Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

47. CONSIDÉRATION GÉNÉRALE SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE LES ÊTRES

  1. La multitude même des choses, c'est-à-dire leur distinction.
  2. Leur inégalité.
  3. L'unité du monde.

1. La multitude des choses et leur distinction

Objections

1. Il semble que la multitude des choses et leur distinction ne viennent pas de Dieu. En effet, l'unité est naturellement apte à produire l'unité. Or Dieu est souverainement un, comme on l'a montré : il ne doit donc produire qu'un seul effet.

2. Ce qui est fait d'après un modèle lui devient semblable. Or, Dieu est la cause exemplaire de ce qu'il produit, on l'a dit plus haut. Donc, puisque Dieu est un, son œuvre aussi est une, et non pas composée de parties distinctes.

3. Ce qui est ordonné à une fin se proportionne à cette fin. Or la fin de la créature est une, puisque c'est la bonté divine, ainsi qu'on l'a fait voir. Donc l'effet de Dieu ne peut être qu'unique.

En sens contraire, on lit dans la Genèse (Genèse 1.4, 7) : « Dieu distingua la lumière d'avec les ténèbres, et il divisa les eaux d'avec les eaux. » Donc la distinction et la multitude des choses viennent de Dieu.

Réponse

Les philosophes ont expliqué de diverses manières la distinction des choses. Les uns l'ont attribuée à la matière toute seule, ou bien associée à l'agent. Démocrite et tous les anciens philosophes de la nature n'admettaient que la cause matérielle. D'après eux la différence entre les choses résultait du hasard, selon le mouvement de la matière. Anaxagore expliquait à la fois par la matière et par l'agent la distinction entre les choses et leur multitude ; il imaginait une intelligence qui aurait différencié les choses en les extrayant de ce qui était mélangé dans la matière. Mais cette théorie ne peut tenir, pour deux raisons. Premièrement, nous avons montré que la matière elle-même a été créée par Dieu, et par conséquent, si quelque différence entre les choses provient de la matière, elle doit être rapportée à une cause plus haute. Ensuite, la matière est ordonnée à la forme, et non inversement. Et comme la différence entre les êtres vient de leur forme spécifique, leur différence ne vient pas de leur matière, mais plutôt, à l'inverse, de ce que la différenciation a été créée dans la matière, afin qu'elle soit adaptée à des formes diverses.

D'autres ont attribué la distinction des choses aux agents seconds. Ainsi Avicenne dit que Dieu, « en se connaissant lui-même, a produit la première intelligence : en elle, parce qu'elle n'est pas son être, commence la composition de puissance et d'acte », comme on le verra plus loin. Cette première intelligence, en tant qu'elle connaît la Cause première, produit la seconde intelligence ; en tant qu'elle se connaît elle-même selon qu'elle est en puissance, elle produit le corps du ciel, qu'elle meut : en tant qu'elle se connaît elle-même selon qu'elle est en acte, elle produit l'âme du ciel.

Mais cette théorie ne peut tenir pour deux motifs. Tout d'abord, puisque, nous l'avons montré, Dieu seul peut créer, ce qui ne peut être causé que par voie de création ne peut être produit que par Dieu. C'est le cas de tous les êtres non soumis à la génération et à la corruption. En outre, dans cette hypothèse, l'universalité des êtres ne proviendrait pas de l'intention du premier Agent, mais de la rencontre de plusieurs causes agentes, et c'est ce que nous disons provenir du hasard. Il s'ensuivrait donc que la perfection de l'univers, qui consiste dans la diversité des êtres, serait le fruit du hasard, ce qui est impossible.

Aussi faut-il dire que la distinction entre les choses ainsi que leur multiplicité proviennent de l'intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu produit les choses dans l'être pour communiquer sa bonté aux créatures, bonté qu'elles doivent représenter. Et parce qu'une seule créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, il a produit des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l'une pour représenter la bonté divine soit suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la simplicité et de l'uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la division dans les créatures.

Par conséquent l'univers entier participe de la bonté divine et la représente plus parfaitement que toute créature quelle qu'elle soit. Et c'est parce que la distinction entre les créatures a pour cause la sagesse divine, que Moïse l'attribue au Verbe de Dieu, dessein de sa sagesse. Aussi lit-on au livre de la Genèse (Genèse 1.3) : « Dieu dit : Que la lumière soit. Et il sépara la lumière des ténèbres. »

Solutions

1. L'agent naturel agit par la forme par laquelle il est ; elle est unique en chacun, et c'est pourquoi il ne peut produire qu'un seul effet. Mais un agent volontaire, tel qu'est Dieu, nous l'avons montré, agit par la forme conçue dans son intelligence. Donc, puisque, nous l'avons montré également, il n'est pas contraire à l'unité et à la simplicité de Dieu que son intelligence conçoive des choses multiples, il s'ensuit que, tout en étant un, il peut produire des choses multiples.

2. L'argument qu'on tire de la cause conforme à son modèle vaudrait pour un effet qui représenterait son modèle à la perfection. Celui-là ne pourrait être reproduit plusieurs fois que matériellement. C'est pourquoi l'Image incréée, qui est parfaite, est unique. Mais aucune créature ne représente parfaitement l'exemplaire primordial qui est l'essence divine, et c'est pourquoi elle peut être représentée par des choses multiples. Pourtant, selon que les idées divines sont dites exemplaires, leur pluralité correspond, dans l'intellect divin, à la pluralité des choses.

3. Dans le domaine spéculatif, le moyen terme de la démonstration, qui démontre parfaitement la conclusion, est nécessairement unique ; mais en matière d'opinion, les moyens termes sont nombreux. De même, dans le domaine pratique, quand ce qui est fait pour une fin est adéquat à cette fin, pour ainsi dire, il n'est pas exigé qu'il y en ait plus d'un. Mais ce n'est pas la situation de la créature par rapport à sa fin qui est Dieu. C'est pourquoi il a fallu que les créatures fussent multipliées.


2. L'inégalité des choses

Objections

1. Il semble qu'elle ne vient pas de Dieu. En effet, il appartient à l'être le meilleur de produire les choses les meilleures. Or, parmi les choses les meilleures, l'une n'est pas supérieure à l'autre. Donc Dieu, être excellent, doit faire tous les êtres égaux.

2. En outre, observe Aristote, l'égalité est un effet de l'unité. Or, Dieu est un : donc il a fait tous les êtres égaux.

3. Il est conforme à la justice de faire des dons inégaux à des êtres inégaux. Mais Dieu est juste dans toutes ses œuvres. Donc, puisque l'action par laquelle il communique l'existence aux créatures ne présuppose pas d'inégalité entre elles, il semble qu'il les ait faites toutes égales.

En sens contraire, il est dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 33.78 Vg) : « Pourquoi un jour l'emporte-t-il sur un jour, une lumière sur une lumière, une année sur une année, puisqu'ils viennent du soleil ? C'est la sagesse du Seigneur qui a distingué ces choses. »

Réponse

Origène, voulant écarter la théorie de ceux qui expliquaient la distinction entre les choses par l'antagonisme des principes du bien et du mal, établit qu'au commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Selon lui, Dieu ne créa d'abord que les créatures raisonnables, et les fit toutes égales. L'inégalité survint entre elles par le fait du libre arbitre, les unes se tournant plus ou moins vers Dieu, les autres s'en détournant plus ou moins. Les créatures raisonnables qui se tournèrent librement vers Dieu furent élevées aux divers ordres angéliques, suivant la mesure de leurs mérites. Celles qui se détournèrent de Dieu furent enchaînées à des corps divers, à la mesure de leur faute. Telle est la cause qu'il attribue à la création des corps et à leur diversité.

Mais dans ce système, la diversité des créatures corporelles n'aurait pas été créée pour que Dieu communique sa bonté aux créatures, mais pour punir le péché. Or cela contredit ces paroles de la Genèse (Genèse 1.31) : « Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. » D'ailleurs, dit S. Augustin, « qu'y a-t-il de plus insensé que d'assigner pour cause à ce soleil qui brille, unique, dans un unique univers, non le désir de l'architecte divin d'orner la beauté ou de pourvoir au salut des choses corporelles, mais la volonté de punir une âme, parce qu'elle a commis telle faute ? De sorte que si cent âmes avaient péché de la même manière, notre monde aurait cent soleils ».

Aussi faut-il dire que la sagesse de Dieu, qui est cause de la distinction entre les êtres, est aussi cause de leur inégalité. Et en voici la raison. La distinction entre les êtres est double, l'une formelle, parce qu'ils sont spécifiquement différents ; l'autre matérielle, parce qu'ils ne diffèrent que numériquement. Or, la matière étant ordonnée à la forme, la distinction matérielle est ordonnée à la distinction formelle. Aussi voyons-nous que dans les choses incorruptibles, il n'y a qu'un seul individu par espèce, car un seul suffit à conserver l'espèce. Dans celles qui sont soumises à la génération et à la corruption, il y a beaucoup d'individus d'une seule espèce, pour la conservation de celle-ci. D'où l'on voit que la différence formelle a plus d'importance que la différence matérielle. Or la distinction formelle implique toujours l'inégalité ; car, ainsi que l'explique Aristote dans sa Métaphysique, il en est des formes comme des nombres, dont l'espèce varie par addition ou soustraction de l'unité. C'est pourquoi, dans les choses naturelles, les espèces semblent être ordonnées par degrés, les corps mixtes sont plus parfaits que les éléments simples, les plantes que les minéraux, les animaux que les plantes, les hommes que les autres animaux. Et dans chacun de ces ordres de créatures une espèce est plus parfaite que les autres. Donc, de même que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la perfection de l'univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l'univers ne serait point parfait si l'on ne trouvait dans les êtres qu'un seul degré de bonté.

Solutions

1. Il appartient à l'agent le meilleur de produire tout son effet du mieux possible, mais non que chaque partie soit la meilleure absolument : elle est la meilleure dans sa proportion au tout. La bonté de l'animal serait détruite, si n'importe quelle partie de son corps avait la dignité de l'œil. Ainsi Dieu a fait l'ensemble de l'univers le meilleur, selon son mode de créature ; mais non pas chaque créature en particulier ; parmi celles-ci, l'une est meilleure que l'autre. Aussi, des créatures prises à part est-il dit dans la Genèse (Genèse 1.4) : « Dieu vit que la lumière était bonne », et ainsi de chacune ; mais de toutes ensemble il est dit (Genèse 1.31) : « Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. »

2. Ce qui procède en premier de l'unité, c'est l'égalité ; ensuite procède la multiplicité. C'est pourquoi du Père, à qui selon S. Augustin, est appropriée l'unité, procède le Fils, à qui est appropriée l'égalité, et enfin la créature à qui convient l'inégalité. Toutefois, les créatures participent aussi d'une sorte d'égalité, l'égalité de proportion.

3. Cet argument, qui a séduit Origène, ne vaut qu'en matière de rétribution, là où l'inégalité des récompenses est due à l'inégalité des mérites. Mais dans la constitution première des choses, on ne peut motiver l'inégalité des parties par une inégalité préalable, qu'elle vienne des mérites ou des dispositions de la matière, mais seulement par la perfection de l'ensemble, comme on le voit dans les œuvres de l'art. Si dans une maison le toit diffère des fondations, ce n'est point parce qu'il est d'une matière différente ; mais, afin que la maison soit parfaite dans toutes ses parties, l'architecte se procure divers matériaux, et il les créerait, s'il pouvait.


3. L'unité du monde

Objections

1. Il semble qu'il n'y ait pas un seul monde, mais plusieurs. Car, comme l'observe S. Augustin, il est absurde de dire que Dieu a créé les choses sans raison. Or, la raison qui lui a fait créer un monde a pu lui en faire créer plusieurs, puisque sa puissance n'est pas limitée à la création d'un seul monde, mais qu'elle est infinie comme nous l'avons montré. Donc Dieu a produit plusieurs mondes.

2. La nature réalise toujours le meilleur, et Dieu à plus forte raison. Or il serait meilleur qu'il y eût plusieurs mondes plutôt qu'un seul ; car un plus grand nombre de choses bonnes vaut mieux qu'un nombre moindre. Donc plusieurs mondes ont été créés par Dieu.

3. Tout ce qui a sa forme dans la matière peut être multiplié numériquement alors que l'espèce demeure unique ; car la multiplication numérique provient de la matière. Or l'univers a sa forme dans la matière ; car, de même que si je dis : « l'homme », je signifie une forme, et lorsque je dis : « cet homme », je signifie une forme dans la matière ainsi, quand on dit : « le monde », c'est une forme qui est signifiée, et quand on dit : « ce monde », on signifie une forme dans la matière. Rien n'empêche donc qu'il existe plusieurs mondes.

En sens contraire, il est dit en S. Jean (Jean 1.10) : « Le monde a été fait par lui », et il parle du monde au singulier parce qu'il n'y en a qu'un seul.

Réponse

L'ordre même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l'unité du monde. Ce monde, en effet, est un d'une unité d'ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d'autres. Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc nécessaire que tous les êtres appartiennent à un seul monde. C'est pourquoi ceux-là seuls ont pu admettre une pluralité des mondes, qui n'assignaient pas pour cause à ce monde-ci une sagesse ordonnatrice, mais le hasard. Ainsi Démocrite disait que la rencontre des atomes a produit non seulement ce monde, mais une infinité d'autres.

Solutions

1. La raison pour laquelle le monde est unique, c'est que toutes choses doivent être ordonnées à un but unique, selon un ordre unique. Aussi Aristote déduit-t-il l'unité du gouvernement divin de l'unité de l'ordre existant dans les choses. Et Platon prouve l'unité du monde par l'unité de l'Exemplaire dont il est l'image.

2. Aucun agent ne se propose comme fin une pluralité purement matérielle ; car une pluralité matérielle est sans terme assignable, elle tend de soi vers l'infini, et l'infini est contraire à la raison de fin. Or, quand on dit que plusieurs mondes seraient meilleurs qu'un seul, on l'entend d'une multiplicité matérielle. Or ce type de perfection n'est pas visé par le Créateur ; car pour la même raison on pourrait dire que, ayant fait deux mondes, il eût été mieux qu'il en fît trois, et ainsi à l'infini.

3. Le monde est constitué par tout l'ensemble de sa matière. En effet, il n'est pas possible qu'il y ait une autre terre que celle-ci ; car les autres terres seraient entraînées par leur poids, au centre, déjà occupé par la terre, où qu'elles soient. Et il en est de même des autres corps qui composent le monde.


Il faut maintenant étudier la distinction des choses en particulier, et tout d'abord la distinction entre le bien et le mal. Ensuite, la distinction entre créature spirituelle et créature corporelle (Q. 50). Touchant le premier point, nous avons à nous interroger sur le mal (Q. 48) et la cause du mal (Q. 49).

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