Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

31. LA BIENFAISANCE

  1. La bienfaisance est-elle un acte de la charité ?
  2. Faut-il la pratiquer envers tous ?
  3. Faut-il la pratiquer davantage envers ceux qui nous sont le plus unis ?
  4. La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?

1. La bienfaisance est-elle un acte de la charité ?

Objections

1. Non semble-t-il, car la charité a surtout Dieu pour objet ; or nous ne pouvons nous montrer bienfaisants envers Dieu, comme l'indique la parole du livre de Job (Job 35.7) : « Que lui donnes-tu ? Que reçoit-il de ta main ? » La bienfaisance n'est donc pas un acte de la charité.

2. Être bienfaisant, c'est surtout donner ; mais c'est là le fait de la libéralité ; la bienfaisance n'est donc pas un acte de la charité mais de la libéralité.

3. Tout de ce que l'on donne, ou bien était dû, ou bien ne l'était pas. S'il s'agit d'une dette, le bienfait est un acte de justice ; si ce n'est pas une dette, le don est gratuit, et on fait alors un acte de miséricorde. Donc toute bienfaisance est ou un acte de justice, ou un acte de miséricorde ; ce n'est donc pas un acte de la vertu de charité.

En sens contraire, la charité, on l'a vu plus haut, est une amitié. Or Aristote déclare que l'un des actes de l'amitié consiste à « faire du bien à ses amis », c'est-à-dire à être bienfaisant pour eux. La bienfaisance est donc un acte de charité.

Réponse

La bienfaisance consiste essentiellement à faire du bien à quelqu'un. Mais ce bien peut être envisagé de deux manières.

D'abord sous la raison générale de bien, et cela concerne la raison générale de bienfaisance. C'est alors un acte d'amitié et par conséquent de charité.

En effet, l'acte de dilection inclut la bienveillance, par laquelle on veut du bien à celui qu'on aime, nous l'avons dit. Or, la volonté est réalisatrice de ce qu'elle veut, si du moins elle en a la possibilité. Il s'ensuit que faire du bien à un ami est une conséquence de l'acte de dilection. Par conséquent, la bienfaisance considérée sous cette raison générale est un acte de l'amitié ou de la charité.

Mais si l'on envisage le bien fait au prochain sous une raison spéciale de bien, la bienfaisance, elle aussi, se spécialisera, et il faudra la rattacher à une vertu particulière.

Solutions

1. Selon Denys « l'amour meut les choses ordonnées suivant une réciprocité de relations ; il meut ainsi les êtres inférieurs vers les supérieurs pour qu'ils soient perfectionnés par ceux-ci, et les êtres supérieurs vers les inférieurs pour leur bénéfice ». C'est de cette seconde manière que la bienfaisance est un effet de l'amour. Nous n'avons donc pas à faire du bien à Dieu, mais à l'honorer en nous soumettant à lui ; il lui revient alors de nous faire du bien en vertu de son amour.

2. Dans les dons que l'on fait, deux points sont à considérer. D'une part le bien extérieur qui est donné ; d'autre part la passion intérieure de celui qui s'attache aux richesses, en lesquelles il se délecte. C'est à la libéralité qu'il appartient de modérer la passion intérieure, en sorte que l'on n'excède pas dans la convoitise ou l'amour des richesses ; ainsi deviendra-t-on prompt à répandre ses dons. Aussi un don considérable, mais fait avec le désir de le retenir ne sera-t-il pas libéral. — Mais, à regarder la chose extérieure qui est donnée, la communication du bienfait se rapporte en général à l'amitié ou à la charité. Aussi n'est-ce pas déroger à l'amitié que de donner par amour une chose que l'on désirerait garder pour soi-même ; c'est au contraire faire preuve d'une amitié parfaite.

3. Dans ce qui est donné, l'amitié ou charité envisage la raison générale de bien ; la justice, la raison de dette ; la miséricorde, elle, y voit la raison d'un secours capable de soulager la misère ou l'indigence.


2. Doit-on pratiquer la bienfaisance envers tous ?

Objections

1. Il ne semble pas. Car, dit S. Augustin : « Nous ne pouvons venir en aide à tous. » Mais la vertu ne nous incline pas à l'impossible. Donc on n'est pas tenu de faire du bien à tous.

2. Il est dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 12.5) : « Fais le bien à celui qui est juste et ne donne pas au pécheur. » Or beaucoup d'hommes sont des pécheurs. Donc il ne faut pas être bienfaisant envers tous.

3. « La charité n'agit pas inconsidérément », dit S. Paul (1 Corinthiens 13.4). Or faire du bien à certains hommes paraît bien être une action inconsidérée : par exemple se montrer bienfaisant pour les ennemis de l'État, ou pour un excommunié, ce qui est une manière de communiquer avec lui. Donc la bienfaisance, qui est un acte de charité, ne doit pas être pratiquée envers tous.

En sens contraire, l'Apôtre dit (Galates 6.10) : « Pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous. »

Réponse

Comme on vient de le dire, la bienfaisance est un effet de l'amour, en tant que celui-ci incline les êtres supérieurs à venir en aide aux inférieurs. Mais il n'y a pas chez les hommes une hiérarchie immuable, comme chez les anges, car les déficiences des hommes peuvent être multiples ; tel qui est supérieur sur un point peut-être inférieur sur un autre. C'est ainsi, puisque l'amour de charité est universel, que la bienfaisance doit s'étendre également à tous ; compte tenu cependant du temps et du lieu, car tout acte vertueux doit toujours rester dans les limites exigées par les circonstances.

Solutions

1. À parler absolument, nous ne pouvons pas faire du bien à chaque homme en particulier ; il n'en est cependant aucun à qui il ne puisse arriver qu'il faille lui faire du bien, même en particulier. C'est pourquoi la charité exige que, même si effectivement on ne fait du bien à personne en particulier, on soit disposé intérieurement à en faire à quiconque, si les circonstances le demandaient. Il est néanmoins certains bienfaits que nous pouvons accorder à tous, sinon en particulier, du moins en général, comme de prier pour tous, fidèles et infidèles.

2. Chez le pécheur, il y a deux choses — la faute et la nature. Il faut venir en aide au pécheur pour soutenir sa nature, mais non pour favoriser sa faute ; ce ne serait pas faire du bien mais plutôt faire le mal.

3. On doit refuser ses bienfaits aux excommuniés et aux ennemis de l'État, en tant qu'on les empêche ainsi de pécher. Cependant, en cas de nécessité, et pour soutenir leur nature, il faudrait les secourir, mais de la manière requise : par exemple, les empêcher de mourir de faim et de soif, ou de subir un dommage de ce genre, à moins que la justice ne les ait condamnés.


3. Faut-il pratiquer davantage la bienfaisance envers ceux qui nous sont le plus unis ?

Objections

1. Le Seigneur, d'après S. Luc (Luc 14.12) semble dire le contraire : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents. » Or, ce sont bien ceux-là qui nous sont le plus unis. Donc, ce n'est pas à ceux-là qu'il nous faut faire le plus de bien, mais plutôt aux étrangers dans l'indigence, car, poursuit le texte, « quand tu donnes un festin, invite au contraire des pauvres, des estropiés, etc. »

2. Porter secours à quelqu'un pendant la guerre est un très grand bienfait. Or, dans une telle circonstance, un soldat doit aider un étranger qui est son compagnon d'armes, plutôt qu'un parent qui est son ennemi. Donc, ce n'est pas à ceux qui nous sont le plus unis que nous devons faire le plus de bien.

3. Avant de se répandre en dons gratuits, il faut payer ses dettes. Or faire du bien à qui nous en a fait est une chose due. Par conséquent il faut faire du bien à ses bienfaiteurs plutôt qu'à ses proches.

4. On doit aimer ses parents plus que ses enfants, on l'a dit plus haut. Mais on doit davantage être bienfaisant à l'égard de ses enfants : « Ce n'est pas aux enfants à amasser pour les parents », dit S. Paul (2 Corinthiens 12.14). Donc ce n'est pas à ceux qui nous sont le plus unis que nous devons faire le plus de bien.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « Ne pouvant être utile à tous, il faut s'occuper principalement de ceux que des circonstances de temps, de lieu ou d'autres encore, nous ont plus étroitement liés, comme par un choix du sort. »

Réponse

La grâce et la vertu imitent l'ordre de la nature, qui est lui-même établi par la sagesse de Dieu. Or, il est dans cet ordre que tout agent naturel exerce avant tout son action sur les êtres les plus rapprochés de lui.

C'est ainsi, par exemple, que le feu réchauffe davantage les corps les plus proches. Dieu lui-même répand les dons de sa bonté d'abord et en plus grande abondance sur les êtres les plus proches de lui, comme le montre Denys. Or, être bienfaisant, c'est agir par charité envers les autres. Il faut donc faire plus de bien à ceux qui nous touchent de plus près.

Mais la proximité entre les hommes peut être considérée elle-même à divers points de vue, suivant leurs divers genres de relations ; ainsi les consanguins communiquent par un lien naturel ; les concitoyens, dans les relations civiles ; les fidèles, dans les biens spirituels, et ainsi de suite. Selon ces diverses liaisons, notre bienfaisance doit aussi diversement s'exercer ; car à chacun il faut plutôt accorder les bienfaits correspondant à l'ordre de choses où il nous est le plus uni, à parler dans l'absolu. Cependant, cela peut se diversifier selon la diversité des lieux, des temps et des affaires ; il est tel cas, celui d'extrême nécessité par exemple, où nous devons venir en aide à un étranger plutôt même qu'à un père dont le besoin serait moins urgent.

Solutions

1. Le Seigneur n'interdit pas absolument d'inviter à sa table ses amis ou ses parents, mais de le faire avec l'intention « d'être invité en retour ». Ce ne serait plus de la charité, mais de la cupidité. Le cas peut cependant se présenter où il faudrait plutôt inviter des étrangers, si leur indigence était plus grande. Il reste que, toutes choses étant égales, les plus proches ont un droit de priorité. Mais si l'on a affaire à deux hommes dont l'un est plus proche, et l'autre plus indigent, il n'est pas possible alors de déterminer par une règle générale à qui il faut plutôt venir en aide, car il y a des degrés divers d'indigence et de proximité ; c'est à la prudence de décider.

2. Le bien commun de la multitude est plus divin que le bien d'un seul. Aussi est-il vertueux d'aller jusqu'à risquer sa vie pour le bien commun de la cité, temporelle ou spirituelle. C'est pourquoi, puisque la solidarité dans les combats a pour fin le salut de la cité, le soldat qui porte secours à son compagnon d'armes ne le fait pas comme à un homme privé, mais pour venir en aide à la cité tout entière. Il ne faut pas s'étonner si, en ce cas, un étranger est préféré à un parent selon la chair.

3. Il y a deux sortes de dettes. Dans la première, ce qui est dû n'est pas la propriété du débiteur, mais plutôt du créancier. Par exemple, quand on détient une somme d'argent ou autre chose appartenant à un autre, que ce soit par suite de vol, de prêt, de dépôt, etc. On doit alors rendre la chose due, plutôt que de l'utiliser pour faire du bien à ses proches ; à moins que ceux-ci ne se trouvent dans une nécessité telle qu'il soit permis même de prendre le bien d'autrui pour leur porter secours. À moins que le créancier soit dans un égal besoin ; car, alors, il faudrait apprécier avec soin la situation de chacun, en tenant compte des autres circonstances, par un jugement de prudence, car, en pareille matière, la diversité des cas ne permet pas de donner une règle générale, selon Aristote.

Dans un second cas, ce qui est dû appartient bien au débiteur, et non au créancier ; par exemple s'il ne s'agit pas de justice stricte, mais d'une sorte d'équité morale, comme cela a lieu pour les bienfaits reçus gratuitement. En cela, les bienfaits d'aucun bienfaiteur ne peuvent être comparés à ceux des parents, de sorte que, lorsqu'il s'agit de rendre les bienfaits, les parents doivent passer avant tous les autres ; à moins, toujours, qu'il n'y ait d'autre part une nécessité prépondérante ou quelque autre motif, comme le bien général de l’Église ou de la cité. Dans les autres cas, il faut juger en tenant compte, et du caractère de l'union, et du bienfait reçu ; mais ici non plus il ne peut y avoir de règle générale.

4. Les parents sont comme des supérieurs ; leur amour les porte donc à faire du bien, tandis que celui des enfants les incline à honorer leurs parents. Cependant, dans un cas d'extrême nécessité, il serait plutôt permis d'abandonner ses enfants que ses parents ; ceux-ci ne doivent jamais être abandonnés, à cause de l'obligation résultant des bienfaits que nous avons reçus, comme le montre Aristote.


4. La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?

Objections

1. Oui, semble-t-il. Car les préceptes sont ordonnés aux vertus, puisque « les législateurs s'efforcent de rendre les hommes vertueux », selon Aristote. Or les préceptes qui concernent la bienfaisance et la dilection sont donnés séparément, comme il est dit en S. Matthieu (Matthieu 5.44) : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Donc la bienfaisance est une vertu distincte de la charité.

2. Les vices sont opposés aux vertus. Or certains vices spéciaux, par lesquels nous nuisons au prochain : rapine, vol, etc., sont opposés à la bienfaisance. La bienfaisance est donc une vertu spéciale.

3. La charité ne se divise pas en plusieurs espèces ; la bienfaisance, au contraire, paraît en compter plusieurs, selon la diversité des bienfaits. Donc elle est distincte de la charité.

En sens contraire, l'acte intérieur et l'acte extérieur ne requièrent pas de vertus différentes. Or la bienfaisance et la bienveillance ne se distinguent que comme l'acte extérieur et l'acte intérieur, parce que la première est l'exécution de la seconde. Donc, comme la bienveillance n'est pas une vertu distincte de la charité, de même la bienfaisance.

Réponse

Les vertus se distinguent entre elles selon les diverses raisons de leurs objets. Or la charité et la bienfaisance ont une même raison formelle pour leur objet, l'une et l'autre étant relatives au bien en général, comme nous l'avons montré. La bienfaisance n'est donc pas une vertu distincte de la charité ; elle en désigne seulement un acte particuliers.

Solutions

1. Les préceptes ne visent pas les habitus, mais les actes des vertus. C'est pourquoi la diversité des préceptes ne signale pas une diversité de vertus, mais une diversité d'actes.

2. De même que tous les bienfaits accordés au prochain, si on les envisage sous la raison générale de bien, se ramènent à l'amour, de même tous les torts qu'on peut lui faire, si on les regarde sous la raison générale de mal, se ramènent à la haine. Mais si l'on distingue dans les uns et les autres des raisons spéciales de bien et de mal, ils se ramènent à des vertus ou à des vices particuliers. À ce titre il y a également diverses espèces de bienfaits.

3. Cela donne la réponse à la troisième objection.

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