Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

70. LES INJUSTICES COMMISES PAR LE TÉMOIN

  1. Est-on obligé de porter témoignage ?
  2. Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ?
  3. Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part ?
  4. Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage ?

1. Est-on obligé de porter témoignage ?

Objections

1. Il semble qu'on ne puisse être tenu de porter témoignage. S. Augustin, estime qu'Abraham, en disant de sa femme : « C'est ma sœur » (Genèse 12.12), a voulu cacher la vérité, non faire un mensonge. Mais en cachant la vérité on s'abstient de témoigner. Donc on n'est pas tenu de témoigner.

2. Personne n'est tenu d'agir avec fourberie. Or nous lisons au livre des Proverbes (Proverbes 11.13 Vg) : « Le fourbe révèle les secrets ; mais l'homme au cœur fidèle garde caché ce que son ami lui a confié. » Un homme ne saurait donc être toujours tenu de porter témoignage, surtout sur un fait dont son ami lui a confié le secret.

3. Les clercs et les prêtres sont obligés plus que tous les autres à observer ce qui est nécessaire au salut. Or il leur est interdit de porter témoignage dans une cause criminelle. Donc témoigner n'est pas nécessaire au salut.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « Celui qui cache la vérité et celui qui profère un mensonge sont tous deux coupables : le premier parce qu'il ne veut pas être utile, le second parce qu'il cherche à nuire. »

Réponse

Il y a une distinction à faire sur la déposition du témoin. Tantôt sa déposition est requise, tantôt elle ne l'est pas. La déposition d'un inférieur, en effet, peut être requise par le supérieur qui est en droit d'exiger l'obéissance en tout ce qui relève de la justice ; dans ce cas il n'est pas douteux que l'on est tenu d'apporter son témoignage sur les faits, pourvu que la déposition soit demandée par le juge conformément aux prescriptions du droit ; par exemple sur des crimes flagrants ou déjà dénoncés par l'opinion publique. Mais si le témoignage est exigé sur d'autres faits, par exemple pour des faits secrets ou que la rumeur publique n'a pas divulgués, on n'est pas tenu de témoigner.

Dans le cas où la déposition ne serait pas requise par l'autorité à laquelle on est tenu d'obéir, il faut encore distinguer. Si le témoignage est demandé afin de délivrer un homme menacé injustement de la mort ou d'un châtiment quelconque, d'un déshonneur immérité ou même d'un préjudice excessif, on est tenu de témoigner. Même si l'on ne nous demandait pas de déposer, il faudrait faire tout son possible pour révéler la vérité à celui qui pourrait aider l'accusé. Nous lisons, en effet, dans le Psaume (Psaumes 82.4) : « Sauvez le pauvre et l'indigent, délivrez-les de la main des méchants » ; dans les Proverbes (Proverbes 24.11) : « Délivre ceux qu'on envoie à la mort », et dans l'épître aux Romains (Romains 1.32) : « Ils sont dignes de mort non seulement ceux qui agissent ainsi, mais ceux qui les approuvent. » Or la Glose précise : « Se taire alors que l'on pourrait réfuter l'erreur, c'est l'approuver. »

Mais lorsqu'il s'agit de favoriser la condamnation, on n'est pas tenu de témoigner, à moins d'y être contraint par l'autorité légitime et selon l'ordre du droit. Parce que, si l'on cache la vérité à ce sujet, on ne cause à personne un tort précis. Ou bien, si cela peut créer un danger pour l'accusateur, on n'a pas à s'en soucier, puisqu'il s'y est librement exposé. Il en est autrement du prévenu, car il court un danger qu'il n'a pas voulu.

Solutions

1. S. Augustin autorise à tenir cachée la vérité lorsque l'autorité légitime n'exige pas sa divulgation, et quand le silence n'est dommageable à personne en particulier.

2. Le prêtre ne doit en aucune façon apporter son témoignage sur un fait qui lui a été révélé sous le secret de la confession ; en effet, il ne le connaît pas comme homme, mais comme ministre de Dieu, et le lien du secret sacramentel est plus strict que n'importe quel précepte humain.

Pour les autres genres de secrets, il faut distinguer. Certains sont de telle nature qu'on est tenu de les révéler dès qu'on en aura eu connaissance ; par exemple ceux dont l'objet serait relatif à la ruine spirituelle ou matérielle de la société ou comporterait un grave dommage pour une personne ou quelque effet nuisible de ce genre. On est tenu de divulguer ce secret soit en apportant son témoignage, soit par dénonciation. L'obligation du secret ne vaut pas contre un tel devoir, car on manquerait alors à la loyauté due à autrui. Mais lorsque le contenu de certains secrets n'oblige pas à les révéler, on pourra être obligé de les garder cachés par le fait même qu'ils nous auront été confiés sous le sceau du secret. On ne sera jamais autorisé à trahir de tels secrets, même sur l'ordre d'un supérieur, car le respect de la parole donnée est de droit naturel ; et rien ne peut être commandé à un homme qui soit contre le droit naturel.

3. Donner la mort ou y coopérer ne convient pas aux ministres de l'autel, nous l'avons déjà dite. C'est pourquoi, selon le droit, on ne peut les contraindre à témoigner dans une cause criminelle.


2. Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ?

Objections

1. Il semble qu'il ne suffise pas. En effet le jugement requiert la certitude. On ne saurait l'obtenir par les dépositions de deux témoins ; on lit en effet (1 Rois 21.10) que Naboth fut injustement condamné sur la déposition de deux témoins.

2. Pour être crédibles, les témoignages doivent être concordants. Mais le plus souvent les dépositions de deux ou trois témoins sont en désaccord. Elles ne sont donc pas capables de prouver la vérité.

3. Le droit prescrit : « Un évêque ne peut être condamné que sur la déposition de soixante-douze témoins. Un cardinal-prêtre ne sera déposé que sur le témoignage de quarante-quatre témoins. Un cardinal-diacre de la ville de Rome ne sera condamné que sur le témoignage de vingt-huit témoins. Les sous-diacres, acolytes, exorcistes, lecteurs, portiers ne seront condamnés que sur le témoignage de sept témoins. » Or plus un homme est élevé en dignité, plus son péché est pernicieux et donc moins digne d'indulgence. À plus forte raison par conséquent la déposition de deux ou trois témoins ne sera-t-elle pas suffisante pour faire condamner des accusés moins coupables.

En sens contraire, le Deutéronome prescrit (Deutéronome 17.6) : « Sur la parole de deux ou trois témoins on mettra à mort celui qui doit mourir », et encore (Deutéronome 19.15) : « C'est sur la parole de deux ou trois témoins que la cause sera jugée. »

Réponse

Aristote remarque : « On ne doit pas exiger le même genre de certitude en toute matière. » De fait il ne peut y avoir de certitude absolument convaincante au sujet des actions humaines, sur lesquelles portent les jugements et les dépositions, car tout cela concerne des faits contingents et variables. Il suffit d'une certitude probable, c'est-à-dire celle qui approche le plus souvent de la vérité, encore qu'elle puisse s'en écarter moins souvent. Or il est probable que la déposition de nombreux témoins sera plus proche de la vérité que la déposition d'un seul. Voilà pourquoi, lorsque le coupable est seul à nier, tandis que de nombreux témoins sont affirmatifs, d'accord avec l'accusateur, il a été raisonnablement institué par le droit divin et humain, qu'on devait s'en tenir à la parole des témoins.

Or, toute multitude tient dans ces trois éléments : le commencement, le milieu et la fin ; ce qui fait dire à Aristote : « Nous faisons tenir dans le nombre trois l'universalité et la totalité. » Mais le chiffre trois est atteint lorsque deux témoins sont d'accord avec l'accusateur. Deux témoins seulement seront donc requis, ou trois pour une plus grande certitude, afin d'obtenir le nombre ternaire qui constitue alors la multitude parfaite chez les témoins eux-mêmes. D'où cette sentence du Sage (Ecclésiaste 4.12) : « Le triple filin ne rompt pas facilement », et sur cette parole de Jean (Jean 8.17) : « Le témoignage de deux hommes est véridique », S. Augustin remarque : « Par là est suggérée de façon symbolique la sainte Trinité dans laquelle réside la solidité éternelle de la vérité. »

Solutions

1. Si grand soit le nombre de témoins que la procédure puisse exiger, cela n'empêcherait pas leur déposition d'être parfois injuste, puisqu'il est écrit dans l'Exode (Exode 23.2) : « Tu ne suivras pas la multitude pour faire le mal. » Toutefois, si l'on ne peut obtenir une certitude infaillible en pareille matière, on ne doit pas pour autant négliger la certitude probable qui peut naître de la déposition de deux ou trois témoins, comme on vient de le dire.

2. Le désaccord entre les témoins, lorsqu'il porte sur des circonstances importantes qui changent la substance du fait, par exemple : le temps et le lieu de l'action, les personnes qui y ont pris une part active, etc., enlève toute valeur à leur témoignage ; car, si les témoins divergent à ce point dans leur déposition, il semble que chacun d'eux porte un témoignage isolé et parle de faits différents ; ainsi, lorsqu'un témoin affirme que ce fait s'est passé à tel moment, à tel endroit, et qu'un second témoin assure que c'était à un autre moment et dans un autre endroit, ils semblent ne pas parler de la même chose. Mais le témoignage n'est pas compromis si l'un des témoins déclare ne plus s'en souvenir, alors qu'un autre témoin précise le temps et le lieu.

Il peut encore se produire un désaccord total sur ces points importants entre les témoins de l'accusation et ceux de la défense. Si les témoins sont en nombre égal et aussi dignes de foi, on favorisera l'accusé, car le juge doit plus volontiers acquitter que condamner, sauf peut-être lorsque le procès est en faveur du demandeur, comme ce serait le cas pour une affaire d'affranchissement ou d'autres semblables. Mais si ce sont les témoins d'une même partie qui sont en désaccord, le juge doit se demander pour quelle partie se prononcer et se décider, soit d'après le nombre des témoins, ou leur qualité, soit d'après les éléments favorables de la cause ou les circonstances de l'affaire et les dépositions.

Quant au témoignage d'un individu qui se contredit lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il a vu et ce qu'il sait, on ne peut absolument pas en tenir compte. Toutefois il n'en va plus de même si la contradiction porte entre l'opinion personnelle du témoin et ce qu'il a entendu dire, car il est fort possible qu'il soit porté à répondre diversement selon qu'il tient compte des diverses impressions qu'il a reçues.

Enfin si le désaccord entre les témoins porte sur des circonstances qui n'intéressent pas la substance des faits, si le ciel, par exemple, était nuageux ou serein, si la maison était peinte ou non, etc., de telles divergences n'infirment pas un témoignage, car habituellement on ne s'occupe pas beaucoup de ces détails et on les oublie facilement. Bien plus, un certain désaccord sur ces points secondaires, rend le témoignage plus digne de foi, car, comme S. Jean Chrysostome l'a remarqué, si les dépositions étaient identiques dans tous leurs détails, on pourrait soupçonner un accord concerté. Ici encore c'est à la prudence du juge d'apprécier.

3. Les dispositions contenues dans le canon cité sont particulières aux évêques, aux prêtres, aux diacres et aux clercs de l’Église romaine, et sont motivées par le rang d'honneur de cette Église ; et cela pour trois raisons : 1° On ne doit y promouvoir aux dignités que des hommes dont la sainteté inspire plus de confiance que les dépositions de nombreux témoins. 2° Les hommes qui ont à juger les autres se créent souvent, dans l'exercice même de leur mission, de nombreux ennemis ; aussi ne faut-il pas croire trop aisément aux témoins qui déposent contre eux, à moins qu'ils ne soient nombreux à être d'accord. 3° La condamnation de l'un d'eux porterait atteinte à la vénération dont les hommes entourent cette Église pour sa dignité et son autorité. Et ce serait plus dangereux que d'y tolérer un pécheur, à moins que ce désordre soit public et manifeste, au point de créer un grave scandale.


3. Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part ?

Objections

1. Il semble qu'on ne doit récuser un témoignage que pour une faute. C'est en effet un châtiment que l'on inflige à certains individus, de les rendre inhabiles à témoigner, ainsi ceux qui encourent la note d'infamie. Mais on ne doit infliger de châtiment que pour une faute. Donc lorsqu'il n'y a pas de faute, on ne peut rejeter la déposition d'un témoin.

2. Le droit prescrit : « On doit présumer l'honnêteté de tout homme, à moins de constater le contraire. » Or porter un témoignage véridique est le fait de l'honnête homme. Donc, puisqu'il ne peut être soupçonné de malhonnêteté qu'en raison d'une faute, on ne pourra rejeter son témoignage que pour ce motif.

3. Il n'y a que le péché qui rende un homme inapte à faire ce qui est nécessaire au salut. Or nous avons établi que déposer en faveur de la vérité est nécessaire au salut. Donc nul ne peut être récusé comme témoin, s'il est innocent.

En sens contraire, S. Grégoire, cité par le droit canon dit : « Si un évêque est accusé par ses serviteurs, on ne doit absolument pas les entendre. »

Réponse

Un témoignage, nous venons de le dire, ne peut avoir une certitude infaillible, mais seulement probable. C'est pourquoi tout ce qui contribue à former une probabilité en sens contraire annule le témoignage. Or il devient probable qu'un témoin ne sera pas ferme dans l'attestation de la vérité, parfois en raison d'une faute, comme chez les infidèles, les infâmes, ceux qui sont coupables d'un crime public ; ils perdent le droit d'accuser. Mais aussi lorsque le témoin n'est coupable d'aucune faute. Ou bien parce qu'il n'a pas l'usage parfait de sa raison, c'est le cas des enfants, des fous et des femmes ; ou bien à cause de son attachement à l'une des parties, ainsi les ennemis, les parents et les domestiques ; ou enfin c'est à cause de sa condition sociale, comme celle des pauvres, des esclaves et de tous ceux sur lesquels s'exerce l'influence d'un supérieur ; on peut conjecturer qu'ils seront facilement amenés à porter témoignage contre la vérité. On voit donc que certains témoins peuvent être récusés, qu'ils soient coupables ou non.

Solutions

1. Récuser un témoin relève moins d'un châtiment que d'une précaution, contre un faux témoignage possible. Donc l'objection ne porte pas.

2. Sans doute, à moins de constater le contraire, doit-on présumer l'honnêteté d'un homme, du moment que cette présomption ne comporte pas de risques pour un tiers ; car alors il faut être sur ses gardes et ne pas croire sans discernement au témoignage de n'importe qui, selon cette parole (1 Jean 4.1) : « Ne croyez pas à tout esprit. »

3. Faire office de témoin est nécessaire au salut, mais à condition que le témoin en soit capable et soit appelé par le droit. Rien n'empêche donc que certains soient dispensés de témoigner, s'ils n'en sont pas jugés capables selon le droit.


4. Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage ?

Objections

1. Il ne semble pas que le faux témoignage soit toujours péché mortel ; car on peut le porter par ignorance du fait, et une telle ignorance excuse du péché mortel.

2. Le mensonge officieux se définit celui qui est utile à quelqu'un et ne nuit à personne ; il n'est pas péché mortel. Or parfois, le mensonge contenu dans le faux témoignage a ce caractère ; par exemple lorsqu'on porte un faux témoignage pour sauver quelqu'un de la mort ou d'une condamnation injuste demandée par de faux témoins ou par un juge inique. On ne commet donc pas de péché mortel en portant dans ce cas un faux témoignage.

3. On fait prêter serment au témoin afin qu'il craigne un parjure qui serait un péché mortel. Mais ce serment serait inutile si le faux témoignage lui-même était déjà un péché mortel. Donc celui-ci n'est pas toujours péché mortel.

En sens contraire, il est écrit au livre des Proverbes (Proverbes 19.5) : « Le faux témoin ne restera pas impuni. »

Réponse

Le faux témoignage revêt une triple laideur ; d'abord celle du parjure, puisqu'un témoin ne saurait être admis à déposer qu'après avoir juré ; de ce chef c'est toujours un péché mortel. Puis, sa laideur vient de l'injustice commise envers autrui ; de ce point de vue c'est un péché mortel de sa nature, comme toute injustice. Aussi le Décalogue condamne-t-il le faux témoignage (Exode 20.16) : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. » Car on n'agit pas contre quelqu'un en l'empêchant de commettre une injustice, mais seulement en le privant de la justice qui lui est due. Enfin la dernière laideur du faux témoignage lui vient de sa fausseté même, selon laquelle tout mensonge est un péché ; mais ce n'est pas de ce chef que le faux témoignage est toujours péché mortel.

Solutions

1. En portant témoignage, on ne doit pas affirmer pour certain, comme si l'on était bien informé, ce dont on n'est pas sûr ; ce qui est douteux doit être donné comme douteux, et ce qui est certain comme certain. Toutefois, en raison d'une défaillance de mémoire, on peut parfois tenir pour certain ce qui est faux ; si alors, après y avoir mûrement réfléchi, on maintient son affirmation, se croyant convaincu de ce qui néanmoins est faux, on ne pèche pas mortellement ; on ne porte pas, en effet, un faux témoignage à proprement parler et intentionnellement, mais par accident et contre son intention.

2. Un jugement injuste n'est pas un jugement. Aussi le faux témoignage porté dans un jugement injuste pour empêcher une injustice n'a pas raison de péché mortel contre la justice, mais seulement contre le serment qu'on a violé.

3. Les hommes, par-dessus tout, redoutent les péchés contre Dieu, comme étant les plus graves ; de ce nombre est le parjure ; ils n'ont pas la même horreur des péchés contre le prochain. Et c'est pour cela, pour rendre le témoignage plus certain, qu'on exige le serment du témoin.

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