Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

57. LE DROIT

  1. Le droit est-il l'objet de la justice ?
  2. Convient-il de le diviser en droit naturel et droit positif ?
  3. Le droit des gens est-il identique au droit naturel ?
  4. Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du père ?

1. Le droit est-il l'objet de la justice ?

Objections

1. Le droit n'est pas l'objet de la justice. En effet le jurisconsulte Celte nous dit que « le droit est l'art du bien et du juste » ; or l'art, étant par lui-même une vertu intellectuelle, n'est pas l'objet de la justice, donc le droit non plus.

2. La loi, dit Isidore, est « une espèce de droit » ; or la loi n'est pas l'objet de la justice, mais plutôt de la prudence, d'où le nom de législative donné par Aristote à une partie de la prudence ; le droit n'est donc pas l'objet de la justice.

3. La justice a pour fonction principale de soumettre l'homme à Dieu ; car, selon S. Augustin : « elle est un amour exclusivement consacré au service de Dieu, et qui, pour cette raison, s'impose justement à tout ce qui est soumis à l'homme » ; or le droit ne concerne pas les choses divines, mais seulement les choses humaines : « Le devoir sacré, remarque Isidore. caractérise la loi divine, et le droit, la loi humaine » ; la justice n'a donc pas le droit pour objet.

En sens contraire, Isidore, au même endroit nous déclare « que le droit (jus) est ainsi appelé parce qu'il est juste (justum) » ; or le juste est l'objet de la justice : « Tout le monde, dit Aristote convient de donner le nom de justice à l'habitus dont on se sert pour faire des actions justes. » Le droit est donc bien l'objet de la justice.

Réponse

La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif à autrui. En effet, elle implique une certaine égalité, comme son nom lui-même l'indique : ce qui s'égale « s'ajuste », dit-on communément ; or l'égalité se définit par rapport à autrui. Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement.

Ainsi donc, ce qui est droit dans les œuvres de ces vertus, et à quoi tend l'intention vertueuse comme à son objet propre, ne se définit que par rapport au sujet vertueux, tandis que le droit, dans les œuvres de justice, est constitué par son rapport avec autrui, même abstraction faite du sujet ; en effet, nous appelons juste dans notre action ce qui correspond à autre chose selon une certain égalité, par exemple le paiement du salaire qui est dû en raison d'un service.

En conséquence, on appelle juste, avec tout la rectitude de justice que cela comporte, le terni auquel aboutit l'acte de la vertu de justice, sans même considérer la façon dont le sujet l'accomplis alors que, pour les autres vertus, c'est au contraire la façon dont le sujet agit qui sert à détermine la rectitude de ce qu'il fait. C'est pourquoi l'objet de la justice, contrairement à des autres vertus, se détermine en lui-même spécialement, et porte le nom de juste. Et précisément le droit. Celui-ci est donc bien l'objet de la justice.

Solutions

1. Il est courant que les mots soient détournés de leur acception première pour signifier d'autres choses : ainsi le mot médecine employé d'abord pour signifier le remède destiné à guérir un malade, a été ensuite appliqué à l'art de guérir. Pareillement le mot droit. Il a été utilisé d'abord pour signifier la chose juste elle-même, puis il a désigné l'art de discerner le juste ; ensuite le lieu même où se rend la justice, comme quand on dit de quelqu'un qu'il a comparu en justice ; et enfin l'arrêt, fût-il inique, rendu par celui qui est chargé de faire justice.

2. Une œuvre d'art suppose dans l'esprit de l'artiste une idée préexistante qui est comme la règle de l'art ; pareillement en matière de justice : la raison ne détermine une œuvre juste qu'en vertu d'une notion préexistant dans l'esprit, et qui est une sorte de règle de prudence. Écrite, on lui donne le nom de loi ; en effet, selon Isidore la loi est « une constitution écrite ». C'est pourquoi la loi n'est pas à proprement parler le droit, mais plutôt la règle du droit.

3. Parce que la justice implique l'égalité et que nous ne pouvons rendre à Dieu l'équivalent de ce que nous avons reçu, il s'ensuit que le juste, au sens parfait du mot, ne peut être atteint par nous dans nos rapports avec Dieu. Voilà pourquoi la loi divine ne peut strictement s'appeler droit, mais devoir sacré, parce qu'il suffit à Dieu que nous remplissions à son égard ce que nous pouvons. Toutefois la justice exige que l'homme ; acquitte envers Dieu autant que possible, en lui omettant entièrement son âme.


2. Convient-il de diviser le droit en droit naturel et en droit positif ?

Objections

1. Il semble que non, car ce qui est naturel est immuable et pareil chez tous. Or il n'y a rien de tel dans les choses humaines, où l'on voit que toutes les règles du droit humain sont insuffisantes pour certains cas et n'exercent pas partout leur vertu. Il n'y a donc pas de droit nature.

2. On appelle positif ce qui procède de la volonté humaine ; or ce n'est pas pour cela qu'une chose est juste ; autrement une volonté injuste ne pourrait exister chez l'homme. Donc, si le juste s'identifie avec le droit, il semble qu'il n'y ait pas de droit positif.

3. Le droit divin n'est pas naturel, puisqu'il dépasse la nature humaine ; ni positif, car il ne s'appuie pas sur l'autorité humaine, mais sur l'autorité divine. Il ne convient donc pas de diviser ainsi le droit en droit naturel et positif.

En sens contraire, le Philosophe affirme « En droit politique l'un est naturel, et l'autre légal », autrement dit établi par la loi.

Réponse

Ainsi que nous venons de le voir, le droit ou le juste se disent d'une œuvre quelconque ajustée à autrui sous un certain mode d'égalité.

Et cela peut se produire de deux façons : de par la nature même des choses, comme si je donne tant pour recevoir autant ; alors c'est le droit naturel ; — ou bien par convention, d'un commun accord, comme lorsque quelqu'un s'estime content de recevoir tant. Mais ici deux cas peuvent se présenter : le cas d'une convention privée, ainsi qu'il arrive à la suite d'un pacte entre personnes privées ; et le cas d'une convention publique, lorsque l'adéquation ou la proportion avec autrui résulte du consentement populaire, ou de l'ordre du prince qui a la charge du peuple et tient sa place. Alors c'est le droit positif.

Solutions

1. Ce qui est naturel à un être doué d'une nature immuable doit être partout et toujours le même. Mais ce n'est pas le cas de la nature humaine, qui est soumise au changement ; voilà pourquoi ce qui est naturel à l'homme peut quelquefois manquer. Par exemple, c'est en vertu d'une égalité naturelle qu'un dépôt doit être rendu à qui l'a confié ; donc, si la nature humaine était toujours droite, cette règle ne souffrirait pas d'exception. Mais parce qu'il arrive parfois que la volonté humaine se déprave, il y a des cas où il ne faut pas rendre un dépôt confié, pour éviter qu'un homme dont la volonté est pervertie en use mal, par exemple si un fou furieux ou un ennemi de l’État réclamait les armes qu'il a déposées.

2. La volonté humaine peut, en vertu d'une convention commune, faire qu'une chose soit juste parmi celles qui d'elles-mêmes n'impliquent aucune opposition à la justice naturelle. Et c'est là qu'il y a place pour le droit positif. D'où cette définition du Philosophe concernant le droit légal : À savoir qu'« avant d'être posé, il n'importait pas qu'il fût ainsi ou autrement, mais qu'une fois posé, cela importe ». En revanche, une chose qui de soi répugne au droit naturel ne peut devenir juste par la volonté humaine, par exemple, si l'on décrète qu'il est permis de voler ou de commettre l'adultère. C'est pourquoi il est écrit dans Isaïe (Ésaïe 10.1) : « Malheur à ceux qui font des lois iniques. »

3. On appelle droit divin ce qui est promulgué par Dieu, qu'il s'agisse de choses naturellement justes, mais dont la justice est cachée aux hommes, ou de choses qui deviennent justes par institution divine. En sorte que le droit divin, comme le droit humain, se dédouble : d'un côté, dans la loi divine, les choses commandées parce qu'elles sont bonnes, et défendues parce qu'elles sont mauvaises ; d'un autre, celles qui sont bonnes parce que commandées, ou mauvaises parce que défendues.


3. Le droit des gens est-il identique au droit naturel ?

Objections

1. Il semble que oui, car il n'y a d'accord possible entre tous les hommes que sur ce qui leur est naturel ; or cet accord existe pour le droit des gens, qui, au dire du Jurisconsulte, est utilisé par toutes les nations humaines.

2. L'esclavage parmi les hommes est naturel il y a en effet, dit Aristote, des individus qui sont esclaves naturellement ; or l'esclavage relève du droit des gens selon Isidore ; il relève donc du droit naturel.

3. le droit, nous venons de le dire, se divise en droit naturel et en droit positif ; or le droit des gens n'est pas positif, car jamais toutes les nations réunies n'ont convenu entre elles d'établir quoi que ce soit d'un commun accord ; il est donc naturel.

En sens contraire, selon Isidore : « en de droit, il n'y a que le naturel, le civil, et celui des gens » celui-ci diffère donc du droit naturel.

Réponse

Ainsi que nous venons de le dire, droit (jus) ou juste naturel, c'est ce qui par nature s'ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu'on envisage la chose absolument et en soi, par exemple l'homme qui, comme tel, s'adapte à une femme pour avoir des enfants, ou un père à son fils pour l'élever ; soit qu'on l'envisage, non plus absolument, mais relativement à ses conséquences ; par exemple, la propriété privée. En effet, à considérer ce champ absolument et en soi, il n'y a rien en lui qui le fasse appartenir à un individu plutôt qu’à un autre. Mais si l'on envisage l'intérêt de sa culture ou de son paisible usage, il vaut mieux qu'il appartienne à l'un et non à l'autre, remarque Philosophe.

Cependant, le fait d'envisager une chose absolument ne convient pas seulement à l'homme, mais encore aux animaux ; c'est pourquoi nous partageons avec eux le droit naturel première manière, « dont le droit des gens, au dire du jurisconsulte, diffère en ce qu'il ne s'applique qu'aux rapports des hommes entre eux et non à tous les animaux, comme le droit naturel » ainsi entendu. Au contraire, le fait d'envisager une chose en la comparant à ses conséquences n'appartient qu'à la raison. De là vient que la conduite dictée à l'homme par la raison lui est naturelle au titre d'être raisonnable. C'est aussi l'opinion du jurisconsulte Gaïus : « Ce que la raison naturelle établit chez tous les hommes, ce que toutes les nations observent, on l'appelle le droit des gens. »

Solutions

1. Ainsi se trouve résolue la première objection.

2. Il n'y a pas de raison naturelle pour qu'un individu soit esclave plutôt qu'un autre, si on le considère en lui-même, mais seulement si l'on se place au point de vue de l'utilité qui en dérive, par exemple pour cet individu d'être dirigé par un plus sage, et pour celui-ci d'être aidé par lui, selon Aristote. Voilà pourquoi l'esclavage qui relève du droit des gens est naturel au second sens et non au premier.

3. Parce que la raison naturelle dicte ce qui appartient au droit des gens comme réalisant le plus possible l'égalité, ces choses-là n'ont pas besoin d'une institution spéciale ; c'est la raison naturelle elle-même qui les établit, comme le dit Gaïus.


4. Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du père ?

Objections

1. Il semble que non car, dit S. Ambroise, c'est le propre de la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû ; or le droit est l'objet de la justice, on vient de le dire ; il appartient donc également à chacun, sans qu'il y ait lieu de distinguer un droit du père et du maître.

2. C'est à la loi que revient la détermination du juste, nous l'avons dit. Or la loi concerne le bien commun de la cité et du royaume, comme nous l'avons établi, non le bien privé d'une personne ou d'une famille, en sorte qu'il ne doit pas y avoir de droit spécial du maître ou du père, l'un et l'autre faisant partie de la maison, selon Aristote.

3. Il y a entre les hommes beaucoup d'autres différences de degrés, puisque les uns sont soldats, d’autres prêtres, ou princes ; on serait donc obligé du déterminer pour chacun d'eux des droits spéciaux.

En sens contraire, le Philosophe distingue du droit politique ceux du maître et du père, et d'autres du même genre.

Réponse

Le droit ou le juste, se définit par rapport à autrui. Mais il y a deux façons d'entendre autrui : la première absolue, où l'autre est absolument autre, et tout à fait distinct, comme le sont deux hommes individuellement indépendants, quoique soumis tous deux au même chef de la cité ; entre ces hommes, au dire du Philosophe, le droit est absolu ; — la seconde relative, où l'autre n'est pas absolument autre, mais fait pour ainsi dire partie de celui avec qui il est en relations, tel, dans les choses humaines, le fils à l'égard de son père dont il est en quelque sorte une partie ; et pareillement l'esclave à l'égard de son maître dont il est l'instrument, selon Aristote. Ainsi, entre un père et son fils le rapport n'est pas celui d'un être à quelqu'un d'absolument autre, et par conséquent un droit absolu, mais une sorte de droit, qui est le droit paternel. De même, entre le maître et l'esclave, il y a un droit spécial de domination.

L'épouse au contraire : bien queue soit quelque chose du mari, parce que, selon le mot de l'Apôtre (Éphésiens 5.28), elle se rattache à lui comme étant son propre corps, elle se distingue de lui plus que le fils de son père, ou l'esclave de son maître ; car elle est engagée avec lui dans une certaine vie de société, celle du mariage. C'est pourquoi, d'après le Philosophe, la notion de droit se réalise davantage entre un mari et sa femme qu'entre un père et son fils, ou un maître et son esclave. Toutefois, parce que l'homme et la femme sont en relation immédiate avec la communauté domestique, il s'ensuit qu'il n'y a pas entre eux de droit politique absolu, mais plutôt un droit domestiques.

Solutions

1. Il appartient à la justice de rendre à chacun son dû, mais en supposant qu'il s'agit d'un autre à qui le rendre ; si quelqu'un en effet se rend à soi-même son dû, il n'y a pas là de droit à proprement parler. De même entre un père et son fils, entre un maître et son esclave, il n'y a pas de justice proprement dite.

2. Le fils, comme tel, est quelque chose du père, ainsi que l'esclave, comme tel, est quelque chose de son maître. Cela ne les empêche pas l'un et l'autre, considéré comme tel homme, d'avoir une subsistance propre qui les distingue des autres, et d'être, sous cet angle, en relation de justice. Et c'est pour cela aussi qu'on donne certaines lois sur les rapports du père avec son fils, du maître avec son esclave. Néanmoins, du fait que l'un est quelque chose de l'autre, la notion parfaite de droit et de juste est ici boiteuse.

3. Toutes les autres différences de personnes qu'on trouve dans la cité soutiennent avec la communauté et son chef une relation immédiate. C'est pourquoi le droit s'applique à elles en toute rigueur de justice, ce qui d'ailleurs n'empêche pas de distinguer selon les fonctions. Aussi parle-t-on du droit du soldat, ou des magistrats, ou des prêtres. Cela ne signifie pas qu'il y ait là une réalisation imparfaite du droit pur et simple comme dans le cas du droit paternel, ou du droit de domination, mais seulement qu'on doit rendre en propre à chacun selon sa condition ce qui lui est dû à raison de ses services.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant