Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

77. LA FRAUDE

  1. La vente rendue injuste par le prix demandé, autrement dit : Est-il permis de vendre une chose plus cher qu'elle ne vaut ?
  2. La vente injuste en ce qui concerne la marchandise.
  3. Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa marchandise ?
  4. Est-il permis, dans le commerce, de vendre une marchandise plus cher qu'on ne l'a achetée ?


1. Est-il permis de vendre une chose plus cher qu’elle ne vaut ?

Objections

1. Il semble que ce soit permis. Car c'est aux lois civiles de déterminer ce qui est juste dans les échanges de la vie humaine. Or ces lois autorisent l'acheteur et le vendeur à se tromper mutuellement ; ce qui a lieu lorsque le vendeur vend sa marchandise plus cher qu'elle ne vaut, ou que l'acheteur la paie au-dessous de sa valeur. Il est donc permis de vendre une chose plus cher qu'elle ne vaut.

2. Ce qui est commun à tout le monde paraît venir de la nature et ne peut pas être un péché.

Or S. Augustin rapporte ce mot d'un comédien, qui fut admis par tous : « Vous voulez acheter à bas prix et vendre cher. » Ce qui rejoint cette réflexion du livre des Proverbes (Proverbes 20.14) : « ‘Mauvais! Mauvais !’, dit l'acheteur ; et en s'en allant il se félicite. » Il est donc permis de vendre une chose plus cher et de l'acheter moins cher qu'elle ne vaut.

3. Il ne semble pas qu'il soit interdit de faire par contrat ce que l'on est déjà tenu de faire d'après les règles de l'honnêteté. Or, suivant Aristote, dans l'amitié fondée sur l'utilité, celui qui a reçu un bienfait doit donner une compensation proportionnée. Mais le bienfait dépasse parfois la valeur de la chose donnée ; c'est ce qui arrive lorsqu'on a grandement besoin d'une chose, soit pour éviter un risque, soit pour obtenir un avantage. Il est donc permis dans un contrat d'achat ou de vente de livrer une chose pour un prix supérieur à sa valeur réelle.

En sens contraire, il est écrit en S. Matthieu (Matthieu 7.12) : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux. » Or personne ne veut qu'on lui vende une chose plus cher qu'elle ne vaut. Donc personne ne doit vendre une chose au-dessus de sa valeur.

Réponse

User de fraude pour vendre une chose au-dessus de son juste prix est certainement un péché, car on trompe le prochain à son détriment. C'est ce qui fait dire à Cicéron : « Tout mensonge doit être exclu des contrats ; le vendeur ne fera pas venir un acheteur qui enchérisse, ni l'acheteur un vendeur qui offre un prix moins élevé. ». Mais toute fraude exclue, nous pouvons examiner l'achat et la vente sous un double point de vue. D'abord en eux-mêmes. De ce point de vue, l'achat et la vente semblent avoir été institués pour l'intérêt commun des deux parties, chacune d'elles ayant besoin de ce que l'autre possède, comme le montre Aristote. Or, ce qui est institué pour l'intérêt commun ne doit pas être plus onéreux à l'un qu'à l'autre. Il faut donc établir le contrat de manière à observer l'égalité entre eux. Par ailleurs la quantité ou valeur d'un bien qui sert à l'homme se mesure d'après le prix qu'on en donne; c'est à cet effet, dit Aristote, qu'on a inventé la monnaie. Par conséquent, si le prix dépasse en valeur la quantité de marchandise fournie, ou si inversement la marchandise vaut plus que son prix, l'égalité de la justice est détruite. Et voilà pourquoi vendre une marchandise plus cher ou l'acheter moins cher qu'elle ne vaut est de soi injuste et illicite.

En second lieu, l'achat et la vente peuvent en certaines circonstances tourner à l'avantage d'une partie et au détriment de l'autre ; par exemple lorsque quelqu'un a grandement besoin d'une chose et que le vendeur soit lésé s'il ne l'a plus. Dans ce cas le juste prix devra être établi non seulement d'après la valeur de la chose vendue, mais d'après le préjudice que le vendeur subit du fait de la vente. On pourra alors vendre une chose au-dessus de sa valeur en soi, bien qu'elle ne soit pas vendue plus qu'elle ne vaut pour celui qui la possède.

Mais si l'acheteur tire un grand avantage de ce qu'il reçoit du vendeur, et que ce dernier ne subisse aucun préjudice en s'en défaisant, il ne doit pas le vendre au-dessus de sa valeur. Parce que l'avantage dont bénéficie l'acheteur n'est pas au détriment du vendeur, mais résulte de la situation de l'acheteur; or on ne peut jamais vendre à un autre ce qui ne vous appartient pas, bien qu'on puisse lui vendre le dommage que l'on subit. Cependant celui qui acquiert un objet qui lui est très avantageux, peut spontanément payer au vendeur plus que le prix convenu ; c'est honnête de sa part.

Solutions

1. Comme nous l'avons écrit la loi humaine régit une société dont beaucoup de membres n'ont guère de vertu ; or elle n'a pas été faite seulement pour les gens vertueux. La loi ne peut donc réprimer tout ce qui est contraire à la vertu, elle se contente de réprimer ce qui tendrait à détruire la vie en commun ; on peut dire qu'elle tient tout le reste pour permis, non qu'elle l'approuve, mais elle ne le punit pas. C'est ainsi que la loi, n'infligeant pas de peine à ce sujet, permet au vendeur de majorer le prix de sa marchandise et à l'acheteur de l'acheter moins cher, pourvu qu'il n'y ait pas de fraude et qu'on ne dépasse pas certaines limites ; dans ce dernier cas, en effet, la loi oblige à restituer, par exemple si l'un des contractants a été trompé pour plus de la moitié du juste prix. Mais rien de ce qui est contraire à la vertu ne reste impuni au regard de la loi divine. Or la loi divine considère comme un acte illicite le fait de ne pas observer l'égalité de la justice dans l'achat et dans la vente. Celui qui a reçu davantage sera donc tenu d'offrir une compensation à celui qui a été lésé, si toutefois le préjudice est notable. Si j'ajoute cette précision, c'est que le juste prix d'une chose n'est pas toujours déterminé avec exactitude, mais s'établit plutôt à l'estime, de telle sorte qu'une légère augmentation ou une légère diminution de prix ne semble pas pouvoir porter atteinte à l'égalité de la justice.

2. S. Augustin explique au même endroit : « Ce comédien, en se regardant lui-même ou d'après son expérience des autres, a cru que tout le monde veut acheter à bas prix et vendre cher. Mais comme ce sentiment est certainement vicieux, chacun peut acquérir la justice qui lui permettra d'y résister et de le vaincre. » Et il cite l'exemple d'un homme qui, pouvant avoir un livre pour un prix modique à cause de l'ignorance du vendeur, paya néanmoins le juste prix. Cela prouve que ce désir généralisé n'est pas un désir naturel mais vicieux. Aussi est-il commun à beaucoup : ceux qui marchent dans la voie large des vices.

3. En justice commutative, on considère principalement l'égalité des choses échangées. Mais dans l'amitié utile, on considère l'égalité de l'utilité respective ; et c'est pourquoi la compensation qu'il faut accorder doit être proportionnée à l'utilité dont on a tiré profit. Dans l'achat au contraire, elle sera proportionnée à l'égalité de la chose échangée.


2. La vente injuste en ce qui concerne la marchandise

Objections

1. Il semble qu'une vente ne devienne pas injuste et illicite en raison de la chose vendue. Car dans une chose, on doit estimer sa substance propre plus que tout le reste. Or un défaut qui porte sur la substance de la chose vendue ne rend pas une vente illicite ; ainsi par exemple, si quelqu'un vend, comme étant véritables, de l'argent ou de l'or fabriqué par les alchimistes, qui peuvent servir à tous les usages pour lesquels l'or et l'argent sont nécessaires, comme des vases ou d'autres objets. Donc, beaucoup moins encore la vente sera-t-elle rendue illicite pour des défauts accessoires.

2. Lorsque le défaut de la marchandise porte sur la quantité, il paraît léser davantage la justice, car celle-ci consiste dans l'égalité. Or la quantité est connue à l'aide de mesures. Et comme l'a noté Aristote, les mesures que l'homme applique aux choses dont il se sert ne sont pas déterminées, mais sont plus ou moins grandes selon les pays. On ne pourra donc éviter ce défaut de quantité de la marchandise. Par suite il ne peut rendre la vente illicite.

3. Il y a encore un défaut dans la marchandise si elle n'a pas la qualité requise. Mais pour apprécier cette qualité, il faut une grande science, qui manque à la plupart des vendeurs. La vente ne sera donc pas rendue illicite du fait d'un tel défaut.

En sens contraire, S. Ambroise écrit : « La règle évidente de la justice est que l'homme de bien ne doit pas s'écarter de la vérité, ni faire subir à personne un dommage injuste, ni frauder sur la marchandise. »

Réponse

Trois défauts peuvent affecter un objet à vendre. L'un porte sur la nature de cet objet. Si le vendeur sait que l'objet qu'il vend a ce défaut, il commet une fraude dans la vente, et celle-ci par là-même devient illicite. C'est ce qu’Isaïe (Ésaïe 1.22) reproche à ses contemporains : « Votre argent a été changé en scories ; votre vin a été coupé d'eau », car ce qui est mélangé perd sa nature propre. — Un autre défaut porte sur la quantité que l'on connaît au moyen de mesures. Si donc au moment de la vente on use sciemment d'une mesure défectueuse, on commet encore une fraude et la vente est illicite. Aussi le Deutéronome (Deutéronome 25.13) prescrit-il : « Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit. Tu n'auras pas dans ta maison deux sortes de boisseaux, un grand et un petit », et plus loin : « Car il est en abomination à Dieu, celui qui fait ces choses; Dieu a en horreur toute injustice. » — Le troisième défaut possible est celui de la qualité; par exemple vendre une bête malade comme saine. Si le vendeur fait cela sciemment, il commet une fraude et la vente est illicite.

Dans tous ces cas, non seulement on pèche en faisant une vente injuste, mais on est tenu à restitution. Si cependant le vendeur ignore que l'objet qu'il vend est affecté de ces défauts, il ne pèche pas, car il ne commet que matériellement une injustice et son action morale elle-même n'est pas injuste, nous l'avons déjà vu. Mais lorsqu'il S'en aperçoit, il est tenu à dédommager l'acheteur.

Ce que nous disons du vendeur vaut également pour l'acheteur. Il arrive en effet que le vendeur estime moins cher qu'elle ne vaut l'espèce de l'objet qu'il vend, lorsque, par exemple, il croit vendre du cuivre jaune alors que c'est de l'or ; l'acheteur, s'il en est averti, fait un achat injuste et est tenu à restitution. Il en va de même pour les erreurs de qualité et de quantité.

Solutions

1. Ce qui fait la cherté de l'or et de l'argent, ce n'est pas seulement l'utilité des objets qu'ils servent à fabriquer ou les autres usages auxquels on les emploie ; mais aussi la noblesse et la pureté de leur substance. C'est pourquoi si l'or ou l'argent issu du creuset des alchimistes n'a pas la substance véritable de l’or ou de l'argent, la vente en est frauduleuse et injuste : et surtout parce que l'or et l'argent servent, par leurs propriétés naturelles, à certains usages auxquels l'or artificiel des alchimistes ne peut servir ; comme, par exemple, pour dissiper certaines humeurs tristes et servir de remède contre certaines maladies. En outre, l'or naturel peut servir à des emplois plus fréquents et conserve plus longtemps sa pureté que l’or fabriqué. — Mais si l’alchimiste parvenait à faire de l’or véritable, il ne serait pas illicite de le vendre pour tel ; car rien n'interdit à un artisan de se servir de certaines causes naturelles pour produire des effets naturels et vrais ; S. Augustin fait cette remarque au sujet de l'art des démons.

2. Il est nécessaire que les mesures appliquées aux marchandises varient avec les lieux, selon l'abondance ou la pénurie de ces produits ; parce que là où règne l'abondance, les mesures sont ordinairement plus fortes. Cependant en chaque lieu, c'est aux chefs de la cité qu’il appartient de déterminer les mesures exacte des articles en vente, en tenant compte des conditions des lieux et des choses elles-mêmes. Ainsi n'est-il pas permis de dépasser ces mesures fixées par les pouvoirs publics ou par la coutume.

3. S. Augustin fait remarquer que le prix des marchandises ne s'estime pas d'après la hiérarchie des natures, puisqu'il arrive parfois qu'un cheval se vende plus cher qu'un esclave, mais d'après l'utilité que les hommes peuvent en retirer. Il n'est donc pas nécessaire que le vendeur ou l'acheteur connaisse les qualités cachées de l'objet en vente, mais seulement celles qui le rendent apte à servir aux besoins humains, par exemple, s'il s'agit d'un cheval, qu'il soit fort et rapide, etc. Or ce sont là des qualités que le vendeur et l'acheteur peuvent facilement reconnaître.


3. Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa marchandise ?

Objections

1. Il ne semble pas. Comme le vendeur, en effet, ne force personne à acheter, il semble soumettre au jugement de l'acheteur l'objet qu'il lui vend. Or c'est à la même personne qu'il appartient de connaître l'objet et de décider. On ne devra donc pas s'en prendre au vendeur si l'acheteur se trompe dans son appréciation, faisant son achat en hâte et sans avoir suffisamment examiné les qualités de la marchandise.

2. Il est insensé de poser un acte qui empêche de réaliser ce qu'on veut faire. Mais déclarer les défauts de l'objet que l'on veut vendre, c'est empêcher sa vente. Comme le fait dire Cicéron à un personnage qu'il met en scène : « Quoi de plus absurde pour un propriétaire, que de faire annoncer par le crieur public : ‘je vends une maison insalubre ?’ » Donc le vendeur n'est pas tenu de dévoiler les défauts de sa marchandise.

3. Il est plus nécessaire à l'homme de connaître la voie de la vertu que les vices des objets à vendre. Or on n'est pas tenu de donner des conseils à tout venant et de lui dire la vérité concernant sa moralité, encore qu'on ne doive dire de mensonge à personne. Donc le vendeur sera bien moins tenu encore de révéler les vices de sa marchandise et de donner ainsi une sorte de conseil à l'acheteur.

4. Si quelqu'un est tenu de dire les défauts de sa marchandise, ce ne peut être que pour faire baisser son prix. Or quelquefois, le prix serait quand même diminué, sans aucun défaut de la marchandise, mais pour une autre raison ; par exemple si le vendeur porte son blé dans un pays qui en manque et sait que beaucoup d'autres marchands viendront après lui pour en vendre également ; si les acheteurs le savaient, ils offriraient au premier vendeur un prix inférieur. Or celui-ci, semble-t-il, n'est pas tenu de les avertir. Donc, pour la même raison, il n'a pas à les aviser des défauts de sa marchandise.

En sens contraire, S. Ambroise écrit : « Dans les contrats, on est tenu de déclarer les défauts de la marchandise que l'on vend ; si le vendeur ne le fait pas, bien que la marchandise soit passée aux mains de l'acheteur, le contrat est annulé comme entaché de fraude. »

Réponse

Il est toujours illicite de fournir à autrui une occasion ou de danger ou de préjudice. Pourtant, il n'est pas nécessaire qu'un homme donne toujours à son prochain un secours ou un conseil capable de lui procurer un avantage quelconque ; ce ne serait requis qu'en certains cas déterminés, par exemple envers quelqu'un dont on a la charge, ou lorsque nul autre ne pourrait lui venir en aide. Or le vendeur qui offre sa marchandise à l'acheteur, lui fournit par là même une occasion de préjudice ou de danger, si cette marchandise a des défauts tels que son usage puisse entraîner un préjudice ou un danger. Un préjudice, si le défaut est de nature à diminuer la valeur de la marchandise mise en vente, et que néanmoins le vendeur ne rabatte rien du prix ; un danger si, du fait de ce défaut, l'usage de la marchandise devient difficile ou nuisible; comme par exemple, si l'on vendait un cheval boiteux comme un cheval rapide, ou une maison qui menace ruine comme une maison en bon état, ou des aliments avariés ou empoisonnés comme des aliments sains. Si ces vices sont cachés et que le vendeur ne les révèle pas, la vente sera illicite et frauduleuse, et il sera tenu de réparer le dommage.

Mais si le défaut est manifeste, comme s'il s'agit d'un cheval borgne ; ou si la marchandise qui ne convient pas au vendeur, peut convenir à d'autres, et si par ailleurs le vendeur fait de lui-même une réduction convenable sur le prix de la marchandise, il n'est pas tenu de manifester le défaut de sa marchandise. Car à cause de cela, l'acheteur pourrait vouloir une diminution de prix exagérée. Dans ce cas, le vendeur peut licitement veiller à son intérêt, en taisant le défaut de la marchandise.

Solutions

1. On ne peut porter un jugement que sur une chose connue, car « chacun, dit Aristote, juge d'après ce qu'il connaît ». Donc, si les défauts d'une marchandise mise en vente sont cachés à moins que le vendeur ne les révèle, l'acheteur n'est pas à même de se faire un jugement sur ce qu'il achète. Au contraire si les défauts sont apparents.

2. Il n'est pas nécessaire que l'on fasse annoncer par le crieur public les défauts de la marchandise ; des annonces de ce genre feraient fuir les acheteurs et leur laisserait ignorer les autres qualités qui rendent cette marchandise bonne et utile. Mais il faut révéler ce défaut à chacun de ceux qui viennent acheter ; ils pourront ainsi comparer entre elles les qualités bonnes et mauvaises. Rien n'empêche en effet qu'une chose atteinte d'un défaut puisse rendre beaucoup de services.

3. Si l'homme n'est pas tenu d'une manière absolue de dire la vérité à son prochain en ce qui regarde la pratique de la vertu, il y est cependant obligé quand, par son fait, quelqu'un serait menacé d'un danger où la vertu serait engagée, s'il ne disait pas la vérité. C'est le cas ici.

4. Le vice d'une marchandise diminue sa valeur présente. Mais dans le cas envisagé par l'objection, c'est seulement plus tard que la valeur de la marchandise doit baisser, du fait de l'arrivée de nouveaux marchands, et cette circonstance est ignorée des acheteurs. Par conséquent, le vendeur peut, sans blesser la justice, vendre sa marchandise au taux du marché où il se transporte, sans avoir à révéler la baisse prochaine. Si toutefois il en parlait ou s'il baissait lui-même ses prix, il pratiquerait une vertu plus parfaite; mais il ne semble pas y être tenu en justice.


4. Est-il permis, dans le commerce, de vendre une marchandise plus cher qu'on ne l'a achetée ?

Objections

1. Cela semble interdit. En effet, d'après S. Jean Chrysostome : « Celui qui achète une chose pour la revendre telle quelle et sans y rien changer en faisant du bénéfice, c'est l'un des marchands qui furent chassés du temple de Dieu. » De même, commentant ce verset du Psaume (Psaumes 71.15 Vg) : « Parce que je ne sais pas l'art d'écrire » ou d'après une autre leçon : « Parce que j'ignore le commerce », Cassiodore dit ceci : « Qu'est-ce que le commerce, sinon acheter à bas prix dans l'intention de vendre plus cher ? » et il ajoute : « De tels commerçants, le Seigneur les a chassés du Temple. » Or l'expulsion du Temple est la suite d'un péché. Donc un tel commerce est un péché.

2. Il est contraire à la justice de vendre un objet plus cher ou de l'acheter moins cher qu'il ne vaut. Mais le commerçant qui vend un objet plus cher qu'il ne l'a acheté est obligé, ou de l'achète au-dessous de son prix, ou de le vendre au-dessus. Il ne peut donc éviter le péché.

3. S. Jérôme écrit : « Un clerc homme d'affaires, ex-pauvre devenu riche, ex-roturier devenu fanfaron, fuis-le comme la peste. » Mais le commerce ne pourrait être interdit aux clerc s'il n'était pas un péché. Donc c'est un péché de faire du commerce en achetant à bas prix et en vendant plus cher.

En sens contraire, sur le même verset Psaume : « Parce que je ne sais pas l'a d'écrire... », S. Augustin remarque : « Le commerçant âpre au gain blasphème lorsqu'il subit une perte, il ment et fait de faux serments sur le prix de sa marchandise. » Mais ces vices sont ceux de l'homme, et non du négoce qui peut s'exercer sans eux. Faire du commerce n'est donc pas, de soi, illicite.

Réponse

Le négoce consiste à échanger des biens. Or Aristote Il distingue deux sortes d'échanges. L'une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées, ou denrées contre argent, pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux négociants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de procurer à la maison ou à la cité les denrées nécessaires à la vie. — Il y a une autre sorte d'échange ; elle consiste à échanger argent contre argent ou des denrées quelconques contre de l'argent, non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Et c'est cet échange qui très précisément constitue le négoce, d'après Aristote. Or, de ces deux sortes d'échange, la première est louable, puisqu'elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n'a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête et nécessaire.

Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C'est ce qui a lieu quand un homme se propose d'employer le gain modéré qu'il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s'adonne au négoce pour l'utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort.

Solutions

1. Le texte de S. Jean Chrysostome doit s'entendre du négoce en tant qu'il met sa fin dernière dans le gain. Cette intention se révèle surtout quand on revend un objet plus cher sans l'avoir transformé. Si en effet le vendeur vend plus cher un objet qu'il a amélioré, il apparaît qu'il reçoit la récompense de son travail. On peut pourtant viser le gain licitement, non comme une fin ultime mais, nous l'avons dit, en vue d'une autre fin nécessaire ou honnête.

2. Tout homme qui vend un objet plus cher que cela ne lui a coûté, ne fait pas pour autant du négoce, mais seulement celui qui achète afin de vendre plus cher. En effet, si l'on achète un objet sans intention de le revendre, mais pour le conserver et que, par la suite, pour une cause ou pour une autre, on veuille s'en défaire, ce n'est pas du commerce, quoi qu'on le vende plus cher. Cela peut être licite, soit que l'on ait amélioré cet objet, soit que les prix aient varié selon l'époque ou le lieu, soit en raison des risques auxquels on s'expose en transportant ou en faisant transporter cet objet d'un lieu dans un autre. En ce cas, ni l'achat ni la vente n'est injuste.

3. Les clercs ne doivent pas seulement s'abstenir de ce qui est mal en soi, mais encore ce qui a l'apparence du mal. Or cela se produit avec le négoce, soit parce qu'il est ordonné à un profit terrestre que les clercs doivent mépriser, soit parce que les péchés qui s'y commettent sont trop fréquents. Comme dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 26.29) : « Le commerçant évite difficilement les péchés de la langue. » Il y a d'ailleurs une autre raison, c'est que le commerce exige une trop grande application d'esprit aux choses de ce monde et détourne par là du souci des biens spirituels ; c'est pourquoi S. Paul écrivait (2 Timothée 2.4) : « Celui qui est enrôlé au service de Dieu ne doit pas s'embarrasser des affaires du siècle. » Toutefois il est permis aux clercs d'utiliser, en achetant ou en vendant, la première forme de commerce qui est ordonnée à procurer les biens nécessaires à la vie.

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