Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

82. LA DÉVOTION

  1. Est-elle un acte spécial ?
  2. Est-elle un acte de religion ?
  3. Sa cause.
  4. Son effet.

1. La dévotion est-elle un acte spécial ?

Objections

1. Apparemment non. Ce qui est une modalité d'autres actes ne peut être un acte spécial : or c'est le cas, Semble-t-il, de la dévotion, car on lit au deuxième livre des Chroniques (2 Chroniques 29.31) : « La foule tout entière offrit d'une âme dévote ses victimes, ses louanges et ses holocaustes. »

2. Aucun acte spécial ne se trouve en des genres divers comme sont les actes spirituels et corporels ; or on appelle « dévote » aussi bien une méditation qu'une génuflexion.

3. Tout acte spécial doit appartenir soit à la puissance appétitive, soit à la puissance cognitive. Or ni l'une ni l'autre ne compte la dévotion parmi ses actes propres, si l'on parcourt l'énumération donnée jadis de leurs différentes espèces d'actes. La dévotion n'est donc pas un acte spécial.

En sens contraire, c'est par nos actes que nous méritons. Mais la dévotion a une raison spéciale de mérite. Donc elle est un acte spécial.

Réponse

Dévotion vient de « dévouer » et l'on appellera « dévots » ceux qui, en quelque sorte, « vouent » à Dieu leur propre personne par un assujettissement total. C'est ainsi que l'antiquité païenne désignait par ce terme ceux qui se « dévouaient » aux idoles, en se livrant à la mort pour le salut de leur armée, comme Tite-Live le raconte des deux Decius. On voit par là ce qu'est la dévotion : rien autre qu'une volonté de se livrer promptement à ce qui concerne le service de Dieu. Ainsi est-il dit dans l'Exode (Exode 35.23) : « Toute l'assemblée des fils d'Israël, d'une âme très prompte et dévote, offrit les prémices au Seigneur. » Ce vouloir, portant sur le prompt accomplissement de ce qui tient au service divin, est manifestement un acte spécial. Donc la dévotion est un acte spécial de la volonté.

Solutions

1. Ce qui meut impose son mode au mouvement du mobile. La volonté meut les autres facultés de l'âme à leurs actes respectifs, et elle-même en tant qu'elle est de la fin se meut à vouloir les moyens, nous l'avons vu. Et puisque la dévotion est un acte de volonté par lequel on fait offrande de soi-même à Dieu pour le servir, lui qui est fin ultime de tout ce que nous faisons, il s'ensuit qu'elle impose une modalité aux actes humains : actes de la volonté elle-même s'appliquant aux moyens, ou bien encore actes des autres puissances soumises à son impulsion.

2. Parmi les actes humains, si l'on retrouve la dévotion en des genres divers, ce n'est pas comme une espèce unique sous des genres différents, mais on l'y trouve selon la façon dont le mouvement imprimé par le moteur se retrouve virtuellement dans les mouvements du mobile.

3. La dévotion est un acte de la puissance appétitive, et c'est un mouvement de la volonté. nous venons de le dire.


2. La dévotion est-elle un acte de religion ?

Objections

1. Il ne le paraît pas, si l'on se rappelle que la dévotion consiste à se livrer à Dieu. Mais c'est là surtout le fait de la charité, car, selon Denys « l'amour divin produit l'extase ; grâce à lui, ceux qui aiment ne s'appartiennent plus, ils appartiennent à ce qu'ils aiment ». Donc la dévotion est plutôt un acte de charité que de religion.

2. La charité vient avant la religion, mais elle-même est précédée par la dévotion, car la Sainte Écriture symbolise la charité par le feu, et la dévotion par la graisse, qui est la matière du feu. Donc la dévotion n'est pas un acte de la religion.

3. La religion nous ordonne seulement à Dieu, nous l'avons dit. Mais on a aussi de la dévotion pour des hommes : on parle de gens dévots à tels saints personnages ; on dit même de certains sujets qu'ils sont à la dévotion de leurs maîtres : le pape Léon montre « les Juifs s'exprimant comme des gens à la dévotion des lois romaines lorsqu'ils disaient : ‘Nous n'avons de roi que César’ ».

En sens contraire, dévotion vient de « vouer », nous l'avons dit à l'article précédent. Mais le vœu est un acte de religion. Donc la dévotion aussi.

Réponse

C'est à la même vertu qu'il appartient de vouloir faire quelque chose, et de tenir sa volonté prompte à l'accomplir ; ces deux actes ont en effet un même objet. Ainsi, dit Aristote, « la justice fait vouloir et accomplir ce qui est juste ». Or il est évident que les œuvres concernant le culte ou le service divin sont le domaine propre de la religion, nous l'avons vu. C'est donc à elle qu'on attribuera l'acte de tenir sa volonté prompte à les exécuter : c'est cela être dévot. Il est donc clair que la dévotion est un acte de la religion.

Solutions

1. Que l'homme se livre à Dieu en s'unissant à lui spirituellement, cela relève immédiatement de la charité. Mais qu'il se livre à Dieu pour des œuvres de culte, cela relève immédiatement de la religion ; la charité n'y intervient que médiatement, comme principe de la religion.

2. La graisse corporelle est produite par la chaleur naturelle qui digère les aliments, et elle-même conserve et alimente cette chaleur. Semblablement la charité engendre la dévotion, car l'amour rend prompt au service de l'ami ; et en outre, la dévotion nourrit la charité, de même que toute amitié se conserve et s'accroît par l'exercice et la pensée de services amicaux.

3. La dévotion qu'on a pour les saints morts ou vivants ne s'arrête pas à eux, mais aboutit à Dieu, que nous révérons en ses ministres. Quant à la dévotion dont on parle dans les rapports de subordonnés à maîtres temporels, elle est d'un autre ordre, comme le service des maîtres d'ici-bas diffère de celui de Dieu.


3. La cause de la dévotion

Objections

1. La méditation contemplative ne peut causer la dévotion, car aucune cause ne fait obstacle à son effet. Or les méditations subtiles de l'intelligence empêchent souvent la dévotion.

2. Si la contemplation était la cause propre et essentielle de la dévotion, il faudrait que les objets de la plus haute contemplation éveillent davantage la dévotion. C'est tout le contraire qui apparaît. Souvent la dévotion est excitée par la considération de la passion du Christ et les autres mystères de son humanité, plus que par la vue de la grandeur divine.

3. Si cela était, il faudrait que les plus aptes à la contemplation soient aussi les plus disposés à la dévotion. C'est le contraire que nous voyons.

On rencontre plus souvent de la dévotion chez des gens simples et chez les femmes, en qui l'on trouve peu de contemplation. Celle-ci n'est donc pas la cause propre de la dévotion.

En sens contraire, on dit dans le Psaume (Psaumes 39.4) : « Dans ma méditation s'animera l'ardeur du feu. » Mais le feu spirituel engendre la dévotion. Donc la méditation est cause de dévotion.

Réponse

La cause extérieure et principale de la dévotion c'est Dieu. S. Ambroise écrit : « Dieu appelle ceux qu'il juge bon d'appeler, rend religieux celui qu'il veut, et s'il l'avait voulu il eût transformé en dévotion l'indifférence des Samaritains. » Quant à la cause intérieure, qui tient à nous, c'est nécessairement la méditation ou contemplation. Nous l'avons dit en effet la dévotion est un acte de la volonté, qui fait qu'on se livre avec promptitude au service de Dieu. Or, tout acte de volonté procède d'une certaine vue de l'esprit, du fait que le bien perçu par l'intelligence est l'objet de la volonté. « La volonté naît de l'intelligence » dit S. Augustin. Nous en déduirons nécessairement que la méditation est cause de dévotion, pour autant qu'elle fait naître en nous cette conviction qu'on doit se livrer au service divin. À cela mènent deux ordres de considérations. Les unes prises de la divine bonté et de ses bienfaits, selon le Psaume (Psaumes 73.28) : « Il m'est bon d'adhérer à Dieu et de placer dans le Seigneur mon espoir. » Cette considération éveille l'amour de charité, cause prochaine de la dévotion. Un autre sujet de méditation se tire de nous-même et de la vue des déficiences qui nous forcent à nous appuyer sur Dieu, selon le Psaume (Psaumes 121.1) : « J'ai levé les yeux vers les sommets d'où me viendra le secours. Mon secours vient du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre. » Cette vue exclut la présomption, qui, nous faisant compter sur nos propres forces, nous empêche de nous soumettre à Dieu.

Solutions

1. La considération de ce qui excite naturellement l'amour de Dieu cause la dévotion. Mais la considération de tout ce qui y est étranger, en distrayant l'esprit, empêche la dévotion.

2. Ce qui tient à la divinité doit plus que toute autre chose, à le prendre en soi, éveiller l'amour et par suite la dévotion parce que Dieu doit être aimé plus que toute chose. Mais la faiblesse de l'esprit humain, de même qu'elle a besoin d'être conduite par la main jusqu'à la connaissance divine, veut que nous n'atteignions pas à l'amour sans l'aide de réalités sensibles, adaptées à notre connaissance. En premier lieu ce sera l'humanité du Christ, selon cette préface du missel pour Noël : « En sorte que connaissant Dieu sous cette forme visible nous soyons par lui ravis en l'amour des réalités invisibles. » Regarder l'humanité du Christ est donc le moyen par excellence d'exciter la dévotion. C'est comme un guide qui nous prendrait par la main. Cependant la dévotion s'attache principalement à ce qui concerne la divinité.

3. La science, comme tout ce qui implique grandeur, est une occasion pour l'homme de se fier à lui-même et l'empêche donc de se livrer totalement à Dieu. C'est donc là parfois un obstacle occasionnel à la dévotion ; tandis que des gens simples et des femmes ont une abondante dévotion parce qu'ils répriment tout orgueil. Mais la science ou toute autre perfection que ce soit, si on la soumet parfaitement à Dieu, accroît la dévotion.


4. L'effet de la dévotion

Objections

1. Il semble que l'allégresse ne soit pas l'effet de la dévotion. Car, on l'a dit. la passion du Christ est un des principaux motifs qui l'éveillent, et c'est une considération affligeante pour l'âme selon les Lamentations (Lamentations 3.19) : « Rappelle-toi ma pauvreté, l'absinthe et le fiel », ce qui évoque la Passion, et le texte ajoute : « Oui, je me souviendrai, et mon âme se consumera en moi. » La délectation, la joie, n'est donc pas l'effet de la dévotion.

2. La dévotion est avant tout le sacrifice intérieur de l'esprit. Mais il est dit dans le Psaume (Psaumes 51.19) : « Le sacrifice pour Dieu, c'est l'esprit broyé. » La dévotion produit donc plus de peine que de plaisir ou de joie.

3. S. Grégoire de Nysse remarque que « si le rire vient de la joie, les larmes et les gémissements sont signes de tristesse ». Mais il arrive que par dévotion des gens fondent en larmes. Donc l'allégresse ou la joie ne vient pas de la dévotion.

En sens contraire, nous demandons, dans une oraison du missel que « ceux que les jeûnes châtient, une sainte dévotion les réjouisse ».

Réponse

Par soi, et à titre principal, la dévotion cause l'allégresse de l'âme. Mais à titre dérivé et par accident, elle engendre la tristesse. Deux ordres de considérations, nous l'avons dit font naître la dévotion. Le rôle principal y revient à la considération de la bonté divine, parce que cette considération rejoint le terme du mouvement par lequel la volonté se livre à Dieu. Par elle-même cette vue est suivie de délectation, selon le Psaume (Psaumes 77.4) : « je me suis souvenu de Dieu et me suis délecté. » Par accident, toutefois, elle cause de la tristesse, chez ceux qui ne jouissent pas encore pleinement de Dieu, selon le Psaume (Psaumes 42.3) : « Mon âme a soif de Dieu, la source vive. » Une deuxième cause de notre dévotion, nous l'avons dit, c'est la considération de nos propres déficiences, car elle regarde le point dont nous partons et nous éloignons, dans le mouvement de la volonté dévote : elle ne veut plus exister en soi-même, mais se soumettre à Dieu. Ici tout se passe à l'inverse du cas précédent. En elle-même, cette considération est de nature à causer de la tristesse, par le rappel de nos misères, mais elle peut être l'occasion d'allégresse, dans l'espoir du secours divin. C'est ainsi que premièrement et par soi la dévotion engendre la joie, secondairement et par accident la bonne tristesse « qui est selon Dieu ».

Solutions

1. Ce qui nous attriste, dans la considération de la passion du Christ, c'est la misère humaine que le Christ est venu enlever et pour laquelle « il a fallu qu'il souffre ». Mais il y a de quoi nous remplir d'allégresse si nous songeons à la bonté de Dieu envers nous, qui nous a procuré une telle libération.

2. L'esprit broyé par la misère de la vie présente trouve sujet de se réjouir en considérant la bonté divine et en espérant le secours divin.

3. Les larmes jaillissent de la tristesse, mais aussi d'un cœur attendri. On le constate surtout dans ces joies dont l'objet même évoque des souvenirs attristants. On pleure d'attendrissement lorsqu'on retrouve un fils, un ami très cher qu'on avait crus perdus. C'est de cette façon que la dévotion fait verser des larmes.

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