Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

Le péché

Observations préliminaires

Importance dogmatique de la question. — Distinctions. — Substitution du terme de « disposition anormale » à celui de « péché originel ».

L’article de la chute, si brièvement exposé dans l’Ecriture, tenait autrefois une large place dans la dogmatique protestante, où on le développait d’ordinaire sous ces trois chefs : De homine innocenti et Deo simili ; De homine labenti ; De homine lapso. Il s’amoindrit peu à peu, et finit par s’effacer presque entièrement dans la dogmatique du xviiie siècle, comme la plupart des doctrines spéciales de l’Evangile ; mais, à mesure qu’on est revenu au point de vue de la Réformation en revenant à une anthropologie plus profonde et plus scripturaire, il a repris son importance ancienne. Et c’est à bon droit : car quoiqu’il soit regrettable que ce dogme traîne tant de questions abstruses et oiseuses, il n’en est pas moins capital dans le christianisme théorique et pratique, comme révélation de l’état anormal où nous sommes naturellement et comme fondement ou postulat de la rédemption.

Le γνωσθι σεαυτον, cette maxime si célébrée par les anciens sages, doit être aussi la maxime du chrétien et celle du théologien ; elle touche à la base de la science et de la vie religieuses. Que l’homme se voie tel qu’il est ; qu’il sonde son état moral à la lumière de la conscience et de la loi ; qu’il se sente sous la servitude et la condamnation du péché, et il ira chercher auprès de Christ les deux grâces qui résument l’Evangile : la justification et la régénération ; du moins en reconnaîtra-t-il le prix infini, et voudra-l-il s’assurer si l’Evangile, qui les lui offre de la part de Dieu, est une révélation du Ciel. Rien ne retient loin du vrai christianisme ; rien n’en fait méconnaître, négliger ou altérer les doctrines particulières, comme l’ignorance de soi-même, les illusions de la propre justice et toutes ces doctrines qui atténuent le crime et le péril du péché. La vérité ou l’erreur sur ce point entraîne presque nécessairement la vérité ou l’erreur sur tout le reste. C’est dans la chute, dans la dégénération morale qui en fut la suite que l’arbre de la foi a ses racines. C’est là que la rédemption, ce fait central du christianisme, a sa raison et sa base. Si notre état naturel de péché et de condamnation est méconnu, si une fausse sagesse le voile pour l’esprit et pour le cœur, la rédemption au sens propre ne peut guère être admise, car on n’en voit plus le motif ni le but, et tout le christianisme est par cela même renversé ou perverti. Plus au contraire l’homme a le sentiment de sa culpabilité et de sa misère, plus aussi il sera préparé à comprendre et à recevoir l’Evangile de la grâce. « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé, dit Jésus-Christ, qui ont besoin de médecin, ce sont ceux qui se portent mal. Ce ne sont pas les justes que je suis venu appeler à la repentance, ce sont les pécheurs. » (Matthieu 9.12-13). « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » (Luc 19.10). « Dieu a tant aimé le monde, etc. » (Jean 3.16). « Venez à moi, vous tous, etc. » (Matthieu 11.28). Tout son enseignement a pour but de nous révéler à nous mêmes, en nous révélant la sainte spiritualité de la loi. C’est dans cette vue de notre état moral et de notre avenir éternel que se fondent la science chrétienne comme la foi et la vie chrétienne, la théologie comme la religion : fait capital aussi vivement contesté -autrefois qu’il est facilement accordé aujourd’hui ; mais qu’il importe toujours de constater ou de rappeler, car l’édifice évangélique y a son fondement. Niez le dogme de la corruption de l’homme, ou en d’autres termes de la déchéance ; et celui du salut par Christ s’efface peu à peu, le mystère de piété s’évapore ou se transforme, l’Evangile n’est plus l’Evangile. Ravivez la conviction de notre dégradation morale et du péril qu’elle nous crée ; vous voyez croître à proportion l’importance de la grâce réconciliatrice et régénératrice, du don de Dieu en Jésus-Christ. Etendez la première de ces notions corrélatives, et la seconde grandit avec elle : poussez d’un côté outre mesure, vous arrivez de l’autre à des théories extrêmes. L’Augustinisme dans les temps anciens, le Calvinisme dans les temps modernes, basent sur la corruption totale la gratuité absolument inconditionnelle dû salut ; en un sens opposé, le Pélagianisme, le Socinianisme, le rationalisme déistique, annulant le fait de la déchéance, amoindrissent jusqu’à l’annihiler le fait de la rédemption ; autant ils rétrécissent l’œuvre de Christ, autant ils rabaissent sa personne ; ils finissent par ne voir en lui qu’un Révélateur.

Là est une des raisons pour lesquelles notre époque incline plus que le xviiie siècle vers les doctrines constitutives de l’Evangile. La science actuelle accorde en général le fait de la chute ; tout en l’entendant à sa manière, elle le confesse et le pose ; bien des considérations rationnelles et historiques lui semblent l’établir : tandis que les idées et les tendances du xviiie siècle allaient à le repousser. De là, entre la théologie et la philosophie de tout autres rapports ; de là aussi, pour la construction de la dogmatique, de tout autres bases et parce la même de tout autres conditions. La philosophie accréditée lui concédant son principe fondamental, elle a pu essayer d’en déduire le système entier des croyances chrétiennes, en passant du péché à la rédemption, en montrant dans l’Evangile le complément divin de la conscience humaine. C’est la grande voie ouverte par Schleiermacher.

Sans doute la différence entre l’esprit du xviiie siècle et celui de nos jours relativement au christianisme, ne tient pas à cette seule cause. Cette différence est formelle (méthodes) et matérielle (doctrines) ; elle est infiniment complexe, comme tous les grands mouvements de la pensée. Mais quoique l’admission ou la négation du fait de la déchéance n’y entre que pour une part, cette part est considérable ; elle rend en quelque manière sensible la portée de l’article de l’anthropologie biblique auquel nous arrivons, et qu’on désigne sous le nom de péché originel. Nous nous attacherons à le bien établir, en évitant autant que possible les questions spéculatives qu’il traîne, pour ainsi dire, avec lui.

L’expression de péché originel a été appliquée quelquefois à la transgression d’Adam, quelquefois à la corruption native de l’homme. Pour éviter la confusion, certains théologiens ont appelé la transgression d’Adam peccatum originans et la corruption de l’homme peccatum originatum. C’est de ce dernier fait que s’entend généralement aujourd’hui le terme de péché originel dans le langage théologique. La philosophie préfère les termes de viciosité, sensualité, penchant au mal, etc. Cet état est nommé originel, soit parce qu’il naît avec nous, soit parce qu’il est la source de tous les péchés, soit surtout parce qu’il vient d’Adam, chef de la race humaine. L’expression n’est point biblique, mais elle est consacrée par un assez long usage pour qu’on ait le droit de la retenir. Quelques théologiens, tout en admettant le dogme ou le fait scripturaire, rejettent l’épithète ecclésiastique. Bien des personnes veulent la restreindre à la doctrine augustinienne ; mais elle reste évidemment à toutes les doctrines qui reconnaissent la disposition anormale et sa descendance d’Adam.

C’est en ce sens large que nous prendrons cette expression de péché originel, et pour laisser en dehors de notre étude la nuée de préventions favorables ou défavorables qu’elle traîne à sa suite nous la remplacerons le plus souvent possible par celle de disposition anormale, sur laquelle je dois présenter tout d’abord quelques remarques explicatives.

Le terme de disposition, souvent pris comme synonyme d’inclination, tendance, habitude, a trois significations générales qu’il faut distinguer. On s’en sert pour désigner les diverses affections de l’âme (amour, haine, avarice, prodigalité, pusillanimité, énergie, etc.) ou la direction qu’elles impriment à la vie (ainsi l’on dit de l’homme qui incline vers telle ou telle carrière, telle ou telle étude, tel ou tel genre de vie, que c’est sa disposition), ou la source d’où elles dérivent, ce sentiment radical, ce mobile mystérieux, ce quelque chose d’indéfinissable qui commande à l’existence entière et dont la vie n’est en quelque sorte que le produit et le développement (disposition chrétienne, mondaine). Les dispositions particulières (affections, goûts, penchants) ne sont alors que des effets de cette disposition primordiale et génératrice. C’est dans cette dernière acception que nous prenons ici le mot. L’expression scripturaire qui y correspond, et dont nous faisons aussi un fréquent usage, est celle de « cœur ». L’Ecriture place dans le cœur les sources de la vie (Proverbes 4.23) ; elle dit que c’est de là que sortent les vices et les vertus, tous les sentiments et tous les actes (Marc 7.21 ; Matthieu 15.19 ; 12.35). Dans ces passages, et dans bien d’autres, le cœur n’est autre chose que cet état, cette disposition interne, d’où sort la direction dominante de l’âme et de la vie, et par laquelle on appartient ou au royaume de la lumière ou au royaume des ténèbres. Aussi la conversion, qui n’est que le changement de cette disposition radicale, est-elle le renouvellement du cœur.

Ainsi entendue, la disposition est le principe vivant de l’existence ; les sentiments, les inclinations particulières n’en sont que les manifestations. Elle constitue le caractère de l’homme, son état ou son être spirituel, sa nature morale. Du cœur, où elle réside essentiellement, elle atteint tout chez lui : la raison et la volonté, la conscience et l’imagination, qu’elle attire plus ou moins dans sa direction propre. Elle revêt mille formes, dans la sphère du mal comme dans la sphère du bien ; elle devient ici, convoitise de la chair ; là, convoitise des yeux ; ailleurs, orgueil de la vie (1 Jean 2.16). Que de gens, entraînés par cette puissance secrète, dont ils se sont faits les esclaves, lui cèdent en la maudissant et laissent échapper ces mots de découragement et de désespoir : C’est ma nature, c’est plus fort que moi !

Dans bien, des cas, la disposition imprime à l’ensemble des sentiments et des actes un cours plus ou moins uniforme. De là, dans le bien comme dans le mal, ces caractères complets, ces vies régies par une pensée, une affection unique et qui semblent le déroulement d’un seul principe.

Mais en général il n’en est point ainsi. Il existe dans l’homme, à quelque principe qu’il se soit voué, des tendances différentes et contraires, parce que la disposition qui le gouverne ne règne pas sans partage ou sans antagonisme. Chez le mondain, la conscience, la raison, le sentiment religieux et moral élèvent souvent la voix contre les penchants terrestres auxquels il s’abandonne ; d’ailleurs les diverses convoitises se heurtent réciproquement, l’orgueil et la sensualité disent : donne, quand l’avarice voudrait retenir. Et chez ceux qui se sont sincèrement soumis à Dieu par la foi, le combat ne cesse point non plus entre l’esprit et la chair. Vous entendez les meilleurs des hommes s’écrier :

Je veux et n’accomplis jamais,
Je veux ; mais ô misère extrême,
Je ne fais pas le bien que j’aime,
Et je fais le mal que je hais !

Ainsi, avant et après la conversion, dans la voie large et dans la voie étroite, il se rencontre toujours à quelque degré la lutte décrite Rom. ch. 7. Il est probable, malgré les systèmes qui le contestent (dépravation totale, sanctification parfaite) que ni la disposition vicieuse, ni la disposition sainte n’arrivent jamais ici-bas à un triomphe complet, à un empire absolu ; parce que cette vie reste jusqu’à la fin une épreuve. Mais l’une ou l’autre disposition est prépondérante chez tel ou tel individu, et c’est là ce qui constitue son caractère moral, ce qui le fait membre de l’Eglise ou du monde, ce qui fonde le jugement que nous portons sur sa conduite et ce qui fondera le jugement de Dieu. Cela peut nous aider à comprendre pourquoi l’Ecriture range les hommes sous deux catégories générales : bons et méchants, régénérés et irrégénérés, justes et injustes, etc., malgré l’infinie diversité des caractères, l’extrême mélange du bien et du mal et les actes internes ou externes qui semblent rapprocher et confondre ceux que séparent nos classifications. C’est qu’en dernière analyse, il existe chez tous un principe, une tendance, une disposition dominante, que l’œil de l’homme ne saurait toujours constater, mais que discerne le Scrutateur des cœurs, et qui détermine leur état moral et par cela même leur place dans le monde des esprits.

Dans ce conflit incessant, les idées, les affections, les résolutions, les actes, peuvent être modifiés par les causes et les circonstances extérieures, en opposition avec la tendance dominante et dans le sens de la tendance rivale, qui paraît l’emporter alors. Mais ce n’est que pour un temps, lorsque le changement vient du dehors et non de ces profondeurs où sont les sources réelles de la vie. Il n’y a là qu’un entraînement momentané qui ne dure qu’autant que l’influence étrangère qui l’avait produit ; la vraie disposition ne tarde pas à reprendre le dessus. Ainsi le pieux chrétien peut, sous des préoccupations extrêmes, être livré à ses penchants naturels au point de se laisser aller à des actions et à des paroles qui feraient croire qu’il ne connaît ni l’amour de Dieu, ni l’obéissance de la foi, ni la loi du devoir ; mais que le charme de la séduction se dissipe, et vous le verrez se relever de sa chute en gémissant et se replacer avec un dévouement nouveau sous la direction du principe qui régit réellement son âme et sa vie. De même considérez le mondain sous l’influence d’une prédication puissante, d’une cérémonie religieuse solennelle et impressive, de quelqu’une de ces situations où la vérité chrétienne saisit avec force l’intelligence et le cœur, il parlera, il agira comme si l’esprit de l’Evangile régnait véritablement en lui. Si David se montra à une époque parmi les pécheurs, Saul parut aussi un instant parmi les prophètes. Dans la parabole du Semeur la doctrine céleste semble agir d’abord sur la deuxième et la troisième classe comme sur la quatrième ; mais ce n’est qu’à la superficie qu’elle opère, elle n’a pas pénétré et transformé le vrai principe de la vie, elle n’a pas atteint le cœur, et tout s’évapore en apparences trompeuses. Ce dernier fait a été mille fois décrit dans les sermons et les livres de piété, sous le titre de dévotions passagères. Il est des hommes qui oscillent toute leur vie entre les deux dispositions. Ce sont ceux dont l’Ecriture dit qu’ « ils clochent des deux côtés », qu’ils veulent « servir Dieu et Mammon » ; ce sont ces cœurs partagés que décrit l’apôtre et qui sont « inconstants dans toutes leurs voies ».

Mais par l’effet même de ces luttes et de ces vicissitudes, la disposition dominante, à force d’être momentanément vaincue, peut changer à la fin ; le principe du bien, souvent ravivé, peut l’emporter à la longue sur le principe du mal ; comme le principe du mal, trop mollement combattu, l’emporte sur celui du bien. Dans lu premier cas, il y a conversion ; dans le second cas, il y a déchéance. La conversion, a lieu dans la sphère naturelle, de même que dans la sphère spirituelle. On connaît le trait de ce jeune homme qui contemplant du haut d’une colline la portion de ses domaines que lui avaient déjà enlevée ses folies, et frappé de la ruine prochaine dont il était menacé, résolut de réparer, par un complet changement de conduite, les pertes qu’il avait faites : il était monté sur la colline prodigue, il en descendit avare. Cette révolution intérieure qui déplace le cours entier des sentiments et des actes, s’opère lorsque quelqu’une de ces causes visibles ou secrètes sous l’action desquelles tout homme passe plus ou moins, détrône la disposition dominante et élève à l’empire une des dispositions qui étaient restées jusque là en deuxième ligne ; quoique du reste ce travail interne s’accomplisse souvent par des voies où il est impossible de le suivre.

Mais nous n’avons voulu, par ces remarques, que préciser un peu le terme principal de la question que nous avons à traiter, celui de disposition. Il se prend ici, nous l’avons dit, dans le troisième sens, comme désignant un état intérieur, un principe actif, une tendance prépondérante. Quand on dit que l’homme porte en lui une disposition anormale, on veut dire qu’il est, par nature, incliné au mal et rebelle au bien. Sur cette question l’Eglise catholique et les grandes communions protestantes soutiennent l’affirmative et, quoique avec des nuances assez graves, elles inscrivant le fait de la chute et de la corruption parmi les articles fondamentaux de leur foi. Pélage le nia dans les temps anciens ; Socin l’a nié dans les temps modernes ; plusieurs Remontrants, tout en faisant profession de l’admettre, le réduisirent à néant par leurs interprétations et leurs restrictions. En dehors du christianisme et sur le terrain de la philosophie nous le voyons tantôt reconnu, tantôt rejeté. Rousseau et toute l’école du xviiie siècle proclament, en tête de leur doctrine morale, cette doctrine axiomatique : « l’homme est naturellement bon. ». La plupart des nouvelles écoles, au contraire, confessent à leur manière la prédominance naturelle de la sensualité, et par cela même l’existence de la « disposition anormale » ou du penchant au mal. Ni les Pélagiens et les Sociniens, ni les philosophes ne contesteraient le dogme ecclésiastique, si l’on y prenait le mot de disposition dans l’un ou l’autre des deux premiers sens que nous avons indiqués, car tous reconnaissent dans l’homme des tendances vicieuses, des sentiments et des actes mauvais, dont ils attribuent l’origine à des causes externes (éducation, exemple, milieu social).

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