Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

DEUXIÈME PARTIE
Christologie
Saint-Esprit
Trinité
Grâce, prédestination et liberté

Christologie

I
Considérations générales

L’Évangile n’est pas seulement « doctrina Christi », mais aussi « doctrina de Christo ». — Deux courants distincts : Déisme du xviiie siècle ; tendance actuelle qui ramène tout à la personne du Christ (Christ idéal, — Christ historique). — L’un des courants se fond peu à peu dans le pur rationalisme, l’autre (école de la conciliation) remonte de plus en plus vers le supranaturalisme. — Il n’y a de sûr que la donnée biblique.

Autant la personne de Jésus-Christ tenait peu de place dans le point de vue du xviiie siècle et du commencement du xixe, autant elle en occupe dans le point de vue actuela. Nous avions devant nous, il y a à peine quelques années, la direction composée du Socinianisme genevois, de l’unitarianisme anglais, du rationalisme allemand (dit, aujourd’hui, vulgaire), tendance déistique et superficielle, dans laquelle le Christianisme finissait par n’être que la restauration de ce qu’on nommait alors la religion naturelle, ou, selon l’expression kantienne, le théisme moral. L’exégèse, placée au service dé cette direction philosophico-théologique, se vantait d’avoir fait disparaître des Livres saints les mystères et les miracles et jusqu’aux derniers vestiges de la nature supérieure du Fondateur du Christianisme. Il ne restait que le Docteur ou le Sage de Nazareth. Et notre effort principal était de défendre contre ce courant si puissant et si général le grand mystère de piété, Dieu manifesté en chair. Nous avons à lutter depuis quelque temps contre un courant tout opposé. L’idéalisme panthéistique des successeurs de Kant qui, après avoir envahi un moment les hautes régions de la science, s’est répandu de toutes parts, accorde aisément le fait fondamental de l’Évangile, le Christ homme-Dieu, en se réservant de l’entendre à sa manière. Et, vis-à-vis de cette direction, nous avons à déterminer le dogme chrétien plutôt qu’à le prouver. Le difficile n’est pas, comme auparavant, d’établir qu’il est enseigné dans l’Écriture, mais de le faire admettre tel qu’il est enseigné.

a – Voy. Revue théologique de Montauban (1re année, p. 241 ; 2e année, p. 22, les articles du professeur Jalaguier sur la Personne de Jésus-Christ. (Edit.)

En garde contre ces mouvements oscillatoires de la science qui violentent, en des sens si divers et souvent si contraires, les données de l’Écriture, notre désir est de constater simplement ces données qu’il faut placer et tenir tout à fait à part, parce qu’elles nous portent seules au-delà du voile. Etant ici, au suprême degré, dans l’ordre surnaturel, la Révélation est notre unique source de connaissance et de certitude. Enlevez à la dispensation d’En haut l’attestation d’En haut qui l’a dévoilée au monde, elle n’a plus d’appui réel ; la question de fait, la vraie question, a disparu. Il ne reste que des idéalités. Il en est de ces christologies, dirai-je ou de ces christogonies scientifiques, comme des cosmologies spéculatives qu’elles côtoient, celles de Schelling ou de Hegel, par exemple. La déduction, logique ne garantit pas plus la vérité objective des unes que des autres ; il n’est pas plus possible d’atteindre les réalités du Christianisme que celles de l’Univers par une sorte d’intuition rationnelle qui serait une divination : il faut la révélation aux premières, comme il faut l’observation aux secondes. Voyez ce qu’est le monde et ce qu’il devient à mesure que de nouveaux appareils étendent la vision de la science. Tout s’agrandit et se transforme, non parce qu’on raisonne mieux, mais parce qu’on voit mieux. Les considérations métaphysiques, mystiques, historiques, si préconisées sur le sujet qui nous occupe, comme sur tous les autres, ont une valeur que je ne méconnais point ; elles peuvent incliner vers le dogme chrétien, elles ne sauraient le certifier ; elles peuvent en préparer la preuve, elles ne sauraient la donner. La christologie portant sur un fait divin au-dessus de toutes nos appréhensions comment la constater autrement que par un témoignage divin ? La Révélation, qui nous dit qu’il est, peut seule nous dire ce qu’il est… C’est une illusion de prétendre aller sans elle ou plus loin qu’elle. Cela ressort de la nature des choses ; et il suffirait d’ailleurs pour s’en convaincre d’un regard sur les théories théologiques et philosophiques qui ont substitué à l’attestation biblique l’explication ou la démonstration rationnelle, et qui se sont renversées les unes sur les autres en Allemagne depuis trois quarts de siècle.

Notons une particularité de ces théories. Elles sont traversées pour ainsi dire par une distinction que Kant a accréditée, mais qui lui est probablement antérieure, entre le Christ idéal et le Christ historique ; distinction étrange et pourtant forcée lorsqu’on fait d’une philosophie l’interprète et l’arbitre du Christianisme, car le but de cette élaboration et, par suite, son résultat final est de fondre la donnée scripturaire dans une notion métaphysique ou, comme on dit, de creuser par delà le fait jusqu’à l’idée qu’il recèle ou qu’il reflète et qui importe seule à ce point de vue. Or, cette idée que chaque grand courant tire de lui-même, il la façonne naturellement à son image. D’après Kantb, la victoire définitive, dans la lutte du devoir contre le penchant, exige un modèle. Ce modèle, l’Évangile nous le présente en Jésus-Christ, personnification du bon principe et, par là, Fils de Dieu et Rédempteur du monde. Qu’il y ait eu du surnaturel dans la naissance du Fondateur du Christianisme, dans sa vie, dans sa mort et dans ce qui suivit, c’est possible, mais peu important : l’essentiel est qu’il offre aux hommes le type idéal de cette perfection morale qui est leur fin suprême, et dont ils ont le pressentiment et t’espoir. Dans cette interprétation du fait chrétien, qu’en reste-t-il en réalité ?

bDe la religion dans les limites de la raison.

Une fois jugée nécessaire, la distinction a été par cela même jugée légitime ; elle a passé dans la langue de la science ; elle s’est maintenue partout en s’accommodant au point de vue particulier de chaque doctrine ou de chaque époque. Fichte a dit aussi que c’est le Christ métaphysique et non le Christ historique qui nous sauve. Schelling, faisant de la christologie évangélique l’emblème de l’éternelle incarnation de la divinité dans l’humanité et dans la nature, affirme que l’authenticité ou la non-authenticité du Nouveau Testament n’affecte en rien la vérité que le Christianisme a mise en évidence ; car cette vérité ne dépend nullement d’un phénomène (l’existence de Jésus-Christ), mais elle est universelle et absolue. « Il y a deux questions, dit Hegel : 1° Dieu a-t-il un fils ? 2° Jésus-Christ est-il le fils de Dieu ? La première, seule, a de la valeur. » On voit où cela porte, et l’on sait où il a conduit.

Laissez, si vous voulez, ces christianismes philosophiques qui ont marqué le grand cycle de l’Allemagne, ces christianismes prônés, chacun à son tour, comme le christianisme rationnel et éternel. Laissez aussi les dogmatiques spéciales qu’ils ont inspirées et patronées… Ces dogmatiques, si altières et si confiantes à leur heure, sont tombées naturellement avec les philosophies dont elles étaient le calque ou le reflet ; leur prestige s’est dissipé dès que s’est brisé le prisme à travers lequel elles voyaient et montraient toutes choses. Mais ce qui est sérieux, c’est l’influence que le principe d’où elles émanaient a exercée et exerce encore. Il est toujours là et on en sent la présence, on en découvre l’action là même où l’on s’y serait le moins attendu. 11 imprègne de ses maximes et de ses couleurs tout le mouvement de nos jours. Partout, dans ce qu’on nomme le Christianisme évangélique libéral, on veut croire pour comprendre, ce qui revient presque toujours à vouloir comprendre pour croire. Partout, au-dessus et à côté de la théologie biblique, on cherche une théologie scientifique, au sens fait aujourd’hui à ce mot. Partout, conséquemment, ce Christ idéal qui change à chaque revirement des systèmes, à chaque souffle de l’opinion ; ici métaphysique, là mysticisme, ailleurs purement éthique, depuis celui qui touche à l’orthodoxie, et où restent les éléments scripturaires quoique plus ou moins quintessenciés, jusqu’à celui de M. Renan, par exemple, qui conserve à peine un substratum historique, et « que la tradition place, dit-il, à tort ou à raison, à la tête de la ligne intellectuelle et morale tracée au monde par le Christianisme. »

La direction, aux mille nuances, qui se glorifie d’inaugurer l’apologétique et la dogmatique du xixe siècle, s’accorde à reconnaître en Jésus-Christ l’homme-Dieu. Mais cette expression, aujourd’hui en vogue, ne dit rien, par cela même qu’elle se plie à tout ; il n’est pas un de ces christianismes idéalisés, jusqu’aux plus vaporeux et aux plus négatifs, qui ne l’emploie, en se réservant de l’entendre à sa manière. Sans nous arrêter aux conceptions individuelles, qui créent d’innombrables dogmatiques particulières dans la dogmatique générale de cette direction théologique, observons seulement qu’elle se divise, à son point de départ, en deux courants fort distincts, selon qu’elle admet ou non, à la base, du Christianisme, une intervention divine proprement dite. Tandis que l’un de ces courants descend et se fond peu à peu dans le pur rationalisme (quand il ne Va pas jusqu’au nihilisme) ; l’autre remonte de plus en plus vers un supranaturalisme prononcé ; le miracle, le mystère, l’oracle divin, une fois introduits au fondement, s’étendent à la construction tout entière. Ce parti (école de la conciliation, du Christianisme évangélique libéral, etc.), revient, d’une manière toujours plus décidée, aux grandes doctrines ecclésiastiques, en se soumettant toujours plus franchement et plus pleinement aux révélations bibliques. Et pourtant, il y reste encore une impression redoutable des principes et des maximes qui l’ont régi à l’origine ; on est souvent étonné et effrayé d’y voir les données de l’Écriture, les paroles de la foi, flanquées de ces formules au nom desquelles on les a si longtemps évidées. Du reste, tout cela passe ; nous l’avons vu venir, nous le voyons s’en aller. Tout se tranche de plus en plus sur la question du surnaturel, devenue la question suprême. Il faut opter entre le Christ de la science et le Christ de l’Évangile. Nul ne connaît le Père que le Fils, et nul ne connaît le Fils que le Père, a dit le Seigneur. Cette parole décide tout pour le chrétien ; et les christologies comme les théodicées de notre époque la vérifient à tous les yeux par les monstruosités où elles arrivent. Ces choses du Ciel, qui ne seraient pas montées dans l’esprit de l’homme, reposent essentiellement sur ce que l’apôtre nomme le témoignage de Dieu touchant son Fils. Pour le fond constitutif du Christianisme, en particulier pour la christologie, la théologie biblique est la seule théologie positive, par conséquent la seule véritable et, pour trancher le mot, la seule rationnelle, une fois la théopneustie apostolique reconnue, à un degré quelconque, mais reconnue réellement. En fait, nous ne savons rien de l’existence et de la nature supérieures de Jésus-Christ, de même que de son œuvre de grâce, que par les oracles divins que le Catholicisme cherche dans l’Église et le Protestantisme dans l’Écriture. Que ceux pour qui l’Écriture a perdu son auréole et son autorité divine, s’efforcent d’y suppléer par une autre lumière ; il le faut bien, s’ils ne veulent pas perdre le Christianisme tout entier. Mais nous, pour qui l’Écriture demeure le Livre des révélations, consultons-la avec une humble et ferme docilité sur ce qui concerne le Sauveur, comme nous l’avons consultée sur ce qui concerne le salut. L’important, c’est la connaissance du Christ biblique ou, suivant l’expression à la mode, du Christ historique ; c’est le Christ réel qui, seul, est la vérité et la vie. Le Christ idéal, produit changeant des systèmes, plié ici au moralisme de Kant, là au mysticisme et au panthéisme de ses successeurs, n’est qu’un nominalisme chrétien sur lequel la science ne peut pas plus faire fond que la foi.

En nous tenant aux enseignements de l’Écriture, sachons les admettre tels quels, avec leurs lumières et leurs ombres. Un mot d’Augustin contre Faust mérite d’être cité : Aperte dicite vos non credere Christi evangelio ; nam qui in evangelio quod vultis creditis, quod vultis non creditis, vobis potius quam evangelio creditis.c — Que de Faust maintenant, même dans le camp orthodoxe !

c – « Car vous, qui croyez ce que vous voulez de l’Évangile et refusez de croire ce que vous ne voulez pas croire, assurément ce n’est pas au Christ que vous croyez, mais à vous-mêmes. (ThéoTEX)

S’il n’y a de sûr que la donnée biblique relativement à la Sotériologie ou à l’œuvre de Christ, ainsi que nous avons pu nous en rendre compte dans les chapitres précédents, à plus forte raison relativement à la Sotérologie (Christologie) ou à la personne de Christ. C’est là le miracle des miracles, c’est le grand mystère dont la plupart des autres dérivent ou dépendent. Les considérations métaphysiques, mystiques, expérimentales dont la haute théologie fait son fort, ont, je le répète, une valeur que je ne veux pas méconnaître, mais si elle est grande quelquefois au point de vue apologétique, elle est nulle ou à peu près au point de vue dogmatique. Ces constructions spéculatives du fait chrétien, qui lui concilient çà et là les hommages ou les respects de la science, sont sans portée réelle pour le constater et le déterminer ; elles n’en retiennent et n’en reflètent la plupart du temps qu’une apparence trompeuse. L’idéalisme panthéistique a certainement beaucoup contribué de nos jours à le relever dans l’opinion ; en a-t-il fait avancer l’intelligence et la certitude d’un iota ? Encore une fois, nous n’en savons et n’en pouvons savoir que ce qui est écrit.

Même sur le terrain de la Révélation, il faut s’attendre à l’impossibilité, je ne dirai pas de voir jusqu’au fond du dogme, mais d’en harmoniser tous les éléments et d’opérer cette systématisation que recherche la pensée inquisitive. Deux observations bien simples le démontrent : 1° Les déclarations qui s’y rapportent sont occasionnelles, fragmentaires, essentiellement pratiques : rayons brisés, qui suffisent à la foi et à la vie, mais non aux exigences du savoir. 2° Le Christ se présente dans les Écritures sous trois grands aspects dont le rapport est à mille égards indéterminé. Il est Dieu sur toutes choses, béni éternelle-ment. Il est homme, semblable à nous en tout, excepté le péché. Il est Médiateur entre Dieu et les hommes. Ne sent-on pas immédiatement qu’il doit se trouver là des incompréhensibilités nombreuses et, par cela même, d’insolubles énantiophanies auxquelles il faut d’avance se résigner ?

Etudions, dans cet esprit d’humble et ferme soumission à la Parole sainte, ce qui nous est dit du Sauveur, en nous rappelant l’importance suprême de cette partie du dogme chrétien. C’est ici la vie éternelle de te connaître, seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé (Jean 17.3). Dieu nous a donné la vie éternelle, et cette vie est en son Fils. Celui qui a le Fils a la vie (1 Jean 5.11-12). Je regarde toutes choses comme une perte, s’écriait saint Paul au terme de sa carrière, en comparaison de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur (Philippiens 3.8). Jésus-Christ n’est pas seulement l’auteur du Christianisme, il en est aussi le fondement et l’objet. Le Nouveau Testament contient et l’enseignement de Jésus-Christ et la révélation de Jésus-Christ lui-même. Il est l’Évangile de Dieu touchant son Fils (Romains 1.2), tout ensemble doctrina Christi et doctrina de Christo.

Dans l’ordre analytique que nous suivons, nous devons nous occuper d’abord de l’humanité du Sauveur.

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