Les Confessions

LIVRE SEPTIÈME
AUGUSTIN À TRENTE ET UN AN

Peines de son esprit dans la recherche du mal. – Par quels degrés il s’élève à la connaissance de Dieu. – Erreur de ses sentiments sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

CHAPITRE PREMIER

IL NE POUVAIT CONCEVOIR DIEU QUE COMME UNE SUBSTANCE INFINIMENT ÉTENDUE.

1. Et déjà était morte mon adolescence honteuse et criminelle ; et j’entrais dans la jeunesse, et plus j’avançais en âge, plus je m’égarais en de ridicules chimères, ne pouvant concevoir d’autre substance que celle qui se voit par les yeux. Je ne vous prêtais plus, il est vrai, mon Dieu, les formes humaines, depuis que j’avais commencé d’ouvrir l’esprit à la sagesse ; je m’étais toujours préservé de cette erreur ; et je la voyais, avec joie, condamnée par la foi de votre Eglise catholique, notre mère spirituelle. Mais de quelle autre manière vous concevoir ? je l’ignorais, et je m’évertuais à vous comprendre, homme que j’étais, et quel homme ! vous le souverain, le seul et vrai Dieu. Et je croyais de toutes les forces de mon être que vous êtes incorruptible, inviolable, immuable ; car, malgré mon ignorance du comment et du pourquoi, je voyais cependant avec certitude que ce qui est sujet à la corruption est au-dessous de l’incorruptible ; et je préférais sans hésiter l’inviolable à ce qui souffre violence, et l’immuable au muable.

Mon cœur protestait violemment contre ces vanités de ma fantaisie, et je cherchais à dissiper d’un seul coup l’essaim bourdonnant d’impuretés qui offusquaient le regard de ma pensée ; à peine éloigné, il revenait soudain fondre plus pressé sur mes yeux aveuglés ; et tout en renonçant à cette vaine imagination de forme humaine, je ne pouvais néanmoins me débarrasser de l’idée d’une substance corporelle pénétrant le monde dans toute son étendue, et répandue, hors du monde, dans l’infini ; et, toutefois, je lui maintenais, en tant qu’incorruptible, inviolable et immuable, la prééminence sur ce qui est sujet à corruption, déchéance et changement. Tout être, à qui je refusais l’étendue, ne me semblait plus qu’un rien ; mais rien absolu, et non ce vide que ferait dans l’étendue la disparition de tout corps. Car l’étendue serait toujours, malgré cette vacuité de tout corps élémentaire ou céleste, vide étendu, spacieux néant.

2. Et dans cette pléthore de cœur, m’obscurcissant moi-même à mes propres yeux, je pensais que tout ce qui ne m’apparaissait point à l’état d’extension ou de diffusion, de concentration ou de renflement, n’était que pur néant. Car les formes sur lesquelles se promènent mes yeux, étaient les seules images que parcourût ma pensée, et je ne m’apercevais pas que cette action intérieure qui me figurait. ces images, ne leur était en rien semblable, et qu’elle ne pouvait les imaginer sans être elle-même quelque chose de grand.

Et vous, ô vie de ma vie, c’est ainsi que je vous croyais grand ; répandu, suivant moi, dans tout le corps de l’univers, et le débordant partout à l’infini, le ciel et la terre et toute créature vous possédaient, terminés en vous ; vous, nulle part. Mais comme le corps de l’air étendu sur la terre ne résiste point à la lumière du soleil qui le traverse, qui le pénètre sans le déchirer ou le diviser et le remplit tout entier, j’imaginais que vous passiez ainsi par le corps du ciel et de l’air, de la mer et même par celui de la terre, également pénétrable en ses parties les plus grandes et les moindres à l’immanation de votre présence, qui imprimait, comme une respiration subtile, le mouvement intérieur et extérieur à toutes vos créatures.

Telles étaient mes conjectures ; ma pensée ne pouvait aller au delà, et c’était encore une erreur. Car il fallait admettre qu’une plus grande partie de la terre en contenait une plus grande de vous, et une plus petite, une moindre, votre présence se distribuant de manière qu’il en tenait plus dans le corps de l’éléphant que dans celui du passereau ; beaucoup plus grand, il prenait beaucoup plus de place ; et ainsi les divisions de votre essence se proportionnaient aux inégalités des corps. Et toutes fois il n’en est pas ainsi ; mais vous n’aviez point encore éclairé mes ténèbres.

CHAPITRE II

OBJECTION DE NEBRIDIUS CONTRE LES MANICHÉENS.

3. Il me suffisait, Seigneur, pour confondre ces imposteurs dupes, et ces bavards muets, car leur bouche est toujours muette pour votre Verbe ; il me suffisait de cette objection que Nebridius, à Carthage même, leur présentait d’ordinaire, et qui avait fortement remué tous ceux qui, comme moi, l’avaient entendue. Qu’aurait pu faire contre vous, leur demandait-il, cette nation de ténèbres qu’ils vous opposent comme une armée ennemie, si vous n’eussiez pas voulu combattre contre elle ? Si l’on répond qu’elle pouvait nuire, vous n’êtes plus ni inviolable, ni incorruptible. Si l’on convient de son impuissance, on ne peut plus apporter aucune raison à cette lutte ; lutte si opiniâtre, qu’une partie de vous-même, un de vos membres, une production de votre propre substance engagée parmi ces puissances ennemies et les natures indépendantes de votre création, s’y trouve infectée d’une telle corruption, que, précipitée de la béatitude dans la misère, elle a besoin d’un libérateur et d’un purificateur : or, à les en croire, cette partie de vous-même est l’âme de l’homme, que votre Verbe vient, libre, délivrer de ses chaînes ; pur, de ses souillures ; intact, de sa corruption, et toutefois corruptible lui-même, puisqu’il n’est qu’une seule et même substance avec elle.

Donc, s’ils reconnaissent que tout ce que vous êtes, c’est-à-dire la substance dont vous êtes, est incorruptible, toutes leurs hypothèses sont fausses. et odieuses. S’ils vous tiennent pour corruptible, cela seul est un blasphème, abominable à proférer. C’était assez pour se presser la poitrine avec dégoût et vomir ces pernicieux docteurs, qui, renfermés dans un cercle dont ils ne pouvaient sortir sans un horrible sacrilège de cœur et de langue, étaient condamnés à penser et à parler ainsi de vous.

CHAPITRE III

PEINE QU’IL ÉPROUVE À CONCEVOIR L’ORIGINE DU MAL.

4. Mais tout en vous reconnaissant incapable de souillure, d’altération et de changement, si ferme que je fusse dans la croyance que vous êtes notre Seigneur, vrai Dieu, créateur de nos âmes et de nos corps, et non-seulement des âmes et des corps, mais de tout être et de toute chose, je ne saisissais pas encore toutefois le nœud de l’origine du mal. Et néanmoins, quelle qu’elle fût, je sentais que je devais conduire mes réflexions avec assez de prudence pour ne pas être réduit à trouver le Dieu immuable sujet au changement, et à ne point me laisser surprendre par l’objet de ma poursuite. Et j’y songeais avec sécurité, certain qu’il n’y avait qu’erreur dans les discours de ces hommes que je fuyais de toute mon âme. parce qu’il était évident pour moi qu’ils recherchaient la cause du mal en esprit de malice, aimant mieux croire votre substance susceptible de le souffrir, que la leur capable de le faire.

5. Et je m’appliquais à saisir cette vérité souvent affirmée devant moi, que le libre arbitre de la volonté est la cause du mal de nos actions, et l’équité de vos jugements, du mal de nos souffrances. Mais ici ma faible vue s’obscurcissait. En vain je travaillais à retirer les yeux de mon âme de cet abîme de ténèbres, j’y plongeais de nouveau ; et je réitérais mes efforts, et je plongeais toujours.

Une chose me soulevait un peu vers votre lumière, c’est que je n’étais pas plus certain de vivre que d’avoir une volonté. Ainsi, quand je voulais ou ne voulais pas, j’avais toute certitude que ce n’était pas autre que moi qui voulait ou ne voulait pas ; et je soupçonnais déjà que là résidait la cause de mon péché. Quant aux actes où je me portais malgré moi, je me sentais plutôt souffrir qu’agir, et je présumais que c’était moins une faute qu’un châtiment, dont je me reconnaissais justement frappé, en songeant à votre justice.

Mais je me demandais ensuite : Qui m’a fait ? n’est-ce pas mon Dieu qui est bon, qui est la bonté même ? D’où m’est venu de vouloir le mal, de ne pas vouloir le bien, mon crime, mon supplice ? Qui a donc semé et planté en moi ce grain d’amertume, moi dont tout l’être est venu de mon Dieu, souverainement doux. Si le diable en est l’auteur, d’où lui-même est-il le diable ? Que si, par la malice de sa volonté, d’ange il est devenu démon, d’où lui est venue cette volonté mauvaise qui l’a fait diable, lui que son créateur, souverainement bon, avait fait ange de bonté ? Et ces pensées étaient un poids mortel qui me coulait à fond, mais toutefois je ne descendais pas jusqu’au gouffre d’horreur, où l’on ne vous confesse plus, où l’on vous soumet au mal pour ne pas reconnaître le crime de l’homme.

CHAPITRE IV

DIEU ÉTANT LE SOUVERAIN BIEN EST NÉCESSAIREMENT INCORRUPTIBLE.

6. Je faisais donc tous mes efforts pour découvrir le reste, comme j’avais déjà découvert que l’incorruptible est meilleur que le corruptible, vous reconnaissant ainsi, qui que vous fussiez, pour incorruptible. Car jamais esprit n’a pu et ne pourra concevoir rien de meilleur que vous, suprême et souverain Bien. Or, comme il est d’évidente certitude que l’incorruptible est préférable au corruptible, préférence qui alors même ne me semblait pas douteuse, j’aurais pu saisir par la pensée quelque chose de meilleur que mon Dieu, si-lui n’eût été l’incorruptible.

Ainsi persuadé de la prééminence de l’incorruptible sur le corruptible, c’est dans cette excellence que je devais vous chercher ; c’est par là que je devais concevoir d’où procède le mal, c’est-à-dire la corruption même, qui ne peut nullement atteindre votre substance, car la corruption n’a aucune prise sur notre Dieu, ni par sa volonté, ni par la nécessité, ni par survenance fortuite, parce qu’il est Dieu, qu’il ne veut que le bien, et qu’il est lui-même le bien essentiel, et que se corrompre n’est plus de l’essence du bien. Et rien ne vous contraint d’agir malgré vous, parce que votre volonté n’est pas plus grande que votre puissance ; et pour qu’elle le fût, il faudrait que vous fussiez plus grand que vous-même, car la volonté, car la puissance de Dieu, c’est Dieu même. Et qui peut vous surprendre, vous qui connaissez tout ; rien ne pouvant exister que par votre connaissance ? Et faut-il tant s’arrêter à chercher pourquoi cette substance, qui est Dieu, est incorruptible, puisque si elle ne l’était pas, elle ne serait pas Dieu ?

CHAPITRE V

SES DOUTES SUR L’ORIGINE DU MAL.

7. Et je cherchais la source du mal, et je la cherchais mal, et je n’apercevais pas le mal de ma recherche même, et je faisais comparaître aux regards de mon esprit la création universelle, et tout ce qui est visible dans son étendue, la terre, la mer, l’air, les astres, les plantes et les animaux mortels ; et tout ce qui est invisible, comme le firmament, les anges et les substances spirituelles ; et mon imagination les distribuait en divers lieux comme des êtres corporels. Et je faisais de votre création une grande masse que je classais par espèces de corps, ou réels, ou que mon erreur substituait aux esprits. Et cette masse, je me la représentais immense, non pas selon son immensité réelle qu’il m’était impossible d’atteindre, mais selon les seules limites que lui assignait mon imagination. Et je me la représentais, Seigneur, de toutes parts environnée et pénétrée de votre essence ; et je me figurais une mer sans fond et sans rivage, solitaire dans l’infini, qui contiendrait une éponge d’une immensité finie, et toute pleine de l’immense mer.

Ainsi je croyais vos créatures finies, pleines de votre infini, et je me disais : Voici Dieu, voilà ses créatures, Dieu bon, infiniment meilleur qu’elles, mais dont la bonté n’a pu les faire que bonnes, et c’est ainsi qu’il les environne et les remplit. Où est donc le mal, d’où vient-il, et par où s’est-il glissé ? quelle est sa racine ? quel est son germe ? Mais peut-être, n’est-il pas. Pourquoi donc redoutons-nous, pourquoi fuyons-nous ce qui n’est pas ? Et si notre crainte est vaine, cette crainte même est un mal ; c’est un mal que ce néant qui sollicite et tourmente notre cœur, mal d’autant plus pénible, qu’avec moins de sujet de craindre il nous livre à la crainte. Ainsi donc, ou nous avons la crainte du mal, ou nous avons le mal de la crainte.

Et d’où vient cela ? Car Dieu tout bon n’a rien fait que de bon Bien souverain, ses créatures, il est vrai, ne sont que des participations diminuées de sa bonté ; mais, toutefois, Créateur et créatures, tout est bon. D’où procède enfin le mal ? Est-ce de la matière, qu’il a mise en œuvre ? Elle recélait peut-être lorsqu’il lui donna la forme et l’ordre, un élément mauvais, qu’il y laissa sans. le convertir en bien. Et pourquoi ? Était-il impuissant à convertir, à changer l’essence de cette matière, pour qu’il n’y restât aucun vestige de mal, lui qui est Tout-Puissant ? Pourquoi a-t-il voulu tirer quelque chose d’une pareille matière, et pourquoi, avec cette toute-puissance, ne l’a-t-il pas plutôt réduite au néant ? Pouvait-elle donc exister contre sa volonté ? Que si elle était éternelle, pourquoi l’a-t-il laissée ainsi tout une éternité et s’est-il décidé si tard à en faire quelque chose ? Et s’il lui est venu soudaine volonté de faire, que n’a-t-il fait plutôt qu’elle cessât d’être, et que lui seul fût, coin me le Bien véritable, souverain, infini ? Ou enfin, s’il n’était pas bien que la main de celui qui est tout bon demeurât stérile d’œuvre bonne, ne devait-il pas dissiper et rendre au néant cette matière mauvaise pour en instituer une bonne, dont il eût créé toutes choses ? car il ne serait pas tout-puissant s’il ne pouvait rien faire de bon qu’à l’aide de cette matière que lui-même n’aurait pas faite.

Et voilà tout ce que roulait de pensers mon pauvre cœur, gros de tous les mordants soucis dont le pénétraient la crainte de la mort et la tristesse de n’avoir point trouvé la vérité. Je portais néanmoins, enracinée dans mon âme, la foi de l’Eglise catholique en votre Christ notre Sauveur et Maître ; et bien qu’elle fût encore en moi avec des défauts et des fluctuations illégitimes, elle tenait pourtant dans mon. esprit, et y prenait chaque jour davantage.

CHAPITRE VI

VAINES PRÉDICTIONS DES ASTROLOGUES.

8. J’avais déjà rejeté loin les trompeuses prédictions des astrologues et l’impiété de leurs délires. Oh ! que vos miséricordes, mon Dieu, en publient aussi vos louanges du fond des entrailles de mon âme ! C’est vous qui m’avez détrompé, et vous seul ; car qui nous ressuscite de la mort de toute erreur, que la vie qui ne saurait mourir ; que la sagesse, dont la lumière se suffisant à elle-même, éclaire les ténèbres des âmes, qui gouverne le monde et connaît jusqu’à la feuille qu’emporte le vent ? Vous avez pris en pitié mon obstination à combattre le sage vieillard Vindicianus, et Nebridius, ce jeune homme d’un esprit incomparable, lorsqu’ils soutenaient, l’un avec force, l’autre avec moins d’assurance, mais fréquemment, qu’il n’est point de science de l’avenir ; que si le sort dispose souvent selon les conjectures des hommes, ce n’est pas à la science des devins, mais à la multitude de leurs prophéties qu’il faut l’attribuer ; on peut prédire vrai à force de prédire. Vous m’avez donc amené un ami, assez peu savant en astrologie, mais zélé consulteur d’astrologues, quoiqu’il eût appris de son père un fait qui, à son insu, ruinait la vanité de cette science.

Cet homme, nommé Firminus, instruit dans les lettres et l’éloquence, me consultant un jour comme l’un de ses plus chers amis, sur, quelques grandes espérances qu’il bâtissait dans le siècle, pour savoir ce que j’en augurais d’après son horoscope, je ne refusai pas de lui donner mes conjectures et tout ce que ma pensée trouvait à tâtons, mais, inclinant déjà vers l’opinion de Nebridius, j’ajoutai que je commençais à tenir tout cela pour vain et ridicule. Alors il me conta que son père, fort curieux de cette science, avait un ami voué à la même étude, et que, mettant en commun leur laborieuse passion pour ces puérilités, ils observaient chez eux le moment de la naissance des animaux domestiques, et précisaient en même temps la situation du ciel, pour fonder sur ces marques l’expérience de leur art.

Il disait donc avoir appris de son père, que lorsque sa mère était enceinte de lui Firminus, le sein d’une servante de cet ami grossit en même temps, ce qui ne put longtemps échapper au regard d’un maître si exact observateur de la naissance de ses chiens. Il arriva donc qu’ayant calculé les jour, heure et minute de la délivrance, l’un de sa femme, l’autre de sa servante, elles accouchèrent ensemble, en sorte qu’ils figurèrent nécessairement le même ascendant, l’un à son fils, l’autre à son esclave. Car, au moment où les deux femmes avaient ressenti les premières douleurs, ils s’informèrent mutuellement de ce qui se passait chez eux, et tinrent des serviteurs prêts à partir, au moment précis de la naissance. Maîtres absolus comme ils l’étaient, ils furent ponctuellement obéis. Et la rencontre des envoyés, disait-il, s’était opérée à une distance de l’une et de l’autre maison si précisément égale, qu’il fut de part et d’autre impossible de signaler la moindre différence dans l’aspect des astres, et dans le calcul des moments. Et cependant Firminus, né dans un rang élevé parmi les siens, se promenait par les plus riantes voies du siècle, comblé de richesses et d’honneurs, tandis que l’esclave vivait toujours courbé sous le même fardeau de servitude, au témoignage même de celui qui le connaissait bien.

9. Ayant entendu ce récif, que le caractère du narrateur me rendait digne de foi, toutes les résistances de mes doutes tombèrent. Et aussitôt je cherchais à guérir Firminus de cette curiosité, lui montrant que j’aurais dû, pour lui dire vrai, remarquer, à l’aspect des astres de sa nativité, le rang que ses parents tenaient dans leur ville, son héritage considérable, sa naissance ingénue, son éducation honnête, son instruction libérale. Qui si cet esclave, né sous de communes influences, m’eût consulté, il eût fallu, pour lui annoncer aussi la vérité, que j’eusse reconnu, dans ces mêmes signes, la misère et la servilité de sa condition ; circonstances bien différentes et bien éloignées des premières. Or, comment l’observation des mêmes signes m’eût-elle fourni des réponses qui devaient être différentes pour être vraies, une réponse semblable étant une erreur ? D’où je conclus avec certitude que ce qui se dit de vrai après l’examen des constellations, se dit, non par science, mais par hasard, et que le faux doit être imputé, non à l’imperfection de l’art, mais au mensonge de tout calcul fondé sur le sort.

10. Ce récit ayant ouvert la voie à mes pensées, je ruminais en moi-même comment, en attaquant ceux qui trafiquent de telles rêveries, insensés que je désirais ardemment réfuter et couvrir de ridicule, je leur enlèverais jusqu’au moyen d’alléguer pour défense que Firminus m’avait abusé par un conte, ou que lui-même s’était laissé tromper par son père. Et je dirigeai mes réflexions sur ceux qui. naissent jumeaux, dont souvent la naissance se suit de si près, que le moment d’intervalle, quelle que soit l’influence qu’ils lui prêtent dans l’ordre des événements, se joue des calculs de l’observation humaine et des figures que l’astrologue doit consulter pour la vérité de ses prédictions. Mais cette vérité même est un rêve. L’examen des mêmes signes lui eût fait tirer le même horoscope d’Esaü et de Jacob, dont la vie fut si différente. Sa prédiction eût donc été fausse. Car, pour dire la vérité, il aurait dû, de l’inspection des mêmes étoiles, augurer des fortunes différentes. Ce n’est donc pas la science, mais le hasard qui lui eût présenté la vérité.

C’est vous, Seigneur, juste modérateur de l’univers, c’est vous qui, par une action secrète, à l’insu de tous, consulteurs et consultés, faites sortir de l’abîme de vos justices une réponse conforme aux mérites cachés des âmes. Et que l’homme ne s’élève pas jusqu’à dire : Qu’est-ce donc ? pourquoi ? Qu’il se taise ! qu’il se taise ; car il est homme.

CHAPITRE VII

TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE DE L’ORIGINE DU MAL.

11. Et déjà, ô mon libérateur, vous m’aviez affranchi de ces liens ; et j’étais encore engagé dans la recherche de l’origine du mal, et je ne trouvais pas d’issue. Mais vous ne permettiez pas aux tourmentes de ma pensée de m’enlever à la ferme croyance que vous êtes, et que votre substance est immuable, que vous êtes la providence et la justice des hommes, et que vous leur avez ouvert en Jésus-Christ, votre Fils, Notre Seigneur, et dans les saintes Ecritures fondées sur l’autorité de l’Eglise catholique, la voie de salut vers cette vie qui doit commencer à la mort.

Ces vérités sauves, et inébranlablement fortifiées dans mon esprit, je cherchais, avec angoisse, d’où vient le mal. Oh ! quelles étaient alors les tranchées de mon âme en travail ! quels étaient ses gémissements, mon Dieu ! Et vous-étiez là, écoutant, à mon insu. Et lorsque, dans le silence, je poursuivais ma recherche avec effort, c’étaient d’éclatants appels à votre miséricorde que ces muettes contritions de ma pensée.

Vous saviez ce que je souffrais, et nul ne le savait. Qu’était-ce, en effet, ce que ma parole en faisait passer dans l’oreille de mes plus chers amis ? La parole, le temps eût-il suffi pour leur faire entendre le bruit des flots de mon âme. ? Mais ils entraient tous dans votre oreille, vous ne perdiez rien des rugissantes lamentations de ce cœur. Et mon désir était devant vous, et la lumière de mes yeux n’était plus avec moi (Ps. XXXVII, 9-11). Car elle était en moi, et j’étais hors de moi-même. Il n’est pas de lieu pour elle ; et je ne portais mon esprit que sur les objets qui occupent un lieu, et je n’y trouvais pas où reposer, et je n’y pouvais demeurer, et dire : Cela suffit, je suis bien ; et il ne m’était plus permis de revenir où j’eusse été mieux. Supérieur à ces objets, inférieur à vous, je vous suis soumis, ô ma véritable joie, et vous m’avez soumis tout ce que vous avez fait au-dessous de moi.

Et tel est le tempérament de rectitude, la moyenne région où est le salut : demeurant l’image de mon Dieu, ma fidélité à vous servir m’eût assuré la domination sur mon corps. Mais mon orgueil s’est dressé contre vous, je me suis élancé contre mon Seigneur sous le bouclier d’un cœur endurci (Job XV, 26), et tout ce que je foulais aux pieds s’est élevé au-dessus de ma tête, pour m’opprimer, sans trêve, sans relâche. Tous ces corps, je les rencontrais en foule, en masse serrée, sur le passage de mes yeux ; je voulais rentrer dans ma pensée, et leurs images m’interceptaient le retour, et je croyais entendre : Où vas-tu, indigne et infâme ?

Et telles étaient les excroissances de ma plaie, parce que vous m’aviez humilié comme un blessé superbe (Ps. LXXXVIII, 11.) ; le gonflement de mon âme me séparait de vous, et l’enflure de ma face me fermait les yeux.

CHAPITRE VIII

DIEU ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU’À CE QU’IL CONNUT LA VÉRITÉ.

12. Et vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, mais votre colère contre nous n’est pas éternelle, puisque vous avez eu pitié de ma boue et de ma cendre, et que votre regard a daigné réformer toutes mes difformités.

Votre main piquait d’un secret aiguillon mon cœur agité pour entretenir son impatience, jusqu’à ce que l’évidence intérieure lui eût dévoilé votre certitude, et, mon enflure diminuait à votre contact puissant et caché, et l’œil de mon âme, trouble et ténébreux, guérissait de jour en jour par le cuisant collyre des douleurs salutaires.

CHAPITRE IX

IL AVAIT TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERBE DANS LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS L’HUMILITÉ DE SON INCARNATION.

13. Et voulant d’abord me faire connaître comment vous résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles (I Pierre V, 5) et quelles prodigalités de miséricorde a répandues sur la terre l’humilité de votre Verbe fait chair et habitant parmi nous, vous m’avez remis, par les mains d’un homme, monstre de vaine gloire, plusieurs livres platoniciens, traduits de grec en latin, où j’ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de sens, appuyé de nombreuses raisons, « qu’au commencement était le Verbe ; que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu ; qu’il était au commencement en Dieu, que tout a été fait par lui et rien sans lui : que ce qui a été fait a vie en lui ; que la vie est la lumière, des hommes, que cette lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l’ont point comprise. » Et que l’âme de l’homme, « tout en rendant témoignage de la lumière, n’est pas elle-même la lumière, mais que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ; » et « qu’il était dans le monde, et que le monde a été fait par lui, et que le monde ne l’a point connu. Mais qu’il soit venu chez lui, que les siens ne l’aient pas reçu, et qu’à ceux qui l’ont reçu il ait donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à ceux-là qui croient en son nom ; » c’est ce que je n’ai pas lu dans ces livres.

14. J’y ai lu encore : « Que le Verbe-Dieu est né non de la chair, ni du sang, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair ; qu’il est né de Dieu. » Mais « que le Verbe se soit fait chair, et qu’il ait habité parmi nous (Jean I, 1-14), » c’est ce que je n’y ai pas lu.

J’ai découvert encore plus d’un passage témoignant par diverses expressions, « que le Fils consubstantiel au Père, n’a pas cru faire un larcin d’être égal à Dieu, » parce que naturellement il n’est pas autre que lui. Mais qu’il « se soit anéanti, abaissé à la forme d’un esclave, à la ressemblance de l’homme, qu’il ait été trouvé homme dans tout ce qui a paru de lui, qu’il se soit humilié, qu’il se soit fait obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la croix ! – pourquoi Dieu l’a ressuscité des « morts et lui a donné un nom au-dessus de tout autre nom, afin qu’à ce nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre dans les enfers, et que toute langue confesse que Jésus Notre Seigneur est dans la gloire de Dieu son Père (Philip. II, 6-11) ; » c’est ce que ces livres ne disent pas.

Qu’il est avant les temps, au delà des temps, dans une immuable pérennité, comme votre Fils, coéternel à vous ; que, pour être heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude (Jean I, 16), et que pour être sages, elles sont renouvelées par la communion de la sagesse résidant en lui ; cela est bien ici. « Mais qu’il soit mort dans le temps pour les impies (Rom. V, 6) ; que vous n’ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l’ayez livré (Ibid. VIII, 32), » c’est ce qui n’est pas ici. Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les souffrants et les surchargés, pour qu’il les soulage. Car il est doux et humble de cœur (Matth. XI, 25, 28, 29), il conduit les hommes de douceur et de mansuétude dans la justice, il leur enseigne ses voies, et à la vue de notre humilité et de nos souffrances, il nous remet tous nos péchés (Ps. XXIV, 9, 18). Mais élevés sur le cothurne d’une doctrine soi-disant plus sublime, les hommes d’orgueil ne l’entendent point nous dire : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Matth. XI, 29) » s’ils connaissent Dieu, ils ne l’honorent pas, ils ne le glorifient pas comme Dieu ; ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et leur cœur insensé se remplit de ténèbres ; se proclamant sages, ils deviennent fous.

15. Ainsi cette lecture même me montrait la profanation de votre incorruptible gloire transportée à des idoles, aux statues formées à la ressemblance de l’homme corruptible, à l’image des oiseaux, des bêtes et des serpents (Rom. I, 21, 23) ; » fatal mets d’Egypte qui fait perdre à Esaü son droit d’aînesse (Genès. XXV, 33, 34), et frappe de déchéance votre peuple premier-né, dont le cœur tourné vers ta terre de Pharaon, adorant une brute au lieu de vous, incline votre image, son âme, devant l’image d’un veau qui rumine son foin (Exod. XXXII, 1-6 ; Ps. CV, 19, 20) !. Voilà ce que je trouvai dans ces écrits, mais je ne goûtai pas de cette profane nourriture ; car il vous a plu, Seigneur, de lever l’opprobre de Jacob, et de soumettre l’aîné au plus jeune (Rom. IX, 13) ; et vous avez appelé les nations à votre héritage. Et je venais à vous, sorti des rangs étrangers, et mes désirs se tournaient vers l’or que votre peuple emporta de la maison de servitude par votre commandement (Exod. III, 22 ; XI, 2), parce qu’il était à vous, où qu’il fût. N’avez-vous pas dit aux Athéniens par votre Apôtre : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act. XVII, 28), » comme plusieurs d’entre eux l’avaient déjà dit ? Et je ne m’arrêtai pas devant ces idoles égyptiennes servies dans l’or de vos vases par ces insensés « qui transforment la vérité divine en mensonge, et rendent à la créature le culte et l’hommage dus au Créateur (Rom. I, 25). »

CHAPITRE X

IL DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE.

16. Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre secours. J’entrai, et j’aperçus de l’œil intérieur, si faible qu’il fût, au-dessus de cet œil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable ; non cette lumière évidente au regard charnel, non pas une autre, de même nature, dardant d’un plus vaste foyer de plus vifs rayons et remplissant l’espace de sa grandeur. Cette lumière était d’un ordre tout différent. Et elle n’était point au-dessus de mon esprit, ainsi que l’huile est au-dessus de l’eau, et le ciel au-dessus de la terre ; elle m’était supérieure, comme auteur de mon être ; je lui étais inférieur comme son ouvrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière connaît l’éternité. L’amour est l’œil qui la voit, O éternelle vérité ! ô vraie charité ! ô chère éternité ! vous êtes mon Dieu ; après vous je soupire, jour et nuit ; et dès que je pus vous découvrir, vous m’avez soulevé, pour me faire voir qu’il me restait infiniment à voir, et que je n’avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma faible vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d’amour et d’horreur. Et je me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où j’entendais à peine votre voix descendue d’en-haut : « Je suis la nourriture des forts ; crois, et tu me mangeras. Et je ne passerai pas dans ta substance, comme les aliments de ta chair ; c’est toi qui passeras dans la mienne. »

Et j’appris alors que vous éprouviez l’homme à cause de son iniquité, et qu’ainsi « vous aviez fait sécher mon âme comme l’araignée (Ps. XXXVIII, 12). » Et je disais : N’est-ce donc rien que la vérité, parce qu’elle ne s’étend, à mes yeux, ni dans l’espace fini, ni dans l’infini ? Et vous m’avez crié de loin : Erreur, je suis celui qui est (Exod. III, 14) ! Et j’ai entendu, comme on entend dans le cœur, et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j’eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, « où atteint le regard de l’intelligence à travers les créatures visibles (Rom. I, 20). »

CHAPITRE XI

LES CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS.

17 Et arrêtant ma vue sur tous les objets au-dessous de vous, je les reconnus, ni pour être absolument, ni pour n’être absolument pas. Ils sont, puisqu’ils sont par vous ; ils ne sont pas, puisqu’ils ne sont pas ce que vous êtes. Il n’est en vérité que ce qui demeure immuablement. Donc, « il m’est bon de m’attacher à Dieu (Ps. LXXII, 20), » car, si je ne demeure en lui, je ne saurais demeurer en moi-même. « Et c’est lui qui, dans son immuable permanence, renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27). Et vous êtes mon Seigneur, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens (Ps. XV, 2). »

CHAPITRE XII

TOUTE SUBSTANCE EST BONNE D’ORIGINE.

18. Et il me parut évident que ce n’est qu’en tant que bonnes, que les choses se corrompent. Que si elles étaient de souveraine ou de nulle bonté, elles ne pourraient se corrompre. Souverainement bonnes, elles seraient incorruptibles ; nullement bonnes, que laisseraient-elles à corrompre ? Car la corruption nuit, et ne saurait nuire sans diminuer le bien. Donc, ou la corruption n’est point nuisible, ce qui ne se peut, ou, ce qui est indubitable, tout ce qui se corrompt est privé d’un bien. Être privé de tout bien, c’est le néant. Être, et ne plus pouvoir se corrompre, serait un état meilleur : la permanence dans l’incorruptibilité. Or, quoi de plus extravagant que de prétendre que la perte de tout bien améliore ? Donc la privation de tout bien anéantit. Donc, ce qui est, tant qu’il est, est bon. Donc, tout ce qui est, est bon. Et ce mal, dont je cherchais partout l’origine, n’est pas une substance ; s’il était substance, il serait un bien. Car, ou il serait incorruptible, et sa bonté serait grande, ou il serait corruptible, ce qui ne se peut sans bonté.

Ainsi je le vis clairement : vous n’avez rien fait que de bon, et il n’est absolument aucune substance que vous n’ayez faite ; et vous n’avez pas doué toutes choses d’une égale bonté, c’est pourquoi elles sont toutes ; chacune en effet est bonne, et toutes ensemble sont très-bonnes, car notre Dieu a fait tout très-bon (Gen. I ; Eccl. XXXIX, 21).

CHAPITRE XIII

TOUTES LES CRÉATURES LOUENT DIEU.

19. Et pour vous le mal n’est pas ; il n’est pas non plus pour l’universalité de votre œuvre ; car il n’est rien en dehors pour y pouvoir pénétrer par violence et altérer l’ordre que vous avez imposé. Mais dans le détail seulement, le mal, c’est quelque disconvenance, convenance plus loin et devenant bien, de substances bonnes en soi. Et tous ces êtres sans convenances entre eux, conviennent à l’ordre inférieur que nous appelons la terre, qui a son atmosphère convenable de nuages et de vents.

Et loin de moi de désirer que ces choses ne soient pas, bien qu’à les voir séparément je les puisse désirer meilleures ! Mais fussent-elles seules, je devrais encore vous en louer, car, du fond de la terre, « les dragons et les abîmes témoignent que vous êtes digue de louanges ; et le feu, la grêlé, la neige, la glace et la trombe orageuse qui obéissent à votre parole ; les montagnes et les collines, les arbres fruitiers et les cèdres, les bêtes et les troupeaux, les oiseaux et les reptiles, les rois de la terre et les peuples, les princes et les juges de la terre, les jeunes gens et les vierges, les vieillards et les enfants, glorifient votre nom.

Et à la pensée que vous êtes également loué au ciel, « que dans les hauteurs infinies, ô mon Dieu ! vos anges et vos puissances chantent vos louanges ; que le soleil, la lune, les étoiles et la lumière, les cieux des cieux, et les eaux qui planent sur les cieux, publient votre nom (Ps. CXLVIII, 1-12), » je ne souhaitais plus rien de meilleur : car embrassant l’ensemble, je trouvais bien les êtres supérieurs plus excellents que les inférieurs, mais l’ensemble, après mûr examen, plus excellent que les supérieurs isolés.

CHAPITRE XIV

IL S’ÉVEILLE ENFIN À LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU.

20. Il n’est pas en santé d’esprit celui qui trouve à reprendre dans votre création ; et mon jugement n’était pas sain, quand je m’élevais contre plusieurs de vos ouvrages. Et comme mon âme n’était pas assez hardie pour trouver à reprendre mon Dieu, elle refusait de reconnaître pour votre œuvre tout ce qui lui déplaisait. Et elle était tombée dans la vaine opinion des deux substances, et elle ne pouvait s’y reposer, et elle parlait un langage d’emprunt.

Et, au sortir de cette erreur, elle s’était fait un Dieu répandu dans un espace infini, et ce Dieu elle le prenait pour vous, et elle l’avait placé dans son cœur, et elle s’était faite de nouveau le temple de son idole, abominable à vos yeux. Mais lorsque vous eûtes, à mon insu, attiré sur vous ma tête appesantie, « et clos mes yeux pour qu’ils ne vissent plus la vanité, » je me reposais un peu de moi-même, et ma démence s’assoupit. Et je me réveillai en vous, et je vous vis infini, mais d’un autre infini, et cette vue ne devait rien à l’œil charnel.

CHAPITRE XV

VÉRITÉ ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES.

21. Et je jetai les yeux sur le reste, et je vis que tout vous est redevable d’être, et que tout est fini en vous autrement qu’en un lieu, mais parce que vous tenez tout dans votre main toute vérité ; et tout est vrai, en tant qu’être, et la fausseté n’est que la créance à l’être de ce qui n’est pas. Et je reconnus que tout a sa convenance particulière, non-seulement de lieu, mais de temps ; et que vous, seul Être éternel, ne vous êtes pas mis à l’ouvrage après des séries incalculables de temps, parce que les espaces des temps, passés ou à venir, ne sauraient ni passer, ni venir, sans l’action de votre permanence.

CHAPITRE XVI

CE QUE C’EST QUE LE PÉCHÉ.

22. Et je sentis par expérience qu’il ne faut pas s’étonner que le pain, agréable à l’organe sain, afflige le palais blessé, et qu’aux yeux malades soit odieuse la lumière si aimable à l’œil pur. Et votre justice déplaît aux hommes d’iniquité : comment donc pourraient leur plaire et la vipère et le vermisseau, créés par vous toutefois dans une bonté convenable à l’ordre inférieur avec lequel les impies ont d’autant plus d’affinité, qu’ils vous sont moins semblables, comme les bons tendent d’autant plus à l’ordre supérieur qu’ils sont plus semblables à vous ?

Et je cherchai ce que c’était que l’iniquité, et je trouvai qu’il n’y avait point là substance, mais hideuse prévarication de la volonté détournée de vous, ô mon Dieu, substance souveraine ; mais prostitution de toutes les puissances intérieures (Eccli. X, 10) et enflure au dehors.

CHAPITRE XVII

PAR QUELS DEGRÉS IL S’ÉLÈVE À LA CONNAISSANCE DE DIEU.

23. Et je m’étonnais de vous aimer, et non plus un fantôme au lieu de vous. Et je ne m’en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais j’étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant ; et ce poids, c’étaient les habitudes de la chair.

Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne doutais nullement que vous ne fussiez le seul être à qui je dusse m’attacher, quoique je fusse encore loin de pouvoir m’attacher à vous ; parce que « la chair corruptible appesantit l’âme, et que cette maison de boue fait retomber l’esprit et abat l’essor de ses pensées (Sag. IX, 15). »

J’étais encore certain « que depuis la création de l’univers, vos vertus invisibles, votre puissance éternelle et votre divinité, se révèlent à l’homme par l’intelligence de vos œuvres (Rom. I, 20). » Je cherchai donc d’où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps célestes ou terrestres, et quelle règle m’offrait son appui lorsque jugeant, selon la vérité, des objets muables, je disais : Cela doit être, cela ne doit pas être ainsi ; et je découvris, au-dessus de mon intelligence muable, l’éternité immuable de la vérité.

Et je montai par degrés, du corps à l’âme qui sent par le corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la présence des objets externes, limite où s’arrête l’instinct des animaux ; j’atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des sens.

Et voilà que se reconnaissant en moi sujette au changement, cette puissance s’élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin de l’habitude et des troublantes distractions de la fantaisie, pour découvrir quelle est la lumière qui l’inonde quand elle déclare hautement l’immuable préférable au muable. Et cet immuable, d’où le connaît-elle ? Car si elle n’en avait quelque connaissance, elle ne le préférerait point au muable. Enfin, elle jette sur l’Etre même un tremblant coup d’œil.

Alors, « vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi par l’intelligence de vos œuvres, » mais je n’y pus fixer mon regard émoussé. Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n’avais plus avec moi qu’un amoureux souvenir et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m’avait séduit.

CHAPITRE XVIII

JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT.

24. Et je cherchais la voie où l’on trouve la force pour jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n’eusse embrassé « le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (I Tim. II, 5) ; Dieu souverain, béni dans tous les siècles (Rom. IX, 5) ; » qui nous appelle par ces paroles « Je suis la voie, la vérité, la vie (Jean XIV, 6) ; » et qui unit à notre chair une nourriture dont ma faiblesse était incapable. Car le Verbe s’est fait chair (Ibid. I, 14), afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le lait de notre enfance.

Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe, l’éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre création, élève à soi les infériorités soumises. C’est dans les basses régions qu’il s’est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut d’eux-mêmes ceux qu’il voulait réduire, afin de les amener à lui, guérissant l’orgueil au profit de l’amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les égarer, qu’ils s’humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds, infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.

CHAPITRE XIX

IL PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME D’ÉMINENTE SAGESSE.

25. Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur Notre Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l’on peut avoir d’un homme éminent en sagesse, d’un homme incomparable ; sa miraculeuse naissance d’une vierge, son dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens temporels en vue du gain de l’immortalité.

Mais tout ce qu’il y avait de mystère saint dans le Verbe fait chair, c’est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la tradition écrite, m’apprenant qu’il a mangé, bu, dormi, marché ; qu’il a connu la joie et la tristesse, qu’il a conversé avec nous, me faisait comprendre que cette chair n’avait pu s’unir à votre Verbe que par l’intermédiaire de l’âme et de l’esprit de l’homme. Qui l’ignore, entre ceux qui connaissent l’immutabilité de votre Verbe ? Et alors même, toute la connaissance qu’il m’était possible d’en avoir ne me laissait sur ce point aucun doute. Car mouvoir les membres du corps au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus ; être affecté de quelque passion, puis devenir indifférent ; exprimer par des signes de sages pensées, puis demeurer dans le silence, sont les traits distinctifs de la mobilité d’âme et d’esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste serait suspect de mensonge, et l’Ecriture ne présenterait à la foi du genre humain aucune espérance de salut.

Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout l’homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l’homme ou le corps et l’âme sans l’esprit ; je reconnaissais l’homme même. Mais ce n’était pas la Vérité en personne, c’était, selon moi, une sublime exaltation de la nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui lui assurait la prééminence sur les autres hommes.

Alypius pensait que, dans leur croyance d’un Dieu vêtu de chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et il ne croyait point qu’ils affirmassent en lui l’esprit et l’âme de l’homme. Et comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui dans la mémoire humaine n’avait pu s’accomplir en l’absence du principe vital et raisonnable, il ne venait qu’à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt découvrant dans cette erreur l’hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie la foi de l’Eglise.

Pour moi, je n’appris, je l’avoue, que quelque temps après, quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s’élève entre la vérité catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l’hérésie mettent en saillie les sentiments de votre Eglise, et produisent au jour la saine doctrine. « Il fallait qu’il y eût des hérésies, pour que les cœurs à l’épreuve fussent signalés entre les faibles (I Cor. XI, 19). »

CHAPITRE XX

LES LIVRES DES PLATONICIENS L’AVAIENT RENDU PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN.

26. Les livres des Platoniciens que je lisais alors, m’ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j’aperçus, par l’intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de m’arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation ; j’étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous répandre par les espaces finis ou infinis ; mais toujours vous-même, dans l’intégrité de votre substance, et la constance de vos mouvements ; j’étais certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu’il est ; certain de tout cela, j’étais néanmoins trop faible pour jouir de vous.

Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte. Je voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne pleurais pas, et je m’enflais de ma sagesse.

Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de l’humilité, sur Jésus-Christ lui-même ? Et ces livres pouvaient-ils me l’enseigner ? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant que j’eusse médité vos Ecritures, pour qu’il me souvînt en quels sentiments ils m’avaient laissé ; et que dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il faut faire de la présomption et de l’aveu ; de qui voit où il faut aller, sans voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non-seulement à la vue, mais à la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d’abord par vos saintes Lettres, dont l’habitude familière m’eût fait goûter votre douce saveur, pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j’eusse été détaché du solide fondement de la piété, ou bien même demeurant le cœur imbibé de sentiments salutaires, j’aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en produire de semblables.

CHAPITRE XXI

IL TROUVE DANS L’ÉCRITURE L’HUMILITÉ ET LA VRAIE VOIE DU SALUT.

27. Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de votre Esprit, et surtout l’apôtre Paul ; et, en un moment, s’évanouirent ces difficultés où il m’avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et son texte en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes. Et je saisis l’unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie où l’on tremble.

Et j’appris aussitôt que tout ce que j’avais lu de vrai dans ces autres livres s’enseignait ici avec l’idée toujours présente de votre grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s’il n’eût pas reçu, non-seulement ce qu’il voit, mais aussi de voir. (Qu’a-t-il, en effet, qu’il n’ait reçu (I Cor. IV, 7) ?) afin que votre parole lui donne non-seulement les yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité ; afin que le voyageur encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la bonne route, vienne à vous, vous voie et vous embrasse.

Que si l’homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, que fera-t-il de cette autre loi, incarnée dans ses membres, qui combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché qui lui est incorporée (Rom. VII, 22, 23.) ? Car « vous êtes juste, Seigneur ; ce sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre main (Dan. III, 27-32). » Et votre justice nous a livrés à l’antique pécheur, au prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l’imitation de sa volonté déchue de votre vérité (Jean VIII, 44).

Que fera cet homme de misère ? « Qui le délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rom. VII, 25), »que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos voies (Prov. VIII, 22), en qui le prince du monde n’a rien trouvé digne de mort (Jean, XIV, 30) ; Victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre condamnation (Coloss. II, 14).

Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous offrent-elles cet air de piété, ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des tribulations spirituelles d’un cœur contrit et humilié (Ps. L, 19) : et le salut de votre peuple, et la cité votre épouse (Apoc. XXI, 2), et ce gage de l’Esprit-Saint (II Cor. V, 5), ce calice de notre rançon ?

On n’y entend point ces cantiques : « Mon âme ne sera-t-elle point soumise à Dieu ? à Dieu dont elle attend son salut ? Car il est mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé (Ps. LXI, 2). » Personne n’y entend cet appel : « Venez à moi, vous tous qui êtes affligés. » Ils dédaignent, ces superbes, d’apprendre de lui qu’il est doux et humble de cœur. C’est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux humbles (Matth. XI, 28, 29, 35).

Oui, autre chose est d’apercevoir du haut d’un roc sauvage la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s’épuiser en vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces fugitifs, déserteurs de Dieu, guerroyant contre l’homme sous la conduite de leur prince tout ensemble lion et dragon ; autre chose, de suivre la véritable route, protégée par l’armée du souverain empereur, où n’osent marauder les transfuges de la milice céleste : car cette voie ils l’évitent comme un supplice. Et ma substance s’assimilait merveilleusement ces vérités : à la lecture du moindre de vos apôtres (I Cor. XV, 9), je considérais vos œuvres, et j’admirais (Habac. III, 2).

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