Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

75. LA MOQUERIE

  1. Est-elle un péché spécial, distinct des autres péchés de paroles qui font du tort au prochain ?
  2. Est-elle un péché mortel ?


1. La moquerie est-elle un péché spécial ?

Objections

1. Il ne semble pas que la moquerie soit un péché spécial, distinct de ceux que l'on vient d'étudier. En effet, tourner quelqu'un en dérision et s'en moquer, n'est-ce pas la même chose ? Or la dérision relève de l'injure. Donc la moquerie ne se distingue pas de celle-ci.

2. On n'est un objet de moquerie que pour quelque chose de honteux dont un homme doit rougir. Tels sont les péchés : si on les reproche ouvertement à quelqu'un, c'est une injure ; si on les révèle à son insu, c'est de la diffamation ou de la médisance. Donc la moquerie n'est pas un vice distinct des précédents.

3. Les péchés de parole envers le prochain se distinguent entre eux d'après le préjudice qu'ils entraînent. Or la moquerie ne peut nuire au prochain que dans son honneur, sa réputation ou ses amitiés ; donc elle ne peut se distinguer des péchés en question.

En sens contraire, la moquerie se fait par jeu (Indus), si bien qu'on dit aussi « se jouer » de quelqu'un (illusio). Or aucun des péchés de parole que nous avons examinés ne se fait par jeu, mais sérieusement. Donc la moquerie est un péché distinct de ceux qui précèdent.

Réponse

Les péchés de paroles, avons-nous dit doivent se juger surtout d'après l'intention de leur auteur. C'est pourquoi l'on distinguera ces péchés d'après le but que se propose celui qui parle contre son prochain. Or, de même que, par des insultes, on veut atteindre l'honneur de quelqu'un, par la diffamation sa réputation et par la médisance ruiner son amitié ; de même le moqueur cherche à faire rougir celui dont il se moque. Or c'est là une fin bien distincte des précédentes. Donc le péché de moquerie doit être distingué des autres péchés de parole.

Solutions

1. Sans doute la dérision et la moquerie ont le même but, mais ils ne l'atteignent pas de la même manière. Comme le précise la Glose sur ce verset du Psaume (Psaumes 2.4) : « Celui qui habite dans les cieux se moque d'eux », « la moquerie se fait par les lèvres », c'est-à-dire par des paroles et des éclats de rire ; « la dérision au contraire par des grimaces ». Toutefois de telles nuances ne peuvent établir entre ces péchés une différence d'espèce. Mais la dérision et la moquerie diffèrent de l'injure, comme rougir de confusion diffère d'être déshonoré, car, remarque S. Jean Damascène cette rougeur trahit « la crainte d'être déshonoré ».

2. Un acte de vertu attire le respect et l'estime d'autrui, et procure à nous-mêmes la fierté d'une bonne conscience, selon le mot de l'Apôtre (1 Corinthiens 1.12) : « Ce qui fait notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience. » Au contraire, un acte honteux, donc un péché, nous fait perdre le respect et l'estime d'autrui ; c'est à cette fin que, pour injurier ou diffamer quelqu'un, on lui attribue des actions honteuses. Quant au sujet victime de ces propos, il éprouve une confusion qui le fait rougir, ce qui lui fait perdre son assurance intérieure ; et c'est pour cela que le moqueur exploite des faits défavorables. Il ressort de là que la moquerie a la même matière que les autres péchés, mais en diffère par sa fin.

3. La sécurité et le repos de la conscience est un grand bien, comme dit le livre des Proverbes (Proverbes 15.15) : « Un cœur tranquille est comme un festin perpétuel. » C'est pourquoi celui qui trouble la conscience de son prochain en le couvrant de confusion, lui cause un préjudice très précis. Donc la moquerie est un péché spécial.


2. La moquerie est-elle un péché mortel ?

Objections

1. On ne peut pas croire que ce soit un péché mortel de se moquer. Car tout péché mortel est opposé à la charité. Or la moquerie ne semble pas contraire à la charité, puisque c'est un amusement (Indus) auquel on se livre parfois entre amis, d'où le nom de plaisanterie (delusio) qu'on lui donne encore. La moquerie ne peut donc pas être un péché mortel.

2. La pire moquerie est celle qui offense Dieu. Mais une moquerie qui deviendrait injurieuse pour Dieu même, n'est pas pour autant péché mortel. Sinon, quiconque retomberait dans un péché véniel dont il s'est repenti pécherait mortellement. S. Isidore dit en effet : « Celui qui retombe dans une faute dont il s'est déjà repenti, se moque et n'est pas réellement pénitent. » Il s'ensuivrait aussi que toute simulation serait péché mortel, car, en commentant Job (Job 39.18) : « Quand l'autruche prend son essor, elle se moque du cheval et de son cavalier. » S. Grégoire remarquer que l'autruche est le symbole de la simulation, le cheval de l'homme juste, et le cavalier de Dieu. Donc la moquerie n'est pas péché mortel.

3. L'injure et la diffamation sont des péchés plus graves que la moquerie, car il est pire de faire du mal sérieusement que par mode de plaisanterie. Or l'injure ou la diffamation n'est pas toujours péché mortel. Donc la moquerie le sera encore beaucoup moins.

En sens contraire, il est écrit dans le livre des Proverbes (Proverbes 3.34) : « Dieu se moque des moqueurs. » Or cette moquerie divine consiste à punir le péché mortel par d'éternels supplices, selon le Psaume (Psaumes 2.4) : « Celui qui habite dans les cieux se moque d'eux. » Donc la moquerie est péché mortel.

Réponse

On ne se moque que d'un mal ou d'un défaut. Or lorsqu'un mal est grand, il faut le prendre au sérieux, et non en plaisanterie. Donc si l'on s'en amuse (Indus), ou si l'on en rit (risus), (de là viennent les mots : risée, irrisio, et amusement, illusio), c'est que l'on regarde ce mal comme peu important. Mais il y a deux façons d'estimer ainsi un mal : en lui-même, et par rapport à la personne qui en est affectée. Aussi, lorsque quelqu'un s'amuse ou rit du mal ou d'un défaut de son prochain parce que ce mal est en soi peu de chose, il ne commet qu'un péché véniel et léger de sa nature. — Si au contraire, il apprécie ce mal comme peu grave en fonction de la personne qui en souffre, comme nous le faisons souvent pour les travers des enfants ou des sots, il y a dans cet amusement et cette moquerie un mépris total du prochain ; on l'estime si peu que l'on juge inutile de s'inquiéter de son mal et qu'on en fait un objet de plaisanterie. Se moquer de la sorte est un péché mortel, et plus grave encore que l'injure que l'on jette également à la face de son prochain. Dans l'injure en effet, on paraît prendre au sérieux le mal d'autrui, mais le moqueur s'en amuse. Il y a là davantage de mépris et de déshonneur.

À ce titre la moquerie est un péché grave ; et d'autant plus grave que la personne dont on se moque a droit à plus de respect. Le pire sera donc de se moquer de Dieu et des choses divines, selon Isaïe (Ésaïe 37.23) ; « Qui as-tu insulté ? Qui as-tu blasphémé ? Contre qui as-tu élevé la voix ? » Et il répond : « Contre le Saint d'Israël. » En second lieu vient la moquerie envers les parents. C'est pourquoi nous lisons au livre des Proverbes (Proverbes 30.17) : « L'œil qui tourne son père en dérision et méprise sa mère qui l'a enfanté, les corbeaux du torrent le crèveront et les petits de l'aigle le dévoreront. » Enfin se moquer des justes constitue encore une faute grave, car « l'honneur est la récompense de la vertu ». Aussi Job (Job 12.4) se plaint-il que « l'intégrité du juste soit un objet de moquerie ». De fait cette moquerie est extrêmement nuisible, car elle empêche les hommes de bien agir : « Il y en a, dit S. Grégoire, qui voyant le bien accompli par les actes de leur prochain, s'empressent de l'arracher par leurs railleries meurtrières. »

Solutions

1. Jouer n'a rien de contraire à la charité, du moins à l'égard de la personne avec laquelle on joue ; mais on peut offenser la charité vis-à-vis de la personne dont on se joue, parce qu'on la méprise, nous venons de le dire.

2. Celui qui retombe dans un péché dont il s'était repenti, et celui qui feint les sentiments qu'il n'a pas ne se moquent pas expressément de Dieu, mais ils prêtent à cette interprétation, car ils se conduisent comme s'ils se moquaient de Dieu. De plus, quand il ne s'agit que de péchés véniels, on ne doit pas dire à proprement parler que l'homme récidive ou qu'il simule ; il n'y a là qu'une disposition à la rechute et une manière d'agir imparfaite.

3. La moquerie est de soi quelque chose de plus léger que la diffamation ou l'injure, car elle n'implique pas le mépris : c'est un amusement. Il peut arriver cependant qu'on mette davantage de mépris dans une moquerie que dans un outrage, nous venons de le dire. C'est alors un péché grave.

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