Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

116. LE DESTIN

  1. Le destin existe-t-il ?
  2. Où se trouve-t-il ?
  3. Est-il immuable ?
  4. Tout lui est-il soumis ?

1. Le destin existe-t-il ?

Objections

1. S. Grégoire dit dans une homélie de l'Épiphanie : « Que jamais les cœurs des fidèles n'aillent dire que le destin est quelque chose. » 2. Les choses qui sont menées par le destin ne sont pas imprévues. Car, dit S. Augustin : « Nous savons que le mot “destin” (fatum) vient de parler (fari), c'est-à-dire de ce qui est exprimé par la parole. » Aussi dit-on accomplies par le destin les choses qui ont été prédites auparavant par quelqu'un qui les détermine. Or les choses prévues ne sont pas fortuites ni accidentelles. Donc, si les choses étaient menées par le destin, le hasard et la bonne fortune en seraient exclus.

En sens contraire, ce qui n'existe pas est indéfinissable. Mais Boèce définit ainsi le destin : « Une disposition inhérente aux choses changeantes, par laquelle la Providence soumet tout à ses ordres. » Le destin est donc une réalité.

Réponse

Dans les choses inférieures nous voyons que certaines proviennent de la fortune ou du hasard. Mais il arrive parfois qu'une chose provenant de causes inférieures est fortuite ou accidentelle, alors que, rattachée à une cause supérieure, elle apparaît comme voulue pour elle-même. Si par exemple deux serviteurs d'un mettre sont envoyés par lui dans le même lieu à leur insu, la rencontre de ces deux serviteurs, si on la réfère à eux, est fortuite, puisqu'elle se produit en dehors de leur intention ; mais si l'on considère le maître qui avait préparé cette rencontre, elle n'est pas fortuite, mais voulue pour elle-même.

Certains penseurs ne voulurent pas rattacher à une cause supérieure les choses fortuites qui arrivent dans les êtres inférieurs. Ceux-là nièrent le destin et la Providence, comme S. Augustin le rapporte de Cicéron, ce qui est contraire à ce que nous avons dit antérieurement de la Providence.

D'autres voulurent rapporter à une cause supérieure, qui serait les corps célestes, tout ce qui arrive de fortuit et d'accidentel dans les êtres inférieurs, soit dans la nature, soit chez les hommes. Selon cette opinion, le destin ne serait pas autre chose qu'une disposition des astres sous lesquels chacun a été conçu ou est né.

Mais cela ne tient pas pour deux raisons. Premièrement, au sujet des choses humaines. Nous avons montré en effet que les actes humains ne sont soumis à l'action des corps célestes que par accident et indirectement. Or une cause fatale, puisqu'elle détermine les choses qui sont accomplies par destin, doit être directement et par elle-même la cause de ce qui se réalise. Secondement, au sujet de toutes les choses qui arrivent par accident, nous avons dit que ce qui arrive par accident n'est à proprement parler ni être ni un. Mais l'action de toute nature a pour terme quelque chose d'un. Il est donc impossible que ce qui existe par accident soit, par soi, l'effet de quelque principe naturel actif. Il n'y a en effet aucun être de la nature qui puisse par lui-même faire que quelqu'un qui veut creuser une tombe découvre un trésor. Mais il est manifeste que tout corps céleste agit à la manière d'un principe naturel ; ses effets dans notre monde sont donc naturels. Donc, il est impossible qu'une puissance active d'un corps céleste soit la cause des choses qui arrivent par accident, soit par hasard, soit par bonne fortune.

Il faut donc dire que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans le domaine naturel, soit dans le domaine humain, se ramène à une cause préordinatrice qui est la Providence divine. Car rien ne s'oppose à ce que l'être par accident soit considéré comme un par quelque intelligence. Sinon l'intelligence ne pourrait pas construire cette proposition : celui qui creuse un tombeau trouve un trésor. Et de même que l'esprit peut saisir cela, il peut le réaliser ; si par exemple quelqu'un, sachant en quel lieu se trouve caché un trésor, pousse un paysan qui l'ignore à creuser là une tombe. Rien n'empêche donc que ce qui arrive ici par accident, comme étant fortuit ou l'effet du hasard, se ramène à une cause organisatrice, et qui agit par intelligence, surtout si c'est l'intelligence divine. En effet, Dieu seul peut modifier la volonté, comme nous l'avons vu. C'est pourquoi l'ordonnance des actes humains, dont le principe est la volonté, doit être attribuée à Dieu seul.

Ainsi donc, en tant que les choses qui arrivent ici-bas sont soumises à la Providence divine qui les préordonne et en quelque sorte les dit d'avance, nous pouvons admettre le destin. Cependant les Pères ont refusé d'employer ce mot, à cause de ceux qui s'en servaient abusivement pour désigner la vertu attribuée à la position des astres. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Si quelqu'un attribue au destin les choses humaines parce qu'il désigne sous ce nom la volonté et la puissance de Dieu, qu'il garde sa pensée, mais corrige son expression. » C'est en ce sens que S. Grégoire nie l'existence du destin.

Solutions

1. Cela résout la première objection.

2. Rien n'empêche que certaines choses soient fortuites ou accidentelles par rapport à leurs causes prochaines, et ne le soient pas par rapport à la Providence divine, car c'est ainsi, dit S. Augustin que « rien n'arrive par hasard dans le monde ».


2. Où le destin se trouve-t-il ?

Objections

1. Il semble qu'il ne soit pas dans les choses créées. S. Augustin dit en effet : « On désigne par le mot de destin la volonté même ou le pouvoir de Dieu. » Or, la volonté et le pouvoir de Dieu ne sont pas dans les créatures, mais en Dieu. Le destin n'est donc pas dans les choses créées, mais en Dieu.

2. Par rapport aux choses accomplies par le destin, celui-ci est considéré comme leur cause, ainsi que le démontre notre manière même de nous exprimer. Mais la cause universelle, par soi, des choses qui arrivent ici-bas par accident, c'est Dieu seul. Le destin est donc en Dieu et non dans les choses créées.

3. Si le destin est dans les créatures, il doit être substance ou accident. Qu'il soit l'une ou l'autre, il doit être multiplié selon la multitude des créatures. Puisque, au contraire, le destin semble être unique, il ne doit pas être dans les créatures, mais en Dieu.

En sens contraire, Boèce dit que « le destin est une disposition inhérente aux choses mobiles ».

Réponse

Comme nous l'avons vu, la Providence divine accomplit son œuvre par des causes intermédiaires. La disposition de ses effets peut donc être considérée de deux manières. D'abord en tant qu'elle est en Dieu même ; et alors l'ordination de ses effets s'appelle la Providence. Mais en tant que l'on considère cette ordonnance dans les causes intermédiaires, ordonnées par Dieu pour produire certains effets, alors elle constitue le destin. C'est à cela que fait allusion Boèce : « Ou bien le destin est réalisé par des esprits qui sont au service de la Providence divine : soit l'âme, soit toute la nature, soumise à Dieu. Ou bien la série des fatalités est tissée par les mouvements célestes des astres, ou la puissance angélique, ou les agissements variés des démons, soit quelques-uns seulement, soit tous. » Nous avons parlé de tout cela en détail précédemment. Il est donc manifeste que le destin est dans les causes créées elles-mêmes, en tant qu'elles sont ordonnées par Dieu à produire certains effets.

Solutions

1. L'ordonnance des causes secondes que S. Augustin appelle « enchaînement des causes », ne constitue pas le destin, sauf en tant qu'elle dépend de Dieu. C'est pourquoi l'on peut dire que, comme causes, la puissance et la volonté de Dieu peuvent être appelées destin. Mais le destin est essentiellement cette disposition ou enchaînement, qui est l'ordre des causes secondes.

2. Le destin a raison de cause autant que les causes secondes dont l'organisation est appelée destin.

3. Le destin est appelé disposition, non comme celle qui est dans le genre qualité, mais en tant que la disposition désigne un ordre qui n'est pas une substance, mais une relation. Cet ordre, si nous le référons à son principe, est un : on dira ainsi que le destin est un. Mais si nous le considérons en relation avec ses effets ou avec les causes intermédiaires, alors il est multiple ; ce qui faisait dire à Virgile : « Tes destins t'entraînent. »


3. Le destin est-il immuable ?

Objections

1. Le destin ne semble pas immuable, car Boèce dit : « Ce qu'est le raisonnement par rapport à l'intelligence, ce qui est engendré par rapport à ce qui est, le temps par rapport à l'éternité, le cercle par rapport au point central, tel est l'enchaînement mobile du destin par rapport à la simplicité stable de la Providence. »

2. Comme dit Aristote : « Si nous changeons, les choses qui sont en nous changent aussi. » Mais le destin est « une disposition inhérente aux choses mobiles », dit Boèce. Il est donc changeant.

3. Si le destin est immuable, les choses qui lui sont soumises arrivent immuablement et par nécessité. Mais il semble que ce sont surtout les choses contingentes qui se trouvent dans ce cas et qui sont attribuées au destin. Il n'y a donc rien de contingent dans les choses, mais tout se produit en vertu d'une nécessité.

En sens contraire, Boèce dit que « le destin est une disposition immuable ».

Réponse

Cette disposition des causes secondes que nous nommons destin peut être considérée de deux manières : d'une part dans les causes secondes elles-mêmes, qui se trouvent ainsi disposées ou ordonnées ; d'autre part dans leur relation avec le principe premier qui ordonne toutes choses, Dieu. Certains affirment donc que l'enchaînement même ou disposition des causes était par lui-même nécessaire, de telle sorte que toutes choses se produiraient par nécessité, puisque tout effet a une cause et que, celle-ci étant posée, l'effet suivrait nécessairement. Mais d'après ce que nous avons dit, cela est manifestement faux. D'autres au contraire affirmèrent que le destin est mobile, même en tant qu'il dépend de la Providence divine. C'est pour cela que les Égyptiens disaient qu'on pouvait changer le destin par certains sacrifices, comme le rapporte S. Grégoire de Nysse. Mais nous avons précédemment Il rejeté cette thèse qui contredit l'immutabilité de la Providence divine.

On doit donc dire que le destin, considéré dans les causes secondes, est sujet au changement ; mais, en tant qu'il est soumis à la Providence divine, il est doté d'immutabilité par une nécessité non pas absolue mais conditionnelle. Ainsi disons-nous que cette proposition conditionnelle est vraie ou nécessaire : si Dieu a prévu que cela arrivera, cela se fera. C'est pourquoi, quand Boèce eut dit que l'enchaînement du destin était mobile, il a ajouté un peu plus loin : « Mais quand il découle des décrets de la divine Providence, il est nécessaire qu'il devienne immuable. »

Solutions

Tout cela répond aux Objections.


4. Tout est-il soumis au destin ?

Objections

1. Il semble bien, car Boèce dit « L'enchaînement du destin meut le ciel et les astres ; il équilibre l'action réciproque des éléments, et les transforme par des modifications successives, il renouvelle toutes les choses qui naissent ou qui meurent, par les progrès semblables des embryons et des semences ; il enserre les actes et les fortunes des hommes par la connexion indissoluble des causes. » Il semble donc que rien ne fasse exception et n'échappe à l'enchaînement du destin.

2. S. Augustin dit que « le destin est quelque chose en tant qu'il se rattache à la volonté et à la puissance de Dieu ». Mais la volonté de Dieu est la cause de tout ce qui se fait, comme dit le même saints. Tout est donc soumis au destin.

3. Le destin, selon Boèce, « est une disposition inhérente aux réalités mobiles ». Mais toutes les créatures sont mobiles, et Dieu seul est vraiment immuable, nous l'avons vu antérieurement. Le destin est donc dans toutes les créatures.

En sens contraire, Boèce dit que « certaines choses placées sous l'action de la Providence surpassent l'enchaînement du destin ».

Réponse

Comme nous l'avons dit, le destin est l'ordonnance des causes secondes à l'égard des effets préparés par Dieu. Donc tout ce qui est soumis aux causes secondes est soumis aussi au destin. Mais, s'il y a des choses qui sont accomplies par Dieu sans intermédiaire, parce qu'elles ne sont pas soumises aux causes secondes, elles ne le sont pas non plus au destin : telles sont la création du monde, la glorification des substances spirituelles, etc. C'est dans ce sens que Boèce Il dit que « les choses proches de la divinité et fixées avec stabilité par elle, dépassent l'ordre de la mutabilité fatale ». Il en résulte évidemment que « plus une chose s'éloigne de la pensée première, plus elle est enchaînée par les liens puissants du destin », car elle est davantage soumise à la nécessité des causes secondes.

Solutions

1. Tout ce qui se touche ici-bas est accompli par Dieu à travers les causes secondes ; c'est donc enfermé dans l'enchaînement du destin. Mais cela ne vaut pas pour toutes les autres choses, comme nous venons de le dire.

2. Le destin se ramène à la volonté et à la puissance de Dieu comme à son premier principe. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce qui est soumis à la volonté et au pouvoir de Dieu soit soumis au destin, comme nous l'avons dit.

3. Bien que toutes les créatures soient à certain point de vue mobiles, cependant quelques-unes d'entre elles ne procèdent pas de choses créées mobiles. Elles ne sont donc pas soumises au destin, comme nous venons de le dire.


Nous devons étudier maintenant ce qui concerne l'action de l'homme, qui est une créature composée d'esprit et de matière.

Nous considérerons d'abord l'action de l'homme (Q. 117) ; puis la propagation de celui-ci (Q. 118).

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