Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

38. LA DISPUTE

  1. Est-elle un péché mortel ?
  2. Est-elle fille de la vaine gloire ?

1. La dispute est-elle un péché mortel ?

Objections

1. Il semble que non, car le péché mortel ne se trouve pas chez les spirituels. Or, on trouve chez eux la dispute, d'après S. Luc (Luc 22.24) : « Il s'éleva une dispute entre les disciples de Jésus : lequel d'entre eux était le plus grand ? » La dispute n'est donc pas un péché mortel.

2. Quelqu'un de bien disposé ne peut approuver un péché mortel contre le prochain. Or l'Apôtre écrit aux Philippiens (Philippiens 1.17) : « Il en est qui annoncent le Christ par esprit de dispute », et il ajoute : « Et de cela je me réjouis ; bien plus, je m'en réjouirai encore. » La dispute n'est donc pas un péché mortel.

3. Il arrive que certains, dans les procès ou les disputes, ne cherchent pas à faire du mal au prochain, mais plutôt à promouvoir le bien ; par exemple ceux qui disputent contre les hérétiques. C'est ainsi que sur les mots (1 Samuel 14.1) : « Il arriva un jour » la Glose ajoute : « Les catholiques ne suscitent pas de disputes contre les hérétiques avant d'être provoqués au combat. » La dispute n'est donc pas un péché mortel.

4. Job semble entrer en dispute avec Dieu. On lit en effet au livre de Job (Job 40.2) : « Celui qui dispute avec Dieu cédera-t-il ? » Job cependant n'a pas commis de péché mortel, puisque Dieu dit de lui (Job 42.7) : « Vous n'avez pas parlé de moi avec droiture, comme l'a fait mon serviteur Job. » La dispute n'est donc pas toujours péché mortel.

En sens contraire, la dispute est contraire au précepte de l'apôtre qui écrit (2 Timothée 2.14) : « Évite les disputes de mots » ; et dans l'épître aux Galates (Galates 5.20) il met la dispute au nombre des convoitises de la chair : « Ceux qui s'y livrent, dit-il, n'obtiendront pas le royaume de Dieu. » Or, tout ce qui exclut du royaume de Dieu et qui est contraire aux commandements est péché mortel. La dispute est donc péché mortel.

Réponse

Disputer (contendere) c'est se dresser contre (tendere contra) quelqu'un. Aussi, alors que la discorde implique une opposition de volonté, la dispute implique une opposition dans les paroles. C'est pourquoi on appelle dispute un discours qui se développe par oppositions, et Cicéron considère la dispute comme une figure de rhétorique « Il y a dispute, dit-il, lorsque, dans un discours, on oppose des choses contraires comme ceci la flatterie a des commencements agréables, mais, à la fin, elle porte les fruits les plus amers. » Or, l'opposition, dans les discours, peut se présenter de deux façons : ou bien celui qui dispute a l'intention de contester, ou bien ce n'est qu'un procédé. Dans le premier cas, il faut encore distinguer : ou bien celui qui apporte la contradiction le fait contre la vérité, ce qui est blâmable ; ou bien il le fait contre l'erreur, ce qui est louable. Quand il s'agit d'un simple procédé, ou bien ce mode de contradiction convient aux personnes et aux affaires, alors c'est louable, et Cicéron' dit que « la dispute est un discours mordant, propre à confirmer et à réfuter », ou bien ce mode dépasse les limites qui conviennent aux personnes et aux affaires, et alors la dispute est blâmable.

Donc, si la dispute manifeste une opposition à la vérité et une démesure dans la forme, elle est péché mortel. C'est ainsi que S. Ambroise définit la dispute : « La dispute est un assaut contre la vérité, avec une insolence criarde. » Mais si la dispute combat le mensonge, et reste mesurée dans sa vivacité, elle est digne de louange. Si maintenant la dispute implique lutte contre l'erreur, mais manque de mesure, elle peut être péché véniel ; à moins que par hasard la démesure ne soit telle qu'elle engendre le scandale chez autrui. C'est pourquoi l'Apôtre après avoir dit à Timothée : « Évite les disputes de mots », ajoute : « Elle sont bonnes seulement à perdre ceux qui les écoutent » (2 Timothée 2.14).

Solutions

1. Les disciples du Christ n'avaient pas l'intention en se disputant de combattre la vérité ; chacun défendait ce qui lui semblait vrai. Il y avait cependant dans leur dispute un désordre, car ils disputaient sur un point qui n'était pas sujet à dispute, à savoir la primauté d'honneur. Ils n'étaient pas encore des spirituels, comme dit la Glose. C'est pourquoi le Seigneur les arrêta.

2. Ceux qui prêchaient le Christ dans un esprit de dispute étaient répréhensibles parce que, s'ils ne combattaient pas la vérité de la foi (au contraire ils la prêchaient), ils combattaient cependant la vérité du fait qu'ils s'imaginaient « aggraver l'épreuve » de l'Apôtre qui prêchait la vérité de la foi. Aussi l'Apôtre ne se réjouit-il pas de leur dispute, mais du fruit qui en résulte, à savoir « que le Christ est annoncé », car le bien peut sortir du mal à l'occasion.

3. La raison complète de dispute, en tant qu'elle est péché mortel, implique que celui qui s'en rend coupable combat, si c'est dans un jugement, la vérité de la justice, ou, si c'est dans une dispute ordinaire, la vérité de la doctrine. Ce n'est pas de cette façon que les catholiques disputent contre les hérétiques, c'est plutôt l'inverse. Quant à la dispute au sens faible, selon la raison imparfaite où elle implique seulement une certaine vivacité de parole, elle n'est pas toujours péché mortel.

4. Ici la dispute s'entend au sens courant pour la discussion. Job avait dit en effet : « Je parlerai au Tout-Puissant, et je désire discuter avec Dieu. » Il n'a jamais cherché à combattre la vérité, mais à la découvrir ; et dans cette recherche il n'a pas manifesté de démesure dans ses sentiments ou ses paroles.


2. La dispute est-elle fille de la vaine gloire ?

Objections

1. La dispute a des affinités avec la jalousie. C'est pourquoi l'Apôtre décrit (1 Corinthiens 3.3) : « Puisqu'il y a parmi vous jalousie et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et votre conduite n'est-elle pas tout humaine ? » Mais la jalousie appartient à l'envie. La dispute provient donc de l'envie.

2. La dispute s'accompagne d'éclats de voix. Or, les éclats de voix, viennent de la colère, comme l'a montré S. Grégoire. La dispute vient donc aussi de la colère.

3. Entre autre choses la science paraît bien être matière à orgueil et à vaine gloire ; selon l'Apôtre (1 Corinthiens 8.1) : « La science nous gonfle d'orgueil. » Or la dispute provient le plus souvent d'un défaut de science, car celle-ci fait connaître la vérité, elle ne la combat pas. La dispute n'est donc pas fille de la vaine gloire.

En sens contraire, il y a l'autorité de S. Grégoire.

Réponse

La discorde, nous l'avons vu plus haut, est fille de la vaine gloire. Ceux qui sont en désaccord maintiennent en effet leur propre point de vue, et l'un ne veut pas céder à l'autre ; or le propre de l'orgueil et de la vaine gloire est de rechercher sa propre excellence. Et de même que ceux qui sont en désaccord le sont parce qu'ils tiennent de tout leur coeur à leurs idées personnelles, de même ceux qui sont en dispute le sont parce qu'ils défendent chacun par la parole ce qu'ils jugent bon. C'est pourquoi l'on considère que la dispute est, au même titre que la discorde, fille de la vaine gloire.

Solutions

1. On s'éloigne de celui avec qui on est en désaccord ou en dispute. Sous ce rapport la dispute comme la discorde ont une affinité avec l'envie. Mais, si l'on considère à quoi s'arrête celui qui dispute, on voit que cela rejoint l'orgueil et la vaine gloire, comme on vient de le dire.

2. Dans la dispute dont nous parlons, les éclats de voix ont pour fin de combattre la vérité. Aussi n'est-ce pas le principal dans la dispute. Il n'est donc pas nécessaire que la dispute provienne d'une même source que les éclats de voix.

3. L'orgueil et la vaine gloire prennent occasion surtout des choses bonnes, même quand elles leur sont contraires, par exemple quand on s'enorgueillit de son humilité. Cette dérivation en effet n'est pas essentielle mais accidentelle, et rien n'empêche que de cette façon un contraire naisse de son contraire. C'est pourquoi rien n'empêche que les effets essentiels et directs de l'orgueil et de la vaine gloire soient produits par des sentiments contraires à ceux qui, occasionnellement, conduisent à l'orgueil.


Nous devons étudier maintenant les vices qui s'opposent à la paix, et qui relèvent de l'action : le schisme (Q. 39), la rixe (Q. 4 1), la sédition (Q. 42) et la guerre (Q. 40).

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