Méditations religieuses

13. L’amour de la patrie

« Jérusalem, si je t’oublie, que ma droite s’oublie elle-même ! que ma langue s’attache à mon palais, si jamais tu sors de mon souvenir, si Jérusalem n’est pas toujours le premier sujet de ma joie ! »

Psaumes 137.5-6

A mesure que l’homme s’éclaire et s’ennoblit, la sphère de son activité devient plus vaste, ses affections plus élevées et plus pures. Au plus bas degré de l’échelle se trouve l’amour de son propre individu, avec les soins et les passions que cet amour inspire. S’il ne sortait pas de ce cercle, l’homme vaudrait à peine mieux que la brute. Mais la nature même l’invite à en sortir. Il se crée bientôt une famille ; il travaille pour elle ; il l’aime, et cet amour, quoique encore entaché d’égoïsme, l’ennoblit et l’épure. Il ne vit plus pour lui-même ; il se sacrifie à d’autres intérêts que les siens. Mais ce cercle, quoique agrandi, est lui-même renfermé dans un autre plus vaste, qui le pénètre et le touche de toutes parts. La petite société dont il est le chef n’est qu’une branche d’une société plus nombreuse, qui respire le même air, qui féconde le même sol, qui parle la même langue, dont les lois le protègent et dont la prospérité fait la sienne. Il s’attache à cette société plus large ; il la sert ; il fait pour elle des sacrifices ; il aime sa patrie. S’il s’éclaire encore, si son âme s’épure, si ses affections se développent, il saura s’élever au-dessus des préjugés même que l’amour de la patrie inspire. Comme il a vu sa famille dans la grande famille du pays, il verra son pays et son peuple dans la grande famille de l’humanité. Il sentira les rapports qui unissent les peuples entre eux et tout le bien qu’ils retirent de leurs communications fraternelles. Il respectera la dignité humaine, malgré les diversités d’habitudes et de langage. Au delà du pays qui l’a vu naître, il verra d’autres pays sur lesquels Dieu fait lever son soleil et qu’il peuple d’êtres créés à son image. Au delà du Français, de l’Anglais, il verra l’homme ; et dans son âme agrandie, l’amour de la patrie saura se subordonner à l’amour de l’humanité. Mais ce nouveau sentiment, tout vaste et tout pur qu’il est, n’épuisera point son âme. S’il s’éclaire encore, surtout si un rayon d’en haut vient l’illuminer, il embrassera un ordre plus vaste que celui dont l’humanité peut jamais être le théâtre. Il verra l’humanité elle-même renfermée dans une grande famille qui embrasse tous les esprits, qui a ses lois éternelles, son chef éternel, et son bonheur incorruptible, résultant de l’accord immuable entre ce chef et ces lois. Dès que cet ordre l’a frappé, il le reconnaît pour le sien. Il franchit l’amour de l’humanité comme insuffisant et borné ; il s’élève à la vertu. — Son âme est satisfaite, car il n’est plus rien au delà.

L’amour de la patrie n’est donc qu’un des degrés de cette vaste échelle, par laquelle l’homme étend la sphère de son action et de sa dignité, pour s’élever jusqu’à la vertu, qui en est le point culminant.

Mais ce degré, pour n’être pas le suprême, n’est pas moins très important. Il faut passer par lui pour s’élever plus haut ; et, quand on sait voir et sentir au delà, il est à la fois une école et un honneur pour l’humanité.

Le christianisme s’y est peu arrêté, parce qu’il avait mission de révéler l’ordre universel, la vertu. Et d’ailleurs, au temps de ses premiers apôtres existait-il une patrie ? Mais cet amour si naturel et si doux était loin d’être étranger à l’âme aimante du Sauveur ; il s’est manifesté par les plus touchantes effusions, au moment où la patrie se montrait pour lui si ingrate. Et peut-être est-ce à l’amour de la patrie que les apôtres ont dû les seuls préjugés qui aient entravé leur marche aux premiers jours de leur ministère.

Et quel sentiment fut plus naturel et plus doux que l’amour de la patrie ! Elle nous a fourni les premiers rayons de lumière qui aient frappé nos yeux, le premier souffle qui ait enflé notre poitrine, le premier pain qui nous ait nourri. Elle a vu naître nos premières affections, nos premiers plaisirs. Les années les plus délicieuses de notre vie, celles qui laissent les souvenirs les plus doux et les plus purs, se sont écoulées dans son sein. Depuis longtemps nous nous sommes moulés l’un sur l’autre. Nos habitudes, nos goûts, nos désirs ont été formés par elle et pour elle. Chez elle, ils sont à l’aise ; partout ailleurs, ils sont dans la gêne. C’est son climat qui a formé notre tempérament ; tout autre nous incommode et nous attriste. Son sol nous plaît, ses sites réjouissent nos yeux. Nous en voyons ailleurs de plus beaux ; nulle part de plus chéris. Après avoir contemplé avec extase la verdure luxuriante du Nord, j’éprouve une douceur secrète à retrouver la teinte pâle de l’olivier, et ces collines pelées sur lesquelles s’étend un dôme resplendissant de lumière et d’azur. Ce sol, déjà chéri pour lui-même, porte nos frères et nos amis. Il recèle nos souvenirs et nos espérances. Il retentit des accents que notre oreille veut entendre. Un compatriote est plus qu’un homme, il est un parent et un ami. Loin de la patrie, c’est un frère avec lequel on s’entend au premier mot, et dont la conversation ne lasse jamais. Pour savoir ce qu’est la patrie, il faut en être sorti ; comme pour savoir ce qu’est l’air, il faut en être privé pendant un instant.

L’amour de la patrie est donc une sorte d’instinct bienveillant que nous inspira la nature, pour nous rendre chers les lieux où doivent s’écouler nos jours. Mais c’est encore un sentiment raisonné qui élève et ennoblit l’homme, et que la vertu la plus pure non seulement permet, mais appelle.

Notre sort tient à celui de la patrie : notre bonheur, notre aisance, notre paix, notre avenir sont les siens. Les troubles qui l’agitent nous dévorent d’inquiétude ; les malheurs qui l’accablent deviennent bientôt nos malheurs. La honte qui peut rejaillir sur elle nous flétrit dans notre propre conscience. On aime à pouvoir s’avouer tout entier : et qui ne compte pas son pays pour une sorte de lui-même ? Qui peut se croire honoré quand la patrie est avilie, heureux quand elle est dans la détresse ?

Le mot seul de patrie réveille un autre sentiment, qui rend plus impérieux et plus juste le devoir de l’aimer et de lui faire du bien. La patrie, c’est la possession des pères, c’est l’héritage qu’ils doivent laisser à leurs enfants. C’est ce fonds commun dans lequel ils doivent puiser ce qu’il y aura de plus réel, de plus doux et de plus pur dans la vie. Avec la lumière du ciel, avec l’air que l’on respire, avec l’eau que Dieu donne à tous, c’est ce que l’on possède sans le sentir, ce qui éclaire tout, colore tout, vivifie tout, embellit tout. Laissez à vos enfants la patrie grande, riche, éclairée, puissante, honorée, qu’ils soient eux-mêmes au niveau de sa civilisation, et vous aurez plus fait pour leur assurer une vie pleine, heureuse et forte, que si vous leur aviez laissé de la fortune dans un pays ingrat, ignorant et malheureux.

Et si parfois vous gémissez des limites étroites de votre être ; si vous êtes humiliés de songer que vous n’êtes qu’un point sur la terre, et que vos traces passagères seront dans peu d’instants effacée pour toujours, attachez-vous à la patrie, et vous agrandirez votre être. L’humanité vous écrase et vous ne pouvez rien pour elle. Mais la patrie vous entoure de toutes parts. Elle agit sur vous sans cesse ; mais à votre tour vous réagissez constamment sur elle. C’est le plus grand théâtre où vous puissiez porter votre action ; mais ce théâtre est sous vos pieds ; il suffit que vous vouliez prendre quelque part au drame qui s’y joue. Si vous avez une bonne pensée, si vous faites un sacrifice, si vous prenez de la peine, si vous êtes pressé d’un généreux dévouement, vous n’êtes qu’un, et pourtant des milliers vont éprouver le contre-coup du mouvement qui vous anime. La pierre que vous portez à la main va prendre sa place dans cet édifice vivant bâti pour des siècles, et l’élever de quelques lignes. Vous-mêmes, vous grandirez d’autant dans votre propre conscience et dans l’opinion de celui qui vous donna la patrie comme le noble champ que votre activité doit cultiver. Les hommes l’ignoreront peut-être : que vous importe, pourvu qu’ils en jouissent ? Le temps vous emportera ; un froid gazon couvrira bientôt votre dépouille, sans révéler même votre nom ; mais le bien que vous aurez fait à la patrie vous survivra, et, comme un arbre vigoureux planté sur un terrain fertile, il reverdira sur votre tombe.

Il est donc naturel, il est juste d’aimer sa patrie. Mais, quand cette patrie est la France, le devoir devient encore plus doux et plus glorieux à remplir. Pays béni du ciel, toutes les richesses d’un sol fertile s’y joignent à tous les charmes d’un climat qui favorise les productions de la nature et le bien-être de la vie humaine. Placée au centre de l’Europe, elle réunit les qualités et les produits des pays qui l’environnent ; elle en tempère les défauts. Elle nourrit dans l’abondance de nombreux millions d’habitants et recèle dans ses entrailles fécondes la nourriture des millions bien plus nombreux qui doivent la cultiver un jour. Ses sites variés présentent tous les aspects et toutes les températures, depuis les glaces de la Norvège, dans les sommets des Alpes, jusqu’aux chaleurs de l’Egypte dans ses plaines méridionales ; depuis la triste nudité des déserts jusqu’aux vallées délicieuses de Cachemire et de Tempé. Et ce sol est encore embelli par la population qui le couvre, par les institutions qui le régissent, par le travail qui le féconde, par l’industrie qui y fait circuler, à travers mille canaux, les nécessités et les douceurs de la vie, par les lumières de l’intelligence, qui l’inondent à grands flots. Plein d’esprit et de vivacité, et pourtant patient et laborieux ; plein de sentiment et de grâce, et pourtant capable des plus grands efforts du génie ; plein de politesse et d’humanité, et pourtant sérieux et moral, le peuple français réunit en lui, tempérés dans un tout harmonique, les dons qui, partagés, font la gloire des autres nations de l’Europe. Plus positif que l’Allemand, plus idéal que l’Anglais, plus travailleur que l’Espagnol, plus penseur que l’Italien, il a ce qu’il faut de ce qui les caractérise, et tous se trouvent bien chez lui. Voilà pourquoi Paris est la capitale de l’Europe. Les étrangers viennent voir, réuni dans un même cadre, ce qu’ils chercheraient en vain chez eux. Ils y trouvent de plus les institutions les plus franches, les plus homogènes, les plus fécondes en avenir, qu’un peuple ait jamais possédées. Ils y trouvent l’union, réelle ici, chimérique partout ailleurs, de ces trois immenses bienfaits, où la société puise sa force et sa vie, l’ordre, la liberté et l’égalité, mots pleins de charmes, que les souvenirs d’une époque désastreuse ne doivent point flétrir pour nous. Dégagée des entraves qui ralentissent encore les progrès des autres peuples, la nation française marche à leur tête, vers la conquête de tout ce que l’intelligence et la nature peuvent produire encore pour l’honneur et le bonheur de l’humanité. Si elle s’arrête, tout s’arrête, car elle est le lien de tout ; mais, si elle marche, tout marche, car tout l’admire et veut l’imiter. Si, pendant longtemps, elle fut, au sein de la gloire, la terreur des peuples, maintenant, maîtresse d’elle-même, elle en est, avec une gloire plus pure, l’espérance et la joie. En France et hors de France, il est glorieux, il est doux d’être Français. C’est une noble patrie que l’on peut aimer sans mesure et qui payera richement tout ce que l’on fera pour elle.

L’amour de la patrie est donc à la fois un sentiment et un devoir de conscience. Il doit être chaud, actif, désintéressé.

Un amour sans chaleur est un amour sans amour. L’homme est si petit, qu’il n’obtient jamais rien de grand qu’en s’y donnant tout entier. L’âme est à la fois l’instrument et la récompense de tous les véritables succès. C’est dans la chaleur d’un sentiment profond et dominant que prennent leur source ces nobles actions, dont la patrie conserve un long souvenir ; ces immenses bienfaits, achetés par tant de peines et fécondés pour un long avenir. C’est cet amour chaleureux jusque dans le malheur, qui fera retentir dans un avenir immense les noms de Léonidas, d’Aristide, de Philopémen, de Fabricius, de Caton, de Washington, de la Fayette. Ces âmes généreuses ont su comprendre que, devant le grand nom de la patrie, l’individu s’efface ; qu’il y a là de quoi soutenir et payer les sentiments les plus généreux, les efforts les plus constants, les sacrifices les plus douloureux. Celui qui peut avec froideur se retirer dans l’ombre, quand la patrie fait entendre sa voix, est à peine digne du nom d’homme, car il manque du sentiment qui honore le plus l’humanité.

Et, comme la patrie est la portion de l’humanité qui nous touche le plus immédiatement, et que l’humanité c’est la vie, il s’ensuit que l’amour de la patrie ne doit pas être seulement contemplatif, mais actif. La patrie nous nourrit de réalités ; ce sont des réalités qu’il faut lui rendre. La puissance de vos affections, les lumières de votre esprit, les ressources de votre fortune, la magie de votre parole, l’entraînement de votre exemple, la force de votre corps, tout, tout doit être à son service, si votre conscience vous dit qu’elle en a besoin. Quand il sent bien ce que c’est que la patrie et la grandeur de ses droits sacrés, l’époux s’arrache des bras de son épouse, et le père donne son fils pour la servir dans les conseils ou sur les champs de bataille. Et, si le danger s’accroît, si la voix de la patrie devient plus impérieuse, le citoyen généreux tourne un dernier regard vers tout ce qui lui fut cher ; il contemple encore une fois ce ciel et ce soleil si doux à ses yeux, ces champs où se joua son enfance et qu’il cultiva de ses mains, ces êtres chéris qui vont pleurer sur sa poussière, et il abandonne sa vie avec regret, mais sans faiblesse et sans murmure. Jamais elle ne fut plus noble et plus belle qu’au moment où il la perd pour une cause aussi sacrée.

Et la vie n’est pas toujours le plus grand des sacrifices que la patrie nous appelle à faire pour elle. Pour le consommer, l’âme rassemble toutes ses forces ; elle en reçoit un enthousiasme qui l’emporte et qui l’agrandit. Mais les sacrifices de tous les instants, dans les pensées, dans les affections, dans les opinions, dans les intérêts, dans les espérances, sont bien plus difficiles à soutenir. Savoir sortir de sa ville, de sa religion, de sa coterie, de son parti, pour voir au delà des cercles dans lesquels on est enlacé, la patrie avec ses véritables besoins et ses véritables dangers ; supporter les rancunes de ses amis mêmes, pour faire le bien que l’esprit et le cœur révèlent ; marcher vers le but avec constance, malgré les obstacles que les passions, les amitiés et les haines, les intérêts et les intrigues suscitent partout sur la route, voilà ce qui est plus difficile ; voilà ce qui exige tout le courage d’une âme forte et généreuse, et ce qu’il faut pourtant accomplir. Faire plus encore : sacrifier ses opinions les plus chères, ses plans les mieux concertés, ses espérances les plus intimes, quand l’expérience nous révèle qu’ils ne sauraient s’accomplir sans de terribles malheurs, ou que du moins ils sont encore impraticables, et prêter sa force, ses lumières et son activité à d’autres desseins, à d’autres plans, à un autre avenir ; voilà l’épreuve la plus rude à laquelle une âme loyale puisse être soumise, et dont un véritable ami de la patrie saura toujours triompher. Si ses conseils ne sont pas suivis, si ses plans sont mis de côté, si son parti ne triomphe pas, il ne cherchera point la misérable satisfaction de voir les conseils suivis entraîner après eux des malheurs. Avant tout, il fera tous ses efforts pour faire tourner au bonheur de la patrie les mesures mêmes qu’il improuve. Et, puisqu’il ne lui est pas donné de prévenir tout le mal, il n’épargnera rien du moins pour l’alléger et pour l’amoindrir.

Et tout cela, pour la patrie, et pour elle seule. Il faut l’aimer, il faut se donner pour elle sans attendre de récompense. Le bien qu’on fait à la patrie est sûr ; la récompense est incertaine ; elle dépend de tant de circonstances, de tant de jugements, de tant d’intérêts, que, dans les pays les mieux gouvernés, rien n’est aussi incertain qu’elle. Et encore, je ne parle point des erreurs de l’amour-propre qui nous la font attendre souvent là où réellement elle n’est pas due ; et parce qu’elle n’arrive point, parce que nous en voyons d’autres plus heureux que nous, détournerons-nous nos affections et nos efforts d’une patrie qui nous donne toujours mille fois plus que ses gouvernants ne pourront jamais nous donner ! Non ; quelle que soit notre situation, et nos espérances, et leurs succès, à travers toutes les vicissitudes sociales, à travers les erreurs et les fautes qui se mêlent toujours pour ceux qui gouvernent aux meilleurs desseins, nous verrons, avant tout et toujours, la patrie ; et devant cette grande figure, tout s’évanouira dans l’ombre. Tout passe, et nos craintes, et nos espérances, et nos projets, et nos désirs, et les gouvernants avec leurs faveurs, et les gouvernés avec leurs vœux et leurs mécomptes. Tout passe et tout meurt ! Mais la patrie ne meurt point. Elle seule demeure au bout de ces vicissitudes. C’est toujours pour elle qu’il faut travailler ; c’est d’elle qu’il faut faire sa récompense, et regarder comme sauvée du néant toute portion de notre vie que nous pouvons consacrer à son bonheur ou à sa gloire. Ici, comme en tout, il faut prendre pour devise : « Fais le bien, advienne que pourra. »

Voilà comment et jusqu’où le vrai citoyen, et par conséquent aussi le vrai chrétien, aime sa patrie.

Mais, en aimant sa patrie, que doit-il donc vouloir pour elle ?

Le voici en peu de mots : c’est que la plus grande masse d’hommes puissent y trouver la vie la plus pleine, la plus heureuse.

Maintenant, en quoi consiste cette plénitude de vie, que nous voudrions faire trouver au plus grand nombre possible de citoyens, sur le sol de la patrie ?

Ici, distinguons la vie de ce qui sert à la soutenir.

La vie est le but ; ce qui sert à la soutenir n’est que le moyen.

Et, par la vie, je n’entends pas seulement le jeu mécanique des organes matériels. Ce n’est encore là qu’une existence animale, instrument et non point essence de la vie véritable de l’humanité.

Ce que j’entends et ce que je veux, c’est la vie de l’homme, c’est-à-dire de l’être intelligent, social, moral et responsable de ses actions. Je veux donc pour la patrie tout ce qui peut assurer au plus haut degré le développement de la partie supérieure de l’humanité, de telle sorte que l’homme puisse s’y perfectionner tous les jours en intelligence, en lumières, en sociabilité, en puissance sur la nature et en vertu.

Et, comme l’homme tient à la terre par mille besoins, je veux que chacun puisse trouver sur le sol de la pairie la plus grande masse possible des choses nécessaires à la satisfaction de ses besoins.

Diffusion de lumières, de sociabilité, de dignité, de vertu ; diffusion des moyens d’existence, sur le plus grand nombre d’hommes possible ; sûreté d’un pareil ordre pour le présent et pour l’avenir : tel est le fond des vœux qu’un bon citoyen fait pour sa patrie.

Quels sont les moyens de les réaliser ?

Répandre l’instruction, la mettre à la portée de toutes les classes, en faire naître partout le goût par des institutions qui la favorisent, combattre ce penchant à l’inertie, cette satisfaction de l’ignorance qui font à l’homme une si cruelle guerre ; porter l’attention et les habitudes de toutes les classes vers les plaisirs intellectuels plutôt que vers les plaisirs physiques ; et, d’un autre côté, favoriser la production de ces géants de l’intelligence qui reculent les limites de la pensée ; voilà le moyen d’exciter dans une nation ce développement harmonique qui rend l’homme à la fois plus heureux et plus digne de l’être.

Pourquoi faut-il que la France, si prodigieusement avancée sous tant de rapports importants, le soit encore si peu sous celui-ci ? Elle a des sommités que l’univers contemple et admire, mais les bases lui manquent. Les masses sont encore ignorantes, et cette gangrène qui la ronge encore lui fait plus de mal que ne sauraient lui en faire les saisons, les maladies, ses rivaux et ses ennemis. Oh ! quand aurons-nous fait du Français ce qu’il est capable de devenir, c’est-à-dire l’homme le plus spirituel à la fois et le plus solidement instruit de l’Europe ? Dès cet instant, il en sera le plus respecté, parce qu’il en sera le plus invincible.

Comment l’homme sentirait-il sa dignité, dans une profonde ignorance ? Et pourtant le sentiment de sa dignité est la première base de la vertu.

Des institutions qui mettent l’homme en relief, qui lui parlent sans cesse de ses droits, du respect qu’il doit s’attirer en commençant à se le porter à lui-même, qui le chargent sans cesse d’une portion de responsabilité, l’attirent vers la chose publique et le forcent de sortir de son intérêt privé, voilà ce qui peut relever en lui le sentiment de sa dignité, et l’exciter à le soutenir. Ces institutions, nous avons le bonheur de les posséder. Elles ont pris racine sur le sol français. Ce qui manque encore ne se fera pas longtemps attendre. Le reste est l’ouvrage du temps, qui fera passer dans les habitudes et dans les mœurs les fruits de lumière, de vérité et de vertu que ces institutions doivent produire.

La religion est le point culminant de l’intelligence humaine, et, quand elle est pure, c’est la plus haute dignité à laquelle l’âme humaine puisse atteindre. Mais, comme elle a ses racines dans l’âme, elle en sortira grande et forte, quand des institutions vraiment libérales l’auront enfin délivrée de ses entraves. La patrie ne peut rien pour elle, que la laisser libre dans le sanctuaire de la conscience.

Les progrès de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, ces sources fécondes de la prospérité des peuples, suivront les progrès des lumières et des institutions ; elles répandront dans toutes classes, non seulement les nécessités, mais les aisances de la vie.

Les progrès de l’intelligence, des bonnes mœurs et de l’industrie seront en même temps les progrès de la population. Plus les hommes seront heureux, éclairés et moraux, plus ils seront nombreux. Le sein fécond de la patrie n’a pas encore donné toutes ses richesses. Il recèle encore du pain, du travail et du bonheur pour les millions d’enfants qu’il doit un jour mettre au monde.

Je ne veux point parler de toutes les conditions de détail qui peuvent assurer ce progrès du bien intellectuel et matériel, sur notre belle patrie. Mais voici les conditions générales sans lesquelles il est impossible de songer à aucun progrès vers le bien. C’est donc à les réaliser qu’un ami de son pays doit consacrer ses premiers et ses plus constants efforts.

La première de ces conditions, c’est l’indépendance. Un pays gouverné par un autre dont il n’a ni le langage, ni les idées, ni les mœurs, ni les besoins, ni les intérêts, est toujours un pays malheureux et avili, qui recule au lieu d’avancer. La fusion, si jamais elle s’opère, est toujours l’œuvre du temps. Mais le temps emporte dans sa course des générations nombreuses et dégradées. Quand les envahisseurs sont les plus barbares, dix siècles ne réparent point de pareils revers. Si l’indépendance de la patrie est menacée, rien ne doit donc coûter au citoyen pour la défendre. Plus de partis, plus de divisions, plus de jalousie. Il n’est plus qu’un seul intérêt, celui de sauver le pays, plus qu’une seule rancune, celle qui repousse l’étranger suivi de la servitude. C’est alors que les ennemis et les rivaux doivent s’embrasser sur le sein maternel de la patrie ; et, quand ils auront repoussé l’esclavage, ils reviendront continuer ces querelles domestiques, aliment de la pensée et source de l’esprit public.

Hors de ce cas extrême où tout citoyen doit être soldat, le vrai besoin du pays, c’est la paix. C’est dans la paix que les institutions s’améliorent sans passion et sans violence ; que l’agriculture, l’industrie et le commerce trouvent de nombreux encouragements ; que les capitaux s’accumulent, que les richesses se répandent, que l’instruction et les inventions utiles se communiquent d’un peuple à l’autre, comme un patrimoine commun ; que la population s’accroît en augmentant dé bonheur ; que les mœurs s’adoucissent et que l’humanité fait un pas vers un meilleur avenir. La paix avec l’honneur et la sécurité ; oh ! quel cœur vraiment humain ne bondirait pas devant cette image, et ne la préférerait pas mille fois aux brillants trophées de la guerre ! Et si la paix est désirable au dehors, combien plus entre des concitoyens et des frères ? Quand elle s’excite dans le même pays, dans la même ville, la guerre flétrit tout ; elle détruit la sécurité ; elle décourage l’industrie ; elle nourrit le cœur de fiel ; elle empoisonne les affections domestiques ; elle déracine des âmes les plus douces jusqu’aux sentiments les plus communs de l’humanité. Toujours présent et toujours craint, l’ennemi occupe toutes les pensées et les occupe pour les entacher de férocité. Est-il besoin, aux lieux où j’écris, d’insister sur les malheurs dont est la cause l’absence de la paix parmi les citoyens ? Toutes les âmes généreuses ne sympathisent-elles point à la douleur dont mon âme est navrée, quand je songe à tout le mal qu’elle a fait à notre malheureux pays. O belles contrées du Midi, favorisées du ciel, doux climat, terre nourricière, féconde nature qui ne demandez qu’à donner, beaux jours qui la secondez, air tiède, azur brillant des cieux, éblouissante lumière, torrent de chaleur régénératrice, soleil éclatant et réparateur, pourquoi, quand vous répandez sur nous les flots inépuisables de vos bienfaits, semblons-nous prendre à tâche de les gâter les uns pour les autres en les arrosant de fiel ? Pourquoi, dans un pays où la nature est si puissante et si riche, l’homme, l’homme seul, qui devait valoir mieux qu’elle, se montre-t-il au-dessous des merveilles qui l’entourent, et comme indigne des noms qui pleuvent sur lui ? Pourquoi des concitoyens et des frères cherchent-ils à s’en empoisonner la jouissance par des inimitiés et des haines que les moindres accidents renouvellent et dont rien ne présage la fin ? Ici, la nature embellit tout ; l’homme la flétrit. Ah ! que le soleil se voile, que l’azur des cieux se ternisse, que la terre devienne ingrate, que la brume et les frimas remplacent nos jours tièdes et sereins ; et que la paix règne dans nos cœurs.

Ayons donc la paix et l’ordre avec elle. C’est le besoin d’ordre qui forma les sociétés ; c’est l’ordre qui les conserve. C’est par l’ordre que chacun sait ce qu’il doit attendre et ce qu’il doit craindre. C’est par l’ordre que chacun se livre à ses travaux avec l’entière certitude d’en recueillir enfin le fruit. L’ordre, c’est la liaison du présent et de l’avenir. C’est l’observation de toutes les lois, le respect de tous les droits. C’est la persévérance de chacun à remplir fidèlement la place qui lui est marquée, sans tout troubler et tout compromettre pour en sortir ou pour en changer les conditions. De quelque côté que parte le désordre, il est un malheur que tous doivent réprimer ; il flétrit tout, il arrête tout, il dévaste tout, et partout où il passe il laisse des traces profondes de corruption et de misère. Si quelques circonstances impérieuses le troublent un instant, ou plutôt, si quelque grand désordre en appelle pour remède un plus petit, que celui-ci soit aussi court que possible. Que tous les bons citoyens s’empressent d’en limiter l’étendue, d’en corriger les effets, d’en faire sortir un ordre plus solide et plus fécond. C’est ainsi qu’ils peuvent se créer des titres éternels à la reconnaissance de la patrie et de l’humanité. Notre pays n’en est point à son apprentissage, et l’Europe a contemplé avec admiration l’ordre subitement établi, comme par miracle, au milieu du désordre le plus épouvantable qui fut jamais.

Mais l’ordre ne saurait suffire ; car il règne aussi dans les tombeaux. La tyrannie aime à décorer de ce nom la paix dévastatrice dont elle s’entoure. L’ordre n’est bon qu’avec la vie, avec les progrès, avec la dignité de l’espèce. Et tout cela est le fruit de la liberté. L’esclavage est donc le plus grand et le plus fatal de tous les désordres. Il mutile l’homme, il étouffe ses facultés, il le prive de son aisance, il le rend lâche, trompeur et méchant. C’est dire qu’il le rend malheureux et digne de l’être. Par la liberté, l’homme se sent une créature nouvelle. Il se respecte lui-même, car il est responsable, et il veut être respecté des autres. Ses facultés se développent par l’exercice. Sa vie devient plus pleine. Ce n’est plus un instrument, c’est un homme ; il faut donc vouloir pour la patrie des institutions qui laissent à chacun toute la liberté qui est compatible avec la sécurité de tous, et qui excitent le développement de l’homme au lieu de le comprimer. Il faut vouloir les institutions qui garantissent cette liberté tutélaire, qui la mettent pour toujours à l’abri de l’ambition et des caprices d’un seul, qui en font un héritage toujours plus précieux et plus solide, que chaque citoyen est assuré de léguer à ses enfants. C’est par la liberté que les habitants d’un pays sentent qu’ils possèdent une patrie, et non point une prison ; qu’ils s’y attachent avec orgueil, et qu’ils y reviennent avec joie respirer sans gêne et le front levé, quand le hasard leur fait traverser ces pays malheureux d’où la liberté fut bannie et avec elle la confiance et la dignité ; ces pays où les murs ont des oreilles, où le foyer domestique a ses soupçons, où la main de plomb du despotisme, après avoir propagé l’ignorance et semé la misère, empoisonne jusqu’aux épanchements de l’amitié.

L’ordre avec la liberté, voilà le vœu que tout bon citoyen doit former pour son pays : il renferme tous les autres. Voilà la devise qu’un peuple peut montrer avec orgueil sur ses drapeaux. Avec l’ordre et la liberté viendront bientôt et la force, et l’indépendance, et le courage, et les progrès de l’esprit, et les conquêtes de l’intelligence, et les purs délices des arts, et les prodiges de l’industrie, et les dons inépuisables de l’agriculture, et, ce qui vaut mieux encore, les bonnes mœurs et la vertu. L’ordre sans liberté peut flétrir et corrompre. La liberté sans l’ordre peut ravager et dissoudre. L’ordre avec la liberté rallient, vivifient, enrichissent, élèvent, épurent. Ils donnent tous les bienfaits de la civilisation, sans énerver les courages et sans corrompre les âmes.

Voilà ce qu’il faut vouloir pour la patrie, voilà ce qu’il faut vouloir pour la France. Et le vouloir maintenant ou jamais, car jamais la France n’eut une occasion plus belle pour l’obtenir ; jamais elle ne fut dans des circonstances à la fois plus critiques et plus propres à remplir ses amis de l’espoir le mieux fondé ; jamais elle n’eut plus besoin que ses citoyens fussent éclairés, exempts de passions trompeuses, d’espérances chimériques, d’utopies impraticables. C’est le moment où chaque bon citoyen doit se croire obligé de concourir par tous ses moyens à faire le bien de la patrie. C’est un de ces moments rares dans l’existence d’un peuple, où son sort se décide pour des siècles, où il doit choisir entre des routes opposées, sans avoir plus la faculté de revenir en arrière. C’est un de ces moments où les erreurs sont fatales, où la vérité bien saisie porte des fruits immenses, où le bien et le mal se portent les derniers coups. Oh ! que le bien triomphe, et que cette patrie si chère voie renaître, dans l’ordre et dans la paix, une longue série de beaux jours ! Que chacun de ses enfants se serre plus étroitement autour d’elle et vienne lui porter, avec son amour, ses lumières, son dévouement et son courage. Que chacun l’aime pour elle et non pour lui-même, et que le doux nom de la France vienne réveiller dans tous les cœurs les plus doux souvenirs comme les plus profondes affections. O France, ô ma patrie ! que ma droite s’oublie elle-même, que ma langue s’attache à mon palais, si jamais ton souvenir sort de mon sein, s’il ne fait pas toujours battre mon cœur, si tu n’es pas le premier objet de mes affections ! Je t’aime comme on aime une mère, une sœur et une fille, car tu es la terre de mes aïeux, de mes frères et de mes enfants. Je t’aime pour le pain dont tu m’as nourri, pour la lumière dont tu m’as éclairé, pour le spectacle dont tu as réjoui mes regards ! Je t’aime pour les souvenirs de mon enfance qui tous se rattachent à toi ; souvenirs presque aussi doux et aussi purs que mes espérances du ciel. Je t’aime pour les caresses délicieuses de ma mère, que toi seule peux rappeler à mon cœur. Je t’aime pour ma vie passée dans ton sein, pour mes jours consumés à ton service. Je t’aime pour les plaisirs dont tu m’as environné, pour les émotions délicieuses que j’ai goûtées, pour les sentiments doux et purs que tu m’as fournis, pour les fleurs que tu as fait naître sur mes pas. Je t’aime pour les douleurs même dont tu fus pour moi le théâtre, pour les larmes dont j’ai abreuvé ton sol nourricier, pour cette terre sacrée où dorment déjà mes ancêtres et mes enfants, où bientôt je dois dormir moi-même. Je t’aime, parce que tu es libre et forte, grande et généreuse, éclairée et vertueuse. Je t’aime pour ce que tu es et pour ce que tu dois être. Je t’aime, parce que je puis demeurer au milieu de toi avec gloire et avec bonheur, et en sortir sans craindre d’avouer d’où je viens. Je t’aime, parce que tout ce que je suis, tout ce que je sens, tout ce qui m’intéresse, se confond avec toi ; parce que mille cordages d’amour m’attachent à tes montagnes et à tes plaines, à tes fleuves et à tes forêts, à tes cités et à tes campagnes, à tes places et à tes temples, à tes sites et à tes lois, à ton soleil et à tes enfants. Est-ce donc trop de la vie pour payer toutes ces choses, quand le besoin commande un tel prix ? France ! France ! ô que je m’enivre de ton nom, dont les vibrations enchantées vont m’émouvoir si délicieusement jusqu’au fond de l’âme ! que mon oreille l’entende et l’entende encore, sans jamais s’en lasser ! France ! ô que le ciel te bénisse ! qu’il accomplisse pour toi les vœux brûlants de mon cœur ! que sa rosée te fertilise ; que son soleil t’échauffe ; que son souffle t’anime et te vivifie ! que sa paix règne dans tes murs et autour de tes remparts ! Que tes amis t’admirent et te vénèrent, en se donnant pour toi, et que tes ennemis te craignent ! que tes enfants soient nombreux comme les sables de la mer ; heureux, comme si le ciel versait sur eux tous ses dons ; unis, comme s’ils n’avaient qu’une âme ; et libres, de cette liberté qui repose sur l’ordre et sur la vertu ! Sois, pendant des siècles encore, pour les nations tourmentées, un phare bâti sur le roc, qui les guide dans la voie orageuse qu’elles parcourent vers l’ordre et la vie, lui-même pour jamais à l’abri des tempêtes ! Dure à jamais, glorieuse et respectée, sous une nouvelle race de rois ! et que mes derniers regards soient témoins de ta paix, de tes progrès et de ton bonheur, ô France, ô ma patrie !

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