Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

71. LA NATURE DU PÉCHÉ

  1. Le vice est-il le contraire de la vertu ?
  2. Est-il contraire à la nature ?
  3. Quel est le pire : le vice, ou l'acte vicieux ?
  4. L'acte vicieux peut-il coexister avec la vertu ?
  5. En tout péché y a-t-il un acte ?
  6. La définition donnée par S. Augustin : « Le péché est tout ce qui est dit, fait ou désiré contre la loi éternelle. »

1. Le vice est-il le contraire de la vertu ?

Objections

1. Il ne semble pas, car une chose, dit le Philosophe, n'a qu'un contraire. Or le contraire de la vertu c'est le péché et sa malice. Ce n'est donc pas le vice, qui se dit d'ailleurs de toutes sortes de choses, par exemple d'un organisme aux membres mal conformés.

2. La vertu dénote la perfection d'une puissance. Mais le vice ne dénote rien qui se rattache à la puissance.

3. Cicéron dit que la vertu est la santé de l'âme. Le contraire de la santé est l'indisposition ou la maladie plutôt que le vice.

En sens contraire, S. Augustin dit que « le vice est la qualité par laquelle une âme est mauvaise ». Or la vertu est la qualité qui rend bon celui qui la possède. Vertu et vice sont donc deux contraires.

Réponse

Il y a deux choses à considérer dans la vertu : son essence et son but. Et dans l'essence de la vertu on peut considérer ce qui se présente directement et ce qui est une conséquence. Directement, la vertu est la disposition d'un être à bien se comporter conformément à sa nature. D'où cette définition du Philosophe : « La vertu est chez l'être parfait la disposition au meilleur. J'appelle parfait ce qui est disposé selon sa nature. » Conséquemment, la vertu est une bonté, car la bonté consiste pour chacun à se réaliser adéquatement dans le sens de sa nature. Quant au but de la vertu, c'est de faire accomplir de bonnes actions, nous l'avons déjà montré.

D'après cela, trois choses vont donc se trouver en opposition avec la vertu. L'une est le péché, qui s'oppose à elle du côté de son but, car le péché nomme à proprement parler l'action désordonnée, au lieu que l'action vertueuse est celle qui est dans l'ordre et dans le devoir. La deuxième chose contraire à la notion de vertu en tant que celle-ci est une certaine bonté, c'est la malice. Enfin, sur le point qui lui est directement essentiel, la vertu a pour opposé le vice. Car le vice de toute chose, c'est bien, semble-t-il, de ne pas être dans les dispositions qui conviennent à sa nature. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Ce que vous voyez manquer à la perfection d'une nature, vous pouvez dire que c'est du vice. »

Solutions

1. Péché, malice et vice, ce sont là trois choses contraires à la vertu, mais à des points de vue différents. Le péché contrarie la vertu dans son aptitude à bien agir, la malice dans sa bonté, le vice dans sa qualité propre de vertu.

2. La vertu n'implique pas seulement la perfection de la puissance qui est au principe de l'acte, elle implique aussi la bonne disposition du sujet dont elle est la vertu ; et cela parce que chacun agit conformément à ce qu'il est en acte. Il est donc requis, pour être en mesure de bien agir, que l'on ait en soi de bonnes dispositions. C'est par là que le vice s'oppose à la vertu.

3. Selon Cicéron au même endroit : « La maladie et les indispositions acheminent à un état vicié de tout l'organisme : il y a d'abord la maladie, la fièvre par exemple, qui indique que le corps est en mauvais état ; puis viennent l'indisposition et la maladie qui épuisent les forces ; enfin il y a vice quand les organes sont en désaccord. » Parfois, le corps est malade sans être paralysé, par exemple lorsqu'on est mal disposé intérieurement, sans être empêché de vaquer extérieurement à ses activités habituelles. Cependant, Cicéron le dit lui-même, en ce qui concerne l'esprit, on ne peut distinguer ces deux états que par la pensée. Lorsque l'on est intérieurement mal disposé, cela vient nécessairement d'une affection désordonnée qui nous rend incapables d'accomplir nos devoirs ; c'est ce que dit l'Évangile (Matthieu 12.33) : « On reconnaît l'arbre à son fruit », c'est-à-dire l'homme à ses œuvres. Quant au « vice de l'âme », Cicéron explique dans ce même passage que « c'est, dans toute la vie, une décomposition des habitus et des affections, une sorte de désagrégation interne ». Et cela peut se présenter même en dehors d'un état de maladie ou d'incapacité, par exemple lorsque l'on pèche par faiblesse ou passion. Il résulte donc de tout cela que le vice dit quelque chose de plus que la maladie ou l'incapacité, de même que la vertu dit quelque chose de plus que la santé ; car la santé n'est d'après Aristote qu'une certaine vertu. C'est pourquoi il vaut mieux opposer le vice à la vertu plutôt que la maladie ou l'incapacité.


2. Le vice est-il contraire à la nature ?

Objections

1. Cela ne parait pas possible. On vient de voir que le vice est le contraire de la vertu. Mais la vertu ne nous est pas naturelle, elle est chez nous infuse ou acquise. Les vices ne sont donc pas contraires à la nature.

2. On ne peut pas s'accoutumer à ce qui est contraire à la nature : « Une pierre ne s'accoutume jamais à monter en l'air » dit Aristote. Or il y a des gens qui s'accoutument aux vices. Ceux-ci ne sont donc pas contraires à la nature.

3. Ce qu'il y a de plus commun chez ceux qui ont une nature ne saurait être contraire à la nature. Or le vice est ce qu'il y a de plus commun parmi les hommes, suivant la parole de l'Évangile (Matthieu 7.13) : « La route qui mène à la perdition est large, et il y passe beaucoup de monde. » Donc le vice n'est pas contre la nature.

4. D'après ce que nous avons dit, le péché se rattache au vice comme l'acte à l'habitus. Mais le péché est défini par S. Augustin comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu ». Or la loi de Dieu est au-dessus de la nature. Il vaut donc mieux dire aussi que le vice est contre la loi plutôt que contre la nature.

En sens contraire, S. Augustin affirme « Tout vice, du fait qu'il est un vice, est contraire à la nature. »

Réponse

Le vice est le contraire de la vertu, nous venons de le dire. Or la vertu consiste pour chacun à être dans les bonnes dispositions qui conviennent à sa nature, nous l'avons dit précédemment. Il faut donc appeler vice, en quelque réalité que ce soit, le fait que celle-ci est dans des dispositions contraires à sa nature. C'est bien en pareil cas qu'il y a lieu de vitupérer, ce qui fait croire, dit S. Augustin, que « le mot vitupération dérive du mot vice ».

Mais il faut remarquer que la nature d'une chose c'est avant tout sa forme, qui lui donne l'espèce. Or ce qui fait l'espèce humaine c'est l'âme raisonnable. Voilà pourquoi tout ce qui est contre l'ordre de la raison est proprement contre la nature de l'homme considéré en tant qu'homme, et ce qui est selon la raison est selon la nature de l'homme en tant qu'homme : « Le bien de l'homme, dit Denys, est de se conformer à la raison, et son mal est de s'en écarter. » Par conséquent, la vertu humaine, celle qui rend l'homme bon, et son œuvre aussi, est en conformité avec la nature humaine dans la mesure même où elle est en harmonie avec la raison, et le vice est contre la nature humaine dans la mesure où il est contre l'ordre de la raison.

Solutions

1. Les vertus ne sont pas causées par la nature, du moins en leur état parfait. Cependant elles nous inclinent dans le sens de la nature, autrement dit de la raison. Cicéron dit en effet que « la vertu est l'habitus qui se conforme à la raison comme naturellement ». C'est ainsi que la vertu est appelée conforme à la nature, et le vice, tout à l'opposé, contraire à la nature.

2. Le Philosophe parle là de ce qui est contraire à la nature dans le sens où cela s'oppose à ce qui est un effet de la nature ; non en ce sens où contraire à la nature s'oppose à ce qui est conforme à la nature. C'est ainsi qu'on dit les vertus conformes à la nature en tant qu'elles inclinent à ce qui convient à la nature.

3. Il y a dans l'homme une double nature, raisonnable et sensible. Et puisque c'est par l'activité des sens que l'on parvient à celle de la raison, il y a plus de gens à suivre les inclinations de la nature sensible qu'il y en a à suivre l'ordre de la raison ; car il se trouve toujours plus de monde pour commencer une chose que pour la finir. Or les vices et les péchés proviennent justement chez les hommes de ce qu'on suit le penchant de la nature sensible contre l'ordre de la raisons.

4. C'est la même chose de pécher contre une œuvre d'art et de pécher contre l'art dont elle est le produit. Or la loi éternelle est dans le même rapport avec l'ordre de la raison humaine que l'art avec l'œuvre d'art. Aussi est-ce au même titre que le vice et le péché s'opposent à l'ordre de la raison humaine, et qu'ils s'opposent à la loi éternelle. Ce qui explique cette affirmation de S. Augustin : « Dieu donne à toutes les natures d'être ce qu'elles sont. Et elles deviennent vicieuses dans la mesure où elles s'éloignent de l'art de celui qui les a créées. »


3. Quel est le pire : le vice ou l'acte vicieux ?

Objections

1. Il semble que le vice, qui est un habitus mauvais, soit pire que le péché, qui est un acte mauvais. En effet, l'acte passe et l'habitus demeure. Or, si un bien est meilleur lorsqu'il est plus durable, le mal qui se prolonge est pire. Or l'habitus vicieux est plus durable que les actes vicieux, qui passent aussitôt. Donc l'habitus vicieux est pire que l'acte vicieux.

2. Plusieurs maux sont plus à redouter qu'un seul. Or un habitus mauvais est virtuellement la source de beaucoup de mauvaises actions. Donc l'habitus du vice est pire que son acte.

3. Une cause est plus puissante que son effet. Or l'habitus est la cause qui donne à l'acte toute sa bonté comme toute sa malice. L'habitus est donc plus puissant que l'acte, dans le bien comme dans le mal.

En sens contraire, on est puni pour un acte vicieux et c'est justice, tandis qu'on ne l'est pas pour un habitus, si cet habitus ne passe pas à l'acte. C'est donc que dans le vice l'acte est pire que l'habitus.

Réponse

L'habitus tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or il est évident que l'acte l'emporte sur la puissance dans le bien comme dans le mal ; il est mieux de bien agir que de pouvoir bien agir, et semblablement plus blâmable de mal agir que de pouvoir mal agir. Par suite, l'habitus doit tenir dans le bien comme dans le mal un rang intermédiaire entre la puissance et l'acte ; ce qui revient à dire que si le bon ou le mauvais habitus ont plus de bonté ou de malice que la puissance, ils en ont moins que l'acte.

C'est du reste visible dans le fait que l'habitus n'est qualifié bon ou mauvais que parce qu'il incline à l'acte bon ou à l'acte mauvais. Aussi est-ce la bonté ou la malice de l'acte qui fait la qualité de l'habitus. Et ainsi, l'acte est plus chargé de bonté ou de malice que l'habitus ; car en toute chose ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort.

Solutions

1. Rien n'empêche qu'une chose soit plus importante qu'une autre absolument, et moins importante relativement. On juge supérieur absolument ce qui l'emporte quant à ce qui est considéré essentiellement chez les deux êtres que l'on compare ; et supérieur relativement ce qui se rattache par accident à ces deux êtres. Or nous venons de montrer d'après l'essence même des deux êtres, que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien comme dans le mal. Que l'habitus soit plus durable que l'acte, c'est accidentel, et cela vient de ce que l'un et l'autre se trouvent dans une nature qui ne peut agir toujours et dont l'action consiste en un mouvement passager. Ainsi donc l'acte a une supériorité absolue dans le bien comme dans le mal, mais l'habitus a une supériorité relative.

2. Un habitus n'est pas absolument parlant plusieurs actes ; il les contient virtuellement, c'est-à-dire d'une manière toute relative. On ne peut donc conclure de cet argument que l'habitus soit absolument plus fort que l'acte en bonté ou en malice.

3. L'habitus est pour l'acte une cause efficiente, mais l'acte est pour l'habitus une cause finale. Or c'est de la cause finale que dépend la raison de bien et de mal. Et c'est pour cela que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien et dans le mal.


4. L'acte vicieux peut-il coexister avec la vertu ?

Objections

1. Apparemment non, puisque les contraires ne peuvent coexister dans le même être. Or le péché, nous venons de le voir, est contraire à la vertu. Il ne peut donc coexister avec elle.

2. Le péché est pire que le vice, c'est-à-dire que l'acte mauvais est pire que l'habitus mauvais. Mais le vice ne peut coexister avec la vertu dans le même sujet. Donc le péché pas davantage.

3. Le péché arrive dans les choses de la volonté comme il arrive dans celles de la nature, dit Aristote. Or le péché n'arrive jamais dans les choses naturelles que par une désorganisation de la vertu naturelle ; c'est ainsi, dit-il, « que les monstres se produisent lorsqu'un principe a été détruit dans la semence ». Dans les choses volontaires aussi, le péché n'arrive que par la destruction d'une vertu de l'âme. Ainsi donc le péché et la vertu ne peuvent coexister dans le même individu.

En sens contraire, le Philosophe affirme que la vertu s'engendre et se détruit par des causes contraires. Mais un seul acte vertueux ne fait pas la vertu, nous l'avons vu. Donc un seul acte ne l'enlève pas non plus. Donc vertu et péché peuvent coexister dans le même sujet.

Réponse

Le péché se compare à la vertu comme l'acte mauvais à l'habitus bon. Or un habitus dans l'âme se comporte autrement que la forme dans une réalité naturelle. Une forme naturelle produit nécessairement l'acte qui lui convient, aussi ne peut-elle coexister avec l'acte d'une forme contraire ; ainsi l'acte de refroidissement ne peut coexister avec la chaleur, un mouvement de descente avec la légèreté, à moins de subir la violence d'une poussée extérieure. Mais dans l'âme un habitus ne produit pas nécessairement son acte, on s'en sert comme on veut. Cela explique que tout en ayant un habitus on puisse ne pas s'en servir, ou même agir en sens contraire. Et c'est ainsi qu'en ayant de la vertu on peut faire un acte de péché.

L'acte de péché, considéré par rapport à l'habitus vertueux, n'a pas de quoi le détruire s'il reste unique ; car, de même qu'un seul acte n'engendre pas un habitus, un seul acte ne le fait pas perdre. Mais si l'acte de péché est considéré par rapport à la cause des vertus, il est possible alors que des vertus soient détruites par un seul acte. En effet, tout péché mortel s'oppose à la charité, qui est la racine de toutes les vertus infuses en tant que vertus ; c'est donc assez d'un seul acte de péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les vertus infuses, en tant que vertus. Je mets cette précision à cause de la foi et de l'espérance qui restent après le péché mortel, mais à l'état d'habitus informes, et ainsi ne sont plus des vertus. — Le péché véniel n'étant pas, lui, contraire à la charité, ne la fait pas perdre, ni les autres vertus non plus. Quant aux vertus acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d'aucun péché. Ainsi donc le péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses ; il peut cependant coexister avec les vertus acquises.

Solutions

1. Le péché ne s'oppose pas à la vertu en elle-même, mais dans son acte. C'est pourquoi le péché ne peut coexister avec l'acte vertueux, mais peut coexister avec l'habitus vertueux.

2. Le vice s'oppose directement à la vertu, comme le péché à l'acte vertueux. Et c'est pourquoi le vice exclut l'acte de la vertu.

3. Les vertus de la nature agissent par nécessité ; c'est ce qui explique que si elles sont intègres on ne puisse y trouver de péché en acte. Mais les vertus de l'âme ne produisent pas leurs actes par nécessité. Le cas n'est donc pas le même.


5. En tout péché y a-t-il un acte ?

Objections

1. Vraisemblablement oui. Car ce qu'est le mérite par rapport à la vertu, le péché l'est par rapport au vice. Or il n'y a pas de mérite sans acte. Donc pas de péché non plus.

2. S. Augustin fait observer que « tout péché est tellement volontaire que ce qui n'est pas volontaire n'est pas péché ». Mais on ne peut avoir quelque chose de volontaire si ce n'est par un acte de volonté. Donc tout péché comporte un acte.

3. Si le péché existait sans aucun acte, il s'ensuivrait qu'on pécherait du seul fait de cesser l'acte que l'on doit faire. Or celui qui ne fait jamais son devoir cesse continuellement d'agir comme il devrait. Donc il pécherait continuellement, ce qui est faux. Il n'est donc pas vrai qu'on puisse pécher sans accomplir d'acte.

En sens contraire, nous lisons en S. Jacques (Jacques 4.17) : « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché. » Mais cela ne comporte aucun acte. Donc il peut y avoir péché sans aucun acte.

Réponse

C'est principalement le péché d'omission qui soulève cette question. Sur la nature de ce péché les opinions sont partagées. Certains disent que dans tout péché de cette sorte il y a un acte, soit intérieur, soit extérieur. Acte intérieur, par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église quand on y est tenu. Acte extérieur, par exemple lorsqu'à l'heure d'aller à l'église ou même avant, on se livre à des occupations qui vont empêcher d'y aller. Ce dernier cas ne paraît pas d'ailleurs si différent du premier, car vouloir une chose lorsqu'elle est incompatible avec une autre, c'est vouloir positivement se passer de cette autre ; sauf peut-être si l'on ne mesure pas que ce que l'on veut faire empêche ce que l'on est tenu de faire, ce qui peut être jugé une négligence coupable. — D'autres disent au contraire qu'il n'y a pas nécessairement un acte dans le péché d'omission ; ne pas faire ce qu'on doit, c'est pécher.

Ces deux opinions ont une part de vrai. Si l'on ne comprend en effet, dans le péché d'omission, que ce qui appartient essentiellement à la raison de péché, alors il y suffit parfois d'un acte intérieur, comme vouloir ne pas se rendre à l'église ; mais il peut même quelquefois se passer d'acte, aussi bien intérieur qu'extérieur, comme il arrive à celui qui à l'heure d'aller à l'église ne songe à rien, pas plus à y aller qu'à ne pas y aller. — Si au contraire on comprend aussi dans le péché d'omission les motifs ou les occasions d'omettre, il faut nécessairement qu'il y ait un acte dans le péché d'omission. Il n'y a en effet péché d'omission que lorsqu'on laisse de côté une chose qu'on peut faire ou ne pas faire. Si l'on en vient à ne pas faire ce qu'on pourrait faire ou non, il faut qu'il y ait à cela une cause ou une occasion, soit sur le moment, soit précédemment. Et même s'il s'agit d'une cause qui ne dépend pas de nous, l'omission n'a pas raison de péché, par exemple quand on ne va pas à l'église pour cause de maladie. Mais si la cause ou l'occasion dépend de la volonté, l'omission a raison de péché ; et alors il faut toujours que cette cause, en tant qu'elle est volontaire, contienne un acte au moins intérieur de volonté.

Cet acte de volonté porte parfois directement sur l'omission même; par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église pour éviter un effort. Un tel acte est essentiellement péché d'omission, car la volonté que l'on met à un péché, quel qu'il soit, c'est cela même qui fait le péché, puisque l'acte volontaire appartient à la raison de péché. — D'autres fois l'acte de volonté porte directement sur autre chose qui empêche de faire ce qu'on doit ; soit que la chose se présente au moment même, comme il arrive à qui veut aller au jeu quand le devoir serait d'aller à l'église ; soit qu'elle ait lieu auparavant, comme lorsqu'on s'obstine à veiller tard le soir et qu'après cela on ne puisse aller à l'église de bon matin. Alors, cet acte intérieur ou extérieur n'est une omission que par accident, car l'omission se produit sans qu'on en ait eu l'intention, ce qui définit l'action accidentelle pour Aristote. Il est donc évident que le péché d'omission dans ce cas-là est toujours accompagné ou précédé d'un acte, mais que cet acte pourtant lui demeure accidentel. Or, on doit juger des choses d'après ce qui leur est essentiel et non d'après ce qui leur est accidentel. Aussi peut-on dire avec plus de vérité qu'il peut y avoir un péché en dehors de tout acte. Sans quoi il faudrait pareillement rapporter à l'essence des autres péchés actuels les actes et occasions qui ne sont que des circonstances.

Solutions

1. Il faut plus de choses pour le bien que pour le mal, puisque « le bien est produit, dit Denys, par une cause parfaite, et le mal par n'importe quel défaut ». C'est pourquoi il peut y avoir péché, soit à faire ce qu'on ne doit pas, soit à ne pas faire ce qu'on doit ; mais il n'y a mérite que si l'on fait volontairement tout ce qu'on doit. Et voilà pourquoi le mérite ne peut exister sans acte, tandis que le péché le peut.

2. Une chose est volontaire, est-il dit dans les Éthiques, non seulement parce qu'elle est l'objet d'un acte de volonté, mais parce qu'il est en notre pouvoir qu'elle soit ou ne soit pas. Aussi le fait même de ne pas vouloir peut être dit volontaire, puisqu'il est au pouvoir de l'homme de vouloir et de ne pas vouloir.

3. Le péché d'omission s'oppose au précepte positif qui oblige toujours mais non à tout moment. Aussi est-ce un péché qui existe seulement quand on cesse d'agir au moment où le précepte affirmatif oblige.


6. La définition du péché par S. Augustin : « Une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. »

Objections

1. Cette définition est inexacte, car elle implique toujours un acte. Or nous venons de voir que tous les péchés n'impliquent pas d'acte. Donc cette définition n'englobe pas tous les péchés.

2. S. Augustin définit le péché dans un autre livre : « La volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice interdit. » Mais cette volonté, c'est une convoitise, c'est le désir au sens le plus large du mot. Il eût donc suffi de dire : « Le péché est un désir contraire à la loi éternelle », et il ne fallait pas ajouter « une parole ou un acte ».

3. Le péché consiste proprement à se détourner de sa fin ; car le bien et le mal sont envisagés à titre principal par rapport à la fin, on l'a montré.

De là vient que S. Augustin le définit aussi par rapport à la fin, en disant que « pécher n'est autre chose que négliger les réalités éternelles pour s'attacher aux réalités temporelles ». Et dans un autre livre, il dit que « toute la perversité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir de ce dont on devrait se servir ». Or la définition soumise à notre examen ne fait aucune mention de cet éloignement de la fin obligée. Elle n'est donc pas suffisante pour définir le péché.

Dire qu'une chose est contraire à la loi, c'est dire qu'elle est défendue. Mais tous les péchés ne sont pas mauvais parce qu'ils sont défendus, il y en a qui sont défendus parce qu'ils sont mauvais. C'est donc une erreur de définir en général le péché comme contraire à la loi de Dieu.

5. Le péché, a-t-on dit, c'est l'acte humain mauvais. Or le mal de l'homme, dit Denys , c'est d'aller contre la raison. Il eût donc mieux valu définir que le péché est contre la raison plutôt que le dire contraire à la loi éternelle.

En sens contraire, l'autorité de S. Augustin s'impose.

Réponse

Le péché, d'après ce que nous avons dit, n'est rien d'autre que l'acte humain mauvais. — Un acte est humain dès lors qu'il est volontaire ou émanant de la volonté, comme le fait même de vouloir ou de choisir ; ou de façon impérée, comme l'activité extérieure de parole ou d'action. — Un acte humain est mauvais du fait qu'il manque de mesure. Or une chose est mesurée si elle s'ajuste à une règle, et démesurée si elle s'écarte de la règle. La volonté humaine a une double règle, l'une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même ; l'autre qui sert de règle suprême et c'est la loi éternelle, la raison de Dieu en quelque sorte.

Voilà pourquoi S. Augustin a mis dans la définition du péché deux parties. L'une concerne la substance de l'acte humain, et c'est pour ainsi dire le matériel du péché, que désignent ces mots « action, parole ou désir ». L'autre se rapporte à ce qu'il y a de mal dans l'acte, et c'est pour ainsi dire le formel du péché, qui tient dans les mots « contraire à la loi éternelle ».

Solutions

1. Affirmation et négation sont du même genre, comme le dit S. Augustin au sujet de l'engendré et de l'inengendré dans la Trinité. C'est pourquoi il faut entendre comme identiques ce qui est dit et non dit, ce qui est fait et non fait.

2. La cause première du péché est dans la volonté, qui commande tous les actes volontaires, les seuls dans lesquels on trouve du péché. Voilà pourquoi S. Augustin le définit quelquefois uniquement par la volonté. Mais comme les actes extérieurs, en outre, appartiennent à la substance du péché, puisqu'ils sont mauvais en eux-mêmes, nous l'avons dit, il était nécessaire de mettre dans la définition quelque chose qui se rapportât à eux.

3. La loi éternelle, premièrement et à titre principal, ordonne l'homme à sa fin, mais conséquemment elle lui ordonne de bien se comporter dans l'usage des moyens. Aussi, dire que le péché est contraire à la loi éternelle, cela touche à l'éloignement de la fin et à tous les autres désordres.

4. Lorsque l'on dit que tout péché n'est pas mauvais parce que défendu, cela s'entend d'une défense portée par le droit positif. Car, si l'on se réfère au droit naturel contenu premièrement dans la loi éternelle et secondairement dans la faculté de juger naturelle à la raison humaine, alors on peut dire que le péché est toujours mauvais parce que défendu ; car ce qui n'est pas dans l'ordre s'oppose par le fait même au droit naturel.

5. Les théologiens considèrent le péché principalement comme une offense contre Dieu; le philosophe moraliste y voit un acte contraire à la raison. S. Augustin a donc mieux fait de le définir par opposition à la loi éternelle que par opposition à la raison. D'autant plus que la loi éternelle nous servira de règle sur beaucoup de points qui dépassent la raison humaine, par exemple en tout ce qui relève de la foi.

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