Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

Appendice

La Situation Théologique et la Question de Méthode au milieu du XIXe siècle

Je crois devoir consacrer notre première causerie à quelques remarques sur la crise théologique qui agite si profondément le protestantisme, dont elle a mis en question jusqu’au principe fondamental. Autant il importerait que les églises restassent étrangères, si possible, à ces débats, dirai-je, ou à ces écarts de la science, autant il importe que nous nous en rendions un compte exact, nous qui ne pouvons les éviter ; il le faut pour nous orienter au milieu de ces directions qui se croisent en tant de sens, et pour nous légitimer à nous-mêmes la position que nous avons prise entre ce qu’on nomme le « parti du passé » et le « parti de l’avenir » ; car, dans ces classifications extrêmes, on dirait que le présent n’existe pas ou ne compte pas.

Pour peu que vous pénétriez aux racines de cet ardent antagonisme, vous reconnaissez bientôt qu’il s’agit moins des doctrines du christianisme que de ses preuves, moins de ses dogmes ou de ses mystères que de ses fondements ou de ses titres de crédibilité ; tout porte, en définitive, sur le moyen de connaissance et de certitude, sur la voie qui mène à Christ. La question vive a avancé ou reculé jusque là. Et ce n’est pas, comme autrefois, entre l’Eglise et le monde qu’elle se discute ; c’est dans l’Eglise elle-même ; c’est de chrétien à chrétien ; ce sont les croyants qu’elle préoccupe, trouble et divise. Ils se demandent, non plus seulement quel est le vrai christianisme ? mais où est-il ? où peut-on le trouver ? où et comment doit-on le chercher ? Est-il dans l’Ecriture, ainsi qu’on l’avait cru universellement jusqu’ici ? Et s’il est là, à quel titre y est-il ? Qu’est-ce qui fait la valeur normative des Livres sacrés ? En quel sens et à quel degré est-il une révélation divine ? Dans quel rapport se trouve-t-il avec la raison ou la conscience humaine ?

Sur cette question, à laquelle tout va aboutir aujourd’hui, deux directions, profondément tranchées jusqu’au sein de l’orthodoxie, sont partout en présence et en lutte, car, répétons-le, ce ne sont pas les doctrines, ce sont les bases de la foi qui sont directement en cause. La neutralité qu’on voudrait garder entre elles n’est guère possible, au moins dans l’ordre théologique ; il faut, bon gré, mal gré, se décider pour l’une ou pour l’autre ; car elles obéissent à des principes non seulement différents, mais contraires ; et l’opposition des principes, se reproduisant dans les méthodes, passe finalement dans la constitution de la dogmatique.

Ces deux directions ont été désignées sous les noms d’ancienne et de nouvelle théologie ; dénominations bien vagues et au fond peu exactes. Les deux théologies sont, en réalité, à peu près aussi vieilles l’une que l’autre. Le point capital qui les sépare étant le principe de la connaissance et de la certitude, le fondement de la foi, que l’une place essentiellement au dehors, tandis que l’autre le cherche essentiellement au dedans, on les voit apparaître dès l’origine de l’Eglise. Sans parler du gnosticisme, ce haut rationalisme métaphysique et critique, cet idéalisme transcendantal des premiers temps, qui s’éleva aussi en face du christianisme traditionnel, l’opposition se révèle déjà entre les Juifs et les Grecs, dans cette parole de saint Paul : Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse (1 Corinthiens 1.22) ; elle se montre entre l’école d’Alexandrie et celles de Carthage et d’Antioche ; et, d’une manière générale, entre l’Orient et l’Occident. Pour ne citer qu’un seul nom, vous avez dans Origène un des plus grands représentants de la tendance qui se qualifie de nouvelle. Vous voyez qu’elle est loin de l’être, ou qu’elle ne l’est qu’en contraste avec les tendances qu’elle aspire à détrôner et par les formes spéciales qu’elle revêt de nos jours. Au fait, et en thèse générale, cette opposition au sein de la théologie, n’est qu’un reflet de celle qui existe au cœur de la philosophie, et qui s’est tranchée entre Bacon et Descartes dans les temps modernes, comme elle se tranche entre Platon et Aristote dans les temps anciens. La méthode théologique de chaque époque ou de chaque école a sa raison première dans la méthode et la tendance philosophique du moment. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire de la dogmatique.

Peut-être serait-il mieux d’adopter les dénominations de théologie ou de méthode subjective, et de théologie ou de méthode objective, ou toute autre qui ferait évanouir la fascination en faisant tomber la prévention. Mais les noms importent peu, pourvu qu’on s’entende.

Une autre remarque préalable peut être utile. On affirme avec une pleine assurance et, ce me semble, avec une entière conviction, que la tendance objective ou positive n’est qu’un judaïsme christianisé. Cette assertion, vous l’entendez répéter de toutes parts et sur tous les tons. Elle vient de si haut, elle paraît si sûre d’elle-même, elle s’impose avec une telle autorité, qu’elle passe comme un axiome jusque dans la littératurea.

a – Voy. M. Quinet, de l’Ultramontanisme, p. 144.

Ce qu’il y a là de vrai, c’est que par sa base, par sa nature, par son histoire, le judaïsme appartient surtout à la tendance objective, quoiqu’il ait eu aussi son école d’Alexandrie. Mais, certes, cette tendance, prise en elle-même, n’est pas juive et ne fait pas juif ; pas plus que l’autre n’est chrétienne et ne fait chrétien. Cela rappelle quelque peu le mot de ce prédicateur du xvie siècle qui, pour détourner ses auditeurs de la lecture de la Bible et les prémunir ainsi contre le protestantisme, leur disait : « Mes Frères, on a découvert un livre hébreu ; gardez-vous d’y toucher, car tous ceux qui le lisent deviennent juifs à l’instant. » Les deux arguments se valent. Et puis, à l’accusation de judaïsme, la direction dogmatique qu’on veut stigmatiser pourrait répondre par l’accusation, tout aussi fondée et plus fondée peut-être, de gnosticisme. Ce serait prêté et rendu. Mais à quoi cela aboutirait-il, qu’à envenimer la discussion ? Laissons ces incriminations passionnées, ces armes de guerre, ces artifices de parti, qu’on regrette de rencontrer si fréquemment chez des hommes sérieux, et revenons à l’esquisse de notre situation théologique.

La tendance nouvelle se montre plus ou moins dans toutes les contrées protestantes ; elle règne en Allemagne, où elle est toujours soutenue par le mouvement intellectuel dont elle est sortie ; elle s’étend en Suisse et en France ; elle pénètre en Angleterre et aux Etats-Unis. Toutes les publications périodiques de notre presse protestante, à part les journaux purement religieux, lui appartiennent à un degré ou à l’autre. Mais si la tendance ancienne semble partout en déclin, elle commence à se raviver sous les attaques et par les aberrations de sa rivale ; elle passe de la défensive à l’offensive. Cela devient sensible d’année en année, surtout en Allemagne.

Le meilleur moyen de caractériser les deux tendances, est de dégager leur principe fondamental et générateur, œuvre facile, pour peu qu’on aille au fond des choses.

L’une pose pour source supérieure de la vérité, pour règle suprême de la foi, la révélation biblique ; l’autre, l’intuition rationnelle ou la conscience religieuse et morale. L’une maintient le fondement extérieur et divin qui a porté jusqu’ici le christianisme ; l’autre le déclare insuffisant, si ce n’est illusoire, et veut le renverser pour lui en substituer un tout intérieur, le seul, suivant elle, devant lequel puisse s’arrêter la science de notre âge. L’une en appelle essentiellement à un témoignage extra-naturel, manifestation divine et parole divine ; l’autre, à un témoignage naturel, l’affinité de l’esprit ou du cœur humain avec l’Evangile. En un mot, l’une repose sur le principe d’autorité, l’autre le rejette et arrive, dans son développement dialectique, à cette maxime finale : « L’homme ne croit et ne peut croire qu’à lui-même. »

Il va sans dire que chacune de ces tendances renferme des nuances nombreuses, par lesquelles elle s’éloigne ou se rapproche plus ou moins de la tendance opposée. Ainsi les partisans du principe d’autorité ne le conçoivent et ne le formulent pas tous de la même manière ; et ses adversaires ne le repoussent pas aussi absolument les uns que les autres. Il en est de même du principe rationnel ou moral ; ceux qui l’érigent en norme souveraine le poussent rarement jusqu’à son terme logique ; et ceux qui lui dénient ce haut rang lui font toujours une place et souvent une large place. Nous pourrions négliger ces diversités secondaires, quelque graves qu’elles soient en elles-mêmes. Indiquons cependant les plus saillantes.

Dans la direction générale qui a l’autorité théopneustique de l’Ecriture à sa base, se distinguent trois directions ou trois écoles bien tranchées et souvent fort hostiles :

1° Celle qui fait l’inspiration plénière, voulant que, dans les Livres saints, tout soit donné d’En-haut et imposé à la foi, choses et mots.

2° Celle qui admet une inspiration réelle ou, en d’autres termes, une intervention surnaturelle et exceptionnelle, mais sans en déterminer ni la nature, ni le mode, ni le degré, et qui, laissant entière la libre individualité des Evangélistes, se borne à constater que dans ce qui tient au salut et qui constituait l’objet de leur mission, ils ont été conduits en toute vérité, selon la promesse du Seigneur ; de telle sorte qu’ils ont pu donner leur parole et que l’Eglise a dû la recevoir comme la Parole de Dieu (1 Thessaloniciens 2.13).

3° Celle qui, effaçant la vieille distinction des dons ordinaires et des dons extraordinaires du Saint-Esprit, confond l’inspiration avec la grâce, supposant seulement, chez les fondateurs du christianisme, un degré supérieur de cette action divine dont Jésus-Christ est la source, et qui s’étend à travers les siècles sur tous les croyants.

On voit de suite combien ces différentes conceptions de l’inspiration apostolique modifient pour leurs adhérents le principe d’autorité, autour duquel ils se groupent quand il s’agit de faire face à la direction qui déclare n’en plus vouloir à aucun titre ni sous aucune forme.

Cette direction-ci s’ébranche également en écoles nombreuses, que la seule polémique du moment range et retient sous une même bannière ; car elles ne s’entendent guère que pour l’œuvre de démolition qu’elles poursuivent en commun.

Vous y découvrez d’entrée deux formes de doctrines profondément antipathiques, quoiqu’elles marchent main à main au grand combat du jour : l’une métaphysique, qui a pour principe l’autonomie de la pensée, pour facteur la raison pure et pour instrument la dialectique ; l’autre, que nous désignerons par l’épithète de mystique, qui se fonde sur le sentiment, sur l’intuition religieuse et morale, et proclame l’autonomie de la conscience. Mais malgré leur antagonisme interne, elles s’accordent à ériger en critère suprême de la vérité une théologie ou une anthropologie philosophique, c’est-à-dire une notion qu’elles se sont faite et qu’elles tiennent pour évidente ; c’est par là qu’elles se rapprochent. La différence de base et de construction qui existe entre elles importe peu au point de vue spécial sous lequel nous les considérons ici : ce qui importe, c’est le rapport qu’elles établissent entre l’idée philosophique qui leur sert de règle et de mesure, et le fait biblique qu’elles aspirent à concevoir, ou, comme on dit aujourd’hui, à s’assimiler. Il est visible, en effet, que ce rapport variera indéfiniment, selon la valeur respective attribuée aux deux termes qu’il s’agit de concilier ou de ramener à l’unité ; selon que la notion préconçue, le sentiment, le système se posera en arbitre souverain ou en simple interprète de l’Evangile. Si vous regardez aux philosophes purs, en particulier aux chefs des trois grandes écoles qui ont passé avec tant d’éclat et tant de rapidité en Allemagne, Fichte, Hegel, Schelling, vous les entendez célébrer, l’un après l’autre, l’alliance définitive de la raison et de la foi ; ils se glorifient de légitimer devant la science les mystères évangéliques, qu’ils ont relevés en effet du discrédit où les avaient jetés l’étroit déisme et le rationalisme superficiel du xviiie siècle. Mais cette terminologie chrétienne qu’on retient ne renferme plus la doctrine chrétienne ; ce n’est qu’une écorce menteuse qui recouvre l’idéalisme panthéistique, par lequel on a prétendu tout pénétrer, tout expliquer, tout démontrer, et dans lequel tout s’est absorbé et évanoui.

Il serait vain de rechercher ce qu’est l’autorité des Ecritures pour ces philosophies successives qui se sont dites et crues chrétiennes, et qui ont rejeté sur l’arrière-plan ou relégué dans la religion populaire le christianisme et le Christ historique, pour ne regarder qu’au christianisme et au Christ idéal. A cette hauteur, les questions d’authenticité, d’intégrité, d’inspiration, ces questions si capitales ailleurs, les touchent à peine. Ce n’est pas le livre, c’est l’esprit qui rend témoignage à l’esprit, suivant une expression fort commune dans ces écoles. Elles font pour la révélation ce qu’elles font pour son contenu ; elles n’en gardent guère que le nom. Il peut cependant arriver qu’elles en retiennent davantage. Voici comment. Quand on a découvert ou cru découvrir l’identité foncière de l’idée biblique et de l’idée spéculative à laquelle toutes les ressources et les forces de l’esprit humain ne se sont élevées que si lentement ; quand on reconnaît sous les formes purement religieuses de l’Evangile la philosophie de la philosophie, et dans le mystère de piété le mot de la grande énigme, la clef de la science, il est difficile d’expliquer, autrement que par quelque intervention extra-naturelle, cette anticipation merveilleuse du résultat final de l’intelligence après des siècles de tâtonnement. Cette sorte de divination doctrinale, dans un des coins du monde les plus obscurs, devient ou peut devenir pour le métaphysicien convaincu ce qu’a été pour plusieurs géologues le premier chapitre de la Genèse ; il peut y voir le doigt de Dieu, et la Bible revêt alors à ses yeux un caractère spécial de vérité et d’autorité, qui le pénètre du respect et de la déférence, de l’admiration ou même de la soumission de la foi. On en a de nombreux exemples. L’un des plus remarquables que je puisse citer est celui de M. Charles Secrétan, qui fonde « la preuve directe, immédiate et positive de la vérité du christianisme » sur cette assertion que « les dogmes chrétiens se trouvent au terme du mouvement naturel de la pensée philosophique, appliquée à l’interprétation des faits de l’histoire et de la conscienceb ».

bPhil. de la liberté, préf.

A côté des philosophes-théologiens sont les théologiens-philosophes, qui, tenant de la main droite l’Evangile et de la gauche le système accrédité, s’attachent à démontrer que les deux enseignements s’accordent au fond, malgré les différences et les oppositions apparentes de la surface. C’est la même œuvre, prise par un autre côté et à un autre point de vue. Tandis que la donnée révélée ou historique ne se montre qu’en deuxième ligne dans les pures théories métaphysiques, ici elle se place sur le premier plan ; c’est celle dont on se préoccupe essentiellement et avant tout ; au lieu d’être reléguée au terme de l’investigation, elle est posée d’entrée comme constituant le problème qu’il s’agit de résoudre. Mais le problème étant en fait résolu d’avance, puisqu’on a ailleurs la vérité et la règle de la vérité, il faut que la donnée biblique, élaborée au creuset de la philosophie, s’y transforme ou s’y évapore, jusqu’à ce qu’elle paraisse telle qu’on la veut ; on la façonne sur le patron du jour, pour se procurer le plaisir de montrer qu’elle lui ressemble. Il suffit de rappeler, sous ce rapport, la dogmatique de la droite hégélienne, qui fit un moment une si vive illusionc.

c – J’ai entendu accuser Mareineke de relever l’orthodoxie rigide du xvie siècle. Schelling, philosophe-théologien dans les deux premières phases de sa doctrine, pourrait se classer parmi les théologiens-philosophes dans la troisième, qu’il a intitulée Philosophie de la Révélation.

Ces observations s’appliquent en grande partie à la direction mystique, quand elle s’abandonne à la logique de son principe ; car tout en se distinguant, à bien des égards, de la direction métaphysique, elle s’y rattache au fond, puisqu’elle fait également d’une conception théologique ou anthropologique, c’est-à-dire d’une philosophie, son critère et son facteur. Il n’est pour elle qu’un seul Maître, qu’un seul Docteur, savoir le sens religieux et moral ; il règne seul, comme règne ailleurs l’idée ou la raison pure, et la révélation, de quelque respect qu’on l’entoure, ne reste que comme une sorte de caput mortuum.

Sans doute, le sentiment générateur et régulateur ne crée pas le christianisme, ou, comme on dit, le fait chrétien, qui est là dans l’Ecriture et dans l’histoire ; mais la révélation de la conscience contrôlant absolument celle de la Bible, elle fournit la pierre de touche au moyen de laquelle on détermine souverainement ce qui doit être reçu ou rejeté, ou modifié. En fin de compte, chacun restreint ou étend le Credo ecclésiastique au gré de son sentiment ou de son principe. Et si l’herméneutique transcendantale ne suffit pas à légitimer tant bien que mal cette œuvre d’épuration ou de restauration scientifique, on appelle la haute critique à son secours. Étudiez à ce point de vue la dogmatique de Schleiermacher, dont l’influence a été si grande, et sous bien des rapports si heureuse. Les deux faits que je viens d’indiquer y sont manifestes. 1° Malgré la séparation profonde qu’il établit entre la philosophie et la religion, c’est une philosophie qui sert de base et de norme à ses constructions théologiques ; seulement, au lieu de la tirer d’une pure notion spéculative, ainsi qu’on le faisait généralement autour de lui, il la déduit d’un sentiment, l’absolue dépendance de la créature vis-à-vis de Dieu. 2° L’action de son principe sur la détermination du christianisme théorique et pratique se montre de mille manières, soit dans l’interprétation des dogmes qu’il retient, soit dans la critique de ceux qu’il répudie, soit dans le silence et l’espèce d’oubli où il en laisse plusieurs.

C’est là le terme logique des deux directions entre lesquelles se partage la tendance subjective, et c’est aussi leur terme final lorsqu’elles se développent librement et pleinement. Elles ne gardent l’une et l’autre du christianisme qu’autant qu’en contient ou qu’en comporte la philosophie dont elles font leur critère souverain, ou, ce qui revient au même, qu’autant que peuvent en approuver et s’en assimiler la raison et la conscience individuelle, érigées en raison et en conscience générale. Encore une fois, il ne peut rester dans les conclusions que ce qui existe implicitement dans les prémisses.

Du reste, malgré l’empire qu’exerce cette double direction philosophico-théologique, il est assez rare qu’elle se montre sous forme absolue et qu’on la laisse aller à ses conséquences et à ses fins dernières. La plupart de ceux qui la suivent l’arrêtent d’une ou d’autre façon à moitié chemin. S’ils s’accordent tous à s’incliner devant l’idole du jour et à lui jeter en passant leur encens et leur hommage, si en théorie ils font tous profession de repousser le principe d’autorité, en fait, un grand nombre le reprennent en des sens et à des degrés divers. Il peut être bon de le noter. Il en est qui tiennent ou touchent de très près à la troisième des opinions théopneustiques, je veux dire à celle qui fait de l’inspiration un degré supérieur de la grâce ; car ils reconnaissent et la présence du Saint-Esprit dans l’Eglise comme source divine de lumière et de vie, et son action plus directe ou plus intense sur les promulgateurs de l’Evangile.

D’autres, en descendant les apôtres au niveau général des disciples, en refusant d’admettre chez eux rien d’exceptionnel et de surnaturel, admettent pourtant dans leurs écrits quelque chose de spécial et de divin. Voyant en Jésus-Christ, non pas seulement l’homme-Dieu dans le sens panthéistique, mais le Dieu-homme dans le sens ecclésiastique, le surnaturel de sa personne emporte à leurs yeux le surnaturel de sa parole, ainsi que de son œuvre. Devant cette parole, que les apôtres ont été chargés de proclamer dans le monde, et dont Jésus-Christ lui-même a dit : « Elle n’est pas de moi, mais de Dieu », ils reconnaissent que l’homme doit, par raison comme par piété, incliner son esprit et son cœur. Il ne reste donc qu’à discerner l’enseignement du Maître dans l’enseignement des disciples ; œuvre délicate s’il en fut, et que nous leur laissons. Mais il n’en reste pas moins vrai que la parole de Jésus-Christ fait autorité pour eux. — D’autres encore, sans entrer dans les mystères de l’existence et de la nature du Sauveur, confessent l’intervention miraculeuse pour expliquer sa sainteté parfaite, son anamartésie, et dérivent ensuite de sa sainteté son infaillibilité, la vérité parfaite et la pureté parfaite ne faisant qu’un à leurs yeux. Si cette opinion abaisse plus que la précédente la notion de la personne de Christ, l’autorité de sa parole y demeure la même. C’est le vrai, c’est le divin, parce que c’est le saint. — D’autres enfin, car il serait impossible d’énumérer toutes les théories et dans chaque théorie les nuances particulières, d’autres, sans rien avouer formellement des mystères et des miracles évangéliques, même dans l’apparition extra-historique de Jésus-Christ, maintiennent pourtant le caractère normatif des écrits sacrés, croyant le légitimer et le garantir par ce simple fait que ces écrits sont la première production du Saint-Esprit ou de l’esprit chrétien, et que tous les autres livres, même les meilleurs qu’aient produits la science et la foi, ne sont à leur égard que ce que des copies sont l’original. C’est, certes, une garantie bien précaire, surtout avec le principe, fort répandu dans les mêmes écoles, que le christianisme ne s’est dégagé que progressivement de ses enveloppes judaïques.

Mais au point où nous en sommes, ces restes ou ces ombres de notre grand principe théologique conservent encore de la valeur. Et puis, il y a quelque intérêt à constater qu’on le retient, sous une forme ou sous l’autre, en bien des lieux où l’on se fait gloire de s’en être affranchi ; car, quoi qu’on en dise et qu’on en pense, maintenir l’Ecriture comme règle à un degré quelconque, c’est la maintenir au même degré comme autorité. Dans cette acception spéciale, les deux termes s’identifient ; et qui admet l’un devrait, ce semble, avoir moins de frayeur de l’autre.

En dernière analyse, — et on le reconnaît pour peu qu’on creuse jusqu’à la racine des débats actuels, — la question de l’autorité des Saintes Ecritures va se perdre dans celle de leur inspiration ; car, ce qui motive leur autorité, ce sont essentiellement les mystères, ces choses qui ne seraient pas montées dans l’esprit de l’homme, que nous a révélées l’Esprit de Dieu, et que nous ne connaissons réellement que par son témoignage, quel que soit d’ailleurs leur rapport avec notre conscience religieuse et morale. Tout revient là. C’est là, par conséquent, que doit se concentrer la discussion entre les deux tendances que nous avons rapprochées. Si tout le christianisme est en germe ou en puissance au fond de l’âme humaine, s’il y existe une sorte d’Evangile immédiat, dont l’Evangile écrit n’est lui-même qu’une reproduction naturelle ou surnaturelle, alors la théologie subjective est justifiée ; la vérité, et, si je puis ainsi dire, la proximité de son principe fondent la légitimité de sa méthode et l’évidence de sa doctrine.

Que si, au contraire, malgré ses profondes affinités avec notre âme, malgré ses merveilleuses correspondances avec nos plus hautes aspirations intellectuelles et morales, le christianisme consiste essentiellement dans un ensemble de faits extra-naturels, en dehors des prévisions de la raison et des pressentiments du cœur ; si cela est vrai en particulier du grand mystère de piété, d’où dépendent, de près ou de loin, les autres mystères ; si nous n’en avons la connaissance et la certitude réelles que par la révélation, qui seule atteste et manifeste ces dispensations divines que les anges eux-mêmes ne peuvent sonder ; alors la théologie objective a sa base et sa raison dans la nature des choses, son principe et sa méthode sont pleinement légitimés. Et si, tout en ayant son fondement positif dans la révélation, le christianisme a aussi des racines dans notre âme ; s’il offre comme une réponse d’En-haut aux sentiments et aux vœux de notre cœur ; s’il nous est donné sous une telle forme qu’il laisse à notre pensée et à notre conscience tous leurs droits, pour leur laisser tous leurs devoirs, alors les deux méthodes, loin de se repousser, s’appellent l’une l’autre ; c’est en s’unissant qu’elles mènent à la vérité complète, c’est-à-dire à la vérité vraie. L’important serait de marquer leur rapport normal, de constater leurs droits respectifs, de déterminer la part qui revient à chacune d’elles dans la construction dogmatique. Et cela se fera sans doute un jour. Leur antagonisme actuel est un désordre évident et un immense péril. Se développant outre mesure chacune sur sa ligne propre ; devenues tout à la fois excessives et partielles, elles se sont éloignées au point de se prendre pour ennemies, tandis qu’elles auraient dû marcher main à main, comme des sœurs, et se prêter un appui mutuel. Mais le tort principal est certainement à la tendance subjective, qui s’est enivrée d’elle-même sous la fascination de l’idéalisme transcendantal.

Je n’ai pas besoin d’exposer ma manière de voir sur le principe d’autorité, et sur le dogme de l’inspiration apostolique dont ce principe n’est, à vrai dire, qu’une autre expression. Des trois opinions théopneustiques sus-mentionnées, je me range à la seconde, celle qui reconnaît la direction surnaturelle sous laquelle furent placés les promulgateurs de l’Evangile, sans en déterminer ni le mode ni le degré. — La première (celle de l’inspiration totale) garantirait mieux le principe d’autorité, qu’il importe si fort d’assurer ou de relever ; et elle m’aurait attiré par là ; mais elle me paraît dépasser les données bibliques ; et si nous voulons qu’on les respecte dans un sens, il faut les respecter dans l’autre : les faits, partout et au dessus de tout ! Cela ne fut jamais plus nécessaire qu’aujourd’hui. — La troisième opinion, faisant rentrer en quelque sorte le surnaturel dans le naturel, en ramenant l’inspiration à la loi générale de la grâce, scandalise moins l’esprit de notre époque qui ne veut pas entendre parler du miracle dans l’ordre religieux, quoiqu’il le cherche souvent ailleurs ; soulevant moins de répugnances, rencontrant moins de préventions, elle a plus de moyens d’incliner vers l’Evangile le courant intellectuel, dans lequel elle semble se placer, et de faire écouter à la science la parole de la foi ; mais, autant la première opinion me paraît aller au delà des données historiques et exégétiques, qui constituent les véritables éléments du problème, autant celle-ci me paraît rester en deçà ; et ne pas admettre intégralement les faits, c’est ne pas les admettre réellement.

J’aurais voulu, pour ma part, trouver un appui solide à cette direction que recommandent de si grands noms et qui a en elle-même des attraits si puissants. Le fondement rationnel ou moral sur lequel elle élève l’édifice chrétien, et qu’elle substitue au fondement historique qui l’avait porté jusqu’ici, ce fondement intérieur que les attaques du dehors ne pourraient atteindre, je l’ai cherché dans ses publications, autant que j’ai pu y avoir accès ; je l’ai cherché dans mes entretiens avec ceux de ses adhérents que j’ai rencontrés ; et je l’ai cherché en vain. Toujours, après une investigation sérieuse et, je le crois, impartiale, du moins par l’intention, il m’est resté le sentiment que l’argument interne, métaphysique ou mystique, quelle que soit sa valeur propre, que je suis loin de contester, est insuffisant et par là périlleux lorsqu’il s’érige en argument suprême ou en argument unique, comme le veut cette direction et comme il le lui faut ; toujours il m’a paru que le surnaturel du christianisme, c’est-à-dire son fond réel et substantiel, reposait finalement sur le surnaturel de sa preuve, et qu’il restait suspendu dans le vide, s’il ne s’évanouissait pas, dès que le témoignage de la révélation lui manquait ; une parole divine pouvant seule dévoiler et certifier les mystères de l’existence et de la grâce divine. Toujours, quand j’ai pu m’expliquer jusqu’au bout avec les partisans de la théologie nouvelle en qui vit une foi positive — et ils sont nombreux, grâce à Dieu, — j’ai vu qu’alors même qu’ils repoussaient le plus hautement en théorie le principe d’autorité, ainsi que la méthode que ce principe fonde et qu’ils flétrissent du nom de traditionnelle, ils lui laissaient une place secrète à la base de leur conviction ; toujours il s’y découvrait, d’une ou d’autre manière, cette vieille assise de la dogmatique et de la foi chrétienne, assise latente, il est vrai, aussitôt oubliée que posée, mais réelle et fondamentale. Quoi qu’ils en pensent et qu’ils en disent, il leur faut l’intervention céleste, la révélation, le miracle, ne fut-ce que pour se rendre compte de l’apparition de Jésus-Christ au sein de l’humanité, ce grand fait qui porte tout, pour eux comme pour nous, et qu’il est impossible de ramener aux lois générales de la nature et de l’histoire. C’est sur cette manifestation d’ordre supérieur que va s’appuyer leur foi à la réalité objective du christianisme ; et ainsi, à leurs yeux comme aux nôtres, c’est le miracle externe qui atteste et démontre le miracle interne, je veux dire le surnaturel de la personne du Sauveur, de son œuvre et de sa parole. Là est le terrain sacré où ils se rencontrent avec nous ; s’ils peuvent ne pas s’y arrêter, ils ne peuvent point ne pas y toucher. Plusieurs ont été contraints de le reconnaître et de confesser qu’élever le principe d’autonomie jusqu’au renversement total du principe d’autorité, c’est substituer une philosophie à la révélation et, par suite, une sorte d’idéalité chrétienne à la réalité chrétienne.

Il y a donc sous la direction générale, ainsi que nous le disions en commençant, des écoles et des doctrines infiniment diverses, qu’on ne pourrait sans injustice confondre dans un même jugement d’approbation ou de condamnation ; les unes allant se perdre dans un rationalisme absolu ; d’autres s’arrêtant à un rationalisme mitigé où se mêlent, de mille manières différentes, l’idée biblique et l’idée philosophique ; d’autres encore s’unissant par des liens internes à une orthodoxie profonde et vivante, quoique ordinairement idéale et vague. Mais pour apprécier les écoles mêmes qui réduisent à son minimum le principe commun (autonomie de la conscience ou de la raison), et qui n’y cherchent guère qu’un moyen de rattacher la science à l’Evangile, c’est toujours au principe qu’il faut regarder ; car, pour peu qu’on sache d’où il vient et où il va, on reconnaît qu’il peut mener loin, s’il n’est pas fermement contenu par le principe qui doit tout ensemble le limiter et le compléter, et qui constitue en un sens supérieur le vrai principe chrétien.

Du reste, le cours des idées et des choses change rapidement autour de nous. Ce grand mouvement théologique, qui semblait devoir tout emporter il n’y a que quatre jours, s’arrête et rétrograde dans les lieux où il avait son point de départ et d’appui. L’Allemagne passe au positivisme. D’année en année et presque d’heure en d’heure, tant elle va vite, elle relève ce qu’elle avait abattu. Sa haute philosophie s’étant ruinée elle-même par ses développements logiques et surtout par ses applications pratiques, elle entraîne dans sa chute tout ce qu’elle avait produit ou accrédité, doctrines, méthodes et principes. La terre de Luther revient à la Bible ; elle en proclame de nouveau et de plus en plus la divine autorité, pour ramener et retremper la foi de la Réformation à sa source première. Déjà elle semble dépasser le point où l’on devrait, selon nous, se tenir. Elle a, à deux reprises, hautement déclaré dans ses assemblées solennelles, non seulement que l’Ecriture renferme la révélation, la parole de Dieu, mais qu’elle est la révélation, la Parole de Dieu ; écartant une distinction derrière laquelle s’abritait depuis longtemps l’orthodoxie elle-même. Les représentants de cette direction, tout à la fois scientifique et pratique, parlent d’un « organisme des livres saints », qui en consacrerait toutes les parties, l’histoire comme le dogme, la forme comme le fond, et d’où renaîtrait, par un autre côté, quelque chose de semblable à la théorie de l’inspiration plénière. Toujours est-il qu’il se fait une profonde et puissante réaction en faveur du principe protestant sur ce sol où il paraissait avoir péri jusqu’à ses dernières racines, sous les doubles coups de la haute métaphysique et de la haute critique : revirement bien instructif, et de nature à rendre quelque peu circonspect dans les emprunts qu’on fait à l’Allemagne. Irait-on lui prendre ce qu’elle rejette ? Donnerait-on ailleurs pour des découvertes jusqu’aux illusions et aux erreurs dont elle travaille à se délivrer ? Nous pourrions bien en être là.

Il est deux autres faits que je veux au moins indiquer en terminant, parce que les deux tendances, dont je n’ai guère relevé que l’antagonisme, y passent de l’opposition à l’accord. Le subjectivisme métaphysique et mystique n’a cessé de dire que le christianisme c’est « Christ en nous » ; s’il nous laisse ajouter : « et Christ pour nous », Christ, Dieu sur toutes choses, béni éternellement, nous le redirons avec lui, ou plutôt avec l’Apôtre, qui ne voulait savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. — Un autre de ses axiomes, c’est que le christianisme est une vie et non une doctrine. Nous disons, nous, qu’il est une doctrine et une vie, et, ce qui ramène les deux formules à l’unité, qu’au point de vue réel c’est la vie qui est tout : vie cachée avec Christ en Dieu, vie du Ciel destinée à transformer la vie du Monde, vie de détachement par la foi et de dévouement par la charité, qu’il importerait si fort de voir renaître, grandir et se répandre d’âme en âme et d’église en église. C’est là la grande œuvre que chacun doit travailler tout d’abord à accomplir en soi. C’est en ce sens qu’il est vrai de dire que pour que le christianisme se démontre, il faut qu’il se montre. Et hélas ! il se montre encore bien peu là même où l’on construit sur cette maxime l’apologétique et la dogmatique tout entière. L’analyse de la vie n’est pas la vie. Là aussi on peut prendre l’idéalité pour la réalité, et confondre l’être et le connaître. Que le Seigneur nous garde de cette illusion, à laquelle nous exposent nos études elles-mêmes. Puisse-t-il être avec nous et nous conduire, par sa lumière et par sa grâce, dans la vérité qui est selon la piété (Tite 1.1).

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