Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

101. LA PIÉTÉ

Après la religion, il faut étudier la piété. Cette étude nous fera suffisamment connaître les vices qui lui sont opposés.

  1. À qui la piété s'étend-elle ?
  2. Quels services rend-elle ?
  3. Est-elle une vertu spéciale ?
  4. Peut-on, sous couvert de religion, omettre les devoirs de la piété filiale ?

1. À qui la piété s'étend-elle ?

Objections

1. Selon S. Augustin : « Par piété l'on entend d'ordinaire, à proprement parler, le culte de Dieu, auquel les Grecs donnent le nom de eusébéia. » Mais le culte de Dieu est exclusivement rapporté à Dieu, non aux hommes. Donc la piété ne s'étend pas de façon déterminée à certaines personnes humaines.

2. S. Grégoire nous dit : « La piété fait son festin à son jour, quand elle remplit les entrailles du cœur des œuvres de miséricorde. » Mais, d'après S. Augustin, les œuvres de miséricorde doivent être pratiquées envers tous. Donc la piété ne s'étend pas à des personnes déterminées.

3. Dans les affaires humaines, il y a bien d'autres relations que la consanguinité et la concitoyenneté, comme le montre Aristote, et sur chacune d'elles se fonde une certaine amitié, qui semble être la vertu de piété, d'après la Glose (2 Timothée 3.5) : « Ayant les apparences de la piété... » Donc la piété ne s'étend pas seulement aux parents et aux concitoyens.

En sens contraire, Cicéron déclare : « La piété est l'exact accomplissement de nos devoirs envers nos parents et les amis de notre patrie. »

Réponse

L'homme est constitué débiteur à des titres différents vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. À ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos père et mère et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. C'est pourquoi, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses père et mère et à sa patrie. En conséquence, de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. D'ailleurs, le culte des parents s'étend à tous ceux de la même ascendance, comme le montre Aristote. Or, dans le culte de la patrie est compris le culte de tous les concitoyens et de tous les amis de la patrie. C'est pourquoi la piété s'étend à ceux-là par priorité.

Solutions

1. Le plus comprend le moins. C'est pourquoi le culte dû à Dieu comprend en lui-même, comme l'un de ses éléments, le culte dû aux parents. D'où cette parole en Malachie (Malachie 1.6) : « Si je suis Père, où donc est l'honneur qui m'est dû ? » Sous ce rapport, la piété peut aussi se référer au culte divin.

2. Comme dit S. Augustin : « Le mot piété est encore employé par le peuple pour désigner les œuvres de miséricorde ; ce sens vient, je pense, de ce que Dieu recommande particulièrement de telles œuvres, déclarant qu'elles lui sont autant et plus agréables que les sacrifices. » C'est en ce sens qu'on l'applique à Dieu même en l'appelant pieux.

3. Les relations de consanguinité et de concitoyenneté touchent aux principes de notre être de plus près que celles d'amitié ; la piété s'étend donc davantage à elles.


2. Quels services la piété rend-elle ?

Objections

1. Il semble que la piété n'ait pas pour objet d'apporter un soutien à nos parents. Elle semble en effet concernée par le précepte du décalogue : « Honore ton père et ta mère. » Mais il ne prescrit que de leur montrer de l'honneur. Donc il ne revient pas à la piété de nous faire soutenir nos parents.

2. On doit thésauriser pour ceux qu'on est obligé de soutenir. Mais l'Apôtre dit (2 Corinthiens 13.14) : « Ce ne sont pas les enfants qui doivent thésauriser pour les parents. » Donc la piété ne les oblige pas à soutenir ceux-ci.

3. Comme nous l'avons dit à l'article précédent, la piété ne s'étend pas seulement aux parents, mais aussi aux autres consanguins et concitoyens. Pourtant on n'est pas obligé de soutenir tous ses consanguins et concitoyens. Ni non plus, donc, ses parents.

En sens contraire, le Seigneur reproche aux pharisiens d'empêcher les enfants d'assister leurs parents (Matthieu 15.3).

Réponse

On doit quelque chose aux parents et aux concitoyens de deux façons : par essence ou par accident. Par essence on leur doit ce qui convient au père en tant que tel. Puisqu'il est un supérieur comme étant le principe du fils, celui-ci lui doit respect et service. Par accident, on doit au père ce qui lui convient selon une circonstance accidentelle ; par exemple, s'il est malade on doit le visiter et lui procurer des soins ; s'il est pauvre on doit le soutenir, et ainsi de tout ce qui est englobé dans le service qu'on lui doit. C'est pourquoi Cicéron dit que la piété comporte devoir et culte : le devoir se rapporte au service, le culte au respect ou à l'honneur rendu, parce que, selon S. Augustin, « on dit que nous avons un culte pour les personnes à qui nous accordons fréquemment honneur, souvenir ou présence ».

Solutions

1. L'honneur envers les parents signifie aussi bien l'assistance qui leur est due, selon l'interprétation donnée par le Seigneur lui-même (Matthieu 15.3). Et cela, parce que assister un père, c'est lui payer une dette comme à quelqu'un de supérieur.

2. Le père, ayant le caractère de principe vis-à-vis de l'enfant qui procède de lui, doit donc, par le fait même qu'il est père, subvenir aux besoins de son enfant, et non pas seulement pour une heure, mais pour toute sa vie, ce qui implique thésauriser. L'assistance donnée au père par le fils est accidentelle : elle résulte de quelque nécessité actuelle qui lui impose de secourir dans le présent, sans toutefois thésauriser pour l'avenir, car il est naturel que les enfants succèdent aux parents et non pas les parents aux enfants.

3. Comme le dit Cicéron le culte et le devoir sont dus à tous ceux qui nous sont « unis par le sang ou l'amour de la patrie », non pas à tous également, mais surtout à nos parents, et aux autres dans la mesure de nos ressources et de leur situation sociale.


3. La piété est-elle une vertu spéciale ?

Objections

1. Non, car le service et le culte procèdent de l'amour. Or cela ressortit à la piété. Donc celle-ci n'est pas une vertu distincte de la charité.

2. Rendre un culte à Dieu est le propre de la religion. Mais la piété aussi rend un culte à Dieu, dit S. Augustin. Donc la piété ne se distingue pas de la religion.

3. La piété qui honore et sert la patrie semble s'identifier à la justice légale, qui vise le bien commun. Mais la justice légale est une vertu générale, comme le montre Aristote. Donc la piété n'est pas une vertu spéciale.

En sens contraire, Cicéron fait de la piété une partie de la justice.

Réponse

Ce qui spécialise une vertu, c'est qu'elle vise son objet sous un point de vue spécial. Il revient à la raison de justice de payer une dette à autrui ; payer une dette spéciale à une personne déterminée sera donc l'objet d'une vertu spéciale. Or, l'homme est débiteur à un titre particulier envers ce qui est par rapport à lui principe connaturel d'être et de gouvernement. C'est ce principe que considère la piété, en tant qu'elle rend un culte et des devoirs aux parents et à la patrie, et à ceux qui leur sont ordonnés. Elle est donc une vertu spéciale.

Solutions

1. De même que la religion est une protestation de la foi, de l'espérance et de la charité, par lesquelles l'homme s'ordonne à Dieu de façon primordiale, de même la piété est une protestation de l'amour qu'on a envers ses parents et sa patrie.

2. Dieu est principe d'être et de gouvernement d'une manière bien plus excellente que le père ou la patrie. La religion qui rend un culte à Dieu est donc une vertu différente de la piété qui rend un culte aux parents et à la patrie. Mais les perfections des créatures sont attribuées à Dieu par mode de superexcellence et de causalité selon Denys. C'est ainsi que, par excellence, la piété désigne le culte de Dieu, de même que Dieu est appelé par excellence notre Père.

3. La piété s'étend à la patrie en tant que celle-ci est pour nous un certain principe de notre être ; tandis que la justice légale envisage le bien de la patrie sous le point de vue du bien commun. C'est pourquoi la justice légale est, plus que la piété, une vertu générale.


4. Peut-on, sous couvert de religion, omettre les devoirs de la piété filiale ?

Objections

1. Il semble bien que pour un motif religieux on puisse omettre les devoirs de la piété filiale. Le Seigneur dit en effet (Luc 14.26) : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, son épouse et ses enfants, ses frères et sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » On dit à la louange de Jacques et Jean (Matthieu 4.22) : « Abandonnant leurs filets et leur père, ils suivirent le Christ. » Et l'on dit à la louange des Lévites (Deutéronome 33.9) : « Celui qui a dit à son père et à sa mère : ‘je ne vous connais pas’, et de ses frères : ‘je les ignore’, et ils ont ignoré leurs fils : ceux-là ont gardé la parole. » Mais si l'on ignore ses parents et les autres consanguins, ou même si on les hait, on omet nécessairement les devoirs de la piété envers eux. Donc on doit omettre les devoirs de la piété pour cause de religion.

2. À celui qui disait (Matthieu 8.21 ; Luc 9.59) « Permets-moi d'aller d'abord ensevelir mon père », le Seigneur répondit : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. Mais toi, va-t'en annoncer le royaume de Dieu », ce qui ressortit à la religion. Mais enterrer son père ressortit au devoir de la piété. Donc il faut omettre un devoir de piété par motif religieux.

3. Dieu est appelé par excellence « notre Père ». Mais de même que nous honorons un parent par les services de la piété, nous honorons Dieu par la religion. Donc on doit omettre les services de la piété filiale en vue du culte de religion.

4. Les religieux sont tenus, par un vœu qu'il n'est pas permis de transgresser, à pratiquer des observances. Celles-ci les empêchent de subvenir aux besoins de leurs parents, soit par la pauvreté qui leur enlève tout bien propre, soit par l'obéissance parce qu'ils ne peuvent sortir du cloître sans la permission de leurs supérieurs. Donc les devoirs de la piété filiale doivent être négligés par religion.

En sens contraire, le Seigneur (Matthieu 15.3) blâme les pharisiens qui, pour un motif religieux, enseignaient à refuser l'honneur dû aux parents.

Réponse

La religion et la piété sont toutes les deux des vertus. Or aucune vertu n'est contraire ou opposée à une autre car, selon Aristote le bien n'est pas contraire au bien. Il est donc impossible que la religion et la piété se fassent mutuellement obstacle de telle sorte que les actes de l'une empêchent les actes de l'autre. En effet, tout acte vertueux, nous l'avons montré, est limité par les circonstances qui s'imposent ; si on les dépasse, ce ne sera plus un acte vertueux, mais un acte vicieux. Il appartient donc à la piété filiale de rendre à ses parents service et honneur dans la mesure qui s'impose. Or, ce n'est pas observer cette mesure que de tendre à honorer son père plus que Dieu. Mais, dit S. Ambroise (Luc 12.52), la piété religieuse passe avant les liens de parenté. Donc, si le culte des parents nous éloignait du culte de Dieu, ce ne serait plus de la piété envers les parents que de s'opposer au culte envers Dieu. Aussi S. Jérôme écrit-il dans sa lettre à Héliodore : « Avance, et foule aux pieds ton père, avance, et foule aux pieds ta mère, vole vers l'étendard de la croix. C'est ici une forme suprême de piété que d'être cruel. » C'est pourquoi, en ce cas, il faut faire passer la religion envers Dieu avant les devoirs envers les parents. Mais si ces devoirs ne nous détournent pas du culte dû à Dieu, ce sont dès lors des actes de piété filiale, qu'il ne faut pas négliger sous prétexte de religion.

Solutions

1. S. Grégoire interprète cette parole du Seigneur en ce sens que « nous devons haïr et fuir nos parents s'ils s'opposent à nous dans la voie qui mène à Dieu ». En effet, si nos parents nous provoquent au péché et nous détournent de la religion, nous devons, à ce point de vue, les abandonner et les haïr. C'est dans ce même sens que s'explique l'attitude des Lévites qui, sur l'ordre de Dieu, n'épargnèrent pas leurs parents coupables d'idolâtrie (Exode 32.26). Jacques et Jean sont loués d'avoir laissé leur père pour suivre jésus, non parce que ce père les provoquait au mal, mais parce qu'ils estimaient que celui-ci pouvait vivre autrement, s'ils suivaient le Christ.

2. S. Chrysostome explique ainsi la défense faite par le Seigneur au disciple d'aller ensevelir son père : « Par là il lui épargna bien des maux ; les larmes les chagrins et toutes les émotions pénibles auxquelles on peut s'attendre. Après les funérailles, c'eût été la lecture du testament, le partage des biens, et le reste. Et surtout, il y avait d'autre personnes qui pouvaient rendre au défunt les derniers devoirs. »

S. Cyrille donne cette autre interprétation « Ce disciple ne demanda pas d'aller ensevelir son père qui venait de mourir, mais il voulait l'assister dans sa vieillesse jusqu'au moment de l'ensevelir. Ce que le Seigneur n'a pas accordé parce qu'il y avait d'autres parents qui pouvaient prendre ce soin. »

3. Les devoirs que nous rendons par piété à nos parents selon la chair, nous les rapportons à Dieu, de même que les autres œuvres de miséricorde que nous pratiquons envers tous nos proches, selon la parole (Matthieu 25.40) : « Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. » C'est pourquoi, si nos services envers nos parents selon la chair sont absolument nécessaires pour les assister, nous ne devons pas, sous couvert de religion, les abandonner. Mais, s'il nous est impossible de vaquer à leur service sans commettre de péché, ou encore s'ils peuvent être assistés sans notre secours, il est permis d'omettre ces services pour vaquer plus généreusement à la religion.

4. On doit parler différemment de celui qui est encore établi dans le monde et de celui qui a déjà fait profession religieuse. Car celui qui est établi dans le monde, s'il a des parents qui ne peuvent subsister sans lui, ne doit pas les abandonner pour entrer en religion, parce qu'il transgresserait le précepte d'honorer ses père et mère. Certains disent pourtant que même en ce cas il pourrait licitement les abandonner en confiant leur soin à Dieu. Mais si l'on envisage correctement les choses, ce serait tenter Dieu, puisque, sachant par la sagesse humaine ce que l'on doit faire, on mettrait en danger ses parents en espérant que Dieu les secourra.

Mais s'ils pouvaient vivre sans l'aide de leur fils, celui-ci pourrait licitement entrer en religion en abandonnant ses parents. Parce que les enfants ne sont pas tenus de soutenir leurs parents, sauf pour motif de nécessité, nous l'avons dit.

Quant à celui qui a fait profession, il est regardé dès lors comme mort au monde. Il ne doit donc pas, même pour assister ses parents, quitter le cloître où il est enseveli avec le Christ, et s'engager de nouveau dans les affaires du siècle. Il est tenu cependant, sans manquer à l'obéissance envers son supérieur et à son état religieux, de s'efforcer avec piété d'aider ses parents.

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