Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

IV
But moral de la Rédemption

1. La question de la Sanctification inséparable de celle de l’Expiation

Nous avons établi que la rédemption est essentiellement une expiation, ou, en d’autres termes, qu’elle a pour objet direct et capital le pardon et la réconciliation.

Mais à côté de cet effet immédiat, de ce but prédominant, il en est d’autres qu’il faut embrasser aussi, si nous voulons avoir une vue exacte et complète de l’Évangile.

  1. La rédemption nous offre, dans l’abaissement du Fils de Dieu jusqu’à la mort, un parfait modèle de renoncement, d’humilité et de charité… (Mais c’est là plutôt une partie de l’exemple que le Seigneur nous a laissé pour règle (Jean 13.15) qu’un des effets proprement dits de la rédemption).
  2. Elle a fait tomber le culte cérémoniel qui lui servait de préparation, et fondé la religion spirituelle et universelle…
  3. Elle est la grande manifestation de l’amour de Dieu…
  4. Régénérant et justifiant tout ensemble, elle nous attache, de toutes les puissances de notre âme, à la sanctification qui est son but ultérieur.

Nous nous arrêterons à ce dernier trait, qui n’a pas toujours été assez nettement ou assez fermement relevé dans la dogmatique protestante : (Lacune grave, où la polémique romaine a trouvé sa principale prise). Le caractère ou l’effet moral de la rédemption se range, par son importance et par la place qu’il tient dans les Écritures, à côté de son caractère ou de son effet expiatoire, avec lequel il ne fait qu’un au fond. Cela seul nous imposerait l’obligation de l’établir ou de l’exposer avec quelque soin. Mais nous le devons d’autant plus qu’il existe au milieu de nous deux directions contraires, dont chacune élève l’un des grands buts de la rédemption aux dépens de l’autre, et que le moyen le plus sûr d’éviter ces extrêmes est d’embrasser d’un même regard la double face du dogme évangélique. L’école nouvelle inclinant à faire du caractère moral de la rédemption son principe d’explication ou de systématisation, l’étend, nous l’avons vu, jusqu’à en annuler le caractère expiatoire. La Réformation, dans sa lutte contre le Pélagianisme romain, avait fait l’inverse. Poussée par les nécessités de sa position et, si je puis ainsi dire, par sa mission dogmatique et ecclésiastique, à faire ressortir le point de vue dit judiciaire, l’acquittement gratuit, base de la justification évangélique, elle ne tint pas suffisamment en perspective cette autre fin capitale, cette profonde donnée scripturaire qui unit d’une manière si intime la sanctification au pardon. Elle ne la méconnut point, bien s’en faut ; elle y regardait et y tendait sans cesse dans son esprit et dans son fond réel ; mais dans la forme extérieure de sa doctrine, elle ne la présenta pas généralement dans son évidence et dans son étendue biblique, comme objet direct et partie intégrante de l’œuvre rédemptrice, comme condition obligatoire du salut ; elle ne lui fit pas une place assez haute et assez large dans son exposition théorique du Christianisme. Il lui arriva même de la voiler à certains égards et de l’entourer de restrictions, de peur des conséquences abusives qu’on en tirait contre elle. Elle ne montrait pas assez pleinement que la croix de Christ n’affranchit les âmes de la peine du péché qu’en les affranchissant de son empire.

De ces deux aspects, également vrais, et en fait également reconnus, le premier dominait le second et le recouvrait en quelque sorte ; la justice imputée paraissait souvent presque seule (salut inconditionnel ; — amour ou gratitude, seul mobile moral ; — grâce irrésistible et inamissible ; — Jésus Sauveur, non Législateur, etc.). Les préoccupations de la Réforme pour sa doctrine fondamentale de la justification ; les effets ordinaires de la controverse ; la tendance de l’esprit humain à suivre jusqu’au bout et à pousser jusqu’à l’excès les idées qu’il découvre ou réhabilite, en négligeant les idées collatérales qui les complètent, les contrôlent et peuvent quelquefois leur sembler hostiles ; la difficulté logique de concilier les deux points de vue (salut entièrement gratuit et pleine obligation morale), tout concourut à produire ce qu’il y eut de partiel et d’outré à cet égard dans la dogmatique protestante. En somme, elle ne faisait pas au travail de la sanctification — je ne dis pas à la sanctification elle-même, mais au travail qu’elle exige — toute la place que lui fait le Nouveau Testament. Sans doute, elle en reconnaissait et en maintenait la nécessité, je veux le redire ; elle ne pouvait autrement avec son respect pour la Parole divine, sa tendance essentiellement spiritualiste, son constant effort pour faire revivre le christianisme primitif ; elle le pressait même fortement dans la pratique, en opposition aux tendances et aux œuvres mortes du Catholicisme : mais, dans la théorie, ce grand côté de l’Évangile ne paraissait, pour ainsi parler, que de profil. On disait bien qu’il n’y a de justifiés que les régénérés ; mais dans la doctrine officielle, l’œuvre imposée à l’homme restait trop à l’écart ou dans l’ombre, en tant que condition sine qua non du salut ; elle semblait perdre plusieurs de ses appuis et de ses mobiles ; la relation du don et du devoir, toute fermement maintenue qu’elle était, ne l’était pas intégralement.

D’autres préoccupations menacent de jeter aujourd’hui dans l’extrême opposé ; celui-là même d’où la Réformation était venue retirer le monde chrétien. En relevant la partie des données scripturaires qu’elle avait trop laissées en son ordre, on abaisse outre mesure celle qu’elle avait trop rehaussée. Des deux côtés, on les admet bien toutes les deux ; car nous n’avons en vue que les diverses directions du christianisme évangélique ; mais des deux côtés aussi on brise, à des degrés plus ou moins marqués, leur rapport normal. La Réformation ne nia point, comme fait l’antinomianisme, ce que nous avons nommé le caractère moral de la rédemption. La nouvelle école théologique, du moins dans celles de ses directions qui nous intéressent le plus, n’en nie pas, comme le Socinianisme et le rationalisme, le caractère expiatoire. Seulement, de même qu’au xvie et au xviie siècle le premier de ces caractères ne ressortait pas assez dans la dogmatique officielle et pouvait y paraître compromis à certains égards ; de même le second n’est pas suffisamment mis en relief dans le haut supranaturalisme, et semble bien souvent s’y perdre tout à fait. C’est, des deux parts, le résultat d’un point de vue vrai en soi, mais incomplet, qui devient erroné pour peu qu’il devienne exclusif. Ici, c’est le Christ en nous, là, le Christ pour nous. Et, des deux parts, on ne se dit pas assez que Christ est en nous et pour nous tout ensemble, qu’il n’est notre rédemption qu’autant qu’il est à la fois notre justification et notre sanctification (1 Corinthiens 1.30 ; Actes 5.31).

Le côté expiatoire de la rédemption et son côté moral sont comme les deux pôles de l’Évangile. S’ils paraissent, trop fréquemment, se repousser aux yeux de la sciencea, ils s’attirent pour la foi ; ils se touchent et s’équilibrent dans la conscience chrétienne. Constatons-les exactement l’un et l’autre, et laissons à l’un et à l’autre son rôle et son rang, sa place et son action, sans craindre le reproche de manquer peut-être d’unité. Ce que nous cherchons, il faut le redire, ce n’est pas la vérité abstraite, la vérité logique des systèmes, c’est la vérité concrète et vivante de l’Évangile, la vérité avec l’ensemble de ses éléments.

a – C’est le point radical des grandes oscillations théologiques depuis Pélage et Augustin.

Des deux grandes fins de l’œuvre de Christ, nous avons établi la première (rédemption-expiation, amnistie céleste). Exposons la seconde (rédemption-régénération, restauration spirituelle), hors de laquelle la première ne se réalise point.

Les développements où nous allons entrer sont moins motivés maintenant qu’ils ne l’étaient il y a quelques années. Sous l’influence qui domina d’abord, et qu’on pourrait désigner par l’épithète d’anglaise, le Réveil penchait vers la dogmatique du xvie siècle, et laissait percer des tendances antinomiennes ; il importait de le relever par ce côté-là. L’influence allemande y fait de plus en plus contrepoids, et l’on penche du côté contraire. Mais si ces développements ont moins de valeur, en tant que correctif d’une direction partielle, ils ont toujours de l’intérêt comme exposition d’une des faces de l’Évangile, celle justement dont la prédication doit s’occuper par-dessus tout ; et je les conserve pour cette raison. Je désire d’ailleurs éviter le tort que je reproche aux deux grandes tendances théologiques entre lesquelles je me place. En maintenant, contre les écoles actuelles, le point de vue dit judiciaire, si formellement donné dans le Nouveau Testament, je tiens à relever, autant qu’elles, le point de vue moral, qui n’est pas moins saillant dans les Livres saints. Pour ces écoles, c’est un truisme et non un non-sens de démontrer l’élément régénérateur de la rédemption, puisqu’à leurs yeux rédemption et régénération c’est tout un. Aussi faut-il se rappeler, dans ce qui va suivre, que nous nous tenons en présence d’une autre dogmatique que la leur, celle qui place sur le premier plan le but ou l’effet propitiatoire de l’œuvre de Christ, et que des exigences systématiques poussent trop souvent à ne pas presser le côté pratique de l’Évangile dans toute l’étendue de ses sanctions. Sur le dogme de l’expiation, que l’Église a constamment et universellement retenu à la base de ses croyances, la Réformation releva celui de la justification par la foi ou par pure grâce, si longtemps altéré, incompris et à peu près perdu alors, comme il l’a été sous d’autres influences au xviiie siècle. Nous admettons ces deux dogmes, ou ces deux faits, auxquels tout se rattache dans le Nouveau Testament ; nous les admettons au sens de la Réformation, qui est, à nos yeux, le vrai sens de l’Écriture. C’est une raison de plus de nous tenir en garde contre les écueils où va donner cette direction lorsqu’elle veut se montrer scientifique, selon l’expression du jour, au lieu de rester simplement scripturaire ; le développement de son principe pouvant se faire aux dépens d’autres principes collatéraux, avec lesquels il doit marcher main à main pour ne pas s’exagérer et se fausser. Le devoir de la théologie, comme l’intérêt de la religion, est de maintenir à leur place tous les grands éléments de la doctrine et de la vie chrétienne ; et, sur ce point-ci, d’affermir la loi par la foi, après avoir conduit à la foi par la loi.

Nous touchons à un de ces sujets où la différence interne de l’ancienne et de la nouvelle direction théologique devient, en quelque sorte, palpable, alors même qu’elles portent toutes les deux les couleurs de l’orthodoxie et qu’elles parlent également la langue biblique. Dans l’ancienne conception du fait central de l’Évangile, conception essentiellement objective, que j’ai eue devant moi pendant quelques années, la justification se distingue de la régénération jusqu’à s’en détacher à bien des égards, et il fallait sans cesse rappeler que la sanctification s’impose, avec toutes ses obligations et ses sanctions, comme condition sine qu a non du salut. Dans la conception nouvelle, essentiellement subjective, la justification ne s’opérant qu’avec et par la régénération, tout essai de preuves pour établir le caractère éthique de l’œuvre rédemptrice, ou seulement pour le faire ressortir, paraît tellement superflu qu’on le trouve étrange.

Mais les revirements sont si rapides que la direction détrônée aujourd’hui peut ressaisir demain le sceptre de l’opinion. Il importe donc de se précautionner contre ses périls. On est en droit de prédire, sans être prophète, que cette direction reprendra son empire dans la théologie, si l’Écriture reprend le sien dans l’Église. Et la divine autorité de l’Écriture est le postulat du christianisme évangélique.

Nous tenant donc, pour le fond, à l’ancien point de vue, qui est à nos yeux celui de la Révélation, nous sommes intéressés à le saisir dans sa plénitude, afin de le contempler nous-mêmes et de le présenter aux autres dans sa vérité. En faisant de l’expiation le pivot de la Sotériologie, nous avons à déterminer son rapport avec la sanctification, objet final de l’œuvre de Christ. Car ce qu’il faut reconnaître, à quelque direction théologique qu’on appartienne, c’est que Jésus-Christ est venu pour ôter le péché (1 Jean 3.5). Il donne à la fois le pardon et la conversion (Actes 5.31). Il ne nous justifie par son sang qu’en nous régénérant par son Esprit. Si l’objet immédiat de l’Évangile est de replacer l’homme dans la faveur de Dieu, sa fin suprême est de rétablir l’image de Dieu dans l’homme.

La rédemption est tout ensemble une amnistie et une restauration. Si son effet primordial est l’acquittement gratuit, son effet ultérieur est le renouvellement spirituel ; et l’un n’est pas sans l’autre. Si le salut est en un sens la rémission des péchés, puisque c’est le péché qui nous ferme le Cie.1, et que le régénéré lui-même en traîne toujours la chaîne ici-bas, le salut n’est pourtant effectif qu’autant que la foi frappe le mal à sa racine et épure les sources de la vie. La grâce réconciliatrice porte avec elle la grâce régénératrice ; et d’un bout à l’autre de l’enseignement sacré se fait entendre cette parole : Nul, s’il ne naît de nouveau, ne verra le Royaume de Dieu. Toute théologie qui ne conserve pas intégralement à l’Évangile cette haute tendance pratique, sans laquelle il n’est plus lui-même, se juge par cela seul. Les procès de tendance, déplacés dans la pure recherche de la vérité spéculative, sont parfaitement légitimes quand il s’agit de la vérité salutaire. La conception de l’Évangile la plus efficace moralement est en définitive la plus exacte dogmatiquement. La vérité est la vie.

Nous avons à constater le rapport de la rédemption-expiation avec la rédemption-régénération, et nous voudrions montrer que le point de vue qui fait prédominer la première, loin de compromettre la seconde, l’assure au contraire et l’assure le mieux. Mais nous devons d’abord exposer, à grands traits, la donnée générale de l’Écriture à laquelle il s’agit de faire droit.

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