Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

43. LA MISSION DES PERSONNES DIVINES

  1. Convient-il à une Personne divine d'être envoyée ?
  2. La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?
  3. Comment une Personne divine est-elle envoyée ?
  4. Convient-il à toute Personne divine d'être envoyée ?
  5. Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit ?
  6. À qui est accordée la mission invisible ?
  7. La mission visible.
  8. Une Personne peut-elle s'envoyer elle-même, visiblement ou invisiblement ?

1. Convient-il à une Personne divine d'être envoyée ?

Objections

1. L'envoyé est inférieur à celui qui l'envoie. Or aucune Personne divine n'est inférieure à l'autre. Donc aucune Personne divine n'est envoyée par une autre.

2. Ce qu'on envoie se sépare de ce qui l'envoie : comme dit S. Jérôme : « Ce qui est uni et conjoint en un seul et même corps ne peut pas être envoyé. » Or, il n'y a rien de séparable dans les Personnes divines, selon S. Hilaire. Donc une Personne ne peut être envoyée par une autre.

3. Celui qu'on envoie quitte son lieu pour un autre. Mais cela non plus ne convient pas à une Personne divine, puisqu'elle est partout. Donc il ne convient pas à une Personne divine d'être envoyée.

En sens contraire, on lit en S. Jean (Jean 8.16) : « Je ne suis pas seul : j'ai avec moi le Père qui m'a envoyé. »

Réponse

L'idée de mission ou envoi implique une double relation : de l'envoyé à celui qui l'envoie, et de l'envoyé au terme où on l'envoie. Être envoyé, cela dénonce d'abord, entre l'envoyé et celui qui l'envoie, une procession : qu'il s'agisse d'un mandat, comme le cas du maître envoyant son serviteur ; ou d'un conseil, comme on dit que le conseiller envoie le roi faire la guerre ; ou d'une origine, comme on dit que la tige émet la fleur. Cela dénonce aussi un rapport avec le terme de l'envoi ; il s'agit pour l'envoyé de commencer d'être là à quelque titre, soit qu'auparavant il ne fût d'aucune manière là où on l'envoie, soit qu'il n'y fût pas de la manière dont il commence d'y être.

On peut donc parler de la mission d'une Personne divine, en évoquant par là, d'une part, sa procession d'origine à l'égard de la Personne qui l'envoie ; d'autre part, un nouveau mode pour elle d'exister quelque part. On dit ainsi du Fils qu'il a été envoyé en ce monde par son Père, en tant qu'il a commencé d'être en ce monde par la chair qu'il a prise, bien qu'auparavant « il fût déjà dans le monde » comme dit S. Jean (Jean 1.10).

Solutions

1. La mission implique une infériorité dans l'envoyé, quand c'est par ordre ou par conseil que l'envoyé procède du principe qui l'envoie ; car celui qui conseille est plus sage. Mais en Dieu la mission n'évoque que la procession d'origine, et celle-ci respecte l'égalité des Personnes divines, on l'a vu plus haut.

2. Ce qu'on envoie pour commencer d'être en un lieu où il n'était d'aucune manière, se meut d'un mouvement local dans l'exécution de sa mission ; il faut donc bien qu'il se sépare localement de celui qui l'envoie. Mais il n'est rien de tel dans la mission d'une Personne divine : la Personne envoyée ne commence pas d'exister en un lieu où elle n'était pas ; elle ne cesse donc pas non plus d'exister à l'endroit où elle était. Autrement dit, cette mission-là ne comporte pas de séparation, mais une simple distinction d'origine.

3. La dernière objection raisonne sur la mission (ou envoi) qui comporte un mouvement local : pareille mission n'a rien à faire en Dieu.


2. La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?

Objections

1. S. Grégoire parle ainsi : « Le Fils est envoyé du fait qu'il est engendré. » Or, la génération du Fils est éternelle. Sa mission l'est donc aussi.

2. Ce qui reçoit une attribution dans le temps subit un changement. Mais une Personne divine ne change pas. La mission d'une Personne divine n'est donc pas temporelle, mais éternelle.

3. Mission implique procession. Or la procession des Personnes divines est éternelle. Leur mission l'est donc aussi.

En sens contraire, on lit dans l'épître aux Galates (Galates 4.4) : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils. »

Réponse

Dans les vocables évoquant l'origine des Personnes divines, il y a des différences à noter. Certains termes n'évoquent dans leur signification que le rapport d'émané à principe : tels sont « procession » et « sortie ». D'autres, outre ce rapport au principe, précisent le terme de la procession : les uns évoquent le terme éternel, comme « génération » et « spiration », car la génération est une procession qui met la Personne divine en possession de la Nature divine, et la spiration passive évoque la procession de l'Amour subsistant. Les autres expressions, avec le rapport au principe, évoquent un terme temporel, comme mission et donation. En effet, on est envoyé pour être en quelque endroit. On est donné pour être possédé. Or, qu'une Personne divine vienne à être possédée par une créature, ou existe en elle d'une manière nouvelle, voilà bien quelque chose de temporel.

Aussi, en Dieu, mission et donation s'emploient uniquement comme des attributs temporels ; génération et spiration, uniquement comme des attributs éternels ; enfin procession et sortie s'emploient en Dieu aussi bien éternellement que temporellement. En effet, de toute éternité, le Fils procède pour être Dieu ; dans le temps, il procède pour être aussi homme par sa mission visible, ou encore pour être dans l'homme par sa mission invisible.

Solutions

1. La parole de S. Grégoire se rapporte à la génération temporelle du Fils, qui naît alors non plus du Père, mais d'une mère. Ou bien l'on veut dire que le Fils, du seul fait qu'il est engendré éternellement, se trouve en position d'être envoyé.

2. Si une Personne divine existe chez quelqu'un à titre nouveau, ou se trouve possédée dans le temps par quelqu'un, ce n'est pas en raison d'un changement chez cette Personne divine, mais d'un changement dans la créature. Ainsi Dieu reçoit dans le temps l'attribut de Seigneur, en raison du changement de la créature.

3. Le mot mission n'évoque pas seulement la procession à partir du principe : il assigne en outre à cette procession un terme temporel. Il n'y a donc mission que dans le temps. Ou bien disons que le mot mission inclut dans son concept la procession éternelle et y ajoute un effet temporel ; car le rapport de la Personne divine à son principe ne peut être qu'éternel. Et si l'on parle d'une double procession, éternelle et temporelle, ce n'est pas qu'il y ait double rapport au principe ; ce qui est double, c'est le terme, éternel et temporel.


3. Comment une Personne divine est-elle envoyée ?

Objections

1. Pour une Personne divine, être envoyée c'est être donnée. Donc si la Personne divine n'est envoyée qu'en raison des dons de la grâce sanctifiante, ce n'est pas la Personne divine elle-même qui sera donnée, mais ses dons. Or c'est là précisément l'erreur de ceux qui disent que le Saint-Esprit ne nous est pas donné, mais seulement ses dons.

2. La préposition secundum (selon, en raison de, à titre de) notifie un rapport de causalité. Or c'est la Personne divine qui est cause qu'on possède ce don qu'est la grâce sanctifiante, et non pas l'inverse, selon la parole de S. Paul (Romains 5.5) : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Donc, on ne peut pas dire que la Personne divine est envoyée à raison de la grâce.

3. D'après S. Augustin, « on dit que le Fils est envoyé, lorsque dans le temps l'esprit le perçoit ». Mais le Fils n'est pas connu seulement par la grâce sanctifiante, il l'est aussi par « grâce gratuite », par exemple par la foi et la science. Ce n'est donc pas en raison seulement de la grâce sanctifiante qu'il y a mission de la Personne divine.

4. Raban Maur dit que le Saint-Esprit fut donné aux Apôtres pour opérer des miracles. Or, cela n'est pas un don qui appartient à la grâce sanctifiante, mais un don de « grâce gratuite ». La Personne divine n'est donc pas donnée seulement en raison de la grâce sanctifiante.

En sens contraire, S. Augustin dit que « le Saint-Esprit procède temporellement pour sanctifier la créature. » Or, la mission est une procession temporelle. Et puisqu'il n'y a sanctification de la créature que par la grâce qui rend agréable à Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a de mission d'une Personne divine que par la grâce sanctifiante.

Réponse

On dit qu'une Personne divine est « envoyée », en tant qu'elle existe en quelqu'un d'une manière nouvelle ; elle est « donnée », en tant qu'elle est possédée par quelqu'un. Or ni l'un ni l'autre n'a lieu sinon en raison de la grâce sanctifiante. Il y a en effet pour Dieu une manière commune d'exister en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence ; il y est ainsi comme la Cause dans les effets qui participent de sa bonté. Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la créature raisonnable : on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l'aimé dans l'aimant. Et parce qu'en le connaissant et aimant, la créature raisonnable atteint par son opération jusqu'à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non seulement Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu'il habite en elle comme dans son temple. Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n'y a pas d'autre effet qui puisse être la raison d'un nouveau mode de présence de la Personne divine dans la créature raisonnable. Et c'est seulement en raison de la grâce sanctifiante qu'il y a mission et procession temporelle de la Personne divine. De même, on dit que nous « possédons » cela seulement dont nous pouvons librement jouir. Or, on n'a pouvoir de jouir d'une Personne divine qu'en raison de la grâce sanctifiante.

Cependant, dans le don même de la grâce sanctifiante, c'est le Saint-Esprit que l'on possède et qui habite l'homme. Aussi est-ce le Saint-Esprit lui-même qui est donné et envoyé.

Solutions

1. Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable pour la mettre en état, non seulement d'user librement du don créé, mais encore de jouir de la Personne divine elle-même. C'est donc bien en raison de la grâce sanctifiante qu'il y a mission invisible ; et pourtant la Personne divine elle-même nous est donnée.

2. La grâce sanctifiante dispose l'âme à posséder la Personne divine ; c'est ce que signifie notre formule : « Le Saint-Esprit est donné en raison de la grâce. » Cependant, ce don même qu'est la grâce provient du Saint-Esprit ; et c'est ce qu'exprime S. Paul, lorsqu'il dit que « l'amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit ».

3. Il est vrai que nous pouvons connaître le Fils par certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante ; cependant ces autres effets ne suffisent pas pour qu'il habite en nous, et que nous le possédions.

4. Le don d'accomplir des miracles est ordonné à la grâce sanctifiante, qu'il s'agit de manifester ; il en est de même du don de prophétie et de n'importe quelle « grâce gratuite ». Aussi la première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 12.7) nomme la grâce gratuite « une manifestation de l'Esprit ». On dit donc que le Saint-Esprit fut donné aux Apôtres pour opérer des miracles, parce que la grâce sanctifiante leur a été donnée par le signe qui la manifestait. Mais si le signe de la grâce gratuite était donné seul sans la grâce, on ne dirait plus que le Saint-Esprit est donné, purement et simplement. Cette formule reçoit alors un complément déterminatif ; on dira, par exemple, que l'esprit de prophétie, ou l'esprit des miracles a été donné à quelqu'un, s'il a le pouvoir de prophétiser ou de faire des miracles.


4. Convient-il à toute Personne divine d'être envoyée ?

Objections

1. Pour une Personne divine, être envoyée c'est être donnée. Or le Père se donne : car nul ne peut le posséder si lui-même ne se donne. On peut donc bien dire que le Père s'envoie lui-même.

2. Il y a mission de la Personne divine, quand il y a habitation de grâce. Mais par la grâce, c'est la Trinité entière qui habite en nous, selon cette parole en S. Jean (Jean 14.23) : « Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » Chacune des Personnes divines est donc envoyée.

3. Tout attribut qui convient à l'une des Personnes convient à toutes, exception faite des notions et des personnes. Or le terme mission ne signifie ni une personne, ni une notion, car il n'y a que cinq notions, nous l'avons dit. De toute Personne divine on peut donc dire qu'elle est envoyée.

En sens contraire, S. Augustin nous dit : « Dans l'Écriture, seul le Père n'est jamais dit être envoyé. »

Réponse

Par définition, mission implique procession à partir d'un autre ; et en Dieu, procession d'origine, on l'a dit plus haut. Puisque le Père ne procède d'aucun autre, il ne lui convient donc nullement d'être envoyé ; cela n'appartient qu'au Fils et au Saint-Esprit, car il leur convient d'être à partir d'un autre.

Solutions

1. Si donner veut dire communiquer librement quelque chose, alors le Père se donne ainsi lui-même, puisqu'il se communique libéralement à la créature pour qu'elle jouisse de lui. Mais si donner veut évoquer une autorité du donateur sur ce qui est donné, alors en Dieu ne peut être donnée, et pareillement envoyée, que la Personne qui procède d'une autre.

2. L'effet de grâce provient aussi du Père qui, par cette grâce, habite l'âme au même titre que le Fils et le Saint-Esprit ; mais on ne dit pas qu'il est envoyé, parce qu'il ne procède pas d'un autre. C'est l'explication qu'en donne S. Augustin : « Quand le Père est connu de quelqu'un dans le temps, on ne dit pas qu'il est envoyé ; car il n'a personne de qui venir ou procéder. »

3. Le terme de mission, en tant qu'il évoque une procession à partir de celui qui envoie, inclut bien une notion dans sa signification ; non pas sans doute telle notion en particulier, mais dans une acception générique, au sens ou « être d'un autre » est un aspect commun aux deux notions de filiation et de spiration passive.


5. Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit ?

Objections

1. C'est en raison des dons de la grâce que l'on considère la mission invisible d'une Personne divine. Or tous les dons de grâce ressortissent au Saint-Esprit, selon la parole de S. Paul (1 Corinthiens 12.11) : « Ils sont tous l'œuvre du même et unique Esprit. » Il n'y a donc de mission invisible que du Saint-Esprit.

2. La mission de la Personne divine est liée à la grâce sanctifiante. Or les dons qui perfectionnent l'intellect ne sont pas des dons de la grâce sanctifiante, car on peut les posséder sans la charité, dit S. Paul (1 Corinthiens 13.2) : « Quand j'aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais toute la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. » Puisque le Fils procède, comme Verbe, de l'intellect, il ne lui appartient donc pas d'être envoyé.

3. La mission d'une Personne divine, disions-nous, est une procession. Mais la procession du Fils et celle du Saint-Esprit sont deux processions distinctes. Donc, si ces deux Personnes sont envoyées, cela fera aussi deux missions distinctes. Et alors la seconde serait superflue, car une seule suffit à sanctifier la créature.

En sens contraire, il est écrit de la Sagesse divine (Sagesse 9.10) : « Envoyez-la de vos cieux très saints, envoyez-la du trône de votre gloire. »

Réponse

Par la grâce sanctifiante, c'est toute la Trinité qui habite l'âme, selon ce qui est écrit en S. Jean (Jean 14.23) : « Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » Or, dire qu'une Personne divine est envoyée à quelqu'un par la grâce invisible, c'est signifier un mode nouveau d'habitation de cette Personne, et l'origine qu'elle tient d'une autre. Puisque ces deux conditions : habiter l'âme par la grâce, et procéder d'un autre, conviennent également au Fils et au Saint-Esprit, concluons qu'il convient à tous deux d'être envoyés invisiblement. Quant au Père, il lui appartient sans doute d'habiter l'âme par la grâce, mais non pas d'être d'un autre, ni par suite d'être envoyé.

Solutions

1. Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-ci, en tant qu'Amour, a le caractère du premier don, nous l'avons dit. Cependant, certains dons, considérés selon leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils : tous ceux précisément qui se rattachent à l'intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit ainsi : « Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu'on le connaît et perçoit. »

2. La grâce rend l'âme conforme à Dieu. Aussi pour qu'il y ait mission d'une Personne divine à l'âme par la grâce, il faut que l'âme soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque don de grâce. Or le Saint-Esprit est l'Amour ; c'est donc le don de la charité qui assimile l'âme au Saint-Esprit, et c'est en raison de la charité que l'on considère une mission du Saint-Esprit. Le Fils, lui, est le Verbe et non pas un verbe quelconque, mais celui qui inspire l'Amour. « Le Verbe que nous cherchons à faire entendre, dit S. Augustin, est une connaissance pleine d'amour. » Il n'y a donc pas mission du Fils pour un perfectionnement quelconque de l'intellect, mais seulement quand l'intellect est doté et enrichi de telle sorte qu'il en vienne à déborder dans un élan d'amour, selon qu'il est écrit en S. Jean (Jean 6.45) : « Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement, vient à moi », ou dans le Psaume (Psaumes 39.4) : « Dans ma méditation, un feu s'embrasera. » Aussi S. Augustin use-t-il de termes significatifs : « Le Fils, dit-il est envoyé, lorsqu'il est connu et perçu. » Le mot perception signifie en effet une certaine connaissance expérimentale. C'est là proprement la « sagesse », ou science savoureuse, selon la maxime de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 6.22) : « La sagesse de la doctrine mérite bien son nom. »

3. Nous l'avons dit, la mission comporte un double aspect : origine de la Personne envoyée, et habitation par la Grâce. Si, en parlant de mission, nous considérons l'origine, alors la mission du Fils est distincte de celle du Saint-Esprit, comme la génération de l'un est distincte de la procession de l'autre. Mais, si nous considérons l'effet de la grâce, les deux missions ont une racine commune, la grâce, tout en se distinguant dans les effets de cette grâce, qui sont l'illumination de l'intellect et l'embrasement de l'affection. On voit par là qu'une mission ne va pas sans l'autre, puisque aucune des deux ne s'accomplit sans la grâce sanctifiante, et qu'une Personne ne se sépare pas de l'autre.


6. A qui est accordée la mission invisible ?

Objections

1. Les Pères de l'Ancien Testament ont eu part à la grâce, tandis qu'il ne semble pas que la mission invisible les ait atteints, d'après S. Jean (Jean 7.39) : « L'Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. » La mission invisible n'est donc pas donnée à tous ceux qui participent à la grâce.

2. Il n'y a de progrès en vertu que par la grâce. Mais la mission invisible ne paraît pas liée aux progrès de la vertu ; car, le progrès vertueux étant continu, semble-t-il, puisque la charité ou bien croît sans cesse, ou bien disparaît, on aurait alors une mission continuelle. Ne disons donc pas que la mission invisible est faite « à tous ceux qui ont part à la grâce ».

3. Le Christ et les bienheureux ont la grâce en plénitude. Mais il ne semble pas qu'il leur soit fait de mission, car on ne fait d'envoi qu'à celui qui est à distance, alors que le Christ, en tant qu'homme, et les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Ce n'est donc pas « à tous ceux qui ont part à la grâce », qu'est faite la mission invisible.

4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la grâce ; pourtant nul ne dit qu'il leur est fait une mission invisible. Il n'y a donc pas mission invisible à tout ce qui a la grâce.

En sens contraire, d'après S. Augustin, il y a mission invisible « pour sanctifier la créature ». Or, toute créature qui a la grâce est sanctifiée. Il y a donc mission invisible à toute créature qui a la grâce.

Réponse

Ainsi qu'on l'a dit, le concept de mission implique que l'envoyé, ou bien commence d'être où il n'était pas auparavant, comme il arrive dans les choses créées ; ou bien commence d'être d'une manière nouvelle là où il était déjà, et c'est dans ce dernier sens qu'on parle d'une mission des Personnes divines. Il y a donc deux conditions à vérifier chez celui à qui se fait leur envoi : l'habitation de la grâce, et certain caractère de nouveauté dans l'œuvre de la grâce. Et à tous ceux en qui se rencontrent ces deux conditions, il y a mission invisible.

Solutions

1. Il y a eu mission invisible aux pères de l'Ancien Testament. S. Augustin dit ainsi que le Fils, par sa mission invisible « devient présent chez les hommes et avec les hommes : mystère déjà réalisé autrefois chez les Pères et les Prophètes ». Donc, quand nous lisons en S. Jean que « l'Esprit n'était pas encore donné », nous l'entendons de cette donation avec signes visibles qui eut lieu le jour de la Pentecôte.

2. Il y a mission invisible même dans le progrès vertueux ou la croissance de la grâce. S. Augustin dit que le Fils « est envoyé à chacun lorsqu'il est connu et perçu autant qu'il peut l'être selon la capacité d'une âme qui progresse en Dieu ou qui y est déjà consommée ». Cependant, s'il est un accroissement de grâce où il y ait lieu de considérer une mission invisible, c'est avant tout celui qui fait passer à quelque acte nouveau ou à un nouvel état de grâce ; par exemple, lorsqu'on est élevé à la grâce des miracles, à celle de prophétie, ou lorsqu'on en vient, par ferveur de charité, à s'exposer au martyre, à renoncer à tous ses biens, ou à entreprendre quelque œuvre difficile.

3. Une mission invisible est accordée aux bienheureux dès le premier instant de leur béatitude. Dans la suite, il leur est donné des missions invisibles, non plus par intensification de leur grâce, mais en ce sens qu'ils reçoivent de nouvelles révélations touchant certains mystères ; il en est ainsi jusqu'au jour du jugement. Ici, le progrès consiste dans une extension de la grâce à de nouveaux objets. Le Christ reçut une mission invisible dès le premier instant de sa conception ; mais il n'en eut pas d'autre, puisqu'il fut rempli de toute grâce et sagesse dès le premier instant de sa conception.

4. Dans les sacrements de la loi nouvelle, la grâce existe à titre instrumental, à la manière dont la forme de l'œuvre existe dans l'instrument de l'artiste, c'est-à-dire comme en train de passer de l'agent dans le patient. Mais on ne parle de mission que pour le terme de l'envoi. Ce n'est donc pas aux sacrements qu'est faite la mission d'une Personne divine, mais à ceux qui reçoivent la grâce par le moyen de ces sacrements.


7. Convient-il au Saint-Esprit d'être envoyé visiblement ?

Objections

1. Le Fils, en tant précisément qu'il est envoyé visiblement dans le monde, est dit inférieur au Père. Mais nulle part on ne lit que le Saint-Esprit soit ainsi inférieur au Père. C'est donc qu'il ne convient pas au Saint-Esprit d'être visiblement envoyé.

2. Il y a mission visible en raison de l'assomption d'une créature visible par une Personne divine ; tel est le cas de la mission du Fils dans la chair. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé de créature visible. On ne peut donc pas dire qu'il soit présent en certaines créatures visibles autrement que dans les autres, sinon comme dans un signe qui le manifeste ; mais c'est le cas des sacrements, c'est le cas de toutes les figures de l'ancienne loi. Ne parlons donc pas de mission visible du Saint-Esprit, ou bien il faudra dire qu'elle a lieu pour tous les cas qu'on vient d'énumérer.

3. Toute créature visible est un effet qui manifeste la Trinité entière. Dans les créatures visibles qu'on mentionne, il n'y a donc pas mission du Saint-Esprit plutôt que d'une autre Personne.

4. Le Fils a été envoyé visiblement selon la plus digne des créatures visibles, c'est-à-dire avec la nature humaine. Donc, si le Saint-Esprit est envoyé visiblement, ce doit être avec des créatures raisonnables.

5. Pour S. Augustin, ce qui est visiblement accompli par la vertu divine, est confié au ministère des anges. Donc s'il y a eu apparition de formes visibles, ce fut par le ministère des anges ; ainsi ce sont les anges qui sont envoyés, et non pas le Saint-Esprit.

6. S'il y a mission visible du Saint-Esprit, ce n'est jamais que pour manifester sa mission invisible, car les réalités invisibles sont manifestées par les choses visibles. Par conséquent, celui qui n'a pas reçu de mission invisible n'a pas dû non plus recevoir de mission visible ; et tous ceux qui, dans l'un ou l'autre Testament, ont reçu la mission invisible, ont dû aussi recevoir la mission visible : ce qui est évidemment faux. L'hypothèse l'est donc aussi ; autrement dit, le Saint-Esprit n'est pas envoyé visiblement.

En sens contraire, on lit en S. Matthieu (Matthieu 3.16) que le Saint-Esprit descendit sur le Seigneur, quand il reçut le baptême, sous la forme d'une colombe.

Réponse

À toute chose, Dieu pourvoit selon le mode qui lui convient. Or, c'est le mode connaturel à l'homme, d'être conduit par le visible à l'invisible ; on l'a dit plus haut. Aussi a-t-il fallu manifester à l'homme, par des choses visibles, les mystères invisibles de Dieu. De même donc que Dieu, par des créatures visibles présentant quelques signes révélateurs, s'est en quelque mesure montré aux hommes, lui et les processions éternelles de ses Personnes, ainsi convenait-il qu'à leur tour les missions invisibles de ces Personnes divines fussent manifestées par quelques créatures visibles. Avec une différence, d'ailleurs, selon qu'il s'agit du Fils ou du Saint-Esprit. Puisque le Saint-Esprit procède comme l'Amour, il lui appartient d'être le don de la sanctification ; le Fils étant principe du Saint-Esprit, il lui appartient d'être l'auteur de cette sanctification. Le Fils est donc visiblement envoyé comme auteur de la sanctification, tandis que le Saint-Esprit l'est comme signe de la sanctification.

Solutions

1. Le Fils a assumé dans l'unité de sa personne la créature visible où il est apparu, si bien que les attributs propres à cette créature sont attribuables au Fils de Dieu. C'est ainsi, en raison de sa nature assumée, que le Fils est dit inférieur au Père. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé en l'unité de sa personne la créature où il est apparu ; ce qui convient à celle-ci ne s'attribue pas à lui. On ne peut donc pas arguer de la créature visible qui le manifeste, pour le dire inférieur au Père.

2. On ne considère pas de mission visible du Saint-Esprit dans la vision imaginaire, autrement dit dans la vision prophétique. Selon S. Augustin, « la vision prophétique n'est pas offerte aux yeux du corps sous des formes corporelles : elle est présentée à l'esprit sous les images spirituelles de réalités corporelles. Mais la colombe et le feu ont été vus par les yeux des témoins. D'ailleurs le Saint-Esprit n'y était pas simplement comme le Christ était dans le rocher : “Le rocher, dit S. Paul (1 Corinthiens 10.4), c'était le Christ”. Ce rocher était déjà une créature, et c'est son opération qui lui vaut de représenter le Christ et d'en prendre le nom. Mais colombe et feu ont soudain existé à seule fin de signifier ces mystères. Il faut, semble-t-il, les rapprocher de la flamme qui apparut à Moïse dans le buisson, de la colonne que le peuple suivait dans le désert, des éclairs et du tonnerre qui accompagnaient la révélation de la loi sur la montagne. Si la forme corporelle de toutes ces choses a existé, ce fut pour symboliser et prédire quelque chose ». On voit donc que la mission visible ne se vérifie ni pour les visions prophétiques, qui furent imaginaires et non corporelles ; ni pour les signes sacramentels de l'Ancien et du Nouveau Testament, où l'on recourt à des choses préexistantes pour symboliser une réalité sacrée. Il n'est question de mission visible du Saint-Esprit que lorsqu'il s'est manifesté par des créatures formées exprès pour le signifier.

3. C'est bien la Trinité entière qui a produit ces créatures visibles ; mais leur production les destinait à manifester spécialement telle ou telle Personne. De même que des noms distincts désignent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi des choses différentes ont pu les signifier, bien qu'il n'y ait aucune séparation ou diversité entre les Personnes divines.

4. Il fallait, disions-nous à l'instant, manifester la personne du Fils comme l'auteur de la sanctification au moyen d'une créature raisonnable, capable d'action et de sanctification. Mais pour faire office de signe de sanctification, n'importe quelle autre créature suffisait. Il n'était pas non plus nécessaire que la créature visible, formée à cette fin, fût assumée par le Saint-Esprit dans l'unité de sa personne ; elle n'était pas prise pour agir, mais seulement pour notifier. C'est pourquoi encore elle n'avait à durer que le temps de remplir son office.

5. Sans doute, ces créatures visibles ont été formées par le ministère des anges, mais pour signifier la personne du Saint-Esprit et non pas celle de l'ange. Et, puisque le Saint-Esprit était en ces créatures visibles, comme la réalité signifiée est dans le signe, on dit qu'il y avait là mission visible du Saint-Esprit, et non pas de l'ange.

6. Il n'est pas nécessaire que la mission invisible soit toujours manifestée par un signe extérieur visible : « La manifestation de l'Esprit, dit S. Paul (1 Corinthiens 12.7), est accordée selon que l'exige l'utilité » de l'Église. Il s'agit, par ces signes visibles, de confirmer et de propager la foi ; or ce fut principalement l'œuvre du Christ et des Apôtres, comme l'affirme l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.3) : « Publié en premier lieu par le Seigneur, le salut nous a été attesté par ceux qui avaient entendu celui-ci. » Il était donc spécialement besoin d'une mission du Saint-Esprit au Christ, aux Apôtres et à un certain nombre des premiers saints, qui étaient en quelque sorte les fondations de l'Église. Notons toutefois que la mission visible faite au Christ manifestait une mission invisible accomplie non pas en cet instant, mais dès le début de sa conception.

La mission visible adressée au Christ, dans son baptême, se fit sous la forme d'une colombe, animal très fécond ; c'était pour montrer la puissance privilégiée du Christ comme source de grâce par la régénération spirituelle Aussi entendit-on retentir la voix du Père, disant : « Celui-ci est mon Fils bienaimé » ; car les autres devaient être régénérés à la ressemblance du Fils unique. Dans la Transfiguration, le Saint-Esprit lui fut envoyé sous forme de nuée lumineuse, pour montrer la fertilité de son enseignement ; la voix ajouta, en effet : « Écoutez-le ».

Aux apôtres, il fut envoyé sous forme de souffle, pour montrer leur pouvoir de ministres dans la dispensation des sacrements ; il leur fut dit, en effet (Jean 20.23) : « Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. » Sous forme aussi de langues de feu, pour manifester leur office de docteurs : « Ils commencèrent, disent les Actes (Actes 2.4), à parler en diverses langues. »

Quant aux Pères de l'Ancien Testament, ils ne devaient pas recevoir de mission visible du Saint-Esprit. Il fallait en effet que la mission visible du Christ précède celle du Saint-Esprit ; car le Saint-Esprit manifeste le Fils, comme le Fils manifeste le Père. Il y eut bien des apparitions visibles des Personnes divines aux Pères de l'Ancien Testament ; mais on ne peut parler à ce propos de missions visibles, parce que, selon S. Augustin, ces apparitions ne se sont pas produites pour signifier l'habitation par grâce de la Personne divine, mais pour manifester quelque autre chose.


8. Une Personne peut-elle s'envoyer elle-même visiblement ou invisiblement ?

Objections

1. S. Augustin affirme : « Le Père n'est envoyé par personne, parce qu'il ne procède de personne. » Donc, si une Personne divine est envoyée par une autre, il faut qu'elle en procède.

2. Celui qui envoie a autorité sur l'envoyé. Or, à l'égard d'une Personne divine, il n'est d'autorité qu'à titre d'origine. Il faut donc que la Personne envoyée procède de celle qui envoie.

3. Si la Personne divine peut être envoyée par celle de qui elle ne procède pas, rien n'empêchera de dire que le Saint-Esprit est donné par l'homme de qui il ne procède pas. Or S. Augustin a combattu cette dernière thèse. C'est donc que la Personne divine n'est envoyée que par celle dont elle procède.

En sens contraire, le Fils est envoyé par le Saint-Esprit, selon cette parole d'Isaïe (Esaïe 48.16) : « Maintenant le Seigneur Dieu m'envoie. » Or le Fils ne procède pas du Saint-Esprit. Une Personne divine est donc envoyée par celle de qui elle ne procède pas.

Réponse

Sur cette question, on trouve exprimées diverses opinions. Selon certains, la Personne divine n'est envoyée que par celle de qui elle procède éternellement. Dans ce système, si l'on dit que le Fils de Dieu est envoyé par le Saint-Esprit il faut le rapporter à sa nature humaine selon laquelle le Saint-Esprit l'envoie prêcher. Mais S. Augustin dit que le Fils s'envoie lui-même et qu'il est envoyé par le Saint-Esprit ; et encore que le Saint-Esprit est envoyé par lui-même et par le Fils. De sorte qu'en Dieu, s'il n'appartient pas à toute Personne d'être envoyée, mais seulement à une Personne issue d'une autre, en revanche il appartient à toute Personne d'envoyer.

Les deux points de vue ont chacun leur vérité. Lorsqu'on dit qu'une Personne est envoyée, on signifie la Personne même qui procède d'une autre, et l'effet visible ou invisible à raison duquel on envisage une mission de la Personne divine. Donc, si l'on considère celui qui envoie comme principe de la Personne envoyée, de ce point de vue ce n'est pas une Personne quelconque qui envoie, mais celle-là seulement à qui il appartient d'être principe de la Personne envoyée ; le Fils n'est ainsi envoyé que par le Père, tandis que le Saint-Esprit l'est par le Père et par le Fils. Mais si la Personne qui envoie est considérée comme principe de l'effet pour lequel on envisage une mission, c'est alors la Trinité entière qui envoie la Personne en mission. Il ne s'ensuit pas, d'ailleurs, que l'homme donne le Saint-Esprit, puisqu'il ne peut pas causer l'effet de grâce.

Ainsi, la solution des objections va de soi.


LA PROCESSION DES CRÉATURES À PARTIR DE DIEU, PREMIÈRE CAUSE DE TOUS LES ÊTRES

Après avoir considéré la procession des Personnes divines, il reste à considérer la procession des créatures à partir de Dieu. Cette étude comprendra trois parties : premièrement la production des créatures (Q. 44-46) ; deuxièmement, leur distinction (Q.47-102) ; troisièmement, leur conservation et leur gouvernement (Q. 103-119).

Sur la production des choses, on envisagera : 1. Quelle est la cause première des êtres ? (Q. 44) 2. Comment les créatures procèdent-elles de la cause première ? (Q. 45) 3. Quel est le principe de leur durée ? (Q. 46).

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant