Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

4. La Rédemption-Expiation élève très haut les mobiles d’affection, d’obligation et d’intérêt

Quelques remarques sur ce point achèveront d’établir le rapport de la rédemption-expiation avec la sanctification. Comme c’est un fait important, souvent contesté ou méconnu, qu’il l’est dans la nouvelle direction théologique autant que dans l’ancien ultraprotestantisme (quoique pour d’autres motifs et à d’autres égards), il ne sera pas inutile de s’y arrêter un instant.

I. — Principe d’affection. — Nous n’avons pas besoin de prouver qu’il a ses racines les plus profondes dans la rédemption, que c’est sous l’Évangile ou sous la grâce qu’il prend tout son développement et tout son empire. Cela est universellement admis ; il est même exagéré par les nouvelles écoles qui en font tout dépendre, leur dogmatique se ramenant à l’amour de Dieu envers nous et leur morale à notre amour envers Dieu. Mais il se présente une observation qu’on ne fait pas assez. Celles de ces écoles qui annulent le caractère expiatoire de la rédemption renversent par là le fondement de leur déduction théologique et pratique. L’amour, comme principe de régénération, suppose la confiance, la confiance suppose la réconciliation, et la réconciliation l’expiation, ou l’acte divin qu’exprime ce terme… Les systèmes qui dérivent la réconciliation de notre retour a Dieu en Christ, la dérivent en dernière analyse de notre état moral. Or, cet état n’étant jamais ce qu’il devrait être, puisqu’il y reste toujours des défectuosités, des défaillances, des souillures sans nombre, il ne saurait inspirer cette pleine confiance de laquelle procèdent les premiers mouvements affectifs qui, portant vers le Seigneur et vers le Ciel, déterminent la nouvelle direction de l’âme et de la vie. Il faut évidemment quelque chose d’autre. Il faut que le pardon, le salut, soit là devant nous, non seulement annoncé comme possible, mais offert comme accompli, et que nous n’ayions qu’à l’accepter, afin qu’il produise l’amour qui bannit la crainte. Il faut qu’il soit attaché à l’œuvre de Christ pour nous, plutôt qu’à son œuvre en nous ; car l’œuvre de Christ en nous c’est notre sanctification. La sanctification est le but, elle ne peut, donc être le moyen. La poser à la base serait un cercle, où le même fait se produirait comme cause et comme effet, comme principe et comme résultat. D’ailleurs, — pour insister sur notre première observation, — comment la sanctification, toujours si imparfaite, pourrait-elle motiver l’assurance intérieure, point de départ et d’appui de la véritable vie spirituelle ? Comment le ferait-elle en particulier dans ces moments où l’âme, troublée à la vue de ses faiblesses, de ses inconstances, de ses chutes, doute et désespère d’elle-même ; moments sérieux, décisifs, où elle a plus que jamais besoin de trouver son Sauveur ?

On a beau dire qu’on rapporte tout à la grâce de Dieu en Jésus-Christ. En somme, cela est vrai. Mais s’il élève fort au-dessus des vues pélagiennes de l’ancien rationalisme, il n’en laisse pas moins subsister notre argumentation. Entendons-nous sur ce mot de « grâce ». Il a deux acceptions, fort distinctes, dans la langue de l’Écriture et de l’Église. Il désigne et le don de la miséricorde qui nous confère les privilèges des justes, quoique nous soyons des pécheurs, et l’action du Saint-Esprit qui nous fait justes ; il désigne et la clémence divine qui amnistie, et la vertu divine qui régénère. C’est sur ce second effet de la grâce que reposent les systèmes dont il s’agit ; c’est, en définitive, le seul qu’ils reconnaissent puisque, confondant la justification et la régénération, ils réduisent la rédemption à la vie de Christ en nous, suivant une de leurs formules générales. Or, redisons-le, il est visible que ce point de vue, nous ramenant sans cesse en nous-mêmes pour y constater l’œuvre ou l’Esprit de Christ, n’est propre qu’à nourrir notre inquiétude en nous révélant notre misère, et qu’il ne saurait donner le sentiment où l’on s’accorde à reconnaître le vrai facteur de la rénovation morale. Encore une fois, la confiance ou, selon l’expression de J. Muller, « la conscience joyeuse de notre communion avec Dieu », principe de la sanctification, ne peut se fonder sur la sanctification elle-même. L’Évangile l’inspire en annonçant, non une réconciliation à opérer par notre retour au bien, mais une réconciliation déjà faite, que nous n’avons qu’à saisir en l’acceptant, c’est-à-dire en y croyant. Et, dès lors, à la base de l’édifice chrétien, il se pose nécessairement le fait mystérieux qu’exprime la croyance ecclésiastique.

Aussi tous ces systèmes, quand ils veulent assurer leur fondement, ramènent-ils sous des noms nouveaux le fait dont ils prétendent s’affranchir. Forcés de placer à leur point de départ, non seulement la grâce qui régénère, mais aussi et surtout la grâce qui pardonne, c’est-à-dire un salut venant du dehors, ils font apparaître à côté de la rédemption ou de la justification subjective, qu’ils disent et croient admettre seule, une rédemption ou justification objective qui porte tout d’abord, malgré son indétermination, et qu’ils jettent ensuite à l’écart comme un échafaudage inutile. Sans presser ces systèmes sur l’inconséquence d’un tel procédé, je me borne à leur demander d’où ils dérivent cette assurance de la réconciliation, cette justification objective qui leur sert de premier facteur ? Est-ce uniquement de la parole de Jésus-Christ ; ou est-ce aussi de son œuvre ? Si c’est uniquement de sa Parole, si Jésus-Christ n’a fait que manifester la voie de la grâce, éternellement ouverte par l’éternel amour de Dieu, il n’a fait que ce qu’avaient fait avant lui la loi et les prophètes, que ce que faisait de tout temps la conscience religieuse qui parle aussi de pardon… Et où le bienfait de sa venue, que l’Écriture élève au-dessus de tout ? Si c’est de son œuvre, si Jésus-Christ a non seulement annoncé mais opéré le salut, quel est, dans son intervention, l’acte suprême auquel se rattache essentiellement la réconciliation du monde ?

Que Jésus-Christ ne soit pas simplement le promulgateur du pardon, qu’il en soit aussi l’auteur, on ne peut le mettre en question qu’en révoquant en doute l’esprit et la lettre du Nouveau Testament ; et la direction théologique avec laquelle nous discutons ne le conteste pas. La seule question qui reste entre elle et nous est donc celle-ci : à quoi le Nouveau Testament rapporte-t-il la rémission des péchés, c’est-à-dire la rédemption ou la justification objective ? Est-ce à la vie du Sauveur ou à sa mort ; est-ce à son incarnation ou à sa Passion ? Question capitale, que la Révélation, seule, peut décider et sur laquelle nous ne croyons pas avoir besoin de revenir.

Ainsi, pour peu qu’on se tienne aux grandes données évangéliques, on trouve que le principe le plus profond de la régénération chrétienne, le principe d’amour divin, a sa racine et son aliment dans le dogme de l’expiation. Les systèmes qui font tout porter sur ce principe se frappent au cœur en rejetant ou en volatilisant la croyance commune ; aussi, pour la plupart, ne la repoussent-ils d’une main que pour la reprendre de l’autre, sous des termes couverts.

II. — Principe d’obligation. — Il a son fondement dans la loi du devoir et son siège dans la conscience. Ce mobile que certaines philosophies (Stoïcisme, Kantisme) ont déclaré le seul véritablement pur, et dont elles ont fait en conséquence l’unique principe moral, demeure et grandit sous la rédemption évangélique.

Ainsi que nous avons eu occasion de le dire, la dispensation de grâce, dont l’expiation est le pivot, n’annule point la dispensation de justice. Loin de là, car elle y tient intimement : elle y a son origine, sa base, sa raison première ; elle y a aussi sa dernière fin : elle en est un appendice et lui rend un éclatant hommage, tout en la modifiant. C’est pour maintenir l’autorité de la loi et l’ordre moral de l’Univers, dans l’acte même du pardon, que la rédemption est intervenue ; elle a eu lieu afin que la miséricorde put se déployer envers des êtres pécheurs, sans compromettre la justice qui condamne et frappe le péché. La rédemption glorifie donc la loi. Elle atteste, mieux qu’aucune autre des grandes dispensations providentielles, que la loi est éternelle, universelle, immuable. C’est pour qu’elle ne reçût aucune atteinte qu’il a fallu que le Christ souffrit. Aussi le Seigneur prit-il soin de déclarer qu’il venait non l’abolir mais l’accomplir (πληρωμαι). Saint Paul dit de même que, loin d’anéantir la loi, la foi l’affermit (Romains 3.30). Et l’on n’entre dans le Christianisme que par la conversion, qui est le retour à la loi.

Bien loin donc de perdre de sa force sous la rédemption, le principe d’obligation, qui n’est que le respect de la loi, y puise au contraire une étendue et une intensité nouvelles. Car, pour rappeler ce qui a été établi, la rédemption est l’acte le plus admirable et le plus impressif de respect pour la loi dont l’Univers ait été témoin. L’exécution de la sentence de mort que le péché avait attirée sur notre monde, aurait moins magnifié la loi que cet acte de grâce. Qu’un monde eût péri, quelque terreur religieuse que pût inspirer cette haute manifestation dé justice, le vide qu’elle aurait produit eût été à peine sensible dans l’immensité de la création et, par suite, ce semble, bientôt oublié. Mais que Celui qui était en forme de Dieu ait pris la forme de serviteur, pour que ce monde fût sauvé, voilà ce qui a dû frapper les êtres moraux de tous les ordres d’un étonnement et d’un respect infinis. De plus, la rédemption est la manifestation la plus éclatante de la sainteté et de la justice de Dieu, non moins que de sa bonté et de sa miséricorde, et le sentiment ou le principe d’obligation n’est que la haine du mal et l’amour du bien fondés sur la connaissance de Dieu, puisqu’au point de vue religieux la loi morale se confond avec la volonté divine. Enfin la rédemption crée de nouveaux motifs à l’amour du bien, et des motifs tellement puissants que la parole apostolique semble les presser de préférence. (1 Pierre 1.13-19 ; 1 Jean 4.9-10).

On a contesté que le Nouveau Testament fit appel au principe d’obligation, sous prétexte qu’il ne le pose ni ne le formule d’une manière catégorique. Mais que fait-il autre chose, quand il déclare la loi sainte, juste et bonne, quand il la développe dans toute sa spiritualité, quand il pose en fait qu’elle est affermie par la foi, qui a pour tendance et pour fin de l’accomplir ? Que fait-il quand il exhorte à être saints comme Dieu est saint, quand il dit de tant de manières que tout ce qui est juste, vrai, pur doit être le constant objet des aspirations et des efforts du chrétien ?

Par toute sa doctrine, le Christianisme s’adresse à la conscience religieuse et morale. Il l’éveille, il la rend toujours plus sensible et plus délicate, plus scrupuleuse et plus ferme, donnant ainsi au sentiment du devoir ou au principe d’obligation plus de vivacité, de profondeur, d’énergie. Car le principe d’obligation a son siège dans la conscience, comme le principe d’affection dans le cœur.

Tout tend à vivifier ce principe, d’ailleurs inhérent à notre nature, dans ce que l’Écriture nous dit de la sainteté de Dieu et de sa loi, par conséquent aussi dans ce qu’il nous dit de la rédemption qui, pour le répéter encore, a dans l’inviolabilité de la loi sa raison première et dans l’accomplissement de la justice de la loi sa dernière fin (Romains 8.4). La loi, expression de la volonté de Dieu et en quelque sorte de son caractère, est en un sens son image, et c’est cette image que l’Évangile rétablit en nous. Etranger à nos abstractions métaphysiques et logiques, l’Évangile ne pose pas didactiquement le principe d’obligation, mais, pratiquement, il le suppose et l’active partout.

III. — Principe d’intérêt. — Ce principe, on en convient universellement tant c’est manifeste, existe et agit avec une grande force à l’entrée du Christianisme. Le Christianisme nous montre l’homme, être pécheur et immortel, placé sous le gouvernement du Trois fois Saint, dont la justice ne saurait laisser le mal impuni, et qui a à sa disposition pour exercer ses jugements la toute-puissance et l’éternité. Il nous révèle une Providence rémunératrice déjà dans ce monde, et dans le monde à venir le Ciel et l’Enfer. Son premier effet est de nous retirer, par la crainte, de l’insouciance qui nous est si naturelle sur notre état moral et sur notre sort éternel. Son second effet est de nous animer par l’espérance, en nous annonçant, au nom de Christ, le pardon et le secours divin. Son troisième effet est de répandre dans nos âmes la paix de Dieu, d’où naît le service de la gratitude et de l’affection.

Le mobile de la crainte et de l’espérance, le principe d’intérêt est donc plein d’énergie sur le seuil du Christianisme. Mais cesse-t-il là ? n’a-t-il d’autre office que d’attirer et de conduire à Christ, que d’introduire dans le sanctuaire évangélique ? L’homme, en devenant chrétien, passe-t-il sous l’empire exclusif du principe d’amour ? On l’a soutenu par une erreur née de l’esprit de système et d’une vue à la fois incomplète et exagérée de la doctrine de la grâce.

Quoique l’Évangile ait pour but de placer de plus en plus sous l’empire de l’amour divin, le plus élevé, le plus pur, le plus puissant de tous les principes moraux, les deux autres mobiles restent toujours légitimes et toujours nécessaires. Ils le sont dans notre état actuel : ils le seront probablement encore dans notre état futur, car ils tiennent à notre nature, l’un à la raison (désir et recherche du bonheur, principe d’intérêt), l’autre à la conscience (sentiment du devoir, principe d’obligation). Au fait ils sont contenus dans le principe d’affection devenu prédominant ; ils s’y absorbent sans y périr, l’amour divin étant et le souverain bien et le devoir suprême.

Mais ici, les déclarations du Nouveau Testament sont formelles. Sans parler de l’enseignement du Seigneur, où le principe intéressé est invoqué en mille occasions et sous mille formes (Matthieu 10.42), les apôtres en font un continuel usage auprès des disciples pour les exciter à la vigilance, à la prière, à l’activité chrétienne ; ils s’en servent aussi fréquemment vis-à-vis d’eux-mêmes. Je traite durement mon corps, dit saint Paul, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois rejeté (1 Corinthiens 9.21). Nous l’entendons s’écrier, au terme de sa carrière : J’ai combattu le bon combat… La couronne de justice m’est réservée, et le Seigneur me la donnera… et non seulement à moi… etc. (2 Timothée 4.7-8). Là se montre bien le double mobile de la crainte et de l’espérance. Ce principe règne partout dans les écrits de cet apôtre, où se trouve cependant l’exposition la plus complète de la justification par la foi, c’est-à-dire la doctrine au nom de laquelle on le dit supprimé. Voyez comment il est appliqué Romains 6.13-22 : Reprenant l’objection qu’il a réfutée dans les versets précédents par la nature de la foi et de l’union qu’elle forme entre Jésus-Christ et les fidèles, saint Paul établit que, quoi qu’il en soit, l’ordre éternel de la justice demeure, de sorte que si le chrétien persévère dans le mal, il reste sous la condamnation. Le grand fait qu’il relève, c’est qu’en fin de compte, sous l’Évangile comme sous la loi, le péché conduit à la mort et la sainteté à la vie, selon l’esprit général des Écritures (Matthieu 7.13-14, 21 ; Jean 3.3 ; Hébreux 12.14, etc.). Qu’on remarque son expression : Ne savez-vous pas… Ce qu’il dit est si évident que personne ne peut l’ignorer ou en douter. Ce n’est là d’ailleurs qu’une face de la grande doctrine scripturaire qui pose partout l’absolue nécessité de la sanctification et qui annonce le jugement.

L’obligation morale et la pénalité qui lui sert de sanction existent donc pleinement sous l’Évangile ou sous la grâce. Le principe intéressé y agit au dedans comme au dehors, au degré le plus avancé du développement spirituel comme à son origine. Loin de rien perdre de sa force, il prend une intensité nouvelle en s’alliant à une plus complète révélation des rétributions futures. Non seulement le chrétien sera jugé selon ses œuvres, ainsi que les autres hommes, mais s’il est resté esclave de la corruption, il doit s’attendre à une condamnation plus sévère, car il sera plus redemandé à celui à qui il a été plus donné. Notre Dieu, le Dieu de l’Évangile, le Dieu qui est amour, est aussi un feu consumant (Hébreux 12.29), image redoutable, empruntée à Deutéronome 4.24, et que l’apôtre applique à la nouvelle Alliance, de la même manière que Moïse l’avait appliquée à l’ancienne. — C’est un aspect ou ’un élément de l’enseignement sacré qu’il faut maintenir contre les préventions du jour ; on n’a l’Évangile dans sa vérité que lorsqu’on l’embrasse dans sa plénitude.

On pourrait objecter que nous ne saurions regarder aux suites de notre obéissance, comme portent à le faire le principe d’intérêt et le principe d’obligation lui-même, sans altérer le grand dogme évangélique du salut gratuit, et mêler à la vie spirituelle le levain légal de la propre justice. On pourrait objecter encore que, selon la déclaration de Jean 4.18, la parfaite charité bannit la crainte, ce qui emporte que l’amour divin, qui est le suprême devoir, est aussi le seul vrai principe moral. — Qu’il nous suffise de remarquer, pour le moment, que ce raisonnement et ce texte ne peuvent annuler, une doctrine biblique aussi positive et aussi générale que celle que nous venons d’exposer. Nous verrons, à l’article de la justification, comment cette doctrine se concilie et avec le dogme de la grâce et avec la déclaration de saint Jean.

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