Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

12. L'APOSTASIE

  1. L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité ?
  2. Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance envers des gouvernants apostats ?

1. L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité ?

Objections

1. Il apparaît que non, car ce qui est un principe de tout péché ne semble pas se rattacher à l'infidélité, parce que beaucoup de péchés existent sans qu'il y ait infidélité. Mais l'apostasie semble être au principe de tout péché. Car on dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.12) : « Le principe de l'orgueil chez l'homme, c'est l'apostasie loin de Dieu. » Après quoi on ajoute : « Le principe de tout péché, c'est l'orgueil. » Donc l'apostasie ne se rattache pas à l'infidélité.

2. L'infidélité réside dans l'intelligence. Mais l'apostasie paraît consister plutôt dans une oeuvre extérieure ou dans une parole, ou encore dans une volonté intérieure. Il est écrit dans les Proverbes (Proverbes 6.12) : « L'apostat, homme inutile, s'avance la fausseté dans la bouche, clignant de l'œil, frappant du pied, parlant du doigt ; il médite le mal d'un cœur dépravé et sème à tout moment des querelles. » Et si quelqu'un se faisait circoncire, ou adorait le sépulcre de Mahomet, il serait réputé apostat. L'apostasie ne se rattache donc pas directement à l'infidélité.

3. L'hérésie parce qu'elle fait partie de l'infidélité, en est une espèce déterminée. Donc, si l'apostasie faisait aussi partie de l'infidélité, il s'ensuivrait qu'elle devrait en être une espèce déterminée. Ce qui, d'après ce que nous avons dit, ne semble pas. Donc l'apostasie ne se rattache pas à l'infidélité.

En sens contraire, il est dit en S. Jean (Jean 6.66) : « Beaucoup de ses disciples se retirèrent et n'allaient plus avec lui », ce qui est apostasier. Or le Seigneur avait dit à leur sujet : « Il y en a parmi vous qui ne croient pas. » Donc l'apostasie se rattache à l'infidélité.

Réponse

L'apostasie est une certaine façon de s'éloigner de Dieu. Il y a diverses manières de s'éloigner de Dieu, comme il y a diverses manières pour l'homme de s'unir à Dieu. Premièrement, en effet, on est uni à Dieu par la foi ; deuxièmement, par une volonté dûment soumise, pour obéir à ses préceptes ; troisièmement, par des engagements qui sont de surérogation, comme les voeux de religion, la cléricature ou les saints ordres. Or, si l'on ôte ce qui est en second, il reste ce qui est en premier ; mais non pas inversement. Il arrive donc que quelqu'un apostasie loin de Dieu en se retirant de la vie religieuse dont il a fait profession, ou de l'ordre qu'il a reçu : c'est ce qu'on appelle l'apostasie de la vie religieuse ou des saints ordres. Il arrive à quelqu'un d'apostasier loin de Dieu par un esprit d'opposition aux préceptes divins.

Lorsqu'il y a ces deux sortes d'apostasie, on peut encore rester uni à Dieu par la foi. Mais, si l'on s'éloigne de la foi, alors il apparaît que l'on s'éloigne tout à fait de Dieu. C'est pourquoi, à parler simplement et absolument, l'apostasie est ce qui fait que quelqu'un s'éloigne de la foi : on l'appelle l'apostasie par incroyance. C'est de cette façon que l'apostasie pure et simple se rattache à l'infidélité.

Solutions

1. Cette première objection est recevable pour ce qui est de la seconde sorte d'apostasie, celle qui implique la volonté de se soustraire aux commandements de Dieu, parce que cette volonté se trouve en tout péché mortel.

2. À la foi se rattache non seulement la croyance du coeur, mais encore la protestation de cette foi intérieure par des paroles et par des agissements extérieurs, car la confession est un acte de la foi. Et c'est aussi par là que certaines paroles ou certaines œuvres extérieures se rattachent à l'infidélité, en tant qu'elles en sont le signe, comme on appelle « sain » ce qui est signe de santé. Quant au texte cité dans l'objection, bien qu'il puisse s'entendre de toute apostasie, c'est cependant dans l'apostasie de la foi qu'il s'applique avec le plus de vérité. Parce qu'en effet la foi est « le premier fondement des réalités à espérer », et que « sans la foi il est impossible de plaire à Dieu », si elle est enlevée, il ne reste rien dans l'homme qui puisse être utile pour le salut éternel ; c'est pourquoi en premier lieu il est écrit : « l'homme apostat, homme inutile ». La foi, c'est aussi la vie de l'âme, selon la parole de l'Apôtre (Romains 1.17) : « Le juste vit de la foi » ; par conséquent, de même qu'à la disparition de la vie corporelle tous les membres et toutes les parties de l'organisme deviennent anarchiques, de même dès la suppression de cette vie de justice qui vient de la foi, le désordre apparaît dans tous les membres. Il apparaît 1° dans la bouche : c'est par elle que le cœur se manifeste le plus ; 2° dans les yeux ; 3° dans les organes du mouvement ; 4° dans la volonté qui tend au mal. Et il suit de là que l'apostat sème la querelle, parce qu'il cherche à éloigner les autres de la foi comme il s'en est écarté lui-même.

3. Une qualité ou une forme n'est pas diversifiée quant à son espèce par le fait qu'elle est le terme d'où l'on part, ou celui vers lequel va le mouvement ; mais inversement les espèces sont définies plutôt par la netteté des termes dans lesquels se déroulent les mouvements. Or l'apostasie regarde l'infidélité comme le terme vers lequel s'en va dans son mouvement celui qui quitte la foi et s'en éloigne. C'est pourquoi l'apostasie n'implique pas une espèce bien déterminée d'infidélité ; mais elle implique une circonstance aggravante, selon la parole de S. Pierre (2 Pierre 2.21) : « Il aurait mieux valu pour eux ne pas connaître la vérité que de s'en écarter après l'avoir connue. »


2. Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance envers des gouvernants apostats ?

Objections

Il semble que le prince qui a apostasié de la foi ne perde pas pour autant son autorité sur ses sujets, qui sont tenus de lui obéir. Car, dit S. Ambroise : « L'empereur Julien, bien qu'il fût apostat, eut cependant sous lui des soldats chrétiens, et, lorsqu'il, leur disait de combattre pour la défense de l’État, ils lui obéissaient. » Donc l'apostasie du prince ne délie pas ses sujets de sa suzeraineté.

2. L'apostat de la foi est un infidèle. Mais il se trouve que de saints hommes ont fidèlement servi des maîtres qui étaient des infidèles : Joseph a servi Pharaon, Daniel Nabuchodonosor, et Mardochée Assuérus. Donc l'apostasie de la foi ne dispense pas les sujets d'obéir au prince.

3. Si l'on s'éloigne de Dieu par l'apostasie de la foi, on s'éloigne aussi de lui par n'importe quel péché. Par conséquent, si l'apostasie de la foi faisait perdre aux princes le droit de commander à leurs sujets qui sont des fidèles, d'autres péchés le leur feraient perdre également. Mais cette conséquence est évidemment fausse. On ne doit donc pas, en raison de leur apostasie de la foi, s'écarter de l'obéissance aux princes.

En sens contraire, Grégoire VII décrète « Nous, conformément à ce qu'ont statué nos saints prédécesseurs, envers ceux qui sont liés à des excommuniés par fidélité ou par serment, en vertu de notre autorité apostolique nous les délions du serment et nous interdisons de toute manière qu'ils leur gardent fidélité, jusqu'à ce que ces princes aient réparé leur faute. » Mais les apostats de la foi sont des excommuniés comme les hérétiques, dit la décrétale « Pour l'abolition ». Il n'y a donc plus à obéir aux princes lorsqu'ils apostasient de la foi.

Réponse

Comme nous l'avons dit plus haut, l'infidélité par elle-même ne s'oppose pas à la suzeraineté ; celle-ci effectivement se fonde sur le droit des gens, lequel est un droit humain ; et la distinction entre fidèles et infidèles dépend d'un droit divin qui ne supprime pas le droit humain. Mais celui qui est dans le péché d'infidélité peut perdre son droit de suzeraineté par la sentence qui le frappe, comme on est frappé aussi parfois pour d'autres fautes. Il n'appartient d'ailleurs pas à l'Église de punir l'infidélité chez ceux qui n'ont jamais reçu la foi, selon le mot de l'Apôtre (1 Corinthiens 5.12) : « Est-ce à moi de juger ceux du dehors ? » Mais l'Église peut frapper d'une sentence l'infidélité de ceux qui ont reçu la foi.

Et c'est à bon droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir exercer la suzeraineté sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel exercice pourrait en effet amener une grande corruption de la foi, puisque, comme on l'a dit « l'apostat médite le mal en son cœur et sème les querelles » en cherchant à détacher de la foi. Aussi, dès qu'un individu est sous le coup d'une sentence d'excommunication pour apostasie de la foi, par le fait même ses sujets sont déliés de sa suzeraineté et du serment de fidélité qui les attachent à lui.

Solutions

1. En ce temps-là l'Église était dans sa nouveauté ; elle n'avait pas encore la puissance de tenir en respect les princes de la terre ; et c'est pourquoi elle laissa les fidèles obéir à Julien l'Apostat dans ce qui n'était pas contraire à la foi, afin d'éviter un plus grand péril pour la foi.

2. On ne raisonne pas comme pour les apostats, avec les infidèles qui n'ont jamais reçu la foi, nous venons de le dire.

3. L'apostasie de la foi, nous l'avons dit, sépare totalement l'homme d'avec Dieu, ce qui n'arrive pas dans n'importe quel autre péché.


LE BLASPHÈME

Il faut maintenant traiter du péché de blasphème, qui s'oppose à la confession de foi. I. Le blasphème en général (Q. 13). — II. Le blasphème qu'on appelle péché contre l'Esprit-Saint (Q. 14).

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