Essai sur le caractère de Jésus-Christ

Préliminaires

I

Mon but est de rechercher quel fut le caractère de l’homme extraordinaire qui, il y a un peu plus de dix-huit siècles, au sein d’un pays obscur et d’un peuple méprisé, fonda un ordre de choses, lequel dès lors a envahi, en la modifiant, une grande partie du monde, et exerce encore aujourd’hui, de l’aveu même de ses détracteurs, une influence radicale et sur les individus et sur les sociétés.

Je ne me fais aucune illusion ; le but que je viens d’indiquer ne peut être atteint que dans une petite mesure. La personnalité de Jésus a débordé jusqu’ici toutes les conceptions qui en ont été présentées, et il ne s’est pas encore trouvé d’artiste qui ait essayé de rendre le Christ en une image, et qui n’ait pas réservé, bien malgré lui, sans doute, à des rivaux inconnus, quelques traits du modèle qu’il voulait copier. La raison de ce fait est, avant tout, une raison morale. Dans le domaine moral l’homme ne saisit bien que ce qu’il réalise déjà en quelque mesure. Les ressorts cachés de la vie d’un héros échapperont toujours à celui dont l’âme ne renferme pas une parcelle d’héroïsme. Pour rendre dans toute la plénitude de sa richesse une vie pure, il faudrait l’avoir réfléchie, et, une âme pure peut seule la réfléchir. Voilà pourquoi, selon la pensée profonde de l’apôtre qui a le mieux connu Jésus, nous ne le verrons tel qu’il est que lorsque nous lui serons semblables (1 Jean 3.2).

Nous ne nous dissimulons pas non plus tout ce que peut avoir d’étrange et même de peu respectueuse pour certains esprits, l’idée de placer à côté du nom du Christ, un mot aussi humain que celui de caractère. Aussi nous sentons-nous obligé de déclarer d’entrée dans quel sens nous entendons ce mot. En écrivant en tête de notre Essai les mots Caractère de Jésus-Christ, nous n’avons prétendu préjuger en rien de la nature intime de Jésus ; encore moins avons-nous voulu supposer que, selon l’analogie générale, Jésus aurait présenté dans sa personne, d’une manière exclusive ou prédominante, certains côtés de la nature normale de l’homme et aurait eu ainsi, dans le sens restreint et souvent employé du mot, un caractère. Une telle méthode serait, on le verra dans la suite, directement contraire à l’esprit de notre travail. La seule hypothèse dont nous ayons besoin (et qui ne nous l’accorderait ?) est celle de la pleine humanité de Jésus. Quelle que fût l’origine de Jésus, quelle que fût sa nature profonde, il est constant qu’il a été homme, vivant parmi les hommes. Il a eu, par conséquent, un caractère, c’est-à-dire qu’un trait ou un ensemble de traits marquait son individualité, et quand nous devrions arriver à reconnaître que ce qui distingue le Christ de toute autre individualité humaine, c’est qu’il possédait dans une parfaite harmonie toutes les facultés normales de notre être moral, nous pourrions encore parler du caractère de Jésus-Christ.

Remarquons, d’ailleurs, que, jusqu’à ces derniers temps, l’Église a peu insisté sur l’étude du caractère de Jésus-Christ. Nous nous l’expliquons facilement. Durant les premiers siècles de son existence, elle eut à se défendre et à s’affirmer en face de deux mondes, le monde juif et le monde païen, qui lui contestaient tous ses droits ou s’efforçaient de l’envahir. Or la lutte de l’Église avec le judaïsme la portait surtout à rechercher dans l’histoire et dans les institutions d’Israël des types de l’économie nouvelle, et sa lutte avec le monde païen la plaçait sur le terrain d’une haute philosophie, terrain aussi peu favorable que le premier à l’étude élémentaire de la vie du Christ. Au moyen âge, il s’agit surtout pour l’Église de se consolider comme institution. Or ce point de vue la portait d’une part à concentrer, pour le vulgaire, toute la religion dans le rite, — et de l’autre, à donner à ses propres études une couleur de plus en plus systématique, qui en exclût nécessairement le vulgaire. Qu’on se figure, au moyen âge, un moine prêchant sur le caractère de Jésus ! Il eût fourni à la multitude une autorité dont la fraîche et laïque saveur n’eût pas manqué de la séduire et qu’elle n’eût pas tardé, sans doute, à opposer à celle dont relevait le prédicateur lui-même. — Autant eût valu, pour ce moine, distribuer l’Évangile !

La Réforme vint, qui replaça d’une main puissante l’homme en face de Dieu. Mais, pas plus que l’Église des premiers siècles, elle ne put s’empêcher de compter avec l’ancien ordre de choses. Ce fut d’abord pour réagir contre lui. Elle le fit en soutenant, en face du pélagianisme qui avait tout envahi, les droits de Dieu sur l’âme humaine. Elle mit ainsi, tout d’abord, la question anthropologique à son ordre du jour. Et puis elle éprouva le besoin, ce n’est pas nous qui l’en blâmerons, d’établir un corps de doctrines. Dans ce travail, elle se préoccupa avant toute chose, de défendre ce qui était attaqué et d’établir son accord avec les symboles des premiers siècles, auxquels elle déclarait adhérer. Or nul n’attaquait alors le caractère de Jésus, et l’on sait la place qu’occupe ce sujet dans les canons de Nicée et de Constantinople ! Il fallut, une fois de plus, que nous apprissions de nos adversaires à faire l’inventaire de nos richesses. Il fallut que, lasse de s’en prendre au système chrétien, la tendance naturaliste du dernier siècle portât hardiment la main au centre, nous voulons dire à Jésus même, pour que les chrétiens comprissent que le véritable fondement de leur foi, celui qu’ils devaient à la fois défendre et présenter, était la réalité vivante et historique de l’Homme-Dieu. Je n’ai pas à raconter cet épisode déjà long de notre histoire théologique ; ce que je veux constater seulement, c’est qu’aujourd’hui la lutte nous appelle irrésistiblement sur le terrain des faits. Ce qui est attaqué aujourd’hui, c’est cette création de Dieu dans l’histoire que nous appelons le christianisme, et qui a son centre en la personne du Christ. Eh bien, c’est cette création que nous devons défendre, et que nous ne pouvons défendre qu’en nous plaçant, aussi résolument que nos adversaires, sur le terrain de l’histoire. Ce terrain, d’ailleurs, est celui qui nous convient. C’était celui de l’Église apostolique (1 Jean 1.1), et nous devons une grande reconnaissance à ceux qui nous mettent en demeure de ne pas l’oublier.

Cela posé, notre tâche est double. Nous avons à justifier de la haute valeur des documents sur lesquels repose la connaissance que nous avons du Christ, — c’est le rôle de la critique. — Nous avons aussi à construire, à l’aide des matériaux dont nous disposons, l’image du Christ de l’histoire. — Ah ! sans doute, cette image gît vivante dans la foi du chrétien le plus ignorant. Mais ne sera-t-il pas permis à celui qui a saisi, par l’intuition de la foi, cette image, de se mettre à quelque distance, et là, dans le recueillement de son âme, de faire l’inventaire de son trésor ?

C’est ce dernier travail que nous voulons essayer, bien persuadé d’ailleurs que le meilleur moyen de servir les intérêts de la critique elle-même, serait de présenter du Christ des évangiles une image d’une si vivante réalité, qu’elle s’imposât et fit dire une fois de plus : Ce n’est pas ainsi qu’on invente ! Nous désirons nous livrer à cette étude sans aucune préoccupation étrangère à notre sujet. Nous appliquerons à Jésus les règles ordinaires de l’observation. Nous nous ferons violence au point d’essayer de le traiter comme le premier venu, et nous ne croirons pas pour cela lui manquer de respect ; pas plus que ne lui manquaient de respect ces passants galiléens qui, durant les jours de son ministère, s’approchaient de lui, attirés par la foule, et s’en retournaient parfois donnant gloire à Dieu.

Jésus, cela est à remarquer, a beaucoup plutôt montré que défini ce qu’il était. Il a voulu fonder la foi en sa divinité, non point essentiellement sur des déclarations, mais sur des faits et sur la connaissance profonde de son humanité même. Soyons fidèles à cet exemple, et sachons que le plus sûr moyen de manquer de respect à Jésus-Christ, serait de mettre le moindre voile entre lui et nous, et de laisser croire à nos adversaires que nous craignons de nous trop approcher de lui.

II

Il y a deux manières d’étudier un grand caractère. On peut l’étudier en lui-même, dans l’histoire de son développement, dans l’impression immédiate qu’il a produite. On peut l’étudier dans la trace qu’il a laissée. C’est ainsi que pour arriver à apprécier le caractère du Christ, nous pouvons, soit examiner les documents qui nous rapportent sa vie, soit étudier l’Église et conclure du caractère de l’œuvre à celui de l’ouvrier. De ces deux manières la seconde est aussi légitime que la première. Il est évident que si l’Église chrétienne a été fondée, comme nous le croyons, non par un mélange de certaines idées, mais par l’action personnelle du Christ, nous devons retrouver en elle les traits de son fondateur, et que si elle a, par exemple, fait surgir dans le monde une humilité, une pureté morale, une charité nouvelles, nous serons parfaitement en droit de conclure que le Christ était humble, saint et charitable. Les liens qui unissent le philosophe Zénon à toute l’école stoïcienne sont incontestablement moins étroits que ceux qui rattachent l’Église à Jésus. Qui ne s’étonnerait, pourtant, s’il entendait attribuer à Zénon la lâcheté et l’intempérance ?

De ces deux méthodes nous suivrons la première, plus directe et par conséquent plus sûre. Nous rechercherons dans les évangiles quel fut le caractère du Christ. Si nous ne nommons que les évangiles, c’est qu’en effet il n’existe en dehors d’eux aucune source sérieuse qui soit de nature à fournir à notre travail aucun élément nouveaua. Certaines lettres de Paul contiennent, il est vrai, sur Jésus, des allusions précieuses, à bien des égards, mais qui, pour les unes (1 Corinthiens 11.23-27), n’ajoutent rien à ce que les évangiles nous apprennent au sujet du Christ et, qui, pour les autres (1 Corinthiens 15.3-8), ne peuvent servir au but spécial que nous nous sommes proposé. Le Christ de Paul est avant tout le Christ céleste : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, dit-il, nous ne le connaissons plus de cette manière. »

a – Nous ne rangeons pas les évangiles apocryphes qui nous ont été conservés parmi les sources sérieuses de l’histoire de Jésus.

Les Pères apostoliques ne renferment, nous nous en sommes assuré, aucune parole du Christ, aucun trait de sa vie qui n’ait un parallèle plus ou moins littéral dans nos évangiles canoniques, et quant aux passages souvent cités de Tacite et de Josèphe, en admettant même que le fameux, passage de Josèphe n’ait pas été remanié, ils ne nous apprennent absolument rien sur ce que nous voulons savoir.

Nous en sommes donc réduit aux évangiles. Nous n’avons pas à en justifier ici la crédibilité, nous la regarderons comme établie pour le lecteur comme elle l’est pour nous-même. Nous nous bornerons à deux observations.

Quelle que soit la valeur que l’on attribue aux travaux de la critique moderne, on peut dire hardiment que cette critique ne nous a pas enlevé nos évangiles. Toute réserve faite quant à la prudence que nous commande à l’égard de certains passages, d’ailleurs fort peu nombreux, de ces évangiles le simple aspect des anciens manuscrits du Nouveau Testament ; toute réserve faite également à l’égard de la question si délicate de la composition de nos livres ; cette critique ne nous a apporté aucun argument net, absolu, définitif, qui soit de nature à modifier la confiance de l’Église en la valeur pleinement historique de ces documents. Nous n’en voulons d’autre preuve que la contradiction qui règne au sein de cette critique que l’on cherche parfois à nous présenter comme unanime, et dont les théories, en ce qui concerne nos évangiles, bien loin de se prêter main-forte, tendent à se détruire réciproquement.

[Nous voulons parler des théories de Baur et de M. Renan, absolument exclusives l’une de l’autre. Nous pourrions ajouter que M. Renan se contredit lui-même d’une manière étrange, lorsque, après avoir refusé à certaines portions de Luc et de Jean toute valeur historique (notamment, pour Luc, aux morceaux qui concernent la propriété, et pour Jean aux discussions de Jérusalem), il utilise ces mêmes éléments dans l’image qu’il nous présente du Christ.]

Telle est notre première observation. Voici maintenant notre seconde.

Nous n’ignorons pas qu’une des plus grandes questions agitées maintenant sur le terrain de la théologie critique est celle de savoir si nos Évangiles nous offrent de Jésus une seule et même image, ou s’il n’y aurait pas, notamment entre le Christ de saint Jean et celui des Synoptiques, une différence qui ne permettrait pas de mettre dans un travail comme le nôtre ces sources au même niveau ?

[Cette théorie, inaugurée par Bretschneider (Probabilia de Evangelii et Epistolorum Joannis apostoli indole et origine, 1820), énergiquement défendue par Strauss (Ancienne et Nouvelle Vie de Jésus) et par beaucoup d’autres, a été soutenue tout récemment encore par Keim, dans un ouvrage remarquable, intitulé : Der Geschichtliche Christus (le Christ historique), Zurich, 1865. Il est remarquable que les deux principaux adversaires de l’évangile de Jean (Bretschneider et Strauss) se soient rétractés après l’émission de leurs doutes, le premier définitivement, le second pour revenir, on sait avec quel éclat, sur sa propre rétractation.]

Nous ne perdrons pas de vue un instant cette grave question dans tout le cours de notre étude, et nous croyons que le meilleur moyen d’y répondre sera cette étude même si, comme nous l’espérons, elle aboutit à une image simple de la personne du Sauveur, car nous nous proposons d’y faire usage de saint Jean aussi bien que des synoptiques. Il est d’ailleurs un fait qui nous paraît, disons-le tout de suite, préjuger la question que nous venons d’indiquer. La piété chrétienne se nourrit de nos quatre évangiles canoniques, et toutefois ne connaît qu’un Christ. La portée de ce fait est considérable. Il y a chez le peuple, comme chez l’enfant, un instinct qui défie en finesse la meilleure critique. On peut dire de lui ce que Jésus dit de ses brebis : Il ne suivra point un étranger. Or, si l’opinion dont nous avons parlé avait raison, si le Jésus de saint Jean était autre que celui des trois premiers évangiles, il faudrait admettre que depuis plus de quinze siècles le peuple chrétien appelle sans s’en douter un étranger du nom de son maître et les confond tous deux, le maître et l’étranger dans une même adorationb. Un pareil malentendu serait non seulement sans précédent dans l’histoire, mais aurait encore l’histoire contre lui. On sait, en effet, qu’aux premiers siècles de notre ère, à côté de nos Évangiles, avaient cours, sur la vie de Jésus, des documents, pour la plupart perdus pour nous, et qui nous offraient de leur héros des images distinctes. Les uns en faisaient un prophète juif, d’autres un être qui, dès le début de sa carrière, avait montré une nature absolument distincte de l’humanité. Mais aussi l’Église chrétienne ne s’y trompait pas ; elle ne confondait pas ces documents si divers en un même respect. Les ébionites laissaient aux docètes, et réciproquement, non seulement leur Christ, mais encore leurs Évangiles.

b – Voir F. Godet, Commentaire sur l’évangile de saint Jean, fin du chapitre II sur l’authenticité (vol. II, p. 744).

Ce que nous venons de dire ne nous empêche pas de reconnaître que le point de vue auquel se place chacun de nos quatre évangiles pour nous présenter le caractère de Jésus, est loin d’être le mêmec. Déjà dans le groupe des synoptiques nous aurions à relever de notables différences.

c – Voir sur ce point : Dorner, Christi sündlose Volkommenheit, travail publié en premier lieu en une traduction, dans le Supplément théologique de la Revue chrétienne 1861-1862, et dont l’original allemand a paru depuis en un volume.

Pour Matthieu, Jésus est à la fois l’homme de la loi et l’homme de la douleur ; celui qui d’une main implacable a déchiré tous les voiles qui couvraient la fausse justice de son temps (chapitres 5 à 7, Matthieu 11.21-24 ; 12.30-45 ; ch. 23), et qui, doux et humble de cœur (Matthieu 21.28-30 ; 12.18-20), a accompli lui-même toute justice (Matthieu 3.15) et courbé la tête sous les misères de ses frères (Matthieu 7.17). Sublime image, en présence de laquelle nous ne savons qu’admirer davantage, de la force ou de la faiblesse dont elle porte l’empreinte ; des contrastes qu’elle nous offre ou de l’harmonie profonde où tous ces contrastes viennent se réunird.

d – Nous n’avons pas à remarquer ici à quel point Matthieu s’applique particulièrement à relever en Jésus les traits qui le désignent comme celui qui devait venir.

L’évangile de Marc nous offre moins de richesses. Nous n’avons à traiter ici ni de sa composition ni de son auteur. L’on s’accorde assez généralement aujourd’hui à regarder cet évangile comme composé sous l’influence de l’apôtre Pierre. Nous ne saurions rien des raisons extérieures que l’on allègue à l’appui de cette opinion, que déjà l’image que ce livre nous fournit de la personne du Sauveur nous ferait penser à Pierre. Le Christ de saint Marc a bien, en effet, tous les traits qui devaient le plus séduire l’âme passionnée de l’ardent apôtre. Il est indépendant, il est fort, il ne recule devant aucun obstacle. C’est bien là le Roi de la nature et de l’humanité. Son début a quelque chose d’impétueux. Le style du livre se ressent manifestement de ce caractère. Nous avons compté, dans le cours du premier chapitre, à partir du verset 9, où il est question pour la première fois de Jésus-Christ, neuf fois le mot aussitôt (εὐϑύς ou εὐϑέως). Dès ses premiers pas il se montre pour ce qu’il est. Il s’annonce en s’écriant : Le temps est accompli (Marc 1.15) ! Par ses paroles, par ses actes, il provoque tout d’abord l’étonnement sur son passage (Marc 1.22-27). Tout cède devant lui. A peine s’est-il manifesté que déjà « tous le cherchent » (Marc 1.37) et qu’il s’écrie : « Allons aux bourgades voisines afin que j’y prêche aussi, car je suis venu pour cela ! » (Marc 1.38) S’il rencontre, dans son œuvre de miséricorde, quelque résistance de la part d’un formalisme sans cœur « il regarde tout autour de lui avec indignation » (Marc 3.5). Ses parents, au bruit de sa renommée, sortent pour se saisir de lui, le croyant hors de sens (Marc 3.21), et les scribes, venus de Jérusalem, le voyant s’écrient : Il a un démon ! (Marc 3.22)

[Voir, à ce propos, Holtzmann : Die synoptischen Evangelien (les Évangiles synoptiques), notamment la fin du livre, où l’auteur essaye de constituer l’image de Jésus, à l’aide du document qui est pour lui le premier en date dans la littérature évangélique, savoir un Marc primitif qui serait, d’après M. Holtzmann, la base du Marc que nous possédons. Nous ne saurions attribuer, quant à nous, la même importance que M. Holtzmann aux traits du caractère de Jésus que Marc fait surtout ressortir. Ces traits ont pour nous une grande valeur, mais à la condition d’être complétés par ceux que nous fournissent les autres évangiles et Marc lui-même.]

Plus douce, plus complète aussi est l’image du Christ que nous offre l’évangile selon saint Luc. Marc nous avait transportés tout à coup en plein sanctuaire ; Luc nous y conduit pas à pas et si graduellement que lorsque nous y avons pénétré, nos yeux sont à peine étonnés de tant de lumière. Mais on se tromperait fort en ne voyant en Luc que l’évangéliste qui a voulu écrire par ordre les choses « que Jésus a faites et enseignées. » Il est conduit, lui aussi, qu’il en ait ou non conscience, par un point de vue particulier. Il est un trait du Christ qui évidemment le domine ; c’est son active et universelle miséricorde. Le Christ de saint Luc est ce berger qui s’en va à la recherche de la brebis qu’il a perdue, qui, l’ayant trouvée, la charge sur ses épaules avec joie et, appelant ses amis et ses voisins s’écrie : « Réjouissez-vous avec moi, car j’ai trouvé ma brebis qui était perdue (Luc 15.4-6) ! Il est celui qui a donné au monde les paraboles de l’Enfant prodigue, du pauvre Lazare, du bon Samaritain. Il est l’homme de prière, passant ses nuits à intercéder pour les siens (Luc 4.42 ; 5.16 ; 6.12 ; 9.18 ; 11.1 ; 22.32), et priant pour ceux qui le mettaient à mort (Luc 23.34). Il est le Sauveur qui, mis en croix, trouve encore, dans un des malfaiteurs crucifiés avec lui, un objet de son amour rédempteur.

Si maintenant nous ouvrons le quatrième évangile, nous devons reconnaître tout d’abord qu’il fournit à un travail du genre du nôtre moins de matériaux que les précédents. L’évangile selon saint Jean est, selon nous, la pierre angulaire du témoignage apostolique, en ce qui touche le Christ, et nous sommes bien convaincu que le plus grand théologien de notre sièclee était admirablement inspiré le jour où il annonçait à ses étudiants de Berlin que la critique, loin d’ébranler notre confiance en cet évangile nous forcerait, en définitive, à lui rendre de jour en jour une justice plus éclatante. Oui, nous avons dans le quatrième évangile l’œuvre suivie, achevée d’un témoin oculaire de la vie de Jésus, et ce témoin fut le disciple que Jésus aimait. Il y a là de quoi assigner devant la critique une place à part à cet évangile. Mais comment ce livre ne se ressentirait-il pas de sa composition tardive ? Comment un témoignage émané d’un disciple qui a déjà blanchi glorieusement au service de son Maître, un témoignage rendu au sein d’une Église éprouvée dans sa foi, porterait-il l’empreinte de naïf étonnement et, nous dirions presque de candide impartialité, qui marque à chaque page les récits plus anciens et aussi moins personnels dans leur source des premiers évangiles ? Comment le quatrième évangile n’abonderait-il pas en traits qui, obscurs pour les contemporains de Jésus, ne devaient être saisis que plus tard dans toute leur portéef. Comment le vieil apôtre n’entretiendrait-il pas des lecteurs qu’il a à fortifier contre la persécution et contre l’hérésie, aussi bien du Christ éternellement présent au milieu des siens que de celui qu’il a vu des yeux de sa chairg ? Or l’impression que Jésus produisit sur ses contemporains est un des plus précieux éléments que nous ayons à mettre en œuvre dans notre travail, et le Jésus dont nous voulons essayer de retracer le caractère est, exclusivement, Jésus de Nazareth tel qu’il fut aux jours de sa chair.

e – Schleiermacher.

fJean 2.19-22 ; 3.1-9 ; 4.10, 13, 14, 21-24 ; 12.28-30, 32-33, etc.

g – Voir Jean 6.48-58 ; 10.1-16, et surtout les derniers discours.

Malgré cela, l’évangile de Jean fait ressortir à nos yeux, avec une réalité saisissante, l’humanité de Jésus et notamment un côté de son caractère qui, sans cet évangile, fût resté dans l’ombre. Il nous montre le Christ aux prises avec un monde qui lui était bien plutôt hostile que favorable, entouré du cercle étroit de ses disciples, et se consacrant à eux jusqu’à la dernière heure. Il y a plus : si l’évangile de Jean nous fournit moins que les trois autres de traits épars et pittoresques du caractère du Christ, il emprunte à la personnalité de son auteur une unité de conception que les synoptiques ne connaissent pas au même degré, et ce sera peut-être à lui que nous devrons demander le secret de la nature intime du Christ.

Nous venons d’indiquer l’attitude particulière de chacun de nos Évangiles en face de la personne du Christ. Ce sera l’objet essentiel de notre étude, de montrer quelle est l’image qui se détache de ces conceptions diverses. Mais nous ne saurions terminer ces préliminaires, sans dire quelques mots de la forme sous laquelle nos évangiles nous présentent le caractère de Jésus-Christ.

Cette forme est étrange ; nous la remarquerions bien davantage si nous y étions moins habitués. Ce qui nous frappe, tout d’abord en elle, c’est sa sobriété. Les évangiles, sauf quelques passages, peu nombreuxh, ne renferment aucune appréciation du Christ, et encore ces passages exceptionnels sont-ils exempts de toute solennité ; ce sont de simples impressions jetées dans le courant du récit et le plus souvent des rapprochements avec l’Ancien Testament brièvement indiqués. « Jamais on ne nous dit, observe Channingi, que telle circonstance montre la grandeur du Christ. Les évangélistes écrivent avec une foi calme en Jésus, avec le sentiment qu’il n’a besoin d’aucun secours de leur part, et avec une vénération profonde, comme si les réflexions et les louanges n’étaient pas dignes d’être mêlées au récit d’une telle vie. » Oui cette sobriété des évangiles est d’autant plus remarquable qu’on ne peut l’attribuer à l’indifférence et que leurs auteurs étaient manifestement des hommes aussi convaincus de la haute mission que Jésus s’attribuait — que l’était Xénophon de l’innocence de Socrate ; et cependant, que l’on relise, à ce point de vue, une page des Memorabilia après une page de Matthieu : — D’un côté quelle tension, quelle recherche avouée de tout ce qui peut jeter la plus pure lumière sur le caractère attaqué du grand philosophe, — de l’autre quel abandon et, tranchons le mot, quelle confiance en la vérité ! Il semble que les évangélistes soient encore, en quelque mesure, sous le coup de la défense que fit Jésus à tant de reprises à son entourage, de proclamer trop tôt au dehors sa vraie dignité. Ils sentent bien qu’ils ne gagneraient rien à dire bien haut qui était leur Maître, et à en exprimer leur admiration. Ils comprennent que le meilleur moyen de le défendre est de le montrer tel qu’ils l’ont vu.

hMatthieu 8.17 ; 12.17-21 ; Jean 1.14 ; 2.11, 25 ; 13.1, etc.

i – Morceau sur le « Caractère du Christ » (Œuvres de W. E. Channing, Traités religieux, p. 173, traduction de M. Ed. Laboulaye).

C’est ce qu’ils font, en effet, et encore avec une réserve qui a de quoi nous étonner. Ils ne touchent pas tous à cette période de la vie de Jésus qui précède celle de son ministère public, et ceux d’entre eux qui nous y transportent ne nous y laissent pas longtemps. Il y a plus, que nous disent-ils sur ce ministère déjà si court ? Fort peu de chose, eu égard à ce qui le remplit, car d’une part les évangiles contiennent des allusions à des faits qu’ils ne nous racontent pasj et de l’autre, ils ont eux-mêmes conscience de leur brièveté, d’ailleurs évidente (Jean 21.25). Qu’il serait petit, en effet, le volume que l’on ferait avec les quatre opuscules qui contiennent à peu près tout ce que nous savons de la vie du Sauveur du monde ! Ce n’est pas tout encore : ces matériaux, déjà si peu considérables, nous sont présentés, en particulier par les synoptiques, dans un grand désordre. — C’est là un fait qui ne peut faire aucun doute pour personne. — Il suffit de lire en parallèle les trois premiers évangiles pour se convaincre, qu’à part quelques grandes lignes, l’ordre dans lequel ils nous donnent soit les paroles, soit les actes de Jésus, leur est à peu près indifférent.

jMatthieu 19.2 ; Luc 4.15, 40, 44 ; 10.13 ; Jean 12.37, etc.

On le voit, rien de plus défavorable, en apparence, à une conception simple, plastique, de la figure du Christ, que la forme des documents qui nous la présentent. Rien, selon nous, de plus favorable en réalité. Je suppose que je veuille saisir d’une manière exacte le caractère d’un homme qui jette, ou ait jeté quelque éclat. Irai-je rechercher ce que l’on dit de lui, même sincèrement ; ferai-je en sorte de lire quelque histoire suivie, raisonnée de son activité ? Je pourrais, en m’en tenant là, arriver à me faire l’idée la plus fausse de sa personnalité. — Non, j’écarterai, autant que possible, tout intermédiaire entre lui et moi : j’irai le chercher dans ses lettres, s’il en existe de lui, dans les mots qui lui sont échappés alors que son âme ne pouvait autrement que se révéler en quelque mesure ; dans ses actes les plus simples et les plus spontanés. S’il est vivant, j’essayerai de le voir, ou bien plutôt de le surprendre, et ce ne sera que lorsque moi-même je l’aurai vu quelque temps se mouvoir devant moi, que je pourrai, en quelque mesure, dire que je le connaisk.

k – Qui dira que la Correspondance de Napoléon, surtout dans ses lettres les plus courtes, ne nous fait pas pénétrer plus avant dans sa personnalité que tel volumineux et savant ouvrage sur sa vie et ses campagnes ?

C’est à un pareil spectacle que nous convient les évangiles. En les parcourant, nous assistons comme incognito, à la vie de Jésus. Grâce à leur sobriété, à leur désordre même, à la nature inculte et enfantine de leurs auteurs, ils n’exercent sur leur lecteur aucun genre de despotisme. Ils ne veulent solliciter notre jugement que par la seule splendeur de leur vérité. Sagesse admirable ! Respect sublime du Dieu libre pour sa libre créature ! Double triomphe, si du sein de tant de désordre, nous voyons surgir une image pleine d’harmonie et de puissance !

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