Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

III
Le Problème est insoluble

1. Il y a des problèmes insolubles — La vraie sagesse consiste à le reconnaître — C’est un service à rendre à la science que de les signaler

L’expérience des siècles et la nature des choses me paraissent mener à la conclusion que notre sujet constitue décidément un problème insoluble et qu’il faudrait accepter comme tel. Je sais bien que parler de l’incompétence de l’esprit humain sur un sujet quelconque, à une époque où la spéculation ne reconnaît et ne respecte aucune limite, que rappeler la science à la foi, quand elle aspire à ériger la foi en science, c’est relever une maxime fort mal sonnante et courir risque de prêcher au désert. Mais ce n’en est pas moins la vraie sagesse. Plutôt que de se perdre dans des abîmes, mieux vaut certes rester sur les bords.

Quelque ingrat qu’il soit d’aller contre le courant du jour, j’essaierai de légitimer une assertion qui intéresse, à mon sens, le fond même du Christianisme.

Quand je parle de problèmes insolubles, j’entends qu’ils le sont avec nos facultés et nos ressources actuelles. Il en est qui le seront probablement toujours. Jamais la créature ne comprendra pleinement Dieu, ni ses conseils, ni ses voies. Bien des mystères que nous ne saurions sonder ici-bas, s’éclaireront et se dissiperont à la lumière des Cieux (1 Corinthiens 13.12). Plusieurs pourraient disparaître dès cette vie, si Dieu nous accordait de nouvelles révélations. Mais ils resteront aussi longtemps que la raison n’aura pas d’autres moyens de connaître que ceux dont elle dispose. Or, mystère et problème insoluble, c’est tout un. Quand la haute métaphysique m’annonce « l’explication universelle par le principe universel », l’outrecuidance de ses prétentions me prouve d’avance l’inanité de ses systèmes.

Il existe, dans tout le champ de la science, des problèmes insolubles ; il en existe jusque dans les sujets qui nous touchent de plus près. L’union de notre corps et de notre âme et leur action réciproque en est un… La science, d’accord avec le sens commun, a maintenu le dualisme constitutif de notre être ; elle l’a maintenu, non comme expliqué, mais comme donné.

Sous ce problème général, il en est de plus restreints, celui, par exemple, du rapport vital de nos deux natures, où l’on a également fini par reconnaître tout ensemble et le fait et le mystère. Comment s’opère entre le corps et l’âme la communication des impressions et des volontés ? Après avoir tenté de s’en rendre compte par mille voies, après avoir vu qu’on n’arrivait qu’à des hypothèses, et que ces hypothèses soulevaient plus de difficultés qu’elles n’en levaient, on a, de guerre lasse, renoncé à des recherches impuissantes, on a cru au lieu de spéculer, et l’on a admis purement et simplement le concours des deux éléments intégrants de la personnalité humaine, de la même manière qu’on avait admis leur union ; on l’a admis comme certain quoique incompris.

Il serait aisé de multiplier ces exemples. Citons-en un autre, commun à la philosophie et à la théologie. Depuis l’établissement du Christianisme, un grand nombre de philosophes ont été créationistes, soit par respect pour la Bible, soit parce que la doctrine de la création répond mieux que les théories de l’émanation ou de l’évolution, mieux que l’hypothèse d’une matière éternelle, aux postulats de la raison spéculative et de la conscience religieuse. Mais qu’est la création ? Qu’est cet acte de la toute-puissance qui a appelé le néant à l’être ? La philosophie, en se posant cette question, est contrainte de confesser l’impossibilité d’y faire une réponse satisfaisante : là encore elle croit sans comprendre et s’y résigne (J. Simon).

S’il existe des questions insolubles dans le domaine de la philosophie et de la théologie naturelle, il doit s’en trouver, à plus forte raison, dans la théologie révélée. Il y en a manifestement dans les dogmes de l’incarnation, de l’union hypostatique de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ, de la Trinité, etc. ; pourquoi n’y en aurait-il pas dans le dogme ou l’ensemble de dogmes dont nous nous occupons, et qui va se perdre aussi dans les profondeurs des voies divines ? A vrai dire, les questions de ce genre sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne veut se l’avouer, parce qu’en toutes choses le secret des origines et des essences nous échappe.

Mais ce fait une fois bien reconnu, c’est un service rendu à la science réelle que de signaler les problèmes insolubles ; c’est même, en un sens, un progrès. C’est un service, parce que non seulement on arrête par là une déperdition plus ou moins grande de travaux qui deviendront utiles en se portant sur des sujets plus accessibles, mais parce qu’on prévient des écarts fâcheux, la tentative de pénétrer l’impénétrable étant nécessairement une source d’illusions et d’erreurs (astrologie, alchimie, mouvement perpétuel). C’est un progrès, car c’en est un assurément que de déterminer dans l’ordre spirituel les points qui se dérobent à l’investigation scientifique, comme on marque dans les cieux les hauteurs incommensurables. Pour les problèmes décidément au-dessus des prises ou des ressources de l’esprit humain, la science a fait son œuvre ; elle a atteint son but quand elle les a constatés comme tels.

Mais, dira-t-on, qui posera ainsi à l’intelligence ces bornes infranchissables ? L’intelligence elle-même, répondrons-nous. Mais, ajoutera-t-on peut-être, on peut étrangement abuser de ce principe et paralyser l’esprit de recherche en multipliant à l’infini les questions insolubles. Sans doute ; et tout ce qui résulte de là, c’est de n’admettre comme telles que celles qui le sont réellement. Il est bien clair d’ailleurs que, sur les sujets les plus inaccessibles à l’intuition rationnelle, les voies de la spéculation demeurent toujours ouvertes à qui veut encore aller bravement et noblement y échouer. Nous ne plaidons que le libre renoncement de l’examen.

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