Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

2. Preuves a priori

A) Preuve Cosmologique

Elle repose sur le principe de causalité. — Forme générale ; forme restreinte ; forme populaire. — Réponse aux objections. — Distinction entre le fait de l’existence de Dieu et la notion métaphysique de son être. — L’objection de Kant (reprise par Secrétan, Cousin etc,) ne porte pas contre le premier point.

L’argument a priori peut s’employer sous deux formes, selon qu’il va de la cause à l’effet ou du principe à la conséquence.

A.) Forme Déductive : — Sous sa première forme, il consiste dans les conclusions qu’on tire des propriétés des choses ou de leurs forces connues. C’est proprement une prévision de l’intelligence ; c’est la vue anticipée de l’effet dans la cause, du produit dans l’agent ; mais cette prévision n’est possible, du moins elle n’est certaine, que là où existe une connaissance complète de la nature et de la puissance des causes. Ainsi celui qui saurait ce qu’est en soi le calorique, pourrait déterminer a priori les lois de la combustion et prédire, antérieurement à l’expérience, les résultats de l’application du feu à une matière quelconque. Sa science ayant sa source dans la raison et non dans l’observation, ses conclusions n’auraient rien d’empirique ; il verrait dans la cause même la certitude et la nécessité de l’effet.

Mais cette connaissance des forces naturelles par une sorte de vision intérieure, n’est point l’apanage de l’esprit humain, et cette première forme du raisonnement a priori lui est naturellement étrangère.

Il est évident que l’argument a priori, sous cette forme, ne saurait s’appliquer à notre dogme, non seulement parce que nous ne possédons qu’une connaissance très imparfaite de la nature des causes physiques et morales, mais aussi et surtout parce qu’il n’en est aucune d’où nous puissions tirer comme résultat final l’existence de Dieu ; le tenter, ce serait un renversement d’ordre, puisque ce serait transformer la Cause première et universelle en un simple effet. L’effet sort de la cause et peut s’y voir d’avance, parce qu’il y est contenu ; mais la cause ne peut sortir de l’effet ni être vue directement et immédiatement en lui, parce qu’elle n’y est point renfermée. Sans doute l’effet, reconnu comme effet, implique une cause ; et la nature de l’effet peut révéler à quelque degré la nature de la cause. C’est un des procédés dont nous faisons le plus d’usage, soit dans les recherches de la Science, soit dans la conduite de la vie ; c’est aussi un des moyens par lesquels nous pouvons nous élever et nous nous élevons réellement à Dieu, ainsi que nous le verrons plus loin ; mais c’est la méthode inductive, ce n’est pas la méthode déductive, ce n’est pas l’argument a priori dont nous nous occupons.

L’étude du monde nous amène à Dieu, parce qu’elle nous force à reconnaître, par delà les êtres qui n’ont qu’une existence dérivée, l’Etre qui existe par lui-même, et par delà l’ordre universel, l’Intelligence et la Puissance souveraines qui l’ont conçu et réalisé. Mais, encore une fois, nous procédons alors a posteriori.

B.) Forme Ontologique. — Il y a une autre forme ou une autre branche de l’argument a priori qui consiste dans les conclusions qu’on tire des principes dans les déductions ; des vérités premières ou absolues, des idées universelles et nécessaires. Elle a de l’analogie avec la précédente, quoiqu’elle en diffère considérablement : un principe ne ressemble pas exactement à une cause, qui opère par elle-même et dont on peut prévoir les effets dès qu’on connaît sa nature ou sa loi ; cependant la raison admet qu’une déduction logique d’un principe est aussi certaine que si elle était un produit réel du principe lui-même ; c’est que toute déduction légitime est contenue dans le principe comme l’effet dans sa cause. Par où l’on voit tout ensemble et le rapport et la différence des deux formes de l’argument.

L’homme possède ce qu’on a nommé l’intuition rationnelle ; il a la faculté de saisir les principes, ces vérités premières et absolues qui subsistent par leur propre lumière, qui se prouvent en se posant, et qui sont les conditions de notre existence comme les lois de notre intelligence ; exemple : tout effet implique une cause, tout phénomène une substance etc. Les notions générales de substance, de cause, et bien d’autres, sont des notions a priori ; l’observation ne les donne pas, elle ne fait que les éveiller ou les évoquer. Nous les portons en nous. De même, dans l’ordre moral, des notions originelles de juste et d’injuste etc. C’est dans cette haute et mystérieuse faculté que le raisonnement a priori a sa base fondamentale. C’est sur ces idées primitives et universelles, c’est sur ces principes intuitifs qu’il repose essentiellement. Pour savoir donc si ce raisonnement peut s’appliquer à notre dogme, il faut examiner s’il se trouve dans l’esprit humain quelque notion que l’intuition rationnelle déclare universelle et nécessaire, et d’où se déduise légitimement l’existence de Dieu, c’est-à-dire qui la renferme, car la conséquence doit être implicitement dans les prémisses.

Cette forme d’argumentation est valide et concluante partout où elle s’applique réellement. Elle prend pour point de départ une vérité première, qui, à ce titre, n’est ni contestable ni contestée, et elle en fait sortir d’autres vérités moins évidentes à l’intuition immédiate, mais qui, liées logiquement à cette donnée absolue, deviennent aussi certaines et aussi nécessaires qu’elle l’est elle-même. C’est ainsi que les mathématiques emploient leurs axiomes. C’est ainsi que de la notion de juste et d’injuste et de celle de peine et de récompense qui lui est corrélative, on conclut la liberté et la responsabilité morale, de même qu’un avenir de rétributions. Si donc cette méthode peut s’appliquer à la démonstration de l’existence de Dieu, elle prouvera ce grand dogme, non a posteriori, comme on le fait à l’aide de l’induction, en remontant des causes secondes et contingentes à la cause première et absolue, mais a priori, en le rattachant à un de ces principes nécessaires qui lui prêtera son évidence et sa certitude propre.

Les scolastiques depuis Anselme (xie siècle), se sont fort occupés de cette preuve de l’existence de Dieu et ont cherché à lui donner la forme la plus concluante et la plus directe. Au xviie s siècle, elle a été adoptée et traitée par Descartes ; elle l’a été ensuite par une foule d’esprits distingués qui l’ont présentée chacun à sa manière, comme Leibnitz et Wolf en Allemagne, Clarke en Angleterre, M. Cousin en France. Kant l’examina dans sa Critique de la raison pure, et la déclara sans valeur. Mais sans nous arrêter aux noms propres, indiquons quelques-unes des formes les plus générales et les plus communes de l’argument. On a dit :

1° Nous avons l’idée de l’Etre très parfait. Or l’existence réelle est une perfection et l’existence nécessaire est la perfection la plus haute, car que signifieraient des perfections qui ne seraient pas ? L’idée de l’Etre très parfait emporte donc la réalité et la nécessité de son existence, puisque la notion de l’existence fait partie intégrante de celle de la perfection absolue. L’argument a été appliqué à l’idée de l’infini, de l’éternel comme à celle du parfait.

2° Il est possible, a-t-on dit, qu’il existe un Etre éternel. Mais cet Etre ne serait pas possible s’il n’existait pas actuellement, car du néant absolu nulle possibilité d’être. Il existe donc.

3° Il est possible qu’il y ait un Etre tout puissant, infiniment saint, bon etc. et existant par lui-même. Mais tout ce qui est possible doit avoir quelque fondement de sa possibilité. Or le seul fondement de la possibilité d’un tel Etre est son existence réelle. Donc cet Etre existe.

Ainsi réduit à sa seule charpente, l’argument paraît singulièrement maigre, mais il devient tout autre dans la parole des grands dialecticiens qui l’ont employé. « J’ai reconnu, dit Fénelona, que j’ai l’idée d’un être infiniment parfait : j’ai vu que cet être est par lui-même, supposé qu’il soit, qu’on ne saurait jamais le concevoir que comme existant, parce que l’on conçoit que son essence est d’exister toujours par soi même. Si on ne le peut concevoir que comme existant, parce que l’existence est renfermée dans son essence, on ne saurait jamais le concevoir comme n’existant pas actuellement et n’étant que simplement possible. Le mettre hors de l’existence actuelle au rang des choses purement possibles, c’est anéantir son idée etc. etc. »

aExistence de Dieu, 2e partie.

Sans multiplier les syllogismes, bornons-nous à remarquer qu’ils ont tous pour base cette courte et simple proposition : l’idée de Dieu implique et démontre l’existence de Dieu. Il y a en nous, dit Clarke, des idées naturelles et nécessaires, telles que celles d’infinité, d’éternité ; prétendre les anéantir, ou en d’autres termes supposer qu’il n’y a pas d’Etre auquel ces attributs ou ces modes d’existence appartiennent, c’est une contradiction positive, car des attributs ou des modes d’existence ne sont que des propriétés de l’être. Celui donc qui peut bannir l’éternité et l’immensité, et par conséquent l’Etre par lequel ces modes ou ces attributs existent, peut tout aussi bien, s’il lui plaît, rompre la relation d’égalité entre deux fois deux et quatreb. »

bDe l’existence et des attributs de Dieu, sect.3e.

Ainsi raisonne Cudworth. Ainsi ont raisonné, d’une ou d’autre manière, tous les théologiens et les philosophes qui ont basé la foi religieuse sur cet argument. Ainsi a fait Fénelon. Ainsi fait M. Cousinc : « Vous êtes des êtres finis, et vous avez l’idée nécessaire d’un Etre infini. Mais comment un être fini et imparfait peut-il avoir l’idée d’un Etre parfait et infini, et l’avoir nécessairement, si cet Etre n’existe pas ? Otez Dieu, l’infini et le parfait ; laissez seulement l’homme, le fini, l’imparfait ; et jamais je ne pourrai tirer du fini l’idée de l’infini, de l’imparfait l’idée du parfait, de l’homme Dieu ; mais si Dieu, si le parfait, si l’infini existe, alors ma raison peut le concevoir. Le simple fait de la conception de Dieu par la raison, la simple idée de Dieu, la simple possibilité de l’existence de Dieu, implique la certitude et la nécessité de l’existence de Dieu. »

cPsychologie.

« Saint Anselme, dit M. Saissetd, s’adressant à l’insensé de l’Ecriture, à celui qui dit dans son cœur : il n y a point de Dieu, prétend faire sortir un aveu de croyance de cette déclaration d’incrédulité. Vous niez Dieu, dit-il, donc vous avez l’idée de Dieu, c’est à savoir l’idée de ce qu’il y a de meilleur, de plus grand, de plus parfait. S’il en est ainsi, vous devez convenir que ce Dieu, que ce meilleur existe au moins en idée. Or, s’il existe en idée, il faut nécessairement qu’il existe aussi en réalité ; car autrement l’idée de Dieu serait contradictoire. Elle serait, vous l’accordez, l’idée du meilleur, de ce qui peut se concevoir de plus grand et cependant on pourrait concevoir quelque chose de meilleur et de plus grand, c’est-à-dire un Dieu réel. La contradiction est manifeste. La seule idée de Dieu renferme donc l’existence de Dieu. Quiconque parle de Dieu confesse Dieu ; et si sa bouche le nie, sa raison l’affirme. »

dRevue des Deux-Mondes, mai 1853.

L’argument repose donc tout entier sur la proposition que l’idée de Dieu emporte la réalité et la nécessité de son existence. Si cette proposition se trouve fausse, l’argument est illusoire. Peut-on la démontrer vraie ?

En réponse à cette question, nous pouvons dire que toute idée, qu’elle soit une conception de la raison ou un résultat de la sensation, suppose une réalité, que les objets de la pensée ne sont pas créés par l’esprit lui-même, que l’âme, comme l’œil, ne saurait percevoir que ce qui est dans le champ de la vision intellectuelle, par conséquent que ce qui existe. Toute idée simple suppose donc un archétype ou une réalité correspondante ; une idée sans réalité correspondante, serait l’idée d’un rien, un effet sans cause ; une idée universelle et nécessaire, comme celle de Dieu, sans archétype dont elle dérive et auquel elle se rapporte, serait un non-sens, une impossibilité, car d’où viendrait-elle ?

Mais on objecte : — 1° Que cette théorie n’est pas d’accord avec les faits, et que nous avons des idées auxquelles aucune réalité ne correspond, celle d’un phénix ou d’un centaure, par exemple, et toutes les créations fictives de la poésie, du roman, etc. — A cela nous pouvons répondre : a) que quoique les archétypes de ces idées complexes n’existent pas, tous leurs éléments existent ; et ces éléments, l’esprit humain ne les crée pas, il ne fait que les combiner sous d’autres formes pour en tirer des entités chimériques ; l’expérience a fourni les matériaux primitifs sur lesquels opère l’imagination. b) De plus, ni ces êtres et ces caractères fantastiques dont on parle, ni même les éléments dont on les compose, ne renferment les attributs de nécessité et d’universalité ; leur non-existence n’implique pas contradiction. Mais il en est tout autrement de l’idée absolue de Dieu et des notions d’éternité, d’infinité, etc., qui en sont comme les éléments ; ces idées-là sont nécessaires et universelles, elles existent en quelque sorte par elles-mêmes ; l’esprit humain ne peut se développer et s’exercer sans les voir surgir en lui ; elles apparaissent et persistent malgré qu’il en ait ; comment les aurait-il créées, quand il ne peut les anéantir ?

2° On objecte que l’idée de Dieu peut se déduire par extension de celle de l’homme ou du monde, la notion de l’infini étant corrélative à celle du fini ; et que par conséquent elle ne saurait prouver la réalité de l’existence de Dieu. — Ici l’on réponde, non par une simple distinction, mais par une négation formelle. On soutient que ce que nous pouvons tirer du monde ou de nous-mêmes par le travail de la raison, c’est l’idée de l’indéfini, jamais celle de l’infini, de l’éternel, de l’absolu.

eM. Cousin, ci-dessus.

3° On objecte enfin que si l’existence de Dieu était aussi nécessaire que l’idée de Dieu, la négation de l’une devrait être aussi absurde que celle de l’autre, ce qui n’est point, puisque la foi en Dieu est loin d’être universelle comme la notion de l’infini ou de l’absolu. — On répondf que l’absurdité est, en effet, égale dans les deux cas, mais qu’elle est d’une intuition moins directe, moins immédiate, et par conséquent moins sensible dans le premier que dans le second. Ainsi il y a tout autant d’erreur à rejeter l’une des démonstrations les plus compliquées d’Euclide, que l’un des premiers axiomes de la géométrie ; mais l’axiome étant évident à tous les yeux, tandis que la démonstration ne l’est pas, la négation de la démonstration ne paraîtra pas aussi étrange à la plupart des esprits que la négation de l’axiome ; plusieurs même pourront, en certains cas, la juger rationnelle.

f – Extr. librement du Biblical Repository, avril 1841.

Ce n’est là qu’un aperçu bien incomplet des discussions métaphysiques relatives à cette preuve, cent fois abandonnée et cent fois reprise ; mais il suffit pour montrer à combien de difficultés et par cela même d’incertitudes elles donnent lieu. Il y a là tant de distinctions subtiles, d’assertions hasardées, de thèses et de contre-thèses ; tout s’évapore si bien en pures abstractions, qu’on croit être sur des nuages plutôt que sur un terrain solide : le triomphe paraît dépendre de l’habileté dialectique bien plus que de la vérité ; les principes deviennent tellement quintessenciés qu’on se prend à douter qu’ils soient réels. C’est par là que l’argument ontologique s’est discrédité auprès d’un grand nombre de bons esprits. Il s’est discrédité encore en ces derniers temps par un autre côté. On a demandé s’il n’impliquait pas le principe du panthéisme, dont à première vue il semble admettre la maxime fondamentale, savoir l’identité de la pensée et de l’être, de l’idéal et du réel.

Pour notre part, nous n’attachons aussi à cette argumentation qu’une médiocre importance. La subtilité d’esprit a tant d’avantages dans ce monde du syllogisme et de l’idée pure, il est toujours si aisé d’y opposer distinction à distinction, raisonnement à raisonnement, que la réflexion se défie à la fin des solutions et des démonstrations en apparence les plus plausibles.

Nous pensons cependant que la notion universelle de Dieu est la constatation positive de l’existence de Dieu. Mais, selon nous, cette notion doit se prendre purement et simplement en elle-même, comme une de ces données immédiates de la conscience, une de ces conceptions spontanées de la raison, un de ces principes ou de ces faits primitifs qui précèdent et dominent l’argumentation, bien loin d’en ressortir. C’est ce domaine de la foi, de l’intuition, antérieur et supérieur à la science et où la science doit chercher ses prémisses, où elle a son régulateur, par cela même qu’elle y a son fondement.

Il en est de l’idée de Dieu comme de celles de substance et de cause, de bien et de mal. Ces idées, nous ne nous les faisons pas, nous les recevons ; et à ce titre elles s’imposent comme la lumière et la loi de notre être. Ce n’est pas la syllogistique qu’il convient de leur appliquer, ce n’est pas avec la seule intelligence qu’on doit les saisir, c’est avec l’âme entière. De même qu’elles n’ont pas leur origine dans le raisonnement, elles n’y puisent pas non plus leur certitude et leur force. Elles se prouvent par le fait même de leur existence, sans avoir besoin de recourir à l’argumentation logique, dont elles forment au contraire le point de départ et d’appui. Quoiqu’essentiellement objets de foi, elles peuvent sans doute être aussi objets de démonstration ; elles le deviennent sans cesse dans la lutte des systèmes ; mais ce n’est que subsidiairement, indirectement, en tant que celles de ces notions qui sont reconnues impliquent celles qui sont contestées, servent à les rétablir ou à les maintenir. Il est clair qu’elles ne sauraient se prouver que les unes par les autres, puisqu’elles constituent la racine ou la base de la pensée. Elles portent avec elles leur vérité et leur autorité. Il suffit de constater qu’elles sont et ce qu’elles sont. Prétendre légitimer rationnellement ces données originelles, n’admettre ce qu’elles attestent qu’après l’avoir justifié par un argument en forme, c’est étendre la dialectique au delà de ses limites, c’est soumettre ses prémisses mêmes à son jugement critique, c’est obscurcir et ébranler les principes de la connaissance et de la certitude sous prétexte de les éclairer et de les affermir, c’est remplacer l’ordre naturel et réel par un ordre artificiel. Lorsque liant, par exemple, après avoir reconnu que la raison nous impose forcément les idées de Dieu, du moi et du monde, qu’elle le fait par une nécessité invincible, tenant aux lois de notre nature, et à laquelle l’esprit humain ne peut se soustraire ; lorsque, après avoir constaté tout cela, l’auteur du Criticisme refuse de croire à la réalité objective des idées transcendantales, jusqu’à ce qu’il se la soit démontrée comme postulat nécessaire de la loi moraleg, que gagne-t-il à ce long circuit ? Son raisonnement, quelque habile qu’il soit et vrai au fond, ajoute-t-il beaucoup à la simple impression des idées elles-mêmes ? Sa démonstration ou sa construction logique égale-t-elle cette conviction, cette évidence instinctive à laquelle il a voulu la substituer ? De quel droit d’ailleurs diviser la lumière intérieure en deux parts, dont on fait l’une illusoire, l’autre certaine ? Comment croirais-je à la véracité de ma raison pratique, sur la parole de Kant, lorsqu’il prétend détruire la crédibilité de ma raison théorique ? N’est-ce pas toujours la même raison ? Pourquoi lui devrais-je plus de confiance sous l’un des noms qu’on lui donne que sous l’autre ? Que le sentiment moral implique le sentiment religieux et le certifie par cela même, nous ne le nions point ; mais le sentiment religieux se pose au même titre que le sentiment moral, et il peut également servir à le vérifier.

gDe l’Impératif catégorique.

Quand Descartes, avant d’ajouter foi à l’existence des corps, éprouve le besoin de la rattacher à quelque principe et qu’il se la prouve par la véracité de Dieu, qu’est le résultat de sa dialectique, auprès du témoignage des sens ? qu’est cette démonstration logique, à côté de l’attestation qu’elle a pour but de remplacer ou de justifier ? Quand le même philosophe croit devoir s’assurer rationnellement de sa propre existence, et qu’il développe son fameux Cogito ergo sum, son raisonnement est sans doute péremptoire, mais quelle lumière et quelle force réelle en sort-il ? Fait-il avancer de l’épaisseur d’un cheveu le sentiment de notre être, que le philosophe comme le vulgaire puise, en fin de compte, dans sa conscience intime ?

Il en est de même des arguments par lesquels on maintient la liberté et la responsabilité morale contre le fatalisme historique ou métaphysique. Je ne veux pas dire que ces arguments soient sans valeur et sans utilité vis-à-vis des aberrations qui les rendent nécessaires. Mais s’ils sont bons entre philosophes, le sens commun s’étonne que la science, qui a besoin d’y recourir çà et là, arrive si souvent à en faire son fort, comme s’ils fondaient les principes au lieu d’en dériver : et la science finira probablement par être de l’avis du sens commun. Si l’on est réduit quelquefois à démontrer les notions a priori en faisant rendre à celles qui sont reconnues celles qui sont contestées ou niées, il n’en reste pas moins qu’en thèse générale le moyen le plus direct, le plus sûr, le plus rationnel est d’en appeler simplement à leur évidence immédiate. La marche contraire à laquelle on se laisse fréquemment aller, par dédain de la voie commune, n’est qu’un abus de l’intelligence qui voudrait tout soumettre à son contrôle souverain, et qui n’aboutirait qu’à mettre tout en question jusqu’à elle-même, puisqu’il faudrait qu’elle se justifiât son droit de croire à ses raisonnements, déductifs ou inductifs, plus qu’à ses sentiments innés.

Il y a là une considération qui ressort de la nature et de la nécessité des choses, et qui porte avec elle une certitude invincible. J’ai insisté là-dessus à diverses reprisesh. J’y reviendrai par quelques mots, car c’est capital. On a dit et redit, tant c’est évident, que la science commence forcément par la croyance ; la science ne pouvant créer ses prémisses et devant les recevoir soit du dedans soit du dehors. Nous ne saurions remonter au-delà de ces croyances ou de ces tendances originelles, et nous ne saurions non plus en douter sérieusement : elles jugent tout et ne sont jugées par rien. Elles se relèvent incessamment derrière les systèmes qui semblaient les avoir abattues. Ainsi que nous avons essayé de l’établir, la conscience immédiate est révélatrice etpar là-même normative. C’est le locus principiorum des anciens, d’où viennent ces données intuitives, dont l’ensemble constitue ce que les Ecossais nommaient sens commun. Dès qu’elles sont la racine de la connaissance et de la certitude, on leur doit une confiance entière. « Si nous connaissons et croyons en vertu de certains principes originels, dit Aristote, nous devons croire ces principes avec une assurance supérieure, par la raison même que c’est par eux que nous connaissons et croyons tout le reste. »

hIntrod. à la Dogm. : Origine de la Religion, etc.

Eh bien ! l’idée de Dieu, de quelque manière qu’on en explique l’origine, est un des principes constitutifs de notre être ; son universalité, sa permanence indestructible le démontrent, en même temps que la conscience l’atteste. Elle est là, et il faut la prendre telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle contient et tout ce qu’elle dit, puisqu’elle émane de cette intuition rationnelle ou morale que nous avons nommée à bon droit révélatrice. Or, l’idée de Dieu est l’idée de son existence ; ces deux idées n’en font qu’une, de même que l’idée du monde et celle de sa réalité. Nous concevons Dieu, non comme possible, mais comme existant, non comme pouvant être, mais comme étant ; ce n’est pas uniquement la notion abstraite et vide de l’Infini, c’est celle de puissance et de justice, de libre souveraineté : de sorte que l’idée de Dieu admise en tant que principe, l’existence de Dieu en sort d’elle-même, sans qu’il soit nécessaire de l’en tirer par aucun procédé artificiel ; les deux faits, que nous distinguons, logiquement n’en sont réellement qu’un. Aussi l’idée de Dieu, toujours vivante sous une forme ou sous l’autre, a-t-elle toujours nourri la foi en Dieu. Au sein même des erreurs qui l’ont dénaturée en tant de sens, ce n’est jamais un intellectualisme vaporeux, c’est un réalisme positif qu’elle a constamment donné. Cela devait être et ne pouvait pas ne pas être ; car cette idée n’est au fond que la vue de Dieu par l’œil de l’esprit ou du cœur ; et comment le voir sans le croire ? Pourquoi recourir à des arguments pour s’assurer que cette lumière intérieure ne nous trompe pas ? ne porte-t-elle pas en elle-même sa certitude ? Si j’ai en moi la notion de la Divinité ; si l’humanité entière l’a aussi bien que moi et l’a toujours eue ; si cette notion tient à notre constitution intellectuelle et morale, comme toutes ces prédispositions natives qui nous font ce que nous sommes ; si elle implique une réalité et non une simple possibilité d’être, je ne puis échapper à la conviction de l’existence de la Divinité ; ma nature me l’impose avec l’idée d’où elle sort ; elle me revient de partout ; elle plane sur les difficultés, les incompréhensibilités, les énantiophanies, comme le sentiment de ma personnalité et de ma liberté, comme ma foi au monde extérieur. Certes, quand je reçois par les sens la perception de l’univers matériel, ainsi que des êtres qui le remplissent et des phénomènes qui s’y produisent, je n’ai pas besoin d’un syllogisme pour être sûr qu’il existe, l’argument de Descartes est superflu ; et quand je trouve dans ma conscience la manifestation du monde spirituel (Dieu, mon âme, la loi morale, etc.), devrais-je douter de sa réalité, jusqu’à ce que je me la sois démontrée en la rattachant logiquement à quelque autre des données premières de ma raison, oubliant que je devrais alors faire le même travail pour celle-ci, ce qui serait un circuit sans fin, d’où je ne pourrais sortir que par le scepticisme, si je n’y coupais court par la foi ? Quoi qu’on en dise et quoi qu’on fasse, la science aura toujours dans la croyance sa racine et sa base.

Pourquoi donc ne pas recevoir simplement toutes ces grandes croyances du cœur, toutes ces notions spontanées, universelles, indestructibles, qu’elles se rapportent au monde visible ou au monde invisible ? N’ont-elles pas le caractère de révélation ? ne forment-elles pas les mystérieuses lois de la connaissance et de la destinée humaine ? Pourquoi ne pas les admettre à ce seul titre, comme des vérités indémontrables mais indubitables ? Pourquoi ne pas renoncer d’entrée à l’œuvre, souvent impossible et la plupart du temps inutile, de les déduire les unes des autres ? Ces sentiments, ces principes, au-delà desquels nous ne saurions remonter, nous ne pouvons les révoquer en doute, à moins de nous persuader que tout n’est dans notre esprit que le rêve d’un rêve. Il n’est pas question de montrer par le raisonnement qu’il est légitime d’y croire ; il faut les croire parce qu’ils sont et les croire tels qu’ils sont. S’ils étaient douteux en eux-mêmes, tous les résultats de la démonstration logique le seraient aussi et le seraient à plus forte raison, puisque ces résultats ne sont que des déductions des principes, et que les conclusions ne peuvent être plus certaines que les prémisses. Si ces dépositions générales de la conscience, ces intuitions, ces attestations de l’âme humaine ne sont pas pour vous hors de contestation ; si vous ne les admettez pas en considération de leur autorité et de leur évidence propre ; si vous refusez d’y croire à moins qu’on ne vous les démontre dialectiquement, vous n’avez plus le droit de croire à rien, ni au témoignage des sens ni à celui de la raison, car il vous faudra démontrer aussi, logiquement, la validité de ces témoignages. Obligé de creuser sans cesse sous le fondement du fondement, tout croule peu à peu devant vous ; il ne vous reste de refuge que dans un pyrrhonisme absolu, qu’il vous est encore impossible de suivre en réalité : vous n’y pouvez arrêter votre pensée ni plier votre vie. Si vos négations troublent votre foi, votre foi à son tour viendra troubler vos négations.

Toujours la spéculation échoue contre ces notions et ces croyances natives, ces sentiments, ces principes inhérents à notre constitution intellectuelle et morale ; et si l’idée de Dieu est une de ces notions, ainsi que tout l’atteste et qu’on l’accorde généralement, elle n’a pas besoin que la syllogistique lui vienne en aide pour légitimer la foi religieuse, elle la légitime par elle-même quant au fond essentiel. La base fondamentale de ma foi est, pour la théologie générale la révélation naturelle de la conscience, pour la théologie chrétienne la révélation surnaturelle de l’Ecriture.

Conçu de cette manière, l’argument n’a nul rapport avec le procédé de l’école ontologique, qui part aussi de l’idée de Dieu, mais de l’idée abstraite, de l’idée vide, et qui ne peut en déduire que l’idéalisme panthéistique.

Ce qui fait, selon nous, la valeur de l’idée de Dieu comme preuve de l’existence de Dieu, ce n’est pas que le second fait se déduise logiquement du premier ; c’est qu’il y tient, c’est qu’il y est contenu ; il n’en est pas un corollaire ; il en est un élément. La notion de Dieu porte en soi l’existence de Dieu ; voilà pourquoi elle entraîne la croyance en Dieu : notion et croyance c’est tout un, et la certitude de l’une fait la certitude de l’autre.

Il faut remarquer que la notion naturelle de Dieu, prise simplement, n’est ni la conception déistique qui le relègue hors du monde, ni la conception panthéistique qui l’y perd. C’est, en principe, la conception théiste qui le voit tout ensemble dans le monde et au-dessus du monde, libre Dispensateur des biens et des maux, Arbitre suprême de nos destinées, avec qui nous soutenons ces relations d’où naissent les sentiments et les espérances de la piété. Partout et toujours l’idée de la Divinité, quelque défectueuse qu’elle ait pu être, s’est montrée unie à celle de dépendance et de souveraineté, de justice et de rétribution ; partout la foi à une mystérieuse intervention qu’on peut se concilier, mais à laquelle on ne saurait se dérober ; partout la crainte religieuse, la prière, les pratiques propitiatoires ; partout ces rapports avec le monde invisible dont le théisme est la pure et pleine expression. Il y a là quelque chose qui persiste au milieu des plus énormes aberrations, quelque chose qui domine tous les écarts de la pensée et de la vie humaine, parce qu’il est instinctif, par cela même constitutif, et qui frappe ipso facto les deux théodicées de la science que notre siècle a vues régner successivement, la théodicée déistique et la théodicée panthéistique, les convainquant de traverser en sens inverse la vérité et de la changer en erreur. Sans doute, la conscience immédiate ne donne pas le théisme complet ; loin de là ; mais elle en pose les rudiments générateurs, les éléments fondamentaux ; et c’est ce qui fait la valeur de son verdict, quelque indéterminé qu’il soit, dès qu’elle est reconnue révélatrice, ainsi qu’elle l’est quant à ces notions ou à ces sentiments originels qui nous distinguent du reste de la création.

Qui dégagera cette révélation de l’âme humaine, où la philosophie doit chercher sa base et sa règle, son principe et son critère ? — Car, malgré ses prétentions, la philosophie repose aussi sur une autorité, qu’elle est tenue de consulter et de respecter, à savoir les faits de conscience. Elle y a son point de départ réel, elle doit y placer son point d’appui constant, sous peine d’aller d’écart en écart. C’est pour l’avoir oublié qu’elle a passé en quelques jours de l’empirisme à l’idéalisme, du déisme au panthéisme, et qu’elle court maintenant le danger de passer du panthéisme au naturalisme. Dans tous ces extrêmes en effet, elle refuse ou enlève aux notions premières (en particulier à celle qui domine toutes les autres) la part qui leur appartient.

Du reste au point de vue où nous prenons l’idée de Dieu, ce n’est plus un argument proprement dit que nous établissons, c’est un témoignage et par conséquent un fait qui, comme tel, s’impose avec tout ce qu’il est ; c’est moins une démonstration qu’une intuition ou une révélation ; c’est à ce titre, qui fonde son autorité, qu’elle doit être admise et qu’elle assure tout.

Voilà ce dont il faut se souvenir dans l’exposé des preuves sur lesquelles s’appuie le théisme. Le but de l’argumentation est moins de créer de toute pièce la foi en Dieu, que de l’éveiller là où elle dort, de l’affermir là où elle est ébranlée et troublée par le doute. Peut-être ces arguments ne la donneraient-ils pas à eux seuls, si elle nous était étrangère ; mais elle tient au fond même de notre être, elle est là d’avance, leur prêtant sa lumière propre en même temps qu’elle reçoit la leur. Et de cette lumière composée naît, sinon la démonstration rigoureuse que ne permet pas la nature des choses, du moins l’impression morale qui en tient lieu.

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