Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

Appendice
De l’Herméneutique immédiate

Caractère populaire du langage et de l’enseignement des Écritures, etc.

Il est une herméneutique immédiate, basée sur l’intuition religieuse plus que sur l’investigation scientifique, qui est un sentiment plutôt qu’une démonstration, et que la dogmatique devrait consulter plus qu’elle ne le fait. Voilà ce que nous voudrions expliquer et justifier par quelques remarques.

Disons d’abord que le genre d’évidence ou d’argument auquel nous faisons appel laisse absolument libre et intact le rôle de la science. La science répond à la science, la science chrétienne à la science antichrétienne. Mais la science n’a point le monopole de la vérité divine ; ce n’est pas à elle, c’est à la pieuse docilité d’esprit et de cœur que s’adresse la Révélation (Matthieu 11.29). Cependant, la science est en un sens, comme l’Église, la colonne et l’appui de la vérité, qu’elle garde contre les attaques de l’incrédulité et les perversions de l’hérésie. Quoiqu’elle n’intéresse qu’indirectement le chrétien qui ouvre la Bible pour nourrir en lui la foi, l’espérance, la charité, son office est aussi important qu’étendu dans un siècle où le serviteur de l’Évangile doit plus que jamais réunir les deux qualités qu’exigeait déjà saint Paul (Tite 1.9 : capable tant d’enseigner selon la saine doctrine que de convaincre ceux qui s’y opposent.) Mais il n’en reste pas moins que la Bible se place et nous place dans une autre sphère que celle de la science.

En constatant la différence foncière qui existe entre l’œuvre spéciale de l’érudition et l’œuvre générale de l’édification, souvenons-nous que, pour l’une comme pour l’autre, la clef des Écritures est cette disposition intérieure qui, se tenant devant elles sans préoccupation d’aucune espèce, laisse voir partout ce qui s’y trouve, parce qu’elle n’y veut voir que cela.

Cette observation nous sera facilement accordée. Mais elle ne saurait légitimer, à elle seule, la valeur ou le droit que nous attribuons à l’herméneutique immédiate.

Parmi les considérations qui viennent l’appuyer, il en est une dont on tient trop peu de compte, quelque incontestable et incontestée qu’elle soit, et à laquelle nous devons nous arrêter ; savoir le caractère du langage et de l’enseignement sacré. Simple et sans art, nous pouvons le désigner par l’épithète de populaire. Cela résultait naturellement de la condition sociale des promulgateurs du Christianisme et de leur éducation. Les apôtres étaient étrangers à la science et à la littérature. A l’exception de saint Paul, ils n’avaient guère reçu que ce qu’on pourrait nommer l’instruction primaire de leur temps et de leur pays. Leur parole a dû retenir l’empreinte de leur culture intellectuelle. Celse en fait un des objets de ses attaques et de ses railleries. Saint Paul, quoique initié aux études de cette époque, a au fond le même style que les autres écrivains du Nouveau Testament. S’il diffère d’eux, c’est par la dialectique bien plus que par l’expression. Sa langue ou sa manière générale n’est pas celle de l’école. Il le reconnaît lui-même, vis-à-vis de ses adversaires de Corinthe qui s’en faisaient une arme contre lui. Il dit et redit qu’il n’a pas ces formes d’élocution, cet art de la parole, cette σοφια λογου qu’appréciaient si fort les Grecs. Il confesse que, quant au langage, il est un, homme du commun (2 Corinthiens 11.6 : ιδιωτης τω λογω). Et puis, nous n’avons de lui que des lettres ; et le style épistolaire est plutôt le style vif, inartificiel, irrégulier de la conversation, que le style étudié des livres.

De plus, les apôtres écrivaient, non pour les hautes classes ; mais pour les classes moyennes ou inférieures, auxquelles appartenaient la plupart des disciples ; et la forme de l’enseignement et du langage s’adapte comme d’elle-même à la portée des auditeurs ou des lecteurs.

Du reste, ce caractère des écrits évangéliques est reconnu de tout le monde. Il serait donc plus qu’inutile de mettre de l’insistance à le constater. Essayons plutôt d’en indiquer les conséquences ou les applications pratiques.

Le langage populaire, qu’il soit parlé ou écrit, a pour guide le sentiment et pour règle la nature et la coutume. En chaque cas, il ne regarde qu’à l’impression ou à la conviction spéciale qu’il veut produire. Etranger à la construction savante, quant à la pensée aussi bien que quant à l’expression, il ne s’asservit point aux préceptes de la logique et de la rhétorique, ou il ne suit que la rhétorique et la logique du sens commun. Il ne s’astreint pas davantage aux exigences de la systématisation. Ses caractères constitutifs sont la simplicité, la vivacité, l’énergie. Il conserve une liberté et une largeur que ne comportent point la composition et l’exposition méthodiques ; il ne sait pas se soumettre à l’ordre laborieux qu’elles imposent.

De là résulte, — et c’est un point important à noter, — qu’il n’a ni ne peut avoir la précision logique et grammaticale du style classique ou philosophique. L’enchaînement déductif des idées n’y est pas rigoureusement suivi. Les principes et les conséquences sont bien souvent affirmés plutôt que prouvés, indiqués ou supposés plutôt qu’exposés. Le développement des doctrines ne vaque jusqu’au point où peuvent atteindre les esprits sans culture ; on passe rapidement d’un ordre de considérations à l’autre pour peu que l’exige l’intérêt du moment ; l’assertion tient lieu de la démonstration, parce qu’elle se sent appuyée sur les attestations de la conscience religieuse, sur les données de la raison ou de la foi commune. Les sentences, les apophthegmes abondent. Tout est large dans l’exposition comme dans l’expression, par cela même que tout y est plus ou moins indéterminé. Les définitions, les distinctions, les limitations, qui caractérisent la langue de la science, sont presque constamment négligées dans cette langue du sentiment. Les locutions, les tournures qui portent coup dans le sens direct de l’argumentation ou de l’exhortation, sont préférées aux termes plus exacts, aux constructions plus correctes ; et cela sans calcul, parce qu’on ne se préoccupe que du but prochain, qu’on se propose, et que, s’adressant à l’âme entière et non à la seule intelligence, on doit chercher avant tout ce qui frappe au point qu’on veut emporter. C’est à cause de cela qu’on fait un si grand usage d’expressions métaphoriques et hyperboliques. On a de tout temps et partout remarqué que le langage le plus figuré est celui du peuple. Chez les hommes illettrés l’esprit n’est guère atteint que par l’intermédiaire des sens, et la figure donne un corps à la pensée, elle la rend en quelque manière visible. La vérité abstraite touche peu les masses ; elles sentent plus qu’elles ne raisonnent ; elles sont moins frappées d’une habile argumentation, quelque solide qu’elle soit, que d’une de ces vives images, de ces paroles sentencieuses qui résument les idées universelles et s’offrent comme des axiomes religieux et moraux. Telle est, en thèse générale, la méthode scripturaire.

Voulez-vous des exemples ? Prenez la théodicée et l’eschatologie. La profonde doctrine des Livres saints est que Dieu est Esprit, qu’il est omniprésent, omniscient, invisible, qu’on ne peut le représenter par rien. Et pourtant, vous savez dans quels termes ils en parlent. Il regarde des Cieux, il descend pour voir ce qui se passe ici-bas, son œil est sur les justes et ses oreilles sont attentives à leurs cris, etc., etc. L’anthropomorphisme est partout. Miséricordieuse condescendance, qui abaisse les expressions et les images jusqu’à la capacité des plus faibles intelligences, sans compromettre la vérité sainte.

Il en est de même des félicités et des peines du monde à venir. Tout ce qui, dans ce monde-ci, est propre à exciter fortement la crainte et l’espérance, tout ce qui éveille à un haut degré les idées de béatitude et de misère, est transporté dans la peinture du royaume de la lumière et de celui des ténèbres. Ce sont, d’un côté des trônes, des couronnes de gloire, des fleuves de délices ; de l’autre, un ver qui ne meurt point, un feu qui ne s’éteint point, etc.

Voilà le langage de la Bible, et il s’étend à tout ; il existe dans les écrits didactiques comme dans les écrits poétiques et prophétiques, quoique sous des formes et dans des proportions différentes. Il n’est nulle part plus prononcé et plus admirable que dans la parole de Jésus-Christ. Voyez le sermon sur la Montagne.

Ce caractère du langage se retrouve dans l’enseignement des Écritures ; chose toute simple, tant la forme de la pensée et celle de l’expression se tiennent par des liens étroits. La Bible, chacun le sait, ne suit pas un ordre méthodique dans l’exposition de ses doctrines dogmatiques et morales ; elle les donne un peu ici, un peu là, par occasion, par sentences, tantôt isolées, tantôt groupées ; rien n’y ressemble au développement régulier, à l’arrangement systématique d’un traité de théologie ou de religion. Les traits généraux du style se reflètent dans l’enseignement. N’en relevons qu’un, et toujours le même, l’absence de cette précision ou de cette préoccupation logique qui définit, distingue, restreint, complète, pèse ses assertions et ses expressions, afin que l’énoncé d’un principe ne paraisse pas en désaccord avec l’énoncé d’un autre. Ce soin, qui importe si fort dans les ouvrages de science, nos auteurs sacrés ne le prennent pas. En présentant un point de doctrine, théorique ou pratique, ils semblent oublier les points collatéraux avec lesquels il doit rester en harmonie. On dirait qu’ils ne s’inquiètent pas des rapports d’un dogme avec les autres dogmes, d’un précepte avec les autres préceptes, ne regardant qu’à l’impression particulière qu’ils veulent produire. Aussi n’est-il pas rare que les diverses faces de leur enseignement, considérées à part et en dehors de l’esprit qui les inspire et les domine, offrent d’embarrassantes antinomies. Voyez, par exemple, dans saint Paul, les doctrines parallèles de la justification par la foi, sans les œuvres, et du jugement selon les œuvres, ou celles de la prédestination divine et de la responsabilité humaine. Et il en est dans la sphère morale comme dans la sphère dogmatique. Conférez, dans le sermon sur la Montagne, Matthieu 5.16 avec Matthieu 6.1, et notez ces vives sentences qui jetteraient dans les plus graves écarts si elles n’étaient interprétées par l’analogie de l’Écriture et de la foi. — Remarquons, en passant, qu’à côté des énantiophanies doctrinales sont des énantiophanies historiques qui naissent aussi de la forme du langage et de l’enseignement. Les faits, comme les doctrines, ne sont présentés, qu’occasionnellement, partiellement, dans des vues spéciales et pratiques : observation importante, qui explique beaucoup de choses, et dont la critique comme la dogmatique devraient se souvenir davantage.

Le genre populaire des Saintes Écritures contribue pour une grande part à faire du Livre de Dieu le livre de l’humanité, en le mettant à la portée de toutes les intelligences. La Bible ne perd rien par là auprès des esprits cultivés, et elle instruit, intéresse, captive l’homme du peuple et l’enfant lui-même, tandis que, dans la langue de la science, elle n’aurait été ni comprise ni lue par une personne sur cent ou sur mille. D’ailleurs, sous cette forme animée, elle parle à toutes nos facultés à la fois, ce qui la rend plus propre à l’usage religieux que si elle s’était adressée à la raison seule. A la place du sermon sur la Montagne, qu’on ne se lasse pas de citer, supposez un exposé systématique des grands principes moraux de l’Évangile, aurait-il servi à la méditation pieuse de l’Église comme il l’a toujours fait, comme il le fera toujours ? L’homme même capable de l’entendre sous cette forme plus élevée en apparence, y serait-il revenu aussi souvent, en aurait-il retiré ces impressions célestes et toujours nouvelles qu’il y trouve aujourd’hui ? En outre, ce langage, qui est le plus universellement intelligible, est aussi le plus fixe, parce qu’au lieu de prendre ses expressions et ses images dans la technologie changeante des systèmes, il les prend dans les faits d’intuition ou d’observation, dans les données intimes de la conscience, dans les éternelles scènes de la nature, ou dans l’histoire et dans le culte mosaïque, sujet familier aux lecteurs assidus de la Bible.

Mais ce sont surtout les conséquences ou les applications exégétiques que nous devons signaler ici. Le langage des écrivains sacrés étant celui de la conscience religieuse et morale, de la vie en Dieu, pour ainsi parler, l’homme dont l’esprit et le cœur y correspondent le mieux, sera aussi en thèse générale l’homme qui en saisira le mieux le sens et le fond réel, au milieu des indéterminations de la terminologie, lorsque des causes extérieures, des influences étrangères ne viendront pas troubler et fausser ses impressions. Ce qui importe, c’est cet effet d’ensemble, cette sorte d’intuition, fruit d’une lecture répétée et suivie. Car, ne l’oublions pas, la Bible peint à grands traits, ramenant sans cesse les mêmes sujets d’enseignement, les mêmes objets de foi. C’est sous forme vivante et concrète qu’elle donne la vérité, parce qu’elle parle, non au savant, mais à l’homme ; circonstance capitale, partout reconnue en principe et souvent oubliée en fait.

Il suit de là qu’on doit, en règle générale, l’entendre dans ce sens simple, naturel, primesautier, qui repose à la superficie du Livre, qui se manifeste de lui-même aux esprits droits et pieux, familiarisés par une étude habituelle avec la manière des auteurs sacrés. L’impression constante que produit la Bible sur ces âmes humbles, sérieuses, qui la lisent et la relisent simplement pour être enseignées de Dieu, m’inspire plus de confiance que bien des interprétations entourées d’un pompeux appareil scientifique et prônées par de grands noms. Je ne prétends pas que ces jugements ou ces sentiments de la piété doivent s’ériger en autorité normative : trop de faits s’élèveraient à l’encontre. Je dis seulement que lorsqu’ils ont de la généralité, de la persistance, et qu’ils paraissent s’être formés sous l’action directe des Écritures, il sort de là une réelle et haute présomption en leur faveur. Je me fonde pour le croire, et sur les promesses faites à une lecture docile du Livre des révélations, et sur la nature du langage, sur la forme de l’enseignement qui le caractérisent, et sur l’histoire même de la dogmatique. Tout en reconnaissant que l’Esprit de Dieu est là, nous oublions beaucoup trop qu’il répond à la prière. dans la recherche de la vérité comme dans celle de la sainteté. Si la science de la foi et la vie de la foi se soutiennent l’une l’autre, peut-être est-il vrai de dire en somme que la première reçoit plus de la seconde qu’elle ne lui rend.

Les difficultés historiques, critiques, exégétiques, etc., ne sont pas de la compétence des humbles lecteurs de l’Écriture. Là est le champ spécial de la science. Mais nous parlons en ce moment des grandes données religieuses, où la foi et la vie plongent leurs racines et puisent leur sève. Or, en cela, la pieuse docilité jointe à la droiture d’esprit et de cœur, vaut autant, si ce n’est mieux, que le savoir qui s’appuie trop sur lui-même. Les Saintes Écritures ne sont pas une énigme ou un hiéroglyphe que l’érudition seule puisse déchiffrer. La classe de personnes à qui elles ont été adressées doit être à même de les comprendre, au moins quant aux choses du salut. La science a son rôle que nous ne voulons ni déprécier ni restreindre ; et il est grand, en des temps qui, reprenant tout en sous œuvre, remettent tout en question. Outre l’immense et incessant labeur de l’apologétique générale, là même où l’authenticité et la divinité des Écritures sont pleinement reconnues, il reste à la science chrétienne des travaux de première importance ; elle a, en particulier, à déterminer le sens usuel et par cela même le sens réel de bien des locutions d’un haut intérêt, à les suivre dans leurs différentes applications et à en donner une traduction qui leur fasse dire dans nos langues ce qu’elles disent dans les langues originales. Par là, elle met la Bible entre les mains de la religion. Mais cela fait, l’intuition pieuse, nourrie de la parole divine, a sa part dans l’herméneutique à côté de l’investigation rationnelle ; l’œuvre de l’édification s’unit à celle de l’érudition, et ni dans l’une ni dans l’autre, on ne doit perdre de vue la nature ou la forme du Livre divin.

Nous ne croyons pas aller au delà du vrai, quelque paradoxal que cela puisse paraître par le temps qui court, en affirmant que le caractère de l’enseignement et du langage sacré, ce que nous avons nommé d’un seul mot sa forme populaire, proteste à la fois contre les deux séries inverses d’interprétations qui ont alternativement dominé la pensée théologique et le plus faussé la pensée scripturaire ; je veux dire le servilisme littéraliste et le latitudinarisme rationaliste. Bien consultée dans ses éléments négatifs et positifs, la manière générale des Écritures serait un des préservatifs ou des correctifs les plus sûrs de ce double écart.

Les abus du littéralisme sont universellement reconnus et flétris. Il n’est nul besoin de les signaler. Mais il n’est pas rare qu’ils existent plus ou moins dans les directions qui les condamnent avec le plus de sévérité et qui s’en croient le plus à l’abri. On ne le remarque pas assez. Chaque école, comme chaque église, interprète rigoureusement les passages et les termes qui déposent en sa faveur. En dogmatique, en ecclésiologie et partout vous surprenez les partis divers pressurant l’expression biblique lorsqu’elle leur est favorable, en même temps qu’ils la quintessencient et la volatilisent lorsqu’elle leur est contraire. Ce procédé n’est pas le fait de la seule orthodoxie, quoique ce ne soit guère qu’à elle qu’on le reproche. Le rationalisme y a incessamment et largement recouru. Toutes les fois qu’il y trouve avantage, il va s’appuyer aussi sur des locutions qu’il presse et pousse à outrance, et auxquelles il impose une signification que la lettre peut autoriser mais que repousse l’esprit des textes. On en citerait mille exemples.

Peut-être convient-il d’observer, dans le pêle-mêle actuel, que le littéralisme proprement dit ne doit point être confondu avec le grand principe de la Réformation : la Bible, toute la Bible, rien que la Bible. Ce sont choses tout à fait différentes, que peut seule assimiler la prévention qui fait flèche de tout bois. Par cela même que le Protestantisme veut la Bible dans son intégrité, il veut la vraie pensée de la Bible ; il la veut aussi exacte, aussi pure, aussi complète que possible. Il proscrit, par conséquent, les méthodes d’interprétation qui, perdant de vue le caractère foncier de ses enseignements, y feraient trouver ce qui n’y est pas ou en effaceraient ce qui y est, celles d’un servilisme superstitieux comme celles d’un rationalisme vaporisateur.

Du reste, nous avons ici, non à discuter le littéralisme en lui-même, mais à montrer qu’il est en flagrant désaccord avec la forme constitutive des Livres saints. On le voit tout de suite, si l’on réfléchit qu’il suppose dans les Écritures cette exactitude logique et grammaticale, cette précision de pensée et d’expression qu’exclut le caractère général de leur enseignement et de leur langage. Comment entendre verbum verbo cet enseignement tout occasionnel, ce langage figuré, et par suite souvent hyperbolique et parabolique ? Le rigorisme littéraliste méconnaissant la vraie nature du texte sacré, fait constamment courir le risque d’en méconnaître la vraie signification ; et c’est ce qui lui est arrivé mille fois. Cette seule observation suffit pour le juger et pour recommander le discernement spirituel que réclame l’œuvre entière de la foi et de la vie, et qu’il faut surtout demander à une pieuse et incessante méditation des Écritures, qui saisit d’autant mieux leur pensée qu’elle s’est plus familiarisée avec leur langue.

Si la forme de la doctrine et de la terminologie bibliques peut prémunir contre le littéralisme servile, elle met également en garde contre l’extrême opposé, dont les écarts et les périls sont bien autrement à redouter aujourd’hui.

Ici, nous avons devant nous des principes et des procédés d’interprétation fort divers. Les uns ont cru que, sous le sens littéral et historique, il en existe un plus profond qui est le véritable, selon la maxime de Philon, « que les mots sont un corps qu’habite une âme, et que l’œil illuminé doit chercher cette âme sous son enveloppe ». — Les autres supposent que les promulgateurs de l’Évangile ont dû revêtir la vérité sainte des couleurs et des croyances de leur époque, afin de lui ouvrir un accès plus facile et plus sûr, jusqu’à ce que le temps vint pour elle de se dépouiller de ces formes transitoires ; et cette œuvre d’épuration, ils s’attribuent la mission et la gloire de l’accomplir. — D’autres disent que chaque siècle saisissant l’idée chrétienne de son point de vue propre, s’en formant une conception qui est sa foi et sa vie et qui devient sa lumière, l’Écriture tombe sous l’appréciation souveraine de la conscience religieuse et morale, qui n’y peut prendre que ce qu’elle peut s’en assimiler, etc., etc. : Principe de l’allégorie, principe de la figure, principe d’accommodation, principe de développement et d’autonomie, appliqués chacun dans des proportions et des directions infiniment diverses.

Ces méthodes, préconisées tour à tour par l’opinion, et qui ont toutes un fond vrai, deviennent erronées et destructives en se faisant absolues, comme elles le font d’ordinaire. Tout a alternativement disparu ou s’est transmué sous le prisme de ces procédés exégétiques… Ces méthodes ne tiennent pas, à beaucoup près, un compte suffisant du caractère constitutif de l’enseignement et du langage scripturaire. Un tel mode d’exposition se refuse visiblement à de tels principes d’interprétation ; ou, s’il leur laisse une part, ce n’est qu’une part très restreinte. Cet enseignement inartificiel, vivant, spontané, adressé à tous et pouvant conséquemment être compris de tous ne se prête pas ou se prête peu à ces explications laborieuses, résultats de recherches et de tâtonnements infinis. La Parole sainte a sans doute des profondeurs qui réclament toutes les forces de la pensée, toutes les ressources du savoir, mais elle présente à sa surface la vérité salutaire. Elle s’explique par elle-même, suivant un adage imposé à la théologie et à l’Église par l’expérience des siècles. Langue du sens religieux ou du sens chrétien, c’est le sens religieux qui en est le meilleur interprète. Le principal office de la science est de constater dans chaque cas l’intégrité du texte et la fidélité de la version. Le reste appartient à l’étude pratique, à l’intuition spirituelle, au moins autant qu’à l’érudition ; et nous pouvons conclure de cela seul que les méthodes systématiques, appliquées comme elles le sont d’ordinaire, ne donnent qu’une lumière incertaine, qui expose peut-être plus qu’elle ne sert…

La sphère religieuse et la sphère théologique, quoique distinctes, ne sont pas indépendantes. Il y a là un rapport de la pensée et du sentiment aussi difficile à déterminer qu’aisé à constater. La disposition intérieure, où sont les sources secrètes de la foi et de la vie chrétienne, se trouve être aussi la base la plus profonde de la science chrétienne. En présence des Saintes Écritures, le théologien, comme le simple fidèle, doit renoncer à son idée propre, de même qu’à sa volonté propre, pour recevoir docilement et pleinement l’enseignement divin. C’est faute de cette disposition, qui devrait être générale et qui est si rare, que la Révélation reste livrée à tout vent de doctrine, chacun y cherchant ce qu’il désire y trouver, au lieu de regarder simplement à ce qui s’y trouve.

L’Évangile a été annoncé aux pauvres. Il s’agit donc de l’entendre dans ce sens premier, qui s’offre spontanément aux cœurs droits, et qui est bien certainement celui qu’y ont attaché et voulu y faire attacher les écrivains. Cette notion ou cette impression, qui frappe d’emblée et l’homme illettré et le savant étranger à toute préoccupation systématique, mérite tout au moins une sérieuse attention. Souvenons-nous de ce que sont les Saintes Écritures ; réfléchissons à leur forme constitutive et à leur destination providentielle ; et demandons-nous sur chacune de leurs doctrines, non ce que tels ou tels des termes qu’elles emploient peuvent signifier en eux-mêmes, mais ce qu’ils ont dû signifier à la place qu’ils occupent et pour l’auteur sacré et pour ses lecteurs. Au fait, le devoir et l’objet réel de la science est d’établir le vrai sens de la terminologie biblique et de la garder contre les interprétations qui la faussent. Mais tout a été tellement bouleversé et troublé de nos jours, qu’on arrive plus promptement, et peut-être plus sûrement, par l’impression directe des textes que par une laborieuse discussion. Nous nous attacherons donc à cette herméneutique immédiate, à laquelle l’herméneutique scientifique doit sans doute prêter son concours et son appui, mais qui a bien sa légitimité et sa valeur propre, fondée qu’elle est sur les trois larges bases que nous lui avons reconnues :

  1. la forme, et, pour ainsi dire, la nature des Livres saints ;
  2. l’opération du Saint-Esprit, qui illumine et régénère tout ensemble ;
  3. les promesses faites à l’humilité d’esprit et de cœur.

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