Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

90. LA PRODUCTION DE L'ÂME HUMAINE

  1. L'âme humaine est-elle une réalité produite par Dieu, ou bien est-elle de la substance même de Dieu ?
  2. Étant admis qu’elle est un effet de Dieu, a-t-elle été produite par création ?
  3. A-t-elle été faite par l'intermédiaire des anges ?
  4. A-t-elle été faite avant le corps ?

1. L'âme humaine est-elle une réalité produite par Dieu, ou bien est-elle de la substance même de Dieu ?

Objections

1. Il semble que l'âme n'ait pas été « faite », mais qu’elle soit de la substance de Dieu. En effet, il est dit dans la Genèse (Genèse 2.7) : « Dieu modela l'homme avec le limon de la terre, il insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l'homme devint un être vivant. » Mais celui qui insuffle envoie quelque chose de lui-même. Donc l'âme, par laquelle l'homme est vivant, est quelque chose de la substance de Dieu.

2. Comme on l'a établi plus haut, l'âme est une forme simple. Mais la forme est acte. Donc l'âme est acte pur, ce qui appartient à Dieu seul. Donc l'âme est de la substance de Dieu.

3. Toutes les choses qui sont, et qui ne sont aucunement différentes, sont identiques. Mais Dieu et l'âme spirituelle sont, et ne sont aucunement différents, car il faudrait qu'ils aient des différences pour qu'on puisse les distinguer, et alors ils seraient composés. Donc Dieu et l'âme spirituelle sont identiques.

En sens contraire, S. Augustin énumère certaines opinions dont il dit qu'« elles sont grandement et ouvertement perverses et opposées à la foi catholique » ; or, la première de ces opinions est celle suivant laquelle « Dieu n'a pas fait l'âme à partir de rien, mais de lui-même ».

Réponse

Dire que l'âme est de la substance de Dieu n'a manifestement pas la moindre vraisemblance. Car il ressort clairement de ce qui a été dite que l'âme humaine est à certains moments intelligente en puissance, qu'elle acquiert d'une certaine façon sa science à partir des choses, et qu'elle a diverses puissances. Or tout cela est étranger à la nature de Dieu, qui est acte pur, qui ne reçoit rien des autres et ne porte en lui aucune diversité ; cela aussi on l'a prouvé.

Cette erreur semble avoir son point de départ dans deux thèses soutenues par les anciens. Les premiers qui commencèrent à étudier les natures des choses ne purent dépasser l'imagination et soutinrent que rien n'existait en dehors des corps ; aussi, disaient-ils que Dieu est un certain corps, dont ils estimaient qu'il était le- principe des autres corps. Et comme ils soutenaient que l'âme fait partie de ce corps dont elle est pour eux le principe, ainsi que le dit Aristote, il s'ensuivait logiquement que l'âme était de la substance de Dieu. C'est à partir de cette conception aussi que les manichéens, pensant que Dieu était une lumière corporelle, soutinrent que l'âme était une partie de cette lumière, attachée au corps.

Dans une deuxième étape, certains parvinrent à saisir qu'il existait quelque chose d'incorporel, mais qui toutefois n'était pas séparé du corps, et qui était la forme du corps. C'est ainsi que Varron dit que Dieu est « l'âme qui gouverne le monde par son mouvement et sa raison », comme le rapporte S. Augustin. Et ainsi certains soutinrent que l'âme de l'homme était une partie de cette âme totale, à la façon dont l'homme est une partie du tout qu'est le monde ; ils ne parvenaient pas à distinguer par leur intelligence les degrés des substances spirituelles autrement que sur le modèle de la distinction des corps.

Mais, comme on l'a établi plus haut, tout cela est impossible ; aussi est-ce une erreur manifeste de penser que l'âme est de la substance de Dieu.

Solutions

1. « Insuffler » n'est pas à comprendre de façon corporelle. Pour Dieu, inspirer est la même chose que produire un « esprit ». D'ailleurs ce que l'homme émet quand il souffle, ce n'est pas quelque chose de sa substance, mais quelque chose d'une nature étrangère.

2. L'âme est bien une forme simple, si on la considère dans son essence ; elle n'est pourtant pas son acte d'être, elle est un être (ens) par participation ; cela ressort de ce qui a été dit plus haut et c'est pourquoi elle n'est pas acte pur comme Dieu.

3. Ce qui est « différent » au sens propre de ce mot, est différent en vertu de quelque chose ; aussi ne cherche-t-on de différence que pour des êtres entre lesquels il y a quelque chose de commun. Et c'est pourquoi il faut que les êtres « différents » soient de quelque façon des êtres composés, puisqu'ils diffèrent en quelque chose et convergent en quelque chose. Mais en prenant les termes avec cette rigueur, on peut dire avec Aristote que si tout être différent est divers, tout être divers n'est pas différent, car les êtres simples sont divers par eux-mêmes et ne diffèrent pas entre eux par des différences qui entreraient dans leur composition. Ainsi l'homme et l'âne sont différents en vertu des différences : « rationnel » et « non rationnel », mais pour ces différences elles-mêmes il ne faut pas dire qu'elles soient en outre différentes en vertu d'autres différences.


2. Étant admis que l'âme a été produite, a-t-elle été créée ?

Objections

1. Il semble que l'âme n'ait pas été produite dans l'être par création. Car ce qui a en soi quelque chose de matériel est fait à partir d'une matière. Mais l'âme a en soi quelque chose de matériel, puisqu'elle n'est pas acte pur. Donc l'âme a été faite à partir d'une matière, et ainsi elle n'a pas été créée.

2. Tout acte d'une matière quelconque est « éduit », semble-t-il, de la puissance de la matière ; en effet, étant donné que la matière est en puissance à l'acte, tout acte préexiste en puissance dans la matière. Mais l'âme est l'acte d'une matière corporelle, comme il apparaît dans sa définition. Par conséquent l'âme est « éduite » de la puissance de la matière.

3. L'âme est une forme. Par conséquent si l'âme est produite par création, il devra en être de même pour toutes les autres formes, et ainsi aucune forme ne passera à l'être par voie de génération, ce qui ne cadre pas avec les faits.

En sens contraire, il est dit dans la Genèse (Genèse 1.27) : « Dieu créa l'homme à son image. » Or, c'est par son âme que l'homme est à l'image de Dieu. Par conséquent c'est bien par création que l'âme est passée à l'être.

Réponse

L'âme raisonnable ne peut être produite que par création, ce qui n'est pas vrai pour les autres formes. La raison en est que le devenir est le chemin vers l'être et que par suite le devenir doit s'attribuer à quelque chose dans les mêmes conditions que « être ». Or on ne dit en toute propriété de termes qu'une chose « est » que si elle-même possède l'acte d'être, et subsiste ainsi dans son être. Aussi les substances seules peuvent-elles être appelées des êtres en toute vérité et propriété de termes. L'accident, lui, ne possède pas l'acte d'être, mais par lui quelque chose existe et c'est à ce titre qu'il est appelé de l'être (ens) : ainsi la blancheur est-elle appelée de l'être parce qu'elle fait que quelque chose est blanc. Et c'est pourquoi il est dit, au livre VII des Métaphysiques, que l'accident est dit plutôt « d'un être » que « un être ». La même considération s'applique à toutes les formes non subsistantes, et c'est pourquoi devenir ne s'attribue en propriété de termes à aucune forme non subsistante ; si l'on dit qu'elles sont produites, c'est du fait que les composés subsistants sont produits.

Mais l'âme rationnelle, elle, est une forme subsistante, on l'a établi plus haut. Aussi peut-on lui attribuer en propriété de termes d'exister et de devenir. Et comme elle ne peut devenir ni à partir d'une matière corporelle préalable, car alors elle serait de nature corporelle, ni à partir d'une matière spirituelle, car alors les substances spirituelles pourraient se transmuer les unes dans les autres, il faut dire nécessairement qu'elle n'est produite que par création.

Solutions

1. Ce qui est dans l'âme comme l'élément matériel est l'essence elle-même, qui est simple ; l'élément formel en elle est l'existence dont elle participe ; or celle-ci est nécessairement posée en même temps que l'essence de l'âme, car l'existence suit à la forme en vertu d'une connexion immédiate. D'ailleurs le raisonnement serait le même si l'on admettait, comme certains, que l'âme est composée d'une matière spirituelle. Car cette matière n'est pas en puissance à une autre forme, pas plus que la matière du corps céleste, sinon l'âme serait corruptible. Et ainsi, d'aucune façon, l'âme ne peut être faite à partir d'une matière préalable.

2. Le fait, pour un acte, d'être tiré de la puissance de la matière n'est rien d'autre que le phénomène selon lequel une chose devient en acte ce qu'elle était d'abord en puissance. Mais puisque l'âme raisonnable n'a pas un être dépendant de la matière corporelle, mais un être subsistant et qui transcende la capacité de la matière corporelle, comme on l'a dit plus haut, elle n'est pas « éduite » de la puissance de la matière.

3. La condition de l'âme raisonnable n'est pas semblable à celle des autres formes, on vient de le dire.


3. L'âme humaine a-t-elle été faite par l'intermédiaire des anges ?

Objections

1. Il existe un ordre plus parfait dans les réalités spirituelles que dans les corporelles. Or, comme dit Denys, les corps inférieurs sont produits par les corps supérieurs. Donc, les esprits inférieurs que sont les âmes raisonnables sont produits par les esprits supérieurs, c'est-à-dire par les anges.

2. La fin des choses correspond à leur principe. En effet, Dieu est à la fois principe et fin des choses. Par conséquent la manière dont les choses sortent de leur principe correspond, elle aussi, à la manière dont elles sont ramenées à leur fin. Or, dit Denys, « les êtres les plus bas sont ramenés par les premiers ». Donc les êtres les plus bas sont amenés à l'existence par les premiers, c'est-à-dire les âmes par les anges.

3. « Est parfait ce qui peut faire un semblable à soi », dit Aristote. Mais les substances spirituelles sont bien plus parfaites que les corporelles. Puisque les corps produisent des êtres qui leur sont semblables selon l'espèce, à bien plus forte raison les anges pourront-ils faire quelque chose qui leur est inférieur selon la nature spécifique et qui est l'âme raisonnable.

En sens contraire, il est dit dans la Genèse (Genèse 2.7) que Dieu lui-même « insuffla dans les narines de l'homme une haleine de vie ».

Réponse

Certains ont soutenu que les anges causent les âmes raisonnables en agissant par la vertu de Dieu. Mais cela est tout à fait impossible et incompatible avec la foi. On a montré, en effet, que l'âme raisonnable ne peut être produite que par création. Or Dieu seul peut créer, car il appartient exclusivement à l'agent premier d'agir sans rien de présupposé, puisque l'agent second présuppose toujours quelque chose de fourni par l'agent premier, on l'a vu antérieurement. Mais faire quelque chose à partir d'un élément présupposé, c'est agir par transmutation. Et c'est pourquoi tout autre agent agit par transmutation ; Dieu seul agit par création. Et puisque l'âme rationnelle n'est pas produite par transmutation d'une matière, elle ne peut être produite que par Dieu, sans intermédiaire.

Solutions

Cela donne la réponse aux Objections. Car, si les corps causent des êtres qui leur sont semblables ou inférieurs, et si les êtres supérieurs ramènent les inférieurs à leur fin, cela se fait toujours par une certaine transmutation.


4. L'âme humaine a-t-elle été faite avant le corps ?

Objections

1. Comme on l'a vu plus haut l'œuvre de création a précédé l'œuvre de distinction et d'ornementation. Mais c'est par création que l'âme a été produite dans l'être, on l'a également établi précédemment, tandis que le corps a été fait au terme de la phase d'ornementation. Donc, l'âme de l'homme a été produite avant son corps.

2. L'âme raisonnable a plus de points communs avec les anges qu'avec les animaux dénués de raison. Mais les anges ont été créés avant les corps ou dès l'origine, en même temps que la matière corporelle, tandis que le corps de l'homme fut formé le sixième jour, lorsque furent produits les animaux dénués de raison. C'est donc que l'âme de l'homme a été créée avant son corps.

3. La fin est proportionnée au commencement. Mais, à la fin, l'âme demeure après le corps. Donc, au commencement aussi, elle a été créée avant le corps.

En sens contraire, « l'acte propre est produit dans la puissance propre ». Étant donné que l'âme est l'acte propre du corps, c'est donc dans le corps que l'âme a été produite.

Réponse

Origène a soutenu que non seulement l'âme du premier homme, mais celle de tous les hommes ont été créées avant les corps, en même temps que les anges ; et cela parce qu'il croyait que toutes les substances spirituelles, aussi bien les âmes que les anges, étaient égales selon la condition de leur nature, et qu'elles ne différaient que par leur mérite ; de telle sorte que certaines sont liées à des corps — ce sont les âmes des hommes et des corps célestes —, tandis que d'autres restent dans leur pureté, distribuées en divers ordres. Nous avons déjà parlé de cette opinion, aussi la laisserons-nous de côté pour le moment.

S. Augustin, lui, dit que l'âme du premier homme a été créée avant son corps avec les anges, mais c'est pour une autre raison. Il admet que le corps de l'homme ne fut pas produit en acte parmi les œuvres des six jours, mais seulement selon des « raisons causales » : ce qu'on ne peut pas dire à propos de l'âme, car celle-ci ne fut pas faite à partir d'une matière corporelle ou spirituelle préexistante et ne pouvait être produite par une vertu créée. C'est pourquoi il semble que l'âme elle-même fut produite en même temps que les anges parmi les œuvres des six jours, au cours desquels toutes choses furent faites, et que c'est par la suite qu'elle s'est inclinée de son propre gré vers un corps à régir. — À vrai dire, S. Augustin ne dit pas cela de façon vraiment affirmative, ses paroles le montrent bien ; il dit en effet : « On peut croire, si aucun texte de l'Écriture ou aucune raison objective n'y contredit, que si l'homme a été fait le sixième jour, c'est en ce sens que la raison causale du corps humain se trouvait dans les éléments du monde, tandis que l'âme en sa réalité propre était déjà effectivement créée. » De fait, cela pourrait être toléré chez ceux qui admettent que l'âme a par elle-même une nature spécifique complète, et qu'elle n'est pas unie au corps en qualité de forme, mais seulement pour le régir. Mais, si l'âme est unie au corps en qualité de forme, si elle est par nature une partie de la nature humaine, cela ne peut absolument pas être. Il est manifeste en effet que Dieu a institué les premières choses dans l'état parfait de leur nature, selon que l'exigeait l'espèce de chacune. Or l'âme, étant une partie de la nature humaine, ne possède sa perfection naturelle que dans son union au corps. Aussi n'eût-il pas été convenable que l'âme fût créée sans le corps.

Donc, si l'on veut soutenir l'opinion de S. Augustin sur les œuvres des six jours, on pourra dire que l'âme humaine a préexisté dans les œuvres de ces six jours, selon une similitude générique, en tant qu'elle a en commun avec les anges la nature intellectuelle ; mais elle-même a été créée en même temps que le corps. Dans la perspective des autres Pères, au contraire, c'est parmi les œuvres des six jours que furent produits aussi bien l'âme que le corps du premier homme.

Solutions

1. Si la nature de l'âme constituait une espèce complète, de telle manière qu'elle soit créée pour elle-même, l'argument prouverait en effet qu'elle a été créée à part dès le commencement. Mais comme elle est par nature la forme d'un corps, il n'y avait pas à la créer séparément elle devait être créée dans le corps.

2. Il faut répondre de la même façon que pour l'objection précédente. En effet, si l'âme avait par elle seule sa nature spécifique, elle aurait davantage de ressemblance avec les anges ; mais en tant qu'elle est forme d'un corps, elle appartient au genre animal à titre de principe formel.

3. Le fait que l'âme demeure après le corps est une chose qui se produit par accident, en raison de cette défaillance du corps qu'est la mort. Mais une défaillance de ce genre n'avait aucune raison d'être au commencement de la création de l'âme.

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