiens, Calvinistes, Luthériens, sur la Cène ; baptistes et pédobaptistes sur le baptême), — croyances purement théologiques (Calvinistes et Arminiens, etc.). Malgré les efforts d’un dogmatisme étroit (Puseysme, haut-Luthéranisme, Puritanisme) et les écarts d’un syncrétisme abusif (Alliance universelle, etc.), les tendances actuelles poussent de plus en plus à reconnaître ce fait, si important par lui-même et par les conséquences qu’il peut amener. En dépit de ce qui sépare encore, on se tend la main de fraternité, à travers ou au-dessus des barrières confessionnelles, partout où l’essence vitale de l’Évangile est retenue. Les vieux noms de parti s’usent et tombent, quoi qu’on fasse pour les rajeunir. Que l’Ecriture recouvre au sein du Protestantisme sa place et son autorité, que la vraie notion de l’Église et des points fondamentaux se propage chez les clergés et chez les peuples, que le côté pratique du Christianisme reprenne la suprême importance à laquelle il a droit ; et le mouvement interne qui tend à faire marcher main à main, comme aux premiers jours, la fidélité et la condescendance, la vérité et la charité, deviendra plus rapide, en même temps que plus régulier, plus ferme et plus calme.

Sans doute les vieilles barrières s’écroulent ou s’abaissentb. Les membra disjecta du Protestantisme se cherchent et tendent à se rapprocher et à s’unir. Mais, malheureusement, à mesure que le dogmatisme et l’ecclésiasticisme anciens perdent de leur importance, ils sont remplacés de bien des côtés par un dogmatisme et un ecclésiasticisme d’un autre genre, en réaction contre les écarts du rationalisme et du radicalisme. Il s’agite des questions qui, sous ombre d’une rénovation, aboutiraient à un ébranlement ou à un renversement général, et qui nous menacent de ruptures nouvelles et profondes. Au sein même du supranaturalisme évangélique ou de l’orthodoxie, nous sommes en présence de deux directions, contraires quoique également appuyés sur la métaphysique ou la mystique du temps (idée prédominante de l’immanence divine, — infusion substantielle de la vie de Christ ou du πνευμα του Θεου etc., etc.). L’une, pour relever l’Église de la Réformation, emprunte à l’interprétation et à la tradition patristique des principes d’où est sorti le système romain ; elle reconstruit, sous des formes appropriées à la pensée moderne, l’idée sacramentelle et l’idée sacerdotale, qui la poussent logiquement et qui la porteront finalement plus loin qu’elle ne veut aller. — L’autre direction expose à sacrifier le réalisme évangélique à un subjectivisme et à un individualisme illimités. L’Église n’est pour elle qu’un libre épanouissement de la foi et de la vie chrétienne, qu’un fait humain ; (si elle le nomme divin, c’est seulement en tant qu’il entre dans le plan providentiel comme tous les grands faits historiques). Elle prétend maintenir le principe matériel de la Réformation (justification par la foi), en laissant tomber ou en abattant son principe formel (autorité théopneustique de l’Ecriture). Elle n’aspire à rien moins qu’à opérer une Réforme aussi radicale, ou même plus radicale que celle du xvie siècle ; car le xvie siècle ne voulut et ne fit que déplacer l’autorité ; en rejetant celle de l’Église et de la tradition, il releva d’autant celle de l’Ecriture. Et les écoles dont nous parlons s’attaquent au fait ou au principe d’autorité, pris en soi ; elles y substituent l’intuition rationnelle ou morale, le sentiment religieux, la conscience chrétienne ; elles érigent la révélation du dedans en critère, et par là même en juge et en arbitre de la révélation du dehors ; elles font de l’Évangile intérieur la pierre d’attente et la pierre de touche de l’Évangile extérieur. Cette direction, née de l’évolution ou de la révolution philosophique qui accula la science dans le moi, règne en souveraine dans le haut-rationalisme, d’où elle s’impose, à des degrés et en des sens divers, à la haute-orthodoxie. Ce n’est pas le lieu de la discuter.

b – Les pages qui terminent ce chapitre, plus récentes que celles qui précèdent, n’en sont pas la répétition, mais le développement. (Edit).

Je me bornerai à deux remarques. 1° La chute du principe formel entraîne celle du principe matériel et des dogmes ou des faits qui s’y rattachent ; le surnaturel du Christianisme, c’est-à-dire le réel, n’ayant d’appui certain que le surnaturel du témoignage qui le révèle et l’atteste. Le fondement ôté, l’édifice croule sur lui-même, ou s’il en reste quelques parties, soutenues par leur propre poids ou par des étais étrangers, elles tendent à s’affaisser aussi peu à peu. 2° Le principe matériel, tel qu’on le fait et qu’on a besoin de le faire, n’est plus celui de la Réformation : il ne l’est, ni quant à l’idée de la justification, ni quant à celle de la foi. Au point de vue de la Réformation, la justification est le salut gratuit, le don de Dieu en Jésus-Christ, consistant essentiellement dans la rémission des péchés ; au point de vue nouveau, elle est la restauration spirituelle, l’œuvre générale de relèvement qu’opère l’exemple ou l’Esprit de Christ. Au point de vue de la Réformation, la foi justifiante est la confiance en la Parole de grâce, où elle a tout son recours et tout son espoir ; au point de vue nouveau, c’est le sens religieux et moral discernant la divinité de l’Évangile et s’en appropriant ou son assimilant le contenu ; c’est l’intuition directe, l’aperception immédiate du vrai et du saint par la conscience, qui juge tout, en fin de compte, et que rien ne juge. — Individualisme chrétien, (suivant une qualification dont on se glorifie), subjectivisme théologique, qui n’est bien compris que dans son rapport avec le subjectivisme philosophique d’où il émane, et qui sème de toutes parts le subjectivisme ou l’individualisme ecclésiastique ! Il y a là, en fait, l’abandon du principe matériel de la Réformation comme de son principe formel. Ce ne serait pas une évolution, ce serait une révolution.

Mais ajoutons que la haute-orthodoxie, qui s’associe à cette direction, un moment dominante et si puissante encore, ne le fait que sous bénéfice d’inventaire ; elle se place sous son patronage sans se placer sous son empire ; relevant de plus en plus le principe formel du Protestantisme qu’avait paru abattre la critique négative, elle relève par cela même le principe d’autorité, quelles que soient ses réserves ou ses réticences à cet égard ; ce qu’elle pose à sa base, c’est l’œuvre de la conscience plutôt que son autonomie ; elle rend à l’Ecriture sa souveraineté, à mesure que son authenticité et sa divinité ressortent des nuages dont les avaient enveloppées des théories aventureuses.

Se retrouvant, dès lors, sur le fondement biblique où s’est posé le Protestantisme, et le seul, quoi qu’on en dise, qui puisse le porter, tout se raffermira, dogmatique et ecclésiologie, débarrassées l’une et l’autre des superfétations traditionnelles qu’aura balayées la tempête : cette profonde crise n’aura fait que préparer une véritable et grande rénovation. La foi l’a toujours attendue, la raison peut déjà l’entrevoir.

Sous l’empire rétabli du principe protestant, on pourra en particulier trouver à la question ecclésiastique, aujourd’hui si menaçante, la solution que réclame notre temps entre les écarts opposés de l’individualisme et du socialisme, du radicalisme et du cléricalisme ; on le pourra, parce qu’on aura une règle positive, et aussi parce que la notion scripturaire de l’Église fera ressortir dans chacun des partis extrêmes l’élément de vérité qu’il représente.

Le même principe, franchement et pleinement admis, permettra de déterminer au degré suffisant le fondamental et le vital du Christianisme, c’est-à-dire ce qu’on cherche pour constituer la grande unité évangélique au sein même des diversités confessionnelles.

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