Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

42. ÉGALITÉ ET SIMILITUDE ENTRE LES PERSONNES DIVINES

  1. Y a-t-il lieu de parler d'égalité entre les Personnes divines ?
  2. La personne qui procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède ?
  3. Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ?
  4. Les Personnes divines sont-elles égales en grandeur ?
  5. Sont-elles l'une dans l'autre ?
  6. Sont-elles égales en puissance ?

1. Y a-t-il lieu de parler d'égalité entre les Personnes divines ?

Objections

1. Qui dit égalité, dit quantité identique de part et d'autre, selon Aristote. Or il n'y a pas de quantité chez les Personnes divines. Pas de quantité continue, d'abord : ni intrinsèque, ou grandeur ; ni extrinsèque : lieu ou temps. Ce n'est pas non plus la quantité discrète, ou nombre, qui donnera lieu ici à une égalité, car deux personnes font plus qu'une seule. Donc, pas d'égalité entre les Personnes divines.

2. On l'a déjà dit : les Personnes divines sont d'essence unique. Et l'on signifie ainsi l'essence comme une forme. Or, avoir même forme fonde un rapport de similitude, et non pas d'égalité. Parlons donc de similitude entre les Personnes divines, mais non d'égalité.

3. L'égalité est toujours réciproque : autrement dit, on est égal à son égal. Mais on ne peut dire des Personnes divines qu'elles soient égales l'une à l'autre. S. Augustin écrit en effet : « L'image qui reproduit son modèle à la perfection, s'égale bien à lui ; mais lui ne s'égale point à son image. » Or l'image du Père, c'est le Fils. Ainsi donc le Père n'est pas égal au Fils. Par conséquent, il n'y a pas d'égalité entre les Personnes divines.

4. L'égalité est une relation. Mais il n'y a pas de relation commune à toutes les personnes ; au contraire, c'est par leurs relations qu'elles se distinguent l'une de l'autre. L'égalité ne convient donc pas aux Personnes divines.

En sens contraire, S. Athanase dit dans son Symbole : « Les trois Personnes coéternelles sont égales entre elles. »

Réponse

L'égalité des Personnes divines est une conclusion nécessaire En effet, selon le Philosophe, il y a égalité quand il n'y a aucune différence en plus ou en moins. Et précisément, chez les Personnes divines, on ne peut poser la moindre différence en plus ou en moins. C'est Boèce qui le dit : « Ceux-là n'échappent pas au risque de diviser la divinité, qui y mettent du plus ou du moins, comme les ariens, qui déchirent la Trinité en y introduisant des degrés, et en font une pluralité. »

Voici pourquoi. Des choses inégales ne peuvent pas avoir la même quantité, numériquement la même. Or, en Dieu, la quantité n'est pas autre chose que l'essence Il en résulte que, s'il y avait la moindre inégalité entre les Personnes divines, elles n'auraient pas une essence unique, autrement dit, les trois Personnes ne seraient pas un seul Dieu. Cela étant impossible, il faut bien admettre l'égalité des Personnes divines.

Solutions

1. La quantité est de deux sortes. La quantité de masse, ou quantité dimensive n'existe que dans les êtres corporels ; elle n'a évidemment pas de place dans les Personnes divines. La quantité virtuelle mesure la perfection d'une nature ou d'une forme ; c'est d'elle qu'il s'agit quand on parle d'une chose « plus ou moins chaude » ; on veut dire qu'elle est plus ou moins parfaite en ce genre de qualité qu'est la chaleur. Or, on peut envisager la quantité virtuelle d'abord dans sa racine, c'est-à-dire dans la perfection même de la forme ou nature ; en ce sens, on parlera de grandeur spirituelle, comme on parle d'une grande chaleur, à raison de son intensité ou perfection. S. Augustin a dit : « Pour les choses qui sont grandes autrement que par la masse, être plus grand, c'est être meilleur » ; et l'on sait que « meilleur » désigne un plus parfait. En second lieu, on peut envisager la quantité virtuelle dans les effets de la forme. De ces effets, le premier est l'être, car toute chose a l'être selon sa forme ; le second est l'opération, car tout agent agit en vertu de sa forme. La quantité virtuelle se vérifiera donc et dans l'être et dans l'opération. Dans l'être d'abord, en ce sens que les choses de nature plus parfaite ont une durée plus grande ; dans l'opération aussi, en ce sens que les natures plus parfaites sont plus puissantes pour agir. Et voilà précisément, selon S. Augustin, comment s'entend l'égalité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit : « C'est qu'aucun d'eux ne précède l'autre en éternité, ne le dépasse en grandeur, ni le surpasse en puissance. »

2. Quand la comparaison porte sur la quantité virtuelle, l'égalité implique la similitude, avec ceci en plus qu'elle exclut toute différence de degré. En effet, toutes les choses qui ont même forme, peuvent se dire semblables, même si elles participent inégalement à cette forme ; on dit ainsi que l'air est semblable au feu par sa chaleur. Mais on ne peut pas les dire égales, si l'une participe à cette forme plus parfaitement que l'autre. Or le Père et le Fils, non seulement n'ont qu'une seule et même nature, mais ils l'ont aussi parfaitement l'un que l'autre : aussi disons-nous, non seulement contre Eunomius, que le Fils est semblable au Père, mais aussi, contre Arius, qu'il est égal au Père.

3. L'égalité et la similitude peuvent s'exprimer en Dieu par deux sortes de vocables : des noms et des verbes. Quand on y emploie des noms, c'est bien d'égalité et de similitude mutuelle qu'il s'agit entre personnes divines : le Fils est égal et semblable au Père, et réciproquement. La raison en est que l'essence n'appartient pas davantage au Père qu'au Fils ; aussi, de même que le Fils a la grandeur du Père, autrement dit est égal au Père, de même aussi le Père a la grandeur du Fils, autrement dit est égal au Fils. Mais dans les créatures « il n'y a pas réciprocité d'égalité et de similitude », dit Denys. Nous disons bien que les effets sont semblables aux causes, pour autant qu'ils possèdent la forme de leur cause ; mais la réciproque n'est pas vraie, parce que la forme est dans la cause à titre principal, dans l'effet à titre secondaire. Quant aux verbes, il signifient l'égalité avec mouvement. Et s'il est vrai qu'en Dieu il n'y a pas de mouvement, du moins on y vérifie une sorte de « recevoir ». Donc, parce que le Fils reçoit du Père ce qui le rend son égal, nous disons que le Fils est égal au Père, et non l'inverse.

4. Dans les Personnes divines, la pensée ne trouvera rien de plus que l'essence où elles communient, et les relations qui les distinguent. Or, l'égalité entre les personnes implique ces deux aspects : distinction des personnes, d'abord, car nul n'est égal à soi-même ; unité d'essence, ensuite, car si les personnes sont égales entre elles, c'est qu'elles ont même grandeur et essence. D'ailleurs, il est clair que, de soi-même à soi-même, il n'y a pas de relation réelle ; pas davantage d'une relation à une autre. Par exemple, lorsqu'on dit que la paternité s'oppose à la filiation, l'opposition n'est pas une relation qui s'intercalerait entre la paternité et la filiation. Sans quoi, dans les deux cas, on multiplierait les relations à l'infini.

Dès lors l'égalité, et pareillement la similitude, n'est pas, dans les Personnes divines, une relation réelle à distinguer des relations personnelles ; elle inclut dans son concept aussi bien les relations distinctes des personnes, que l'unité d'essence. De là ce mot du Maître des Sentences : ici « la dénomination seule est relative. »


2. La personne qui procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède ?

Objections

1. Le Fils, par exemple, n'est pas coéternel au Père. Arius, en effet, recensait douze modes de génération (tous entachés de quelque inégalité). Comme type du premier mode, il cite la genèse de la ligne par le point : à ce mode, il manque l'égalité en simplicité. Deuxième mode : l'émission des rayons du soleil ; ici, pas d'égalité en nature. Troisième mode : l'impression d'une marque par le sceau ; ici, pas de consubstantialité, pas non plus de puissance efficace communiquée. Quatrième mode : l'inspiration du bon vouloir par Dieu : point non plus de consubstantialité. Cinquième mode : l'accident qui procède de la substance ; mais l'accident n'est pas subsistant. Sixième mode : l'abstraction d'une forme hors de sa matière (ainsi le sens extrait l'espèce de la chose sensible) ; ici, il n'y a pas égale simplicité et spiritualité de part et d'autre. Septième mode : l'excitation du vouloir par la pensée ; mais ce processus s'accomplit dans le temps. Huitième mode : le changement de figure (ainsi le bronze devient statue) ; c'est là un mode matériel. Neuvième mode : le mouvement produit par un moteur ; ici, il y a cause et effet. Dixième mode : la genèse des espèces à partir du genre ; pareil mode répugne à Dieu, car on n'attribue pas le Père au Fils comme on attribue un genre à ses espèces. Onzième mode : la création artistique (le coffret extérieur procède du coffret conçu dans la pensée) ; on a encore effet et cause Douzième mode : la naissance des vivants (ainsi l'homme naît de son père) ; ici, le principe précède l'effet dans le temps.

Bref, il ressort de cette enquête, que, de quelque manière qu'un être procède d'un autre, l'égalité fait défaut entre eux, égalité de nature ou de durée. Donc si le Fils procède du Père, il faudra avouer ou bien qu'il est inférieur au Père, ou bien qu'il lui est postérieur, à moins qu'il ne soit l'un et l'autre.

2. Tout ce qui provient d'un autre a un principe. Mais ce qui est éternel n'a pas de principe. Le Fils n'est donc pas éternel, ni non plus le Saint-Esprit.

3. Ce qui se corrompt cesse d'être. Donc ce qui est engendré commence d'être ; car c'est pour cela même qu'on l'engendre : pour qu'il soit. Or le Fils est engendré par le Père. Donc il commence d'être, et n'est pas coéternel au Père.

4. Si le Fils est engendré par le Père, ou bien il est toujours engendré, ou bien on peut désigner l'instant de sa génération. Admettons qu'il soit toujours engendré. Tant qu'une chose est en cours de génération, elle est imparfaite ; on le voit bien pour les êtres successifs tels que le temps, le mouvement, qui sont en perpétuel devenir. Il s'ensuivrait que le Fils serait toujours imparfait : conséquence inadmissible. C'est donc qu'il y a un instant donné, qui est l'instant de la génération du Fils ; et avant cet instant, le Fils n'existait pas.

En sens contraire, S. Athanase dit : « Les Personnes sont toutes trois coéternelles l'une à l'autre. »

Réponse

Que le Fils soit coéternel au Père, c'est une thèse nécessaire, comme le montrera la considération suivante. L'être issu d'un principe peut être postérieur à son principe soit en raison de l'agent, soit en raison de l'action. Pour ce qui est de l'agent, distinguons encore le cas de l'agent volontaire et celui de l'agent naturel. L'agent volontaire a le choix du temps ; comme il est en son pouvoir de choisir la forme à donner à l'effet, on l'a dit plus haut, il est aussi en son pouvoir de choisir le temps où produire l'effet. Pour l'agent naturel, il y a aussi antériorité du principe par rapport à l'effet, lorsque l'agent, ne possédant pas du premier coup la perfection de son pouvoir naturel d'action, ne l'atteint qu'au bout d'un certain temps. Du côté de l'action, ce qui peut empêcher l'effet n'existerait pas dès ce même instant, mais seulement au terme de l'action.

Or, il ressort clairement de nos exposés précédents que le Père engendre son Fils non par volonté, mais par nature ; qu'en outre, la nature du Père est parfaite de toute éternité ; enfin que l'action par laquelle le Père produit le Fils n'est pas successive ; autrement, le Fils de Dieu serait engendré progressivement, c'est-à-dire d'une génération matérielle et liée au mouvement : chose impossible. Ainsi le Fils de Dieu est bien coéternel au Père, et le Saint-Esprit coéternel à tous deux.

Solutions

1. S. Augustin l'a dit : il n'est pas de mode créé de procession qui puisse représenter parfaitement la génération divine. Il faut donc s'en former une représentation analogique à partir de modes multiples, l'un suppléant en quelque manière au défaut de l'autre. C'est ainsi qu'on lit dans les Actes du Concile d'Éphèse : « Le nom de Splendeur nous révèle que le Fils coexiste avec le Père et lui est coéternel ; celui de Verbe nous montre qu'il s'agit d'une naissance sans passivité ; celui de Fils nous insinue sa consubstantialité. » De toutes ces similitudes pourtant, c'est la procession du verbe émané de l'intellect qui constitue la représentation la plus formelle ; or le verbe n'est postérieur à son principe que dans le cas d'un intellect passant de la puissance à l'acte, condition absolument étrangère à Dieu.

2. L'éternité exclut tout commencement ou principe de durée, mais non pas tout principe d'origine.

3. Toute corruption est un changement ; voilà pourquoi ce qui se corrompt commence à n'être plus ou cesse d'être. Mais la génération éternelle n'est pas un changement, nous l'avons assez dit.

4. Dans le temps, on distingue l'indivisible, c'est-à-dire l'instant, et ce qui dure, c'est-à-dire le temps. Mais, dans l'éternité, l'instant indivisible lui-même subsiste toujours, on l'a dit précédemment. Or, la génération du Fils ne s'accomplit ni dans un instant temporel, ni dans la durée du temps, mais dans l'éternité. C'est pourquoi, si l'on veut signifier cette présence et permanence actuelle de l'éternité, on peut dire avec Origène que le Fils « naît toujours ». Cependant il vaut mieux, avec S. Grégoire et S. Augustin, dire : « Il est toujours né » ; dans cette expression, l'adverbe « toujours » évoque la permanence de l'éternité, et le parfait « est né » évoque la perfection achevée de ce qui est engendré. Ainsi on n'attribue au Fils aucune imperfection, et l'on évite d'admettre, comme Arius, « un temps où il n'était pas ».


3. Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ?

Objections

1. Il n'y a en Dieu que l'essence, la Personne, ou la notion. Or qui dit « ordre de nature », n'évoque ni l'essence, ni une personne, ni une notion. Il n'y a donc pas d'ordre de nature en Dieu.

2. Dès qu'il y a un ordre de nature, il y a un premier, au moins en nature et en raison. Mais, selon S. Athanase, « il n'y a ni avant ni après » dans les Personnes divines. C'est donc qu'il n'y a pas d'ordre de nature entre elles.

3. Qui dit ordre, dit distinction. Mais la Nature divine ne comporte aucune distinction. Elle ne comporte donc pas d'ordre non plus. Donc, il n'y a pas d'ordre de nature ici.

4. La nature divine est l'essence de Dieu. Mais il n'y a pas d'« ordre de l'essence », en Dieu. Donc pas davantage d'ordre de nature.

En sens contraire, une pluralité sans ordre est une confusion. Or, il n'y a pas de confusion dans les Personnes divines, dit S. Athanase. Il y a donc là un ordre.

Réponse

L'ordre se prend toujours par rapport à un principe. Et comme il y a des principes de tout genre, par exemple, en position, le point ; dans la connaissance : les principes de la démonstration ; et chaque cause dans sa ligne, il y aura autant d'ordres différents. En Dieu, on parle de principe selon l'origine, et sans priorité, nous l'avons vu plus haut. Il doit donc y avoir un ordre d'origine, sans priorité. S. Augustin l'appelle « un ordre de nature, ordre selon lequel l'un procède de l'autre, et non pas soit antérieur à l'autre ».

Solutions

1. « Ordre de nature » évoque ici la notion d'origine, mais en général et sans spécifier.

2. Dans les créatures, même quand effet et principe coexistent strictement selon la durée, le principe précède l'effet en nature et en raison, du moins si l'on considère la réalité qui est principe. Mais, si l'on considère les relations mêmes de cause à effet, de principe et de dérivé, alors il est clair que les rapports corrélatifs sont simultanés en nature et en raison, puisque l'un entre dans la définition de l'autre. Or, en Dieu, les relations sont elles-mêmes les personnes qui subsistent en une seule nature. En conséquence, ni la nature, ni les relations ne peuvent ici donner lieu à une priorité entre les personnes, pas même à une priorité de nature et de raison.

3. « Ordre de nature », disons-nous ; non que la nature elle-même ait à s'ordonner, mais parce que, entre les Personnes divines, l'ordre se prend selon leur origine naturelle.

4. « Nature » implique un certain aspect de principe, mais non « essence ». Et c'est pourquoi l'ordre d'origine s'appelle un ordre de nature, plutôt qu'un ordre d'essence.


4. Les Personnes divines sont-elles égales en grandeur ?

Objections

1. Le Fils n'a pas la même grandeur que le Père. Il dit lui-même en Jean 14.28 : « Le Père est plus grand que moi. » Et l'Apôtre (1 Corinthiens 15.28) : « Le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis. »

2. La paternité fait partie de la dignité du Père. Mais la paternité ne convient pas au Fils. Le Fils ne possède donc pas toute la dignité du Père. Il n'a donc pas la même grandeur que le Père.

3. Dès qu'il y a tout et parties, plusieurs parties font plus qu'une seule ou qu'un moindre nombre de ces parties ; ainsi trois hommes font un total plus grand que deux hommes ou un seul. Mais il semble bien qu'en Dieu il y ait un tout universel et des parties ; car, sous le terme général de relation ou notion, sont comprises plusieurs « notions ». Et puisque dans le Père, il y a trois de ces notions, et deux seulement dans le Fils, il semble donc que le Fils n'est pas égal au Père.

En sens contraire, on lit dans l'épître aux Philippiens (Philippiens 2.6) : « Il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu. »

Réponse

Il faut reconnaître que le Fils est aussi grand que le Père. En effet, la grandeur de Dieu n'est pas autre chose que la perfection de sa nature. D'autre part, pour qu'il y ait paternité et filiation, il faut que, par sa génération, le fils parvienne à posséder en perfection la nature du père, comme le père la possède. Chez les hommes, il est vrai, la génération est un changement qui fait passer le sujet de la puissance à l'acte ; aussi le fils n'est-il pas dès le début égal au père qui l'engendre ; c'est par une croissance convenable qu'il parvient à cette égalité, sauf accident imputable à un défaut du principe générateur. Mais il est clair, par ce qu'on a dit plus haut, qu'en Dieu s'établissent des rapports de vraie et propre paternité et filiation ; et il n'est pas possible d'admettre une défaillance de la vertu de Dieu le Père, en son acte générateur, ni que Dieu le Fils soit parvenu à sa perfection par un développement successif. Il faut donc conclure que, de toute éternité, le Fils est aussi grand que le Père. C'est pourquoi S. Hilaire écrit ; « Écartez de cette naissance les misères de la condition corporelle ; écartez le processus initial de la conception, les douleurs de l'enfantement et toutes les nécessités humaines ; tout fils, par sa naissance naturelle, jouit de l'égalité avec son père, puisqu'il est la similitude vivante de sa nature. »

Solutions

1. Ces paroles concernent le Christ considéré selon sa nature humaine, en laquelle, de fait, il est inférieur à son Père et lui est soumis ; mais considéré en sa Nature divine, il est égal à son Père. C'est bien ce que dit S. Athanase : « Égal à son Père selon sa divinité, inférieur au Père selon son humanité. » Ou comme dit S. Hilaire : « Par sa situation de Donateur, le Père serait plus grand ; mais en raison de ce qui est donné, l’Être divin, indivisible, le bénéficiaire n'est pas moins grand », et, dans son Livre sur les Conciles, il explique que « la soumission du Fils, c'est sa piété naturelle », qui consiste à reconnaître qu'il tient du Père sa nature. « Mais la soumission de tous les autres, c'est leur condition infirme de créature. »

2. L'égalité est un rapport de grandeur. Or la grandeur de Dieu est la perfection de sa nature, on l'a dit, et elle ressortit à l'essence. C'est dire qu'en Dieu égalité et similitude concernent les attributs essentiels, et qu'on n'y peut parler d'inégalité ou de dissemblances à propos des distinctions relatives S. Augustin dit ainsi : « Demander “de qui” est telle Personne, c'est poser une question d'origine mais demander “quelle” elle est, et de quelle “grandeur”, voilà qui intéresse l'égalité. » Donc, si la paternité est une dignité du Père, c'est pour autant qu'elle est l'essence du Père : la dignité est en effet un attribut absolu qui ressortit à l'essence. Et, comme la même essence est paternité dans le Père et filiation dans le Fils, ainsi la même dignité est dans le Père sa paternité, et dans le Fils sa filiation. Il est donc vrai que le Fils possède toute la dignité du Père. Et on ne peut pas déduire : « Le Père possède la paternité, donc le Fils possède la paternité » ; car on passe là de l'absolu au relatif. Le Père et le Fils ont bien même et unique essence ou dignité ; mais dans le Père elle comporte la condition relative de donateur, et dans le Fils le bénéficiaire qui reçoit.

3. Bien que le prédicat « relation » se vérifie de chaque relation divine, ce n'est pas en Dieu un tout universel, puisque toutes ces relations ne font qu'un selon l'essence et l'être. C'est là une condition opposée à celle d'universel, dont les parties sont distinctes selon l'être. Il en est de même de la personne, on l'a déjà dit : en Dieu, ce n'est pas un universel. Dès lors, toutes les relations divines ne font pas un total plus grand qu'une seule de ces relations ; et toutes les personnes ne font pas quelque chose de plus grand qu'une seule, puisque chaque personne possède toute la perfection de la Nature divine.


5. Les Personnes divines sont-elles l'une dans l'autre ?

Objections

1. Des huit modes d'exister dans un autre, recensés par Aristote, aucun ne convient au cas du Père et du Fils ; c'est assez clair quand on parcourt la liste en détail. Le Fils n'est donc pas dans le Père, ni le Père dans le Fils.

2. Ce qui sort d'un autre, n'est pas en lui. Mais de toute éternité le Fils est sorti du Père, selon le prophète Michée (Michée 5.1) : « La sortie date du commencement des jours de l'éternité. » Donc le Fils n'est pas dans le Père.

3. Quand deux termes s'opposent, l'un n'est pas dans l'autre. Or le Père et le Fils s'opposent relativement. Il n'est donc pas possible que l'un soit dans l'autre.

En sens contraire, on lit dans S. Jean (Jean 14.10) : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. »

Réponse

Il y a trois choses à considérer dans le Père et dans le Fils : l'essence, la relation et l'origine. Et sous ces trois chefs, le Père et le Fils sont mutuellement l'un dans l'autre. En effet, considérons l'essence : le Père est dans le Fils, puisque le Père est son essence, et qu'il la communique au Fils sans le moindre changement : l'essence du Père étant dans le Fils, il s'ensuit bien que le Père est dans le Fils. Et puisque le Fils est son essence, il s'ensuit également que le Fils est dans le Père, où est sa propre essence. C'est ce que disait S. Hilaire : « Le Dieu immuable suit, pour ainsi dire, sa nature quand il engendre un Dieu immuable. En celui-ci, c'est donc la nature subsistante de Dieu que nous reconnaissons, car Dieu est en Dieu ». Considérons maintenant les relations : il est évident que chacun des relatifs qui s'opposent, entre dans la notion de l'autre. Enfin considérons l'origine : il est clair encore que le verbe intelligible ne procède pas au-dehors, mais qu'il demeure dans l'intellect qui le dit ; de même, l'objet exprimé par le verbe est contenu dans ce verbe. Et l'on raisonnerait pareillement pour le Saint-Esprit.

Solutions

1. Ce qui se passe dans les créatures ne donne pas une représentation suffisante de ce qui se passe en Dieu. Ainsi l'immanence réciproque du Fils dans le Père et du Père dans le Fils échappe à tous les modes recensés par le Philosophe. Cependant, le mode qui s'en rapproche le plus est l'immanence de l'effet dans son principe d'origine ; avec cette différence, bien entendu, que dans les créatures il n'y a pas d'unité d'essence entre le principe et ce qui en procède.

2. La « sortie » du Fils émanant du Père s'entend à la manière d'une procession intérieure, celle du verbe qui sort du « cœur» tout en y demeurant. En Dieu, cette « sortie » n'évoque donc qu'une distinction relative, sans la moindre distance ou division de l'essence.

3. Ce n'est point par l'essence, mais par leurs relations que le Père et le Fils s'opposent, d'ailleurs sans préjudice de l'immanence mutuelle entre termes relativement opposés, on vient de le dire.


6. Les Personnes divines sont-elles égales en puissance ?

Objections

Nous lisons dans S. Jean (Jean 5.19) : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père. » Mais le Père peut agir de lui-même. Il est donc plus puissant que le Fils.

2. Celui qui commande et enseigne a un pouvoir supérieur à celui qui obéit et écoute. Or le Père commande au Fils, ainsi qu'il est dit dans S. Jean (Jean 14.31) : « Ce que mon Père m'a ordonné, je le fais. » Le Père enseigne aussi le Fils, selon qu'il est dit (Jean 5.20) : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. » Pareillement le Fils écoute, selon cette autre parole (Jean 5.30) : « Je juge selon ce que j'entends. » Donc le pouvoir du Père est supérieur à celui du Fils.

3. A la toute-puissance du Père, il appartient de pouvoir engendrer un Fils égal à lui-même. S. Augustin dit ainsi : « Si le Père n'a pu engendrer son égal, où est sa toute-puissance ? » Or le Fils ne peut pas engendrer de fils, on l'a vu précédemment. Le Fils ne peut donc pas tout ce qui relève de la toute-puissance du Père ; autrement dit, il ne lui est pas égal en puissance.

En sens contraire, on lit dans S. Jean (Jean 5.19) : « Tout ce que fait le Père, le Fils aussi le fait pareillement. »

Réponse

Il faut dire que le Fils est égal au Père en puissance. Car la puissance d'agir suit la perfection de la nature. On le voit bien dans les créatures : plus la nature qu'on possède est parfaite, plus la vertu active est grande. Or, on a montré plus haut que la notion même de paternité et de filiation divine exige que le Fils soit égal au Père en grandeur, c'est-à-dire en perfection de nature. Il en résulte que le Fils est égal au Père en puissance. La même raison vaut pour le Saint-Esprit comparé au Père et au Fils.

Solutions

1. En disant que le Fils « ne peut rien faire de lui-même », on ne refuse au Fils rien de la puissance du Père ; car on ajoute aussitôt que « tout ce que fait le Père, le Fils le fait également ». On montre seulement par là que le Fils tient sa puissance du Père comme il tient de lui sa nature. Comme dit S. Hilaire : « Si grande est l'unité de la Nature divine, que le Fils, quand il agit par soi, n'agit pas de lui-même. »

2. Quand il est dit que le Père « montre » au Fils et que le Fils l'« écoute », entendons simplement que le Père communique sa science au Fils, comme il lui communique son essence. Et l'on peut rapporter à cette explication le commandement du Père : en engendrant son Fils, il lui donne de toute éternité connaissance et vouloir de ce qu'il aura à faire. Ou bien, et de préférence, on rapportera ces expressions au Christ dans sa nature humaine.

3. Comme la même essence est dans le Père sa paternité, et dans le Fils sa filiation, ainsi c'est par la même puissance que le Père engendre et que le Fils est engendré. Il est donc clair que, tout ce que peut le Père, le Fils le peut également. On n'en déduira pas cependant que le Fils peut engendrer ; ce serait là encore passer indûment de l'absolu au relatif. En Dieu, en effet, la génération signifie la relation. Le Fils a donc la même puissance que le Père avec une relation différente : le Père a cette puissance à titre de donateur, ce qu'on exprime en disant qu'il peut engendrer ; le Fils, de son côté, l'a comme bénéficiaire qui reçoit, et on l'exprime en disant qu'il peut être engendré.

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