Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

I
Aperçu historique

Croyance ecclésiastique. — Explications théologiques des premiers temps. — Théorie de la « satisfaction » d’Anselme (admise à la Réformation). — Opinions négatives de l’expiation : Gnosticisme, Docétisme, Socinianisme, Unitarianisme, Rationalisme ancien (Socialisme chrétien), Nouveau rationalisme. Ecole issue de Schleiermacher, dite « de la foi et de la science », « de la conciliation » ou « Libérale évangélique ». — Points de vue « moral » et « judiciaire ».

La masse des chrétiens a cru dans tous les temps que Jésus-Christ, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification, a offert le vrai sacrifice propitiatoire, dont ceux des anciens cultes, et du Mosaïsme en particulier, étaient une préfiguration ; que, de même qu’il nous régénère par son Esprit, il nous a rachetés par son sang. Les trois grandes communions de nos jours (grecque, catholique, protestante) s’accordent sur cette doctrine, quoiqu’elles diffèrent, à bien des égards, dans la manière dont elles la coordonnent aux autres parties du système chrétien et dans les applications pratiques qu’elles en font.

L’ancienne Eglise, conservant l’expression biblique, sans la sonder, tenait la mort du Seigneur pour propitiatoire et y rattachait la rédemption du monde. Elle fit de la Croix le signe du Christianisme, parce qu’elle y voyait l’instrument du salut. C’était la foi de ces temps, plus soucieux d’en vivre que de l’analyser ; elle y règne de toute part dans le langage et dans le culte. Quand les docteurs voulurent en pénétrer le comment et le pourquoi, ils arrivèrent à des théories qui peuvent nous paraître fort étranges. Plusieurs crurent que c’est au Démon, prince de ce monde, que Jésus-Christ avait payé la rançon des âmes. Quelques-uns, supposant qu’il avait dû cacher sa divinité pour devenir l’objet des attaques où Satan allait être vaincu, virent là la raison ou la cause finale de son incarnation. Alors même que, conformément à l’opinion commune, on renfermait le drame de la rédemption entre le Père et le Fils, il s’élevait souvent d’étonnantes questions, celle-ci, par exemple, qui s’agita dans l’Église grecque : Jésus-Christ s’est il aussi offert en sacrifice à lui-même ? Nous pouvons passer sur ces singularités.

Ce qui importe, ce ne sont pas les conceptions théologiques, c’est la croyance ecclésiastique, ou, pour mieux dire, le fait qui la fonde ; les principes et les essais d’explication changent avec le point de vue de chaque époque, le fait reste constamment à la base de la foi et de la vie de l’Église.

Au xie siècle, Anselme, dans son livre : Cur Deus homo, formula la théorie de la satisfaction, dont l’idée fondamentale existait sans doute bien avant lui, mais qui n’avait été jusque-là qu’une vague notion. Il voulut et crut démontrer, par les principes rationnels, que l’infini de la coulpe exige l’infini de la réparation, par conséquent une victime divine. Cette théorie fut à peu près universellement admise, quoiqu’on disputât sur la nature et l’étendue de la satisfaction ; les uns la disant simplement suffisante (Anselme) ; les autres la déclarant surabondante (Thomas d’Aquin, Dominicains) ; d’autres refusant au sang de Christ toute efficacité propre, et soutenant qu’il nous rachète non en soi ou par soi (in se, per se), mais par l’acceptation miséricordieuse de Dieu (Duns-Scot, Franciscains).

A la Réformation, on insista plus que jamais sur la pleine satisfaction opérée par Jésus-Christ, afin de faire tomber les satisfactions humaines (jeûnes, pèlerinages, mortifications, etc.), qu’on avait tant exaltées et multipliées. L’idée d’Anselme fut élevée à sa plus haute expression dans les églises protestantes. On posa en principe que, de même que le péché d’Adam a été imputé aux hommes, de même le péché des croyants est imputé au Sauveur, et la justice du Sauveur imputée aux croyants : sa justice passive (satisfaction pénale), qui délivre de la condamnation, sa justice active ou sa parfaite observation de la loi, sa sainteté (satisfaction morale), qui ouvre le Ciel.

Grotius, maintenant la théorie de la satisfaction tout en en changeant la base et la raison finale, présenta l’acte propitiatoire comme étant surtout une garantie pour l’ordre moral de l’Univers, par le pardon des pécheurs régénérés. La doctrine ecclésiastique fut dès lors diversement entendue ou exposée ; mais au milieu de ces conceptions différentes du caractère et du but de l’expiation, l’expiation elle-même était généralement reconnue ; elle restait un des points fondamentaux de la dogmatique protestante comme de la dogmatique catholique.

Dans la catégorie des opinions qui effacent ou volatilisent l’expiation, se rangeraient les doctrines étrangères qui essayèrent, dès le premier et le second siècle, de se greffer sur le Christianisme (Docétisme, Gnosticisme). Les hérésies intérieures retinrent l’expiation, alors même que leur principe théologique poussait logiquement à la rayer du système chrétien (Pélagianisme, par exemple), tant elle était enracinée dans les croyances et les pratiques de l’Église. Il en fut de même au Moyen-Age, où il parût pourtant çà et là une sorte de rationalisme, tel que celui d’Abélard, qui l’annulait sans l’attaquer.

Dans les temps modernes, les Sociniens ont réduit l’efficacité de la mort de Christ à son influence morale, soit comme exemple de la plus haute vertu, soit comme confirmation de l’Évangile. Suivant eux, Jésus-Christ est Sauveur parce qu’il a enseigné la voie de la vérité et de la grâce, et sanctionné par sa parole et par ses œuvres, par sa vie et par sa mort, la promesse de pardon faite au repentir. Ses souffrances ne nous ont pas rendu Dieu propice : Dieu nous aime d’un amour éternel. L’obstacle qui nous dérobait ses faveurs était en nous seuls ; Jésus-Christ l’a renversé en rétablissant la pure doctrine religieuse et morale, en plaçant devant nous le modèle accompli de la sainteté, et en annonçant, de la part de Dieu, que quiconque croit et se repent peut s’approcher de lui avec une pleine confiance. Il est Médiateur, non en tant qu’ayant satisfait aux réclamations de la justice il permet à la miséricorde de se déployer, mais en tant que, ramenant le monde à Dieu, il éveille et nourrit dans les âmes l’espérance de la vie éternelle, à mesure qu’elles se soumettent à lui.

Il y eut pourtant un Socinianisme plus élevé, d’après lequel Jésus-Christ, par son dévouement volontaire, a obtenu le gouvernement du monde et le pouvoir d’accorder le pardon aux pécheurs qui l’acceptent de lui en revenant au bien. Ce système, où les idées sociniennes se mêlent aux tendances ariennes, a été exposé et professé sous diverses formes en Angleterre, pendant le siècle dernier. La rédemption s’y réduit finalement à l’intercession de Jésus-Christ, et l’intercession de Jésus-Christ, où sa médiation a sa base, puise sa valeur dans son libre dévouement à la volonté de Dieu.

L’unitarianisme ne fut qu’une phase du Socinianisme, et, comme lui, il raya l’expiation du Nouveau Testamenta. Les unitaires anglais applaudirent au théophilanthropisme français, en déplorant toutefois qu’il ne crut pas à la révélation biblique, qui a mis en évidence la vie et l’immortalité.

a – Voy. Priestley : Hist. du dogme de la rédemption.

L’ancien rationalisme allemand ne fut, comme l’unitarianisme anglais, comme le Socinianisme genevois, qu’une interprétation du Christianisme par la philosophie du xviiie siècle ; et, comme toute cette tendance théologique dont il a été l’évolution ou l’expression la plus complète, il effaça de la rédemption son caractère expiatoireb. Dépassant à beaucoup d’égards et le Socinianisme et l’unitarianisme, parce qu’il était plus libre qu’eux envers les Écritures, il absorba l’office royal de Jésus-Christ, aussi bien que son office sacerdotal, dans son office prophétique ou, pour mieux dire, doctoral ; car le prophète disparaissait aussi et il ne restait que le Sage de Nazareth. En s’accordant à dépouiller la mort de Christ de sa vertu propitiatoire, les rationalistes ont infiniment varié quant à la nature, au mode, à l’étendue de son action. Forcés de rendre compte de l’enseignement ou du langage du Nouveau Testament sur un point tenu jusqu’ici pour si capital, les uns ont dit que la mort de Jésus-Christ, suivie de sa résurrection, est un symbole de la justice et de la bienveillance de Dieu dans sa conduite envers les pécheurs ; d’autres, qu’elle offre une image de la substitution du nouvel homme au vieil homme ; d’autres encore, qu’elle nous sauve en tant qu’elle devient un principe de régénération par l’exemple de renoncement et de dévouement qu’elle a donné au monde, etc., etc. Explications visiblement cherchées et forcées qui, sous une terminologie élastique, ne sont que des variantes du thème socinien.

b – Wegscheider : Inst. théol.

Que l’enseignement et l’exemple de Jésus-Christ constituent une partie de son œuvre, cela ne peut faire question. Mais constituent-ils son œuvre entière ? Evidemment non ; et des préoccupations systématiques ont pu seules restreindre ainsi l’Évangile. Jésus-Christ est Sauveur en un sens tout spécial, qui n’appartient et ne peut appartenir qu’à lui. La grâce qu’il nous annonce, il nous l’a acquise et il nous la donne. Tout le dit, à part même les déclarations si nombreuses et si expresses du Nouveau Testament. Si le résultat de son apparition se réduisait à la confirmation de ce qui avait été mille fois déclaré par les Prophètes et que la conscience révélait déjà, savoir le pardon promis à l’amendement, on ne comprendrait ni l’importance que l’Ancien Testament attache à sa venue, ni la place qu’il occupe dans le Nouveau, ni les privilèges qu’emporte la foi en son Nom. A vrai dire, s’il n’était rédempteur qu’en tant que révélateur, sa venue, partout célébrée comme le grand bienfait de Dieu, au lieu d’avoir été notre délivrance, n’aurait fait qu’aggraver notre misère, car les lumières supérieures qu’il a données sur la loi morale et les rétributions futures n’auraient d’autre effet de nous rendre plus sensible notre état de corruption et de condamnation. La certitude du pardon garanti à l’amendement pourrait-elle rassurer, quand l’amendement n’est jamais ce qu’il devrait être ?

Du reste, ce point, sur lequel la controverse allait souvent se concentrer au siècle, dernier et au commencement de celui-ci, mérite à peine de nous arrêter. Toutes les directions théologiques conviennent aujourd’hui que Jésus-Christ est l’auteur comme le révélateur du salut. Bien plus, passant à un autre extrême, autant on avait élevé sa charge prophétique ou doctorale, autant on la laisse dans l’ombre maintenant ; c’est de sa personnalité qu’on fait tout dépendre : il n’est pas la vie parce qu’il est la vérité, mais il est la vérité parce qu’il est la vie.

Nous pourrions noter une opinion bien autrement négative que celle du Socinianisme et de l’ancien rationalisme. Le monde lui-même ne fait nulle difficulté d’appeler Jésus-Christ du nom de Sauveur. Les sciences politiques, économiques, historiques, morales, reconnaissent à peu près unanimement que l’apparition du Christianisme est un des plus grands faits des annales humaines ; elles proclament qu’en pénétrant la société d’une nouvelle vie il y a opéré comme une nouvelle création ; elles conviennent, en opposition avec l’incrédulité superficielle du xviiie siècle, que les principes générateurs de la civilisation moderne sont originairement des principes chrétiens. De là une sorte de christianisme politique, extérieur, terrestre, et cette échelle proportionnelle qui sert à mesurer les églises selon l’élévation ou la prospérité relative des nations qu’elles régissent. Les termes de salut, de rédemption, se sont abaissés à une signification purement temporelle ; l’affranchissement des peuples s’est substitué à l’affranchissement des âmes ; l’être social a pris la place de l’être immortel, et, contrairement à ce qu’a dit le Christ, son règne est en entier de ce monde. Cette ombre de christianisme concentré sur les intérêts d’ici-bas compte de nombreux adhérents dans les camps opposés du conservatisme et du radicalisme ; c’est, en fait, l’Évangile que célèbre la presse périodique ; et je ne m’étonnerais pas qu’il se traduisit, un jour ou l’autre, en un culte particulier, qui retiendrait l’expression chrétienne en laissant tomber toute la doctrine chrétienne. Jésus-Christ y serait honoré comme le Prophète des nations, le grand Rénovateur, le grand Socialistec.

c – Cabet disait : « Le christianisme c’est le communisme ». Marat avait dit : « J. C. est le premier des sans-culottes ». Ce culte ressortirait de lui-même des Évangiles de Lamennais.

Le nouveau rationalisme élague de son Évangile l’expiation, tout autant que le rationalisme qu’il a qualifié de «  vulgaire ». Mais la philosophie panthéistique, dont il émane, prétendant s’expliquer et s’assimiler le dogme ecclésiastique par sa maxime fondamentale de l’humanisation du divin ou de la divinisation de l’humain, il a pu se faire une idée plus haute de la Christologie et de la Sotériologie. Jésus-Christ est pour lui l’auteur non moins que le révélateur du salut ; ce n’est pas tant par sa parole qu’il l’opère que par la communication de sa nature ou de sa vie divine ; car il est l’Homme-Dieu (terme restitué à la théologie par la philosophie elle-même), et son union avec les âmes qui s’attachent à lui par la foi, les pénètre d’un esprit vivifiant qui les transforme et les réhabilite. Si, à ce point de vue, la rédemption va toujours se fondre dans la régénération, l’action rédemptrice ou régénératrice est placée ailleurs qu’elle ne l’était dans l’ancien rationalisme et dans le Socinianisme. L’œuvre de Jésus-Christ y apparaît tout autre ; la Sotériologie entière y prend un sens profond, intime, mystique, qui attire les cœurs chrétiens ; on peut en parler comme en parle l’Église, sans en penser ce qu’elle en pense.

Il importe de s’arrêter un instant à cette direction qu’on a désignée sous le nom de « rationalisme chrétien », et qui, reflétant le principe ou l’esprit de notre époque, l’inocule en bien des sens à la haute orthodoxie elle-même.

Conservant, ainsi que nous l’avons indiqué, toute la terminologie biblique et ecclésiastique, le nouveau rationalisme ne nie pas formellement, comme le faisait l’ancien, le caractère expiatoire de la Passion du Sauveur ; il déclare même l’admettre ; mais il en tient en réalité fort peu de compte. La notion commune de sacrifice disparaît, quoique le mot demeure. Christ est nommé sacrificateur et victime ; on revient sans cesse sur la réconciliation qu’il a opérée ; il n’est pas jusqu’à l’article le plus avancé de la vieille dogmatique protestante, la participation du fidèle à la justice active du Christ, qui ne revienne de diverses manières. Vous vous croiriez en pleine orthodoxie. Mais dès que vous allez tant soit peu au fond, vous ne trouvez plus que des formes vides ou des doctrines étrangères. C’est un mécompte du même genre que celui qu’on éprouve avec ces écoles philosophiques qui se servent aussi de la langue de l’Église et de l’Écriture pour rendre leurs idées propres, et semblent restituer et éclairer par la spéculation tous les mystères de la foi. On sait quelles illusions fit à cet égard l’Hégélianisme, et comme les restes de l’antique orthodoxie applaudirent d’abord à ce mirage de la science.

Le principe au nom duquel le Socinianisme, l’unitarianisme, l’ancien rationalisme mettaient de côté l’expiation peut se formuler en ces termes : Si dans certains textes la rémission des péchés, élément fondamental du salut évangélique, paraît attachée à la Passion de Jésus-Christ, elle l’est fréquemment à la repentance ou à la sanctification ; et comme ce dernier moyen de réhabilitation est celui que donnent la raison et la conscience religieuse et morale, c’est aussi celui auquel doivent s’arrêter la science et la foi ; l’autre n’est qu’un symbole qu’il faut ramener à sa vraie signification. Jésus-Christ a mis en évidence le pardon et le salut comme la vie et l’immortalité. C’est à ce titre qu’il est rédempteur.

Le principe des nouvelles écoles est l’unité substantielle ou l’union mystique du divin et de l’humain, réalisée en Christ et passant de lui et par lui aux croyants. Ces écoles ont pour terme logique cette assertion qui s’y produit en mille sens : « La rédemption c’est la vie de Christ en nous ». Dès lors, quelles que puissent être les apparences, l’expiation s’en va comme inutile ; elle n’a plus de place, car elle n’a plus de motif ni de but.

Ainsi, dans le nouveau rationalisme, de même que dans l’ancien, l’œuvre rédemptrice se réduit en définitive au renouvellement spirituel, la justification et la régénération se confondent. Mais dans l’un, cette œuvre, conçue d’une manière plus intime, se rattache essentiellement à la personne du Sauveur, tandis que dans l’autre elle dépend surtout de sa doctrine : dans l’un, le rapport des âmes avec lui est immédiat et direct, dans l’autre, il est médiat et lointain.

Pour apprécier ces directions opposées, ou seulement pour les comprendre, il faut, — nous avons eu plusieurs fois occasion de le dire et nous ne craignons pas de le rappeler, — il faut considérer les écoles théologiques qu’elles caractérisent dans leur relation avec les écoles philosophiques qu’elles côtoient et suivent souvent, à leur insu. Dans ses incessantes transformations, le rationalisme, écho des philosophies successives, a voulu ramener la rédemption à son effet moral. Il y est forcé par les nécessités internes de son principe, l’expiation tenant à l’ordre surnaturel qu’il a pour but de faire disparaître. De plus, en relevant ainsi l’élément éthique ou mystique du dogme central de l’Évangile, en y subordonnant ou y absorbant tout le reste, il dépouille le Christianisme de ce qui blesse l’esprit du temps et le fait entrer dans le cercle des idées admises, résultat suprême, terme final de ses travaux. Mais ces idées variant sans cesse, chaque revirement du point de vue philosophique imprime à la conception théologique des couleurs et des formes particulières. Dans l’ancien rationalisme, qu’inspirait la pensée du xviiie siècle, tout se réduit à une simple influence psychologique ; le renouvellement moral, qui est la rédemption, s’opère par l’action naturelle de la doctrine ou de la croyance évangélique ; Jésus-Christ donne à l’homme la vie en lui donnant la vérité, il le sauve en lui ouvrant, par sa parole et par son exemple, la voie du salut. La rupture que la philosophie du temps établissait entre le monde visible et le monde invisible, forçait à cette interprétation superficielle de l’enseignement sacré ; Dieu n’intervenait point ; le mystère de la Croix s’évanouissait avec celui de l’incarnation. D’après le nouveau rationalisme, qui a ses racines dans une philosophie panthéistique, le rapport du divin et de l’humain apparaît tout autre. Dieu n’est plus relégué dans les profondeurs des Cieux ; il vit dans le monde et dans l’homme, ou plutôt l’homme et le monde vivent en lui ; il se communique aux âmes pures. De là le mystère de piété. Toute la plénitude de la divinité a habité en Christ, le Saint et le Juste, et, par lui, elle s’épand sur les croyants, en proportion de leur foi. La haute métaphysique donne la clef du dogme chrétien.

Les deux points de vue que nous rapprochons se séparent profondément l’un de l’autre ; ce sont deux théologies comme deux philosophies, non seulement différentes, mais contraires. Il y existe pourtant un trait commun et fondamental. Leurs explications de l’Évangile, et de la rédemption en particulier, restent les mêmes en substance, malgré les diversités ou les oppositions internes et externes qu’elles présentent. Elles reviennent toujours à ceci : Jésus-Christ, l’homme parfait, l’homme idéal et, par là, l’homme divin, s’est donné pour nous en se dévouant à faire pénétrer dans le monde l’esprit de vérité et de sainteté. C’est là son sacrifice : sacrifice moral, modèle et moyen de celui qui nous est imposé à nous-mêmes ; c’est par là qu’il est Médiateur. La foi justifie virtuellement en tant qu’elle adopte ce divin exemplaire, se le proposant pour règle et pour fin ; elle justifie effectivement en tant qu’elle le réalise dans les âmes où elle règne. Voilà le thème général. La rédemption, suivant une formule déjà citée, est « la vie de Christ en nous ». On a pu entendre différemment l’essence de cette vie restauratrice et son mode de propagation ; l’explication a pu être tantôt purement éthique. tantôt essentiellement mystique, tantôt nettement panthéistique, le principe explicatif est demeuré foncièrement le même : toujours le sacrifice propitiatoire se résout en un sacrifice moral. Et le nouveau rationalisme, à mesure qu’il se dépouille de son élément panthéistique, par la chute des systèmes qui le lui avaient imposé, se rapproche à bien des égards de l’ancien rationalisme ; il arrive de plus en plus à placer le bienfait de Christ dans l’influence de sa parole et de sa vie, où se révèle l’amour de Dieu.

Mais si la direction nouvelle tend à se transformer et, par suite, à se juger et à se discréditer elle-même, elle n’en conserve pas moins l’empire ; elle est toujours là, aussi confiante que générale. On conçoit la fascination qu’exerce ce principe théologico-philosophique jeté des hauteurs de la science dans l’Église, et qui semble donner enfin l’unité essentielle de la doctrine chrétienne et de la pensée spéculative, et amener la raison, au dernier terme de son développement, à déposer en faveur de la foi. On s’étonne peu des efforts que font pour s’en autoriser, s’en étayer, s’en envelopper en quelque sorte, ceux-là mêmes qui tiennent avec une pleine adhésion d’esprit et de cœur au fait de révélation.

Ceci nous conduit à une école bien autrement importante aujourd’hui que les précédentes, l’école issue de Schleiermacher et désignée ici sous le nom d’ « Ecole de la foi et de la science chrétienne », là sous celui d’ « Ecole de la conciliation », ailleurs sous celui d’ « Ecole évangélique libérale ». Nous l’avons souvent rencontrée et nous la rencontrerons souvent encore devant nous. Nous avons à nous demander et à lui demander en ce moment si le dogme de l’expiation, qui semble à première vue être dans sa doctrine générale, y est réellement ?

A priori il est permis d’en douter, quand on regarde à quelques-uns des caractères ou des principes généraux de cette grande école, en particulier à ces deux-ci :

1° Cherchant la science de la foi, elle veut, sur chaque point, à côté de l’attestation biblique, une sorte d’intuition rationnelle ou morale qui la justifie ; à côté du témoignage de la Révélation, elle veut celui de la conscience. Dès lors, n’est-il pas à craindre qu’elle ne s’attache de préférence à l’élément de la rédemption qui frappe immédiatement l’esprit et le cœur, auquel la philosophie religieuse rend hommage, dont l’histoire atteste la puissance merveilleuse, et qu’elle ne l’élève jusqu’à annihiler, ou à peu près, cet autre élément qui étonne la pensée et le sentiment lui-même ? Il paraît difficile qu’elle ne glisse pas sur cette pente où la place son principe.

2° Elle fait de l’amour divin son fondement ou son facteur dogmatique, prenant dans un sens absolu la déclaration de 1 Jean 4.8 : Dieu est charité. Or, le dogme de l’expiation, quoique ayant sa raison première, comme toute l’œuvre rédemptrice, dans l’amour de Dieu, a sa base véritable dans la justice législative et rétributive ; et là où cette base disparaît, ce qu’elle porte disparaît nécessairement avec elle. En dehors des saintes exigences de la loi, règle éternelle de l’ordre et du bien, « Dieu n’a rien à réclamer ni à défendre pour lui-même ». L’obstacle à la réconciliation étant alors uniquement dans l’homme, c’est chez l’homme seul qu’il doit être renversé. La rédemption devient simplement une restauration. Le caractère de propitiation qu’y attachent l’Écriture et l’Église ne se légitime plus. L’expiation perd sa réalité en perdant sa nécessité. La justification va se fondre dans la régénération.

Tel est le terme logique du système, et c’est aussi, plus qu’il ne le laisse entendre et ne se le figure, son terme réel. Autant que je puis le voir, ses adhérents se font illusion à eux-mêmes : la donnée biblique reste dans leur religion, dans leur foi, tandis que leur dogmatique la fait évaporer.

Les chefs de l’école relèvent par-dessus tout l’acte ou l’effet moral de la rédemption ; ce qu’ils portent et montrent sans cesse sur le premier plan, c’est que Jésus-Christ, en s’unissant à l’humanité, y a fait pénétrer le principe vivant de la vraie justice, et qu’il l’y répand de plus en plus. Ils disent et redisent que sa mort n’a été qu’un moment de son œuvre ; qu’il nous sauve, non seulement par ce qu’il a souffert sur le Calvaire, mais par tout ce qu’il a fait depuis son berceau jusqu’à sa tombe : assertions qui ont leur vérité et que nous ne signalons qu’en tant que par la prédominance qu’on leur accorde, elles tendent à amoindrir, sinon à annuler le mystère de la Croix. Voyez par exemple, le Siècle apostolique de Néanderd. Cependant Néander dit que la Passion de Jésus-Christ est expiatoire, quoiqu’il n’en sorte, d’après lui, aucune vertu spéciale. Voici comment : « Comme Christ, le Saint et le Juste, est entré par ses souffrances en communion de notre coulpe, nous entrons, nous pécheurs, en communion de sa sainteté, comme si elle était la nôtre, car nous nous l’approprions par la foi, d’abord objectivement (comme but) et ensuite subjectivement et réellement par notre sanctification progressivee. »

d – T. II. p. 80-100 et passim.

eIbid. p. 87.

Dans cette conception de la Sotériologie, où est l’expiation proprement dite ? Où est cette réversibilité mystique motivée par le sacrifice propitiatoire ? On veut et l’on croit la conserver ; mais reste-t-elle véritablement ? Ne se perd-elle pas dans le principe explicatif au moyen duquel on se figure l’éclairer ?

Voici la définition de la rédemption que je trouve dans la Dogmatique de Nitzch : « La rédemption est le relèvement d’un monde perdu et l’introduction d’une vie nouvelle par un Être qui l’y a portée, manifestée et appliquée. La réconciliation n’est complète que par l’expiation. Jésus-Christ a du être regardé comme le plus grand des pécheurs ; c’est ainsi qu’il est devenu notre justice, non qu’il ait souffert à notre place, mais de même que sans avoir péché en Adam nous sommes punis, de même sans avoir souffert en Christ nous sommes sauvés. C’est son amour qui nous justifie. »

Là encore le mot d’expiation demeure bien, mais y a-t-il la chose ? Ne la fait-on pas évaporer sous ombre de l’expliquer ? Au lieu des nettes et fermes déclarations scripturaires : Il a été fait péché pour nous… Nous sommes justifiés par son sang, etc., etc., vous avez ces expressions adoucies : « Il a dû être regardé comme un pécheur » ; « c’est son amour qui nous justifie ». D’ailleurs la définition du dogme dit beaucoup à elle seule. Si la rédemption a pour fin générale « l’introduction d’une vie nouvelle dans l’humanité », elle est essentiellement éthique ; on retient l’expiation au nom des Écritures, mais le principe par lequel on veut en rendre compte finit par l’emporter.

Des idées analogues se font jour en bien des endroits du Guido et Julius, de Tholuck, et dans le Commentaire sur Saint-Jean, d’Olshausen. Le traducteur de ce dernier ouvrage dit dans une note : « L’Esprit de Dieu, pendant la vie de Jésus-Christ, était contenu en lui comme un liquide dans un vase, ou plutôt comme l’arbre avec ses fruits est tout entier dans la semence. Il fallait que le vase fût brisé pour que le fleuve de vie s’épanchât sur le monde, il fallait que le grain de froment mourût en terre pour porter beaucoup de fruits. » N’est-ce pas fondre la vertu propitiatoire de la mort de Christ dans sa puissance vivifiante ? N’est-ce pas toujours, en définitive, le Christ en nous remplaçant le Christ pour nous !

Je citerai encore un passage de la Dogmatique de de Wette : « La rédemption est la délivrance de l’esclavage du péché… Jésus ne l’accomplit que par sa mort, parce que ses souffrances et sa mort furent l’expression la plus parfaite de son obéissance… Le sacrifice propitiatoire de Christ est un sacrifice vrai et efficace… ; il a expié nos péchés, car par amour pour la race humaine, afin de l’affranchir de l’erreur et du mal, il engagea le combat contre les pécheurs et les ennemis de la vérité ; il se posa pour ainsi dire à l’encontre du torrent des péchés, laissa ses flots venir sur lui, et fit ainsi du péché du monde le sien. Enfin il est plus encore en rapport avec nous, en ce que ce n’est pas comme individu qu’il a souffert, mais comme celui qui portait en soi les qualités et les forces les plus complètes de l’humanité, l’amour le plus parfait pour la race humaine, le sentiment humain le plus vaste, et que, dès lors, il a pu être à juste titre le Représentant de l’humanité. » Cette exposition explicative peut paraître exprimer la donnée biblique et la croyance ecclésiastique, mais ce n’est qu’à la surface et à la faveur de cette élasticité des termes que les Allemands savent plier à tout. Sondez, et vous reconnaîtrez que l’expiation n’est pas une expiation réelle, que le sacrifice n’est pas un vrai sacrifice ou qu’il n’est que le sacrifice moral fait nominalement propitiatoire. Si Jésus-Christ est le représentant de l’humanité, c’est qu’il porte en lui les forces et les dispositions saintes qui la constituent à son état normal ; s’il expie pour elle, c’est que, luttant contre le torrent du mal et laissant ses flots venir sur lui, il a fait du péché du monde le sien. Cet exposé correspond-il au langage de l’Écriture ? Rapprochez simplement Romains 3.24 : Justifiés gratuitement, etc. De Wette ne se borne pas à répudier, ainsi qu’il le dit, la doctrine commune de l’expiation ; il efface aussi le fait qui la fonde et qu’il croit retenir. Toujours du même principe explicatif, le même résultat dogmatique ; la magie de l’expression n’aboutit qu’à le masquer. La rédemption se terminant, en dernière analyse, à la délivrance du péché et de son empire, on reste dans l’interprétation morale, malgré tout ce qu’on tente pour en sortir.

Ces théories ne sont que la prolongation d’une des idées de Schleiermacher, fondateur de l’école. Ce théologien-philosophe, (quoiqu’il ait séparé radicalement la philosophie de la théologie), considérait la rédemption comme une sorte d’inoculation de la vie de Christ à l’Église, notion qui a toujours existé dans la mystique chrétienne, que Kant avait rattachée à son point de vuef, mais dont personne n’a fait un emploi aussi fécond que Schleiermacher. Suivant lui, Jésus-Christ a introduit dans l’humanité un esprit nouveau, dont ses disciples sont les dépositaires et les propagateurs. La diffusion progressive de cet esprit ou de cette vie opère l’affranchissement du monde, en opérant la délivrance des âmes, et fonde le Royaume de Dieu. La justification naît ainsi de la sanctification ou ne fait qu’un avec elle.

fReligion dans les limites de la raison.

Sans doute, les successeurs de Schleiermacher, dont nous nous occupons, sont beaucoup plus positifs que lui sur le surnaturel externe et interne du Christianisme ; parce qu’ils le sont beaucoup plus sur la norme scripturaire. Ici, comme partout, ils veulent et croient retenir le fait de révélation. Dans les expositions qu’ils en donnent, ils se proposent essentiellement de le relier à l’esprit du temps, au nom des idées qu’ils lui empruntent ; mais il s’y volatilise plus qu’ils ne pensent : ce qui est dans leur foi ne se maintient pas dans leur dogmatique. Si l’œuvre de Christ se réduit en définitive à l’inoculation de son esprit ou de sa vie aux croyants, s’il ne les rétablit dans la faveur de Dieu qu’en les renouvelant à son image, ses souffrances, sous quelques couleurs mystiques qu’on les décrive, ne peuvent être ce que les fait la croyance générale de la chrétienté ; leur raison première et réelle n’est pas dans le décret ou le plan divin, elle est dans la haine naturelle de l’erreur et du mal contre la vérité et la sainteté, qui viennent renverser leur empire ; elles n’ont concouru à la grande délivrance qu’en tant qu’elles étaient une conséquence inévitable de la lutte engagée avec la puissance des ténèbres. Dès lors, loin d’être la cause méritoire du salut, selon l’expression consacrée, elles ne sont pas même une partie intégrante et essentielle de la rédemption. Une fois le nouveau principe de vie implanté sur la Terre, la rédemption n’en aurait pas moins été accomplie, quand le Christ serait rentré dans sa gloire sans passer par Gethsémané et par Golgotha. Ses souffrances tiennent sans doute à son œuvre, mais par une sorte d’accident ; elles résultent de circonstances extérieures, non d’aucune prédisposition divine, d’aucune fin providentielle. Elles ne sont pas plus mystérieuses que les souffrances du juste dans un monde tel que le nôtre. Le Sauveur ne pouvait pas ne pas les rencontrer en attaquant et soulevant toutes les forces du mal ; mais quand il ne les aurait pas trouvées devant lui, son œuvre n’en eût été ni moins complète ni moins efficace. Aussi finit-on par les assimiler, sinon quant à leur influence salutaire, du moins quant à leur nature, aux souffrances du chrétien qui se dévoue à l’affranchissement du monde avec une entière abnégation et qui, comme son Maître, n’avance dans cette voie qu’à travers les oppositions et les douleurs. On dit : « Jésus-Christ est notre victime, mais de la même manière que les fidèles sont les victimes de Jésus-Christ, quand ils poursuivent son ministère de rédemptiong. » Jésus Christ n’est que le premier apôtre et le grand martyr de la rédemption ; l’œuvre qu’il a faite, ses disciples la font encore et la feront jusqu’à la fin. Ils continuent sa Passion comme sa prédication. Son sacrifice est propitiatoire, parce qu’il respire et inspire au plus haut degré ce sacrifice moral, ce renoncement et ce dévouement de la charité qu’impose l’Évangile, qui doit se répéter chez tous les croyants et qui peut seul opérer la délivrance du monde.

gLe Semeur, 2 oct. 1844 (art. qui doit être de Vinet).

Ces idées, tantôt plus nettes, tantôt plus voilées, se sont sans cesse reproduites dans l’orthodoxie nouvelle. On en pourrait citer mille exemples. Dans La Vie chrétienneh, un article (de M. Durand) qui assimile le sacrifice de Jésus-Christ à celui de l’Archevêque de Taris en 1848, se résume dans cette assertion finale : « Il est allé jusqu’au bout, sachant bien qu’il serait immolé par la main des méchants, mais comptant sur sa mort elle-même, sur son sang répandu, pour arroser et féconder les saintes semences qu’il confiait à la terre. »

h – 10 août 1859.

De quelque esprit chrétien que soient pénétrées ces explications, que devient le dogme ecclésiastique ? que devient le fait qu’on croit retenir et dont on veut seulement donner la théorie ?

On ne saurait, certes, trop magnifier la face de l’Évangile qu’on relève, et montrer au monde Celui qui, éternellement en forme de Dieu, a paru ici-bas sous forme de serviteur et s’est offert aux opprobres et aux supplices par amour pour nous. C’est le grand exemplaire de cet esprit de charité qui constitue le christianisme pratique. Mais si c’est de la vérité, est-ce la vérité, la vérité complète ? A ce point de vue, la mort de Jésus-Christ n’est, comme on le dit, que le point culminant de son œuvre : il n’en sort aucune vertu propre, aucune grâce spéciale ; le sacrifice propitiatoire a disparu, il ne reste que le sacrifice moral. Quelles qu’en soient les ineffables grandeurs et les influences vivifiantes, il n’est plus ce que le croit la chrétienté, ce que le fait le Nouveau Testament. Malgré l’habileté dialectique et exégétique qu’on déploie, malgré l’art, poussé si loin, de mettre sous les mots tout ce qu’on veut, il persiste toujours dans la simple et large donnée scripturaire quelque chose qui dépasse l’explication, parce qu’il dépasse le principe explicatif ou, pour mieux dire, parce qu’il implique et reflète un autre principe, celui-là même dont on cherche à s’affranchir, celui que révèle la parole d’institution : Ceci est la nouvelle Alliance en mon sang (Matthieu 26.28).

Le côté le plus singulier peut-être de cette direction théologique est la confiance avec laquelle elle se donne pour la doctrine de la Réformation, tandis qu’à la prendre dans son essence et dans sa tendance réelle, elle en est, à vrai dire, le contre-pied. Ce qui domine dans la théorie, c’est un effort constant pour faire rentrer l’effet expiatoire de la rédemption dans son effet moral ou pour l’y cacher en quelque manière. Or, au point de vue de la Réformation, c’est justement l’opposé : ce qui domine, c’est le caractère ou l’élément propitiatoire de l’œuvre de Christ ; tout porte là-dessus, en particulier le dogme fondamental de la Justification.

Ne nous étonnons pas trop de ces divergences qui poussent tantôt à élever par-dessus tout le fait de l’expiation, tantôt à le voiler et à l’annihiler sous celui de la régénération ! Elles tiennent à la double face de l’Évangile, à la double fin de la rédemption. Jésus-Christ nous délivre de la peine et de l’empire du péché, il nous donne à la fois le pardon et la conversion ; d’où, selon la pente des esprits et des systèmes, la prédominance alternative ou du point de vue dit moral ou du point de vue dit judiciaire.

La conception morale, vers laquelle on incline aujourd’hui, est l’exagération d’un élément évangélique aussi capital que certain. Elle aboutit à l’erreur, parce qu’elle jette ou laisse dans l’ombre un autre élément de la révélation, non moins réel et non moins important. La vérité est ici, comme en bien d’autres cas, dans la coordination des deux faces de l’enseignement sacré. Jésus-Christ, redisons-le, est tout ensemble notre justification et notre sanctification. Ces deux grâces, redisons-le aussi, quoique très distinctes, puisqu’elles sont attribuées l’une à son sang, l’autre à son esprit, sont pourtant inséparables : c’est dans leur union qu’est le salut. L’ancienne dogmatique protestante élevait souvent la première jusqu’à compromettre la seconde ; c’était un tort et un danger sérieux. La dogmatique actuelle, même dans ses directions orthodoxes (les seules dont nous nous occupions en ce moment), élève fréquemment la seconde jusqu’à ne laisser guère de la première que le nom, et ce n’est pas un écart et un péril moins grands ; la vérité et la sécurité ne se trouvant que dans l’ordre divin, qu’il faut garder tel quel et qui ne nous est réellement connu que par la Révélation.

Qu’il y ait dans le point de vue des nouvelles écoles des côtés attrayants pour l’esprit et pour le cœur, qu’il se recommande et s’impose presque de prime abord en paraissant unir l’intuition rationnelle à l’attestation biblique, enlever du Christianisme une de ses pierres de scandale et rendre en quelque manière intelligible le mystère de la Croix, nous en conviendrons sans peine. Mais il ne s’agit pas, en dogmatique, et spécialement en ce qui concerne l’ordre du salut, de ce qui cadre avec la métaphysique ou la mystique accréditée, il s’agit de ce que donne la Révélation. Ce qui importe, ce n’est pas l’Évangile changeant de la conscience ou de la science, c’est l’Evangile éternel des Écritures.

Je comprends le rejet pur et simple de l’expiation par le rationalisme, quel qu’il soit, car elle tient à cette superstition du surnaturel dont il se déclare affranchi. Mais je ne comprends pas les efforts que fait le supranaturalisme pour la mitiger et la quintessencier, si ce n’est pour l’effacer. Elle n’est pas plus étonnante que l’intervention générale sur laquelle porte le christianisme évangélique et qui a fait du Fils de Dieu le Fils de l’homme. Le mystère de l’incarnation admis, le mystère de la Passion en sort comme de lui-même ; l’un motive l’autre et l’explique en quelque sorte, selon cette déclaration de Jésus-Christ : C’est pour cette heure que je suis venu. Dès que je vois en lui le Fils de Dieu, dans l’acception scripturaire et ecclésiastique, je conçois mieux sa mort si elle est une condition fondamentale, une partie constitutive de l’œuvre rédemptrice, que si elle n’y est qu’un accident : sa fin suprême m’en fait entrevoir la raison en m’en dévoilant la nécessité.

Les atermoiements de l’Ecole de la conciliation, sur ce point et sur bien d’autres, ont leur motif et leur but dans son désir de marcher avec l’esprit du temps, de paraître placer aussi en première ligne le témoignage de la conscience, le principe d’autonomie. Mais ce n’est qu’un appui trompeur et périlleux ; car c’est, en fin de compte, vouloir édifier le supranaturalisme sur le fondement du rationalisme.

Dès qu’il s’agit du dessein de Dieu à l’égard de l’homme, du moyen de relèvement établi par la justice et la miséricorde éternelles, la Révélation est notre unique lumière ; nous ne nous lasserons pas de le répéter. Point d’enseignement réel et sûr que le sien, quant à ces choses du Ciel que ne sauraient atteindre ni notre esprit ni notre œil ; nous savons par elle, ou nous ne savons rien, du moins rien de positif, sur quoi puissent s’appuyer avec confiance la raison et la foi. La doctrine scripturaire est seule certaine, le fait divin réclamant un témoignage divin, qu’elle seule fournit. Que les opinions du jour lui soient favorables ou contraires, nous devons l’admettre religieusement et la maintenir intégralement.

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