La personne de Jésus-Christ, miracle de l’histoire

Napoléon

« Il est vrai que le Christ propose à notre foi une série de mystères. Il commande avec autorité d’y croire, sans donner d’autres raisons que cette parole épouvantable : Je suis Dieu.

Sans doute, il faut la foi pour cet article-là, qui est celui duquel dérivent tous les autres articles. Mais le caractère de la divinité du Christ une fois admis, la doctrine chrétienne se présente avec la précision et la clarté de l’algèbre ; il faut y admirer l’enchaînement et l’unité d’une science.

Appuyée sur la Bible, cette doctrine explique le mieux les traditions du monde ; elle les éclairait, et les autres dogmes s’y rapportent étroitement comme les anneaux scellés d’une même chaîne. L’existence du Christ, d’un bout à l’autre, est un tissu tout mystérieux, j’en conviens ; mais ce mystère répond à des difficultés qui sont dans toutes les existences ; rejetez-le, le monde est une énigme ; acceptez-le, vous avez une admirable solution de l’histoire de l’homme.

Le christianisme a un avantage sur tous les philosophes et sur toutes les religions : les chrétiens ne se font pas illusion sur la nature des choses. On ne peut leur reprocher ni la subtilité, ni le charlatanisme, des idéologues, qui ont cru résoudre la grande énigme des questions théologiques avec de vaines dissertations sur ces grands objets. Insensés, dont la folie ressemble à celle d’un petit enfant qui veut toucher le ciel avec la main, ou qui demande la lune pour son jouet ou sa curiosité. Le christianisme dit avec simplicité : « Nul homme n’a vu Dieu, si ce n’est Dieu. Dieu a révélé ce qu’il était ; sa révélation est un mystère que ni la raison ni l’esprit ne peuvent concevoir. Mais, puisque Dieu a parlé, il faut y croire. » Cela est d’un grand bon sens.

L’Evangile possède une vertu secrète, je ne sais quoi d’efficace et de chaleureux qui agit sur l’entendement et qui charme le cœur ; on éprouve, à le méditer, ce qu’on éprouve à contempler le ciel. L’Evangile n’est pas un livre : c’est un être vivant, avec une action, avec une puissance qui envahit tout ce qui s’opposo à son extension. Le voici sur cette table, ce livre par excellence ; — et ici l’Empereur le toucha avec respect, — je ne me lasse pas de le lire, et tous les jours avec le même plaisir.

Le Christ ne varie pas ; il n’hésite jamais dans son enseignement et la moindre affirmation de lui est marqué d’un cachet de simplicité et de profondeur qui captive l’ignorant et le savant, pour peu qu’ils y prêtent leur attention.

Nulle part on ne trouve cette série de belles idées, de belles maximes morales qui défilent comme les bataillons de la milice céleste, et qui produisent dans notre âme le même sentiment que l’on éprouve à considérer l’étendue infinie du ciel, resplendissant, par une belle nuit d’été, de tout l’éclat des astres.

Non seulement notre esprit est préoccupé, mais il est dominé par cette lecture, et jamais l’âme ne court risque de s’égarer avec ce livre.

Une fois maître de notre esprit, l’Evangile fidèle nous aime. Dieu même est notre ami, notre Père et vraiment notre Dieu. Une mère n’a pas plus de soin de l’enfant qu’elle allaite. L’âme, séduite par la beauté de l’Evangile, ne s’appartient plus. Dieu s’en empare tout à fait ; il en dirige les pensées et toutes les facultés ; elle est à lui.

Quelle preuve de la divinité du Christ ! avec un empire aussi absolu, il n’a qu’un seul but : l’amélioration spirituelle des individus, la pureté de la conscience, l’union à ce qui est vrai, la sainteté de l’âme.

Enfin, et c’est mon dernier argument, il n’y a pas de Dieu dans le ciel, si un homme a pu concevoir et exécuter, avec un plein succès, le dessein gigantesque de dérober pour lui le culte suprême, en usurpant le nom de Dieu. Jésus est le seul qui l’ait osé ; il est le seul qui ait dit clairement, affirmé imperturbablement lui-même de lui-même : Je suis Dieu ; ce qui est bien différent de cette affirmation : Je suis un dieu, ou de cette autre : il y a des dieux. L’histoire ne mentionne aucun autre individu qui se soit qualifié lui-même de ce titre de Dieu dans le sens absolu. La fable n’établit nulle part que Jupiter et les autres dieux se soient eux-mêmes divinisés. C’eût été de leur part le comble de l’orgueil, et une monstruosité, une extravagance absurde. C’est la postérité, ce sont les héritiers des premiers despotes qui les ont déifiés. Tous les hommes étant d’une même race, Alexandre a pu se dire le fils de Jupiter ; mais toute la Grèce a souri de cette supercherie ; et de même l’apothéose des empereurs romains n’a jamais été une chose sérieuse pour les Romains. Mahomet et Confucius se sont donnés simplement pour des agents de la Divinité. La déesse Egérie de Numa n’a jamais été que la personnification d’une inspiration puisée dans la solitude des bois. Les dieux Brahma, de l’Inde, sont une innovation psychologique.

Comment donc un Juif, dont l’existence historique soit plus avérée que toutes celles des temps où il a vécu, lui seul, fils d’un charpentier, se donne-t-il tout d’abord pour Dieu même, pour l’Etre par excellence, pour le Créateur de tous les êtres ? Il s’arroge toutes les sortes d’adoration. Il bâtit, son culte de ses mains, non avec des pierres, mais avec des hommes. On s’extasie sur les conquêtes d’Alexandre ! Eh bien ! voici un conquérant qui confisque à son profit, qui unit, qui incorpore à lui-même, non pas une nation, mais l’espèce humaine. Quel miracle ! l’âme humaine, avec toute ses facultés, devient une annexe de l’existence du Christ.

Et comment ? par un prodige qui surpasse tout prodige. Il veut l’amour des hommes, c’est-à-dire ce qu’il est le plus difficile au monde d’obtenir ; ce qu’un sage demande vainement à quelques amis, un père à ses enfants, une épouse à son époux, un frère à son frère, en un mot, le cœur ; c’est là ce qu’il veut pour lui ; il l’exige absolument, et il y réussit tout de suite. J’en conclus sa divinité. Alexandre, César, Annibal, Louis XIV, avec tout leur génie, y ont échoué. Ils ont conquis le monde, et ils n’ont pu parvenir à avoir un ami. Je suis peut-être le seul, de nos jours, qui aime Annibal, César, Alexandre… Le grand Louis XIV, qui a jeté tant d’éclat sur la France et dans le monde, n’avait pas un ami dans tout son royaume, même dans sa famille. Il est vrai, nous aimons nos enfants : pourquoi ? Nous obéissons à un instinct de la nature, à une volonté de Dieu, à une nécessité que les bêtes elles-mêmes reconnaissent et remplissent ; mais combien d’enfants qui restent insensibles à nos caresses, à tant de soins que nous leur prodiguons ! combien d’enfants ingrats ! Vos enfants, général Bertrand, vous aiment-ils ? Vous les aimez, et vous n’êtes pas sûr d’être payé de retour… Ni vos bienfaits, ni la nature, ne réussirent jamais à leur inspirer un amour tel que celui des chrétiens pour Dieu ! Si vous veniez à mourir, vos enfants se souviendraient de vous en dépensant votre fortune, sans doute ; mais vos petits-enfants sauraient à peine si vous avez existé… Et vous êtes le général Bertrand ! Et nous sommes dans une île, et vous n’avez d’autre distraction que la vue de votre famille !

Le Christ parle, et désormais les générations lui appartiennent par des liens plus étroits, plus intimes que ceux du sang ; par une union plus sacrée, plus impérieuse que quelque union que ce soit. Il allume la flamme d’un amour qui fait mourir l’amour de soi, qui prévaut sur tout autre amour.

A ce miracle de sa volonté, comment ne pas reconnaître le Verbe créateur du monde !

Les fondateurs de religion n’ont pas même eu l’idée de cet amour mystique, qui est l’essence du christianisme, sous le beau nom de charité.

C’est qu’ils n’avaient garde de se lancer contre un écueil. C’est que, dans une opération semblable, se faire aimer, l’homme porte en lui-même le sentiment profond de son impuissance.

Ainsi le plus grand miracle du Christ, sans contredit, c’est le règne de la charité.

Lui seul, il est parvenu à élever le cœur des hommes jusqu’à l’invisible, jusqu’au sacrifice du temps ; lui seul, en créant cette immolation, a créé un lien entre le ciel et la terre.

Tous ceux qui croient sincèrement en lui ressentent cet amour admirable, surnaturel, supérieur ; phénomène inexplicable, impossible à la raison et aux forces de l’homme ; feu sacré donné à la terre par ce nouveau Prométhée, dont le temps, ce grand destructeur, ne peut ni user la force, ni limiter la durée. Moi, Napoléon, c’est ce que j’admire davantage, parce que j’y ai pensé souvent. Et c’est ce qui me prouva absolument la divinité du Christ ! ! !

J’ai passionné des multitudes qui mouraient pour moi. A Dieu ne plaise que je forme aucune comparaison entre l’enthousiasme des soldats et la charité chrétienne, qui sont aussi différents que leur cause.

Mais enfin il fallait ma présence, l’électricité de mon regard, mon accent, une parole de moi ; alors, j’allumais le feu sacré dans les cœurs… Certes, je possède le secret de cette puissance magique qui enlève l’esprit, mais je ne saurais le communiquer à personne ; aucun de mes généraux ne l’a reçu ou deviné de moi ; je n’ai pas davantage le secret d’éterniser mon nom et mon amour dans les cœurs, et d’y opérer des prodiges sans les secours de la matière.

Maintenant que je suis à Sainte-Hélène… maintenant que je suis seul et cloué sur ce roc, qui bataille et conquiert des empires pour moi ? Où sont les courtisans de mon infortune ? Pense-t-on à moi ? Qui se remue pour moi en Europe ? Qui m’est demeuré fidèle ? Où sont mes amis ? Oui, deux ou trois, que votre fidélité immortalise, vous partagez, vous consolez mon exil. »

Ici la voix de l’Empereur prit un accent particulier d’ironique mélancolie et de profonde tristesse. « Oui, notre existence a brillé de tout l’éclat du diadème et de la souveraineté ; et la vôtre, Bertrand, réfléchissait cet éclat, comme le dôme des Invalides, doré par nous, réfléchit les rayons du soleil… Mais les revers sont venus ; l’or peu à peu s’est effacé. La pluie du malheur et des outrages dont on m’abreuve chaque jour en emporte les dernières parcelles. Nous ne sommes plus que du plomb, général Bertrand, et bientôt je serai de la terre.

Telle est la destinée des grands hommes ! Telle de César et d’Alexandre ; et l’on nous oublie ! Et le nom d’un conquérant, comme celui d’un empereur, n’est plus qu’un thème de collège ! Nos exploits tombent sous la férule d’un pédant qui nous insulte ou nous loue.

Que de jugements divers on se permet sur le grand Louis XIV ! A peine mort, le grand roi lui-même fut laissé seul, dans l’isolement de sa chambre à coucher de Versailles… négligé par ses courtisans et peut-être l’objet de leur risée. Ce n’était plus leur maître ! C’était un cadavre, un cercueil, une fosse, et l’horreur d’une imminente décomposition.

Encore un moment : Voilà mon sort ce qui va m’arriver à moi-même… Assassiné par l’oligarchie anglaise, je meurs avant le temps, et mon cadavre aussi va être rendu à la terre pour y devenir la pâture des vers…

Voilà la destinée très prochaine du grand Napoléon… Quel abîme entre ma misère profonde, et le règne éternel du Christ prêché, encensé, aimé, adoré, vivant dans tout l’univers !… Est-ce là mourir ? N’est-ce pas plutôt vivre ? Voilà la mort du Christ ! Voilà celle de Dieu ! »

L’Empereur se tut, et comme le général Bertrand gardait également le silence : « Vous ne comprenez pas, reprit l’Empereur, que Jésus-Christ est Dieu ! eh bien ! j’ai eu tort de vous faire général ! ! ! »

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