Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

Anthropogonie

L’homme est tiré de la terre ; la femme est tirée d’Adam. — Supposition de deux anthropogonies. — Hypothèse de l’unité primitive de l’homme et de la femme. — Préadamites. — Psychologie mosaïque. — Distinction des écoles Juives. — Trilogie de Platon, de Cicéron, des premiers Pères, reprise par l’Ecole allemande. — Psychologie de saint Paul. — L’Ecriture ne donne pas plus une psychologie qu’une physiologie. — Opinions diverses.

L’homme fut la dernière des créations terrestres et comme le couronnement de toutes les autres qui l’avaient préparée. Son corps fut tiré de la terre, mais son âme lui fut donnée immédiatement de Dieu.

La formation de la femme est un symbole de l’union du mariage (Matthieu 19.4-6) et de la suprématie du chef de la famille (1 Corinthiens 11.8). La race humaine tout entière descend d’Adam et d’Eve. Cependant l’Ecriture, ramenant sans cesse les causes secondes à la Cause première, veut que chacun se considère comme créature immédiate de Dieu (Actes 17.28).

On a prétendu qu’il y avait discordance entre le premier et le deuxième chapitre de la Genèse, relativement à l’origine de la race humaine. D’après un des chapitres, dit-on, Dieu crée à la fois l’homme et la femme (Genèse 1.26-27), tandis que selon l’autre il crée d’abord l’homme, qu’il tire de la poudre (Genèse 2.7), puis il crée la femme, qu’il forme d’une côte d’Adam. On a voulu voir là deux doctrines différentes, deux anthropogonies distinctes (de même qu’on trouvait dans ce qui précède deux cosmogonies), la Genèse n’étant, dit-on, qu’une compilation d’anciens documents. — Mais ce ne sont là que des hypothèses bâties sur des hypothèses, suivant un procédé trop fréquent de la science. Et quel besoin de recourir à ces suppositions extrêmes ? N’est-il pas naturel qu’après avoir esquissé l’ensemble de la création terrestre, où l’homme ne figure que pour une part proportionnelle et n’obtient qu’un seul trait, l’écrivain sacré reprenne et raconte avec plus de détails la formation de l’être dont il va faire l’histoire ?

On a mis en question si l’anthropogonie biblique devait être tenue pour une donnée historique et réelle, ou s’il fallait y voir un apologue, un mythe, une allégorie ? — Le plus sûr est de suivre simplement l’Ecriture, malgré ce qu’elle présente d’extraordinaire et probablement de symbolique. Dès qu’on entre ici sur le terrain des spéculations et des conjectures en remplaçant le texte par les commentaires, en substituant à ce qu’il dit ce qu’on suppose qu’il a voulu dire, il n’y a plus de raison de s’arrêter. Les origines de l’homme et du monde sont un des sujets qui attirent le plus fortement l’esprit humain, et la brièveté du récit biblique, l’absence d’autres documents dignes de foi, la diversité des systèmes ou des hypothèses, les découvertes de la géologie et de l’ethnographie, ouvrent un champ immense à l’imagination, lorsqu’on ne sait pas se contenter de ces simples données, au delà desquelles cependant nous ne pouvons avoir rien de positif et de certain. Aussi, tout en reconnaissant que le caractère du langage biblique peut autoriser une certaine latitude d’interprétation, nous nous en tenons aux faits attestés, ou, pour mieux dire, à l’esprit de ces faits, sans les presser ni les sonder curieusement. Nous ne sommes pas plus aptes à inventer l’histoire du passé que celle de l’avenir. Si l’on s’écarte une fois du sens que présente naturellement le texte, si, sous ombre d’en pénétrer la draperie orientale et mythique ou mystique, on en change le contenu réel, quelle base reste-t-il à l’exégèse et à la dogmatique ? De quel droit s’appuyer alors sur un témoignage où chacun peut trouver ce qu’il veut, parce qu’il ne veut y voir que ce qu’il y met ? Encore une fois, dans ce récit de la formation de l’homme et de la femme, comme dans celui de la création et de la chute, comme dans tant d’autres parties de ces antiques mémoires, où respire un esprit si différent du nôtre, nous devons rester attachés au contenu interne ; nous devons l’admettre par la foi en attendant qu’il soit légitimé par la science, si la science fait jamais pour les deuxième et troisième chapitres de la Genèse ce qu’elle a fait de nos jours pour le premier. (Nous avons vu que les découvertes géologiques rendent un témoignage aussi étonnant qu’inattendu au récit de Moïse). Je suis disposé à croire qu’il y a là du symbolisme ; il en existe partout dans la Bible : mais dans l’impossibilité de séparer avec quelque certitude le fait du symbole, le fond de la forme, la pensée pure du vêtement traditionnel ou parabolique, j’aime mieux recevoir le tout in globo, que de m’exposer à voir la figure emporter la réalité…

Quelques théologiens ont imaginé qu’Adam était d’abord androgyne ; opinion qui a encore des partisansa et qui se fonde soit sur Genèse 2.21, soit sur la version de Genèse 1.27, dans les LXX. : il le créa mâle et femelle (αρσεν καί θηλυ εποιησεν αυτον) ; soit sur des théories métaphysiques. Il serait, je crois, inutile de la discuter. Remarquons seulement qu’elle se montre chez les philosophes et les poètes de l’antiquité (Platon dans le Timée, Lucrèce, Ovide) et qu’elle existait aussi chez les Juifs. Les Cabalistes, faisant reposer l’existence du monde sur l’union du principe mâle et du principe femelle, la supposaient jusque dans les âmesb.

a – De Rougemont : Géologie.

b – V. le Zohar, un des écrits les plus importants de cette philosophie rabbinique.

D’autres personnes — et cette opinion paraît avoir eu un moment de vogue dans le mouvement philosophico-théologique de l’Allemagne, — d’autres personnes, par suite de leur point de vue cosmologique ou métaphysique, supposent à l’origine des choses l’unité substantielle, non seulement de l’humanité, mais de la création tout entièrec. — Nous attachons, pour notre part, une médiocre importance à ces conceptions aprioristiques, qu’une vague de la pensée amène un jour et qu’une autre emporte le lendemain.

c – M. Secrétan : Phil. de la liberté.

Sans doute la spéculation doit rester libre ; mais qu’il importerait qu’elle distinguât davantage l’ordre des possibilités où elle se meut, de celui des réalités !

On a demandé si les noms d’Adam et d’Eve sont des noms propres, désignant individuellement et uniquement les chefs de notre race, ou des noms appellatifs, désignant l’homme et la femme en général. Nous pouvons répondre qu’ils sont l’un et l’autre. Ce sont des noms appellatifs, car celui d’Adam, tiré du mot qui signifie terre, marque l’origine première de nos corps ; celui d’Eve indique que la femme est la mère de la vie ou des vivants. (Tous les noms propres ont été plus ou moins significatifs à l’origine). Mais ce sont aussi des noms propres, car ils désignent κατ’ εξοχην le premier homme et la première femme ; c’est incontestable soit d’après leur histoire (Gen. ch. 1 à 4), soit d’après le reste des Ecritures.

Cette question est sans doute fort peu importante, mais elle touche à une autre qui l’est davantage, celle de l’unité de l’espèce humaine. Nous avons indiqué ailleurs le point où en est la science sur ce sujetd. Disons seulement ici que l’opinion qui suppose des races diverses a quelquefois fait appel à la Bible pour s’y appuyer. On a voulu traduire Genèse 1.27 : « Dieu les créa mâles et femelles. » Rien n’autorise cette version, contrepartie de celle des LXX : le texte a le singulier ; de plus l’histoire primitive n’a trait qu’à Adam et à Eve ; la Bible n’indique pas qu’il existe d’autres lignées que la leur ; elle affirme formellement le contraire Matthieu 19.4 ; elle déclare Actes 17.26, que Dieu a fait d’un seul sang tout le genre humain, et c’est sur ce principe qu’elle base les dogmes de la chute et de la rédemption (Romains 5.12-20).

d – La science arrive de plus en plus, par l’ensemble de ses études physiologiques, ethnologiques, philologiques, etc., à la confirmation de la donnée biblique si longtemps et si vivement contestée. Une considération qui déciderait tout, à vrai dire, c’est la tendance de plus en plus sensible qui porte les nations à se rapprocher pour constituer un seul corps, pour se fondre peu à peu dans un grand organisme social. Cette unité finale de l’humanité atteste son unité originelle. Elle est également attestée pour le chrétien par le dogme de la Rédemption, où le péché et la mort sont attribués au premier Adam, comme la justification et la vie au Second.

Suivant une autre hypothèse, qu’on a prétendu fonder aussi sur la Bible, il aurait existé des familles, non seulement étrangères, mais antérieures à celle d’Adam. C’est l’opinion des Préadamites. La Peyrere l’émit à Amsterdam, en 1656, et elle fut alors assez vivement discutée. Elle a été reprise à la fin du xviiie sièclee, avec cette différence que la dernière controverse revêtit une forme historico-philosophique, tandis que la première avait été historico-théologique. Ce serait certes peine perdue que de réfuter de pareilles théories. On n’y peut voir autre chose qu’un fruit de ce goût des nouveautés qui forme comme une maladie de l’esprit humain, et qui préfère l’étrangeté à l’évidence elle-même. Cette maladie n’est pas guérie.

e – Voy. Bailly : Lettres sur l’Atlantide de Platon, etc. (1779).

Psychologie. — La psychologie de Moïse est bien simple et, pour ainsi parler, bien enfantine. Absolument étrangère aux questions que soulève et agite la science, elle ne va pas au delà des conceptions de l’homme qui commence à réfléchir sur lui-même, s’arrêtant aux premières apparences ; elle semble confondre l’âme avec la respiration, comme ailleurs avec le sang (Lévitique 17.11-14 : L’âme de toute chair est dans son sang.) Nous lisons Genèse 2.7 : Et Dieu souffla dans ses narines une respiration de vie (nichmah kaïm) et l’homme fut fait en âme vivante (lenephech kaïa).

Le mol nichmah signifie souffle, haleine, respiration, et dans le sens étroit, âme, esprit. Les rabbins disent que, par son rapport avec chamaïm, il marque quelque chose de céleste, de divin.

Le mot nephech signifie également âme, mais signifie aussi vie, corps animé et même cadavre (Lévitique 21.1). C’est ainsi que Virgile dit : animamque sepulcro condimusf, et que nous disons nous-mêmes : il a péri tant de mille âmes. Selon les rabbins, le mot nephech marque l’âme sensuelle ou animale. L’Ecriture s’en sert pour exprimer la convoitise, le désir : Tu te mettras le couteau à la gorge, si ton appétit (nephech) te domine (Proverbes 23.2) ; Ne me livre pas au désir (nephech) de mon adversaire (Psaumes 27.12). Les Hébreux ont un troisième terme pour désigner l’esprit, celui de rouah.

fEnéide, L. III.

Les expressions nichmah kaïm, nephech kaïa donnent chacune le principe spirituel et vivant ; réunies, elles le donnent plus positivement encore. Elles ne peuvent marquer seulement le fait matériel de la respiration ; il est évident qu’après avoir décrit la formation du corps, Moïse parle de cette force intérieure, siège de la pensée, de la volonté, de la vie, sans laquelle le corps n’est qu’un instrument inerte ou une masse immobile, dont la dissolution s’empare aussitôt ; il veut signaler l’élément supérieur de la personnalité humaine, partout reconnu dans les Livres saints. Ni dans Genèse 2.7, ni dans aucun autre passage, la Bible ne donne une définition métaphysique de l’âme ; la science psychologique n’existait pas lorsque Moïse écrivait. D’ailleurs les définitions exactes, il faut le répéter, n’appartiennent point au langage scripturaire, et l’on sait avec quelle lenteur s’est formée la notion pure de l’esprit comme substance absolument immatérielle (idées de l’âme et de Dieu chez les Pères). Mais la Bible établit d’un bout à l’autre une distinction fondamentale entre le corps et ce qu’elle nomme nichmah, nephech, rouah, leb, ψυχη, νους, πνευμα, καρδια ; distinction qui se trouve dans toutes les langues, parce qu’elle existe au fond de la conscience humaine. Qu’ensuite la Bible, conformément aux idées et à la terminologie du temps, ait placé l’âme dans la respiration, signe de la vie, dans le sang, dont la perte entraîne la mort, dans le cœur, qui par son dernier battement marque le dernier terme de l’existence terrestre, il n’y a rien là d’étonnant : ces conceptions psychologiques se présentaient naturellement, à ce premier éveil de la réflexion qui constitue la philosophie populaire ; elles naissaient de visu, comme la théorie actuelle qui met le siège de l’âme dans le cerveau, est née de l’observation physiologique, sans être, semble-t-il, plus fondée ; car, quel rapport réel est-il possible de concevoir entre la localité et l’immatérialité ? Si les expressions bibliques ont une signification vague et une origine matérielle, il en est ainsi dans toutes les langues ; la science elle-même n’échappe pas à la nécessité de parler en symboles et par analogie des choses du monde invisible…

L’antithèse entre les deux natures de l’homme formellement indiquée Genèse 2.7, l’est très souvent ailleurs, mais toujours incidemment et comme fait, plutôt que comme théorie : Le corps retourne à la terre, etc. ! Ne craignez pas ceux qui ôtent la vie du corps, etc.

Les écoles juives reconnaissent trois âmes : 1° l’âme supérieure, l’esprit (nichmah). 2° l’âme moyenne, siège des attributs rationnels et moraux (rouah). 3° l’âme inférieure, principe de la vie sensitive et animale (nephech). (Les Cabalistes admettent même deux autres éléments constitutifs de la nature humaine ; ils distinguent du nephech un autre principe qu’ils nomment esprit vital, ou vie (ka’ia) et qu’ils placent dans le cœur ; ils parlent aussi d’une forme ou image de l’homme qui vient du Ciel et s’unit à chaque individu au moment de sa naissance.)

Saint Paul distingue aussi le πνευμα de la ψυχη dans deux passages souvent cités (1 Thessaloniciens 5.23 ; Hébreux 4.12), composant son anthropologie de trois termes, l’esprit, l’âme et le corps, au lieu de deux comme nous faisons aujourd’hui. A cela semblerait correspondre sa division des hommes en trois grandes catégories religieuses, ou en trois hommes génériques : le πνευματικος, le ψυχικος, le σαρκικος. Dans 1 Corinthiens 15.44 il parle même d’un corps pneumatique et d’un corps psychique, désignant par la seconde expression le corps actuel ou terrestre, et par la première le corps ressuscité ou céleste (1 Corinthiens 15.46-49) — (Texte unique, où la retenue est d’autant plus nécessaire, qu’il stimule davantage la curiosité et la conjecture). — La distinction de l’âme et de l’esprit existe aussi chez Josèphe et chez plusieurs des anciens philosophes (ψυχη et νους chez Platon ; anima et animus chez Cicéron). Elle était capitale chez les gnostiques. Pressant la trilogie de saint Paul, ils partagèrent les humains en trois classes ou plutôt en trois espèces d’êtres bien tranchées : les πνευματικοι, les ψυχικοι, les σωματικοι ou υλικοι ou χοινοι (auxquels correspondaient, d’après eux, les trois grandes religions de l’époque, le christianisme, le judaïsme, le paganisme). C’était à leurs yeux une différence de nature et non pas seulement de disposition ; elle n’était pas purement morale, elle était essentielle, substantielle, physique. Bien des Pères (Clément d’Alexandrie, Origène, Tatien, Lactance, etc.) admirent cette trilogie. Tertullien la rejeta et elle fut abandonnée dans l’Eglise d’Occident. L’Ecole allemande l’a généralement reprise.

Comment faut-il entendre les paroles de saint Paul dans les deux passages où il nomme à part la ψυχν, et le πνευμα ? Devons-nous y voir une doctrine de révélation et par conséquent de foi ; ou devons-nous les considérer comme l’emploi d’une formule psychologique alors généralement usitée chez les Grecs et chez les Juifs, et qui ne lie pas plus le chrétien que tant d’autres expressions empruntées à la croyance ou à la langue de ces tempsg ? Notons qu’à part les deux passages susmentionnés, la distinction entre ψυχν et πνευμα n’est point faite. Dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, dans saint Paul lui-même, les deux termes s’emploient indifféremment : d’un bout à l’autre des Livres saints le contraste s’établit entre nos deux natures, l’âme et le corps, ou l’esprit et la chair, ou l’homme intérieur et l’homme extérieur. Or, c’est un principe fondamental d’exégèse et de dogmatique qu’il faut chercher la vraie doctrine de l’Ecriture dans son enseignement général bien plus que dans quelques expressions, séparées du fond d’idées qui les éclaire et interprétées rigoureusementh. De plus, on trouve souvent l’un des termes πνευμα et ψυχη là où il aurait été naturel d’attendre l’autre, si la distinction que l’on veut établir avait la réalité et le sens qu’on y attache, si elle existait véritablement à la base du dogme biblique, si elle constituait un fait de révélation qui intéressât le fond vital du christianisme. Dans Matthieu 10.28 : Ne craignez point, etc., il s’agit bien de l’être spirituel et immortel, et non pas seulement du principe de vie, car la mort du corps est précisément la destruction de ce principe. Le Seigneur parle évidemment de cette partie de nous-même qui est au-dessus des atteintes de la mort temporelle, mais qui peut subir la mort spirituelle et éternelle, la mort seconde. Eh bien, ce n’est pas πνευμα, c’est ψυχη que nous lisons là (Voy. aussi Luc 12.20 : « Insensé,… ton âme (ψυχη, etc. » et Luc 21.19 ; Actes 4.32 ; 14.22 ; 1 Pierre 1.9, 22 ; 2.11 ; Philippiens 1.27 ; Colossiens 3.23 ; Éphésiens 6.6.) Dans saint Jacques, au contraire (Jacques 2.26), où il est question du corps privé du principe de vie, du cadavre, (comme le corps sans âme est mort, etc.), ce n’est pas ψυχη, qui est employé, c’est πνευμα. De même dans la croyance populaire de l’apparition des spectres, des âmes des morts, il semble qu’on aurait dû préférer le terme de ψυχη à celui de πνευμα ; c’est pourtant le dernier qui est consacré (Luc 24.37).

g – Par exemple : Philippiens 2.10 : « Afin qu’au nom de Jésus tout ce qui est dans les cieux et sur la terre et sous la terre, fléchisse le genou… »

h – Il n’est pas d’article où cette herméneutique des mots ne puisse porter l’incertitude ; elle l’a fait pour tous… Tantôt elle a rayé de la Bible les doctrines qui la remplissent ; tantôt elle y a trouvé les doctrines qui lui sont le plus antipathiques, jusqu’au matérialisme et au panthéisme… Sur le point qui nous occupe, on pourrait établir une quadrilogie, en ajoutant le νους au πνευμα

Ainsi les deux termes s’emploient généralement comme synonymes et s’échangent l’un contre l’autre. Qu’en certains cas ils se distinguent et que πνευμα désigne plus spécialement l’âme dans ses capacités supérieures et dans ses rapports avec Dieu et avec le ciel, tandis que ψυχη la désigne surtout dans ses tendances inférieures, soit instinctives, soit rationnelles ; nous ne contredirons pas à cette distinction, qui a pour elle la haute signification du mot πνευμα dans les Saintes Ecritures, et qui correspond à celle que nous faisons sans cesse entre les facultés purement intellectuelles et les facultés religieuses et morales, ou entre la raison appliquée aux choses terrestres et la raison appliquée aux choses célestes et divines. Mais de cette distinction verbale à la distinction spécifique et substantielle dont on parle, il y a loin.

Nous pensons qu’il n’y a pas lieu de presser les expressions de saint Paul ; il s’est simplement servi de la formule rabbinique à laquelle il était accoutumé, ou, si l’on veut, de la formule philosophique de l’époque ; il l’a fait 1Thes.5.23 pour accroître l’énergie de sa pensée et de son expression, pour embrasser d’une manière plus complète dans son assertion l’homme tout entier ; et Hébreux 4.12 pour montrer plus vivement que la parole de Dieu atteint jusqu’aux dernières profondeurs de notre être : ces deux textes ressemblent à Deutéronome 6.7 ; Matthieu 22.37 ; Marc 12.30 « Tu aimeras le Seigneur, etc… ». C’est cette accumulation des termes destinée à rendre l’assertion plus vive et plus forte. Il ne faut pas plus prendre ces passages littéralement et rigoureusement que Philippiens 2.10 ; 1 Corinthiens 15.44-46i. Du reste, le mot πνευμπα ayant un sens très large dans le Nouveau Testament, où il désigne et les êtres immatériels et les dons de la grâce, saint Paul s’en est quelquefois servi pour marquer la disposition supérieure, fruit de l’Esprit et caractère du chrétien ou de l’homme spirituel, du πνευματικος.

i – Tholuck dit, dans son Encyclopédie… (art. anthropologie) : « Dans cette vie, l’esprit dépend du corps ; et dans son union avec le corps, il s’appelle âme « . Tholuck veut-il expliquer par là la distinction et la synonymie des deux termes ? Dans tous les cas, ce passage semble indiquer quelque vue particulière.

Dans la trilogie de saint Paul, il n’y a au fond que deux hommes ; le σαρκικος et le ψυχικος ; ne font qu’un en réalité, c’est l’homme étranger à « la vie cachée avec Christ en Dieu ». Peut-être pourrait-on dire que le σαρκικος est celui que domine le penchant, tandis que le ψυχικος suit davantage sa pensée ou sa raison. Encore même cette différence ne se soutiendrait elle pas devant l’enseignement et le langage général de l’Apôtre.

En somme l’Ecriture ne nous donne pas plus une psychologie qu’une physiologie ou une physique. Cela n’entre pas dans le cadre de ses révélations et nous ne devons pas l’y chercher. Prenons garde de lui supposer ou imposer des oracles qu’elle ne rend pas ! Son domaine est la religion, non la science ; par conséquent la question métaphysique que nous venons d’examiner lui est au fond étrangère. Elle n’a pas voulu la résoudre ; elle ne l’a ni abordée, ni soupçonnée. Ce n’est pas de la nature intrinsèque de notre âme qu’elle nous entretient, c’est de sa condition morale et de son avenir, de sa chute et de son relèvement. Elle ne sait que cela. Qu’ensuite on relève certaines de ses expressions, dans l’intérêt de telle ou telle conception philosophique ou théologique, je n’y vois pas d’inconvénient, pourvu qu’on reconnaisse qu’on en fait alors une application qui n’était pas dans l’intention de l’auteur sacré, et que les détourner de leur but direct, c’est s’exposer à les détourner de leur sens réel. Le mieux est de se tenir à la dualité constitutive que la conscience et l’Ecriture attestent également dans l’homme, en laissant le champ libre aux recherches ultérieures.

Avant de revenir au récit de Moïse, nous dirons quelques mots des opinions, aussi diverses que nombreuses, qui se sont produites sur la nature des âmes et sur leur origine.

Les uns ont cru qu’elles préexistent aux corps (prœexistentiani), soit dans une région particulière (limbe des âmes) — soit dans d’autres corps (μετενσωματωσις distincte de la μετεμψυχωσις) — soit dans un monde supérieur où elles ont péché (Pythagore, Platon, Origène). D’autres qu’elles émanent de la nature divine (emanatiani) ; d’autres qu’elles sont créées immédiatement ou médiatement (creatiani) ; d’autres qu’elles naissent avec les corps et par la même loi naturelle, per traducem (traduciani)…

Les Pères ont généralement supposé les âmes matérielles (corporelles) à quelque degré, soit parce que cela leur paraissait essentiel pour qu’elles pussent être punies et purifiées (Irénée, Tertullien, etc.), soit, ainsi que nous avons eu occasion d’en faire ailleurs la remarque, parce qu’on ne s’est élevé que lentement à la notion que nous nous faisons aujourd’hui de l’esprit pur, dont du reste l’immatérialité et la simplicité sont encore contestées par certaines écoles.

On a beaucoup discuté aussi sur l’égalité ou l’inégalité originelle des âmes — sur leur immortalité (sont-elles immortelles par nature, ou par un don surnaturel de Dieu, ou par l’effet de la mort de Jésus-Christ, ou par l’infusion du Saint-Esprit en elles ?) — sur leur union avec le corps, etc. Nous n’entrerons pas dans ces questions qui sont étrangères à l’anthropologie biblique proprement dite, et dont la solution dépasse les données actuelles de la science, puisqu’elles portent sur des points que n’éclairent ni l’observation ni la révélation.

De cette anthropologie sous forme historique et probablement aussi parabolique ou symbolique, il ressort que l’homme, placé aux confins du monde matériel et du monde spirituel, les réunit en lui. Par sa nature physique il est le terme le plus élevé des créations terrestres ; par sa nature psychique ou pneumatique, il appartient à ce qui est nommé plus tard le royaume des cieux ; il était originairement et il peut rentrer en communion avec Dieu, dont il porte l’image. Dans le mystère de sa double vie (vie animale, vie spirituelle) s’annonce le mystère de sa double destinée. Il peut monter plus haut ou descendre plus bas ; il peut s’élever au Ciel des Cieux par la foi et la sanctification, ou tomber d’abîme en abîme par l’atrophie de ses dispositions religieuses.

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