Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

110. LE MENSONGE

  1. Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité, comme contenant de la fausseté ?
  2. Ses espèces.
  3. Est-il toujours un péché ?
  4. Un péché mortel ?

1. Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité comme contenant de la fausseté ?

Objections

1. Il semble que non, car les contraires ne peuvent coexister. Mais le mensonge peut coexister avec la vérité, car celui qui dit le vrai en croyant que c'est faux, celui-là ment, dit S. Augustin dans son livre Contre le mensonge. Donc le mensonge ne s'oppose pas à la vérité.

2. La vertu de vérité ne consiste pas seulement en des paroles, mais aussi en des actes, car selon Aristote « cette vertu fait dire la vérité dans les discours et dans la vie ». Mais le mensonge consiste exclusivement en des paroles, puisqu'on le définit « une parole de signification fausse ». Donc il apparaît que le mensonge ne s'oppose pas directement à la vertu de vérité.

3. S. Augustin écrite : « Ce qui fait la faute du menteur, c'est son désir de triompher. » Mais cela s'oppose à la bienveillance ou à la justice plutôt qu'à la vérité.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « Tout le monde s'accorde à appeler menteur celui qui profère le faux en vue de tromper. Il est donc évident que le mensonge consiste à dire le faux avec l'intention de tromper. » Donc le mensonge s'oppose à la vérité.

Réponse

Deux choses spécifient un acte moral son objet et sa fin. La fin est l'objet de la volonté, qui a raison de moteur dans les actes moraux. Les puissances mues par la volonté ont chacune leur objet, qui est l'objet prochain de l'acte volontaire et qui joue dans l'acte de volonté par rapport à la fin le même rôle que la matière vis-à-vis de la forme, comme nous l'avons montré. Or, nous venons de dire que la vérité, et par conséquent les vices contraires, consistent à exprimer quelque chose à l'aide de certains signes, ce qui est un acte de la raison qui rattache le signe à la chose signifiée. En effet, toute représentation exige un rapprochement, œuvre propre de la raison; ainsi les animaux expriment bien quelque chose, mais sans en avoir l'intention ; leur instinct les pousse à certains actes qui de fait sont expressifs. Cependant, une expression ou énonciation n'est un acte moral qu'à condition d'être volontaire et intentionnelle, et son objet propre, c'est le vrai ou le faux. — Or, la volonté déréglée peut avoir une double intention : d'abord exprimer ce qui est faux, et par cette expression tromper quelqu'un. Donc si ces trois conditions se trouvent réunies : fausseté de ce qui est dit, volonté d'exprimer cette fausseté, intention de tromper, le résultat est triple aussi : fausseté matérielle, puisqu'on dit quelque chose de faux ; fausseté formelle puisqu'on veut le dire ; fausseté efficiente, puisqu'on a l'intention de le faire croire. Mais c'est la fausseté formelle qui constitue la raison de mensonge, à savoir la volonté d'exprimer ce qui est faux. C'est pourquoi on appelle « mensonge » (mendacium) ce que l'on dit « contre sa pensée » (contra mentem).

Ainsi donc, dire ce qui est faux en le croyant vrai, c'est fausseté matérielle, mais non formelle, puisque étrangère à l'intention. Ce n'est donc pas un mensonge au sens propre du terme, car ce qui n'est pas intentionnel est accidentel et ne saurait donc constituer une différence spécifique. — La fausseté formelle consiste à dire ce qui est faux avec la volonté de le dire; quand bien même ce serait vrai, pareil acte, considéré au point de vue de la volonté et de la moralité, contient par lui-même la fausseté, et la vérité ne s'y rencontre que par accident. Cela entre donc dans l'espèce mensonge. — Vouloir tromper quelqu'un, lui faire croire ce qui est faux, cela ne ressortit pas spécifiquement au mensonge, mais à une certaine perfection du mensonge, de même qu'un être physique reçoit son espèce de sa forme, quand bien même l'effet de celle-ci serait absent : par exemple, un corps pesant maintenu dans l'air par une violence qui lui est faite et qui l'empêche de suivre l'exigence de sa forme, qui l'attire en bas.

Il est donc évident que le mensonge s'oppose directement et formellement à la vertu de vérité.

Solutions

1. On doit toujours juger une chose sur ce qui est en elle formellement et par sa nature même, plutôt que sur ce qui s'y trouve matériellement et par accident. Dire ce qui est vrai alors qu'on a l'intention de dire ce qui est faux est donc plus opposé à la vérité, comme vertu morale, que de dire ce qui est faux avec l'intention de dire vrai.

2. Comme dit S. Augustin, les mots tiennent la première place parmi les signes. C'est pourquoi, quand on définit le mensonge « une parole de signification fausse », on entend par là tous les signes. Aussi, celui qui aurait l'intention d'exprimer quelque chose de faux par gestes, ne serait pas innocent de mensonge.

3. Le désir de tromper appartient à l'effet ultime du mensonge, non à son espèce, de même qu'aucun effet n'appartient à l'espèce de ce qui le cause.


2. Les espèces du mensonge

Objections

1. La division du mensonge en officieux, joyeux et pernicieux semble maladroite. En effet, une division doit se prendre de ce qui convient essentiellement à la réalité en question, Aristote l'a montré. Mais l'intention du résultat n'appartient pas à l'espèce de l'acte moral et n'a qu'un rapport accidentel avec lui, semble-t-il ; aussi des résultats en nombre infini peuvent-ils découler d'un seul acte. Or cette division est prise de l'intention visant le résultat, car le mensonge joyeux se fait par jeu, le mensonge officieux pour rendre service, et le mensonge pernicieux afin de nuire. Donc cette division du mensonge est inadéquate.

2. S. Augustin dans son traité, divise le mensonge en huit : 1° « doctrinal et religieux » ; 2° « sans utilité pour personne et nuisible à quelqu'un » ; 3° « utile à l'un au préjudice d'un autre » ; 4° « fait pour le seul plaisir de tromper » ; 5° « fait par désir de plaire » ; 6° « ne nuit à personne et aide quelqu'un à garder son argent » ; 7° ... « et aide à éviter la mort » ; 8° ... « et aide à éviter la souillure. » Donc la première division du mensonge était insuffisante.

3. Aristote divise le mensonge en « jactance » qui exagère la vérité et « ironie » qui la diminue. Ces deux espèces de mensonge ne se trouvent pas dans la division qu'on nous propose. Il semble donc que celle-ci soit inadaptées.

En sens contraire, cette parole du Psaume (Psaumes 5.7) : « Tu fais périr les menteurs », est ainsi commentée par la Glose : « Il y a trois espèces de mensonge : celui qui a pour but le salut ou l'avantage de quelqu'un ; celui qui est fait par plaisanterie ; celui qui est inspiré par la méchanceté. » C'est la division du mensonge en officieux, joyeux, pernicieux, qui est donc justifiée.

Réponse

On peut donner du mensonge une triple division. 1° La première est prise de la raison même de mensonge ; elle est donc propre et essentielle. À ce point de vue, le mensonge se divise en deux espèces : la jactance, qui va au-delà de la vérité ; l'ironie, qui reste en deçà, d'après Aristote. Cette division est bien essentielle, puisque le mensonge, par sa nature même, est contraire à la vérité qui est une égalité à laquelle s'opposent directement l'excès et le défaut, nous l'avons dit à l'article précédent. 2° La deuxième division considère le mensonge en tant qu'il a raison de faute, plus ou moins grave selon le but que l'on se propose en le disant. La faute est plus grave si l'on veut nuire au prochain ; c'est le mensonge pernicieux. Elle l'est moins, si l'on a en vue quelque bien : un plaisir, et c'est le mensonge joyeux ; un avantage, et c'est le mensonge officieux, qu'il s'agisse d'aider quelqu'un ou de le protéger. Telle est la division présentée au début de cet article. 3° La troisième division est plus générale et considère uniquement le but du mensonge, sans envisager si cela augmente ou diminue sa gravité. C'est la division en huit membres de la deuxième objection. Les trois premiers sont compris dans le mensonge pernicieux, d'abord contre Dieu c'est le mensonge « doctrinal et religieux » ensuite contre le prochain, soit avec la seule intention de « nuire à quelqu'un sans utilité pour personne », soit avec celle « d'être utile à une personne au préjudice d'une autre ». Le premier de ces trois mensonges est le plus grave, comme toujours quand un péché est contre Dieu, nous l'avons dit ; le deuxième l'est plus que le troisième, que diminue l'intention d'être utile. — La quatrième espèce, à la différence des précédentes qui aggravent le mensonge, ne l'aggrave ni ne le diminue : c'est le mensonge « par seul plaisir de mentir », et Aristote remarque que « ce mensonge et le plaisir que l'on y trouve viennent de ce que l'on a l'habitus du mensonge ». — Les quatre dernières espèces diminuent le péché de mensonge. La cinquième en effet, est le mensonge joyeux, que l'on dit « par désir de plaire ». Les sixième, septième et huitième espèces se rattachent au mensonge officieux qui « aide quelqu'un à garder son argent », ou est utile à son corps : « lui sauver la vie » ; ou à sa vertu : « le préserver d'une faute qui souille le corps ». Enfin, il est clair que plus grand est le bien sur lequel se porte l'intention, plus aussi le péché est diminué. C'est pourquoi, à bien regarder, les quatre dernières espèces de mensonge sont disposées comme il convient en ordre de gravité décroissante, car ce qui est utile l'emporte sur ce qui est agréable, la vie du corps est préférable aux richesses, mais elle ne vient elle-même qu'après l'honneur et la vertu.

Solutions

Cela donne la réponse aux Objections.


3. Le mensonge est-il toujours un péché ?

Objections

1. Il semble bien que non ; car, très évidemment, les évangélistes n'ont pas péché en rédigeant les évangiles. Pourtant ils semblent avoir dit quelque chose de faux, car les paroles du Christ, et aussi celles d'autres personnages, sont rapportées différemment par l'un ou l'autre, d'où il apparaît que l'un ou l'autre a dit une fausseté.

2. Nul n'est récompensé par Dieu pour un péché. Or les sages-femmes d'Égypte furent récompensées par Dieu pour leur mensonge, car on lit dans l'Exode (Exode 1.21) : « Dieu leur accorda une postérité. »

3. La Sainte Écriture raconte les actions de saints personnages pour les donner en exemple. Mais nous lisons que certains hommes très saints ont menti. Ainsi Abraham affirma que son épouse était sa sœur (Genèse 12.13-19 ; 20.2-5). Jacob a menti en se donnant pour Esaü, et pourtant il a reçu la bénédiction (Genèse 27). On nous vante encore Judith qui mentit à Holopherne.

4. Il faut choisir un moindre mal pour en éviter un pire ; c'est ainsi que le médecin coupe un membre pour éviter l'infection du corps entier. Mais on fait moins de mal en communiquant une information fausse qu'en commettant ou en laissant commettre un homicide.

5. Il y a mensonge à ne pas accomplir une promesse. Mais il ne faut pas accomplir toutes les promesses, car Isidore ordonne : « Si tu as promis le mal, romps ton engagement. »

6. Le mensonge est considéré comme péché parce qu'il sert à tromper le prochain, ce qui fait dire à S. Augustin : « Si l'on s'imagine qu'il y a un genre de mensonge exempt de péché, on se trompe grossièrement en estimant qu'on peut honnêtement tromper les autres. » Mais tout mensonge n'est pas cause de tromperie, car un mensonge joyeux ne trompe personne. En effet, on ne dit pas ce genre de mensonge pour être cru mais seulement pour le plaisir ; aussi trouve-t-on parfois des expressions hyperboliques dans l'Écriture.

En sens contraire, on lit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 7.13) : « Garde-toi de dire aucun mensonge. »

Réponse

Une chose mauvaise par nature ne peut jamais être bonne et licite; parce que, pour qu'elle soit bonne, il est nécessaire que tous les éléments y concourent ; en effet, « le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut » selon Denys. Or, le mensonge est mauvais par nature ; c'est un acte dont la matière n'est pas ce qu'elle devrait être ; puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est contre nature et illégitime qu'on leur fasse signifier ce qu'on ne pense pas. Aussi Aristote dit-il que « le mensonge est par lui-même mauvais et haïssable, tandis que le vrai est bon et louable ».

Tout mensonge est donc un péché, comme l'affirme S. Augustin.

Solutions

1. Il est sacrilège de penser que l'Évangile ou quelque autre Écriture canonique affirme l'erreur, ou que leurs auteurs ont menti ; cela détruirait la certitude de la foi qui repose sur l'autorité des Écritures. Le fait que, dans l'Évangile ou ailleurs, les paroles de certains personnages sont diversement rapportées, ne constitue pas un mensonge. « Cette question, dit S. Augustin, ne doit embarrasser aucunement celui qui juge avec sagesse que la connaissance de la vérité résulte des pensées quelle que soit d'ailleurs leur expression. On voit par là que nous ne devons pas accuser de mensonge le récit que plusieurs personnes peuvent faire de ce qu'ensemble elles ont vu ou entendu ensemble, bien que la forme et les paroles diffèrent. »

2. Les sages-femmes n'ont pas reçu de récompense pour leur mensonge, mais pour la crainte de Dieu et la bonne volonté qui les portèrent à mentir. C'est ce qui est dit expressément dans l'Exode : « Parce qu'elles avaient craint Dieu, Dieu leur accorda une postérité. »

3. La Sainte Écriture, remarque S. Augustin, nous présente certains personnages comme exemple de vertu parfaite ; on ne doit donc pas croire qu'ils ont menti. Si quelques-unes de leurs paroles peuvent sembler mensongères, il faut y voir des figures et des prophéties. « Il faut croire que de tels hommes, qui ont joué un rôle considérable dans les temps prophétiques, ont dit et fait d'une manière prophétique tout ce que l'Écriture leur attribue. » Abraham, en faisant passer Sarah pour sa sœur, voulut seulement taire la vérité, selon S. Augustin mais sans dire de mensonge, et il l'explique lui-même : « Elle est vraiment ma sœur : elle est fille de mon père, quoiqu'elle ne soit pas fille de ma mère » (Genèse 20.12). — C'est figurativement que Jacob déclara être Esaü, le fils aîné d'Isaac, parce que le droit d'aînesse lui appartenait légitimement. Il fit cette déclaration par esprit prophétique, pour exprimer le mystère : un peuple puîné, celui des païens, remplacerait le fils aîné, c'est-à-dire les Juifs.

L’Écriture loue certaines personnes non pas comme modèles de vertu parfaite, mais pour des sentiments bons en eux-mêmes, qui leur firent commettre des actes répréhensibles. C'est ainsi que Judith reçoit des éloges, non pour avoir trompé Holopherne, mais pour le patriotisme qui lui fit braver le danger. Mais on peut dire aussi que les paroles de cette héroïne sont vraies au sens spirituel.

4. Le mensonge a raison de péché non seulement à cause du tort fait au prochain, mais à cause de désordre qui lui est essentiel, on vient de le dire. Or, il n'est jamais permis d'employer un moyen désordonné, donc défendu, dans l'intérêt du prochain, par exemple de voler pour faire l'aumône (excepté dans un cas de nécessité où toutes choses deviennent communes). Il n'est donc jamais permis de dire un mensonge pour soustraire quelqu'un à n'importe quel danger ; quoiqu'il soit permis de dissimuler prudemment la vérité, dit S. Augustin.

5. Celui qui a l'intention de tenir sa promesse n'est pas un menteur, puisqu'il ne parle pas contre sa pensée. Si de fait, il ne la tient pas, il manque de fidélité en changeant son projet. Cependant il peut être excusable en deux cas. 1° S'il a promis une chose évidemment mauvaise : il a péché en promettant, il a bien fait en changeant d'avis. — 2° Si les personnes ou les affaires ont changé. Comme dit Sénèque, pour être obligé de tenir une promesse, il faut que rien n'ait changé; autrement, on n'a pas été menteur en promettant, puisqu'on l'avait fait sous certaines conditions; on n'est pas infidèle en ne tenant pas, puisque ces conditions n'existent plus. Ainsi S. Paul n'avait-il pas menti lorsqu'il n'alla pas à Corinthe comme il l'avait promis (2 Corinthiens 1.15 s.), parce que des obstacles étaient survenus.

6. Dans une action on peut distinguer ce qui est fait et celui qui le fait. Le mensonge joyeux est trompeur de sa nature, quoiqu'il ne le soit ni par l'intention de celui qui le dit, ni par la manière dont il le dit. Il n'en va pas de même des hyperboles et autres figures du discours, telles qu'on en rencontre dans la Sainte Écriture. Comme dit S. Augustin : « Tout ce qui se fait ou se dit dans un sens figuré n'est pas mensonge. Tout ce qu'on énonce doit être entendu de l'objet auquel il se rapporte. Or, tout ce qui a été fait, tout ce qui a été dit d'une manière figurative, exprime ce qu'il signifie pour ceux qui doivent en comprendre le sens. »


4. Le mensonge est-il toujours péché mortel ?

Objections

1. Il semble bien, car on dit dans le Psaume (Psaumes 5.7) : « Tu extermines tous les menteurs » ; et dans la Sagesse (Sagesse 1.11) : « Une bouche mensongère donne la mort à l'âme. » Mais l'extermination et la mort de l'âme ne peuvent venir que du péché mortel. Donc tout mensonge est péché mortel.

2. Tout ce qui transgresse un précepte du décalogue est péché mortel. Mais le mensonge transgresse ce précepte du décalogue : « Tu ne feras pas de faux témoignage. »

3. S. Augustin écrite : « Aucun menteur, par son mensonge, ne respecte la foi, car il veut justement que celui à qui il ment lui accorde cette foi que lui-même ne respecte pas lorsqu'il ment. Or tout violateur de la foi commet l'iniquité. » Or on ne pourrait parler ainsi d'un péché véniel.

4. On ne peut perdre la récompense éternelle que pour un péché mortel. Or, pour un mensonge, on perd la récompense éternelle en échange d'une temporelle. En effet, selon S. Grégoire « dans la récompense des sages-femmes on découvre ce que mérite le péché de mensonge. Car la récompense de leur bonté, qui aurait pu être la vie éternelle, s'est dégradée, à cause du mensonge préalable, en récompense terrestre ». Donc même un mensonge officieux comme fut celui des sages-femmes, qui paraît le plus léger de tous, est péché mortel.

5. S. Augustin nous dit que « pour les parfaits, le précepte n'est pas seulement de ne mentir en aucune façon, mais encore de ne pas vouloir mentir ». Mais agir contre le précepte est péché mortel. Donc tout mensonge des parfaits est péché mortel et, au même titre, pour tous les autres qui autrement seraient. défavorisés.

En sens contraire, d'après S. Augustin « Il y a deux espèces de mensonge qui, sans être gravement coupables, le sont cependant : celui que nous faisons par plaisanterie, et celui que nous faisons dans l'intérêt du prochain. » Mais tout péché mortel est gravement coupable. Donc le mensonge joyeux et le mensonge officieux ne sont pas des péchés mortels.

Réponse

Le péché mortel est proprement celui qui s'oppose à la charité, laquelle donne à l'âme d'être unie à Dieu, nous l'avons dit. Or le mensonge peut s'opposer à la charité de trois façons : par lui-même, par la fin recherchée, par les circonstances qui s'y rencontrent.

1° Par lui-même le mensonge s'oppose à la charité parce qu'il signifie le faux. Si c'est en matière divine, il s'oppose à la charité envers Dieu, dont par un tel mensonge on dissimule ou on altère la vérité. Aussi un tel mensonge ne s'oppose pas seulement à la vertu de vérité, mais encore aux vertus de foi et de religion. C'est pourquoi ce mensonge est le plus grave de tous ; et il est péché mortel. — Si sa fausse signification concerne une connaissance utile au bien de l'homme, par exemple au progrès de son savoir et à sa formation morale, ce mensonge, en tant qu'il lèse le prochain par une information fausse, s'oppose à la charité envers le prochain, si bien qu'il est péché mortel. Mais si la fausseté exprimée par le mensonge concerne une chose indifférente, si bien que le prochain n'en souffre aucun dommage, comme s'il est trompé sur des détails contingents qui ne le concernent pas, un tel mensonge n'est pas par lui-même péché mortel.

2° En raison de la fin recherchée, certains mensonges s'opposent à la charité : par exemple si ce que l'on dit offense Dieu, ce qui est toujours péché mortel, comme contraire à la vertu de religion ; ou bien si cela nuit au prochain dans sa personne, ses biens ou sa réputation. Et cela aussi est péché mortel, puisque nuire au prochain est péché mortel, et l'on pèche mortellement par la seule intention de pécher mortellement. — Mais si la fin voulue n'est pas contraire à la charité, le mensonge ne sera pas péché mortel pour ce motif, comme on le voit dans le mensonge joyeux où l'on cherche un peu de plaisir, et dans le péché officieux où l'on cherche en outre l'utilité du prochain.

3° Le mensonge peut être péché mortel parce qu'il s'oppose à la charité en raison de circonstances accidentelles, comme le scandale, ou un dommage entraîné par le mensonge. En ce cas aussi il y aura péché mortel, puisque quelqu'un n'est pas empêché par la crainte du scandale de mentir publiquement.

Solutions

1. Ces textes s'entendent du mensonge pernicieux, dit la Glose sur le Psaume (Psaumes 5).

2. Puisque tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain, comme nous l'avons dite le mensonge s'oppose au précepte dans la mesure où il s'oppose à cet amour. Aussi le précepte interdit-il expressément le faux témoignage « contre le prochain » (Exode 20.16 ; Deutéronome 5.20).

3. Même le péché véniel peut être appelé iniquité au sens large, en tant qu'il manque à l'égalité réclamée par la justice, ce qui fait dire à S. Jean (1 Jean 3.4) : « Tout péché est iniquité. » S. Augustin parle de même.

4. On peut considérer à deux points de vue le mensonge des sages-femmes : d'abord quant à leur effet bienfaisant sur les Juifs et quant à leur crainte de Dieu. À cet égard, leur vertu est louable et elles méritent une récompense éternelle. Aussi S. Jérôme explique-t-il que Dieu leur accorda une descendance spirituelle.

On peut aussi considérer leur mensonge quant à son acte extérieur, par lequel elles ne pouvaient mériter la récompense éternelle, mais peut-être une récompense temporelle qui n'était pas opposée à la laideur de ce mensonge. C'est ainsi qu'il faut comprendre les paroles de S. Grégoire, et non pas comme si leur mensonge leur avait fait perdre la récompense éternelle méritée par leur intention profonde, comme le prétendait l'objection.

5. Certains disent que pour les hommes parfaits, tout mensonge est péché mortel. Mais cela est déraisonnable. En effet, aucune circonstance n'aggrave un péché à l'infini, à moins de le faire changer d'espèce. Or le sujet est une circonstance qui ne change pas l'espèce du péché, à moins d'un motif qui s'y ajoute, comme la violation d'un vœu, ce qui ne peut se dire d'un mensonge officieux ou joyeux. C'est pourquoi de tels mensonges ne sont pas des péchés mortels chez les hommes parfaits, sauf par accident, en raison du scandale. Et l'on peut ramener à cela la parole de S. Augustin : « Pour les parfaits le précepte est non seulement de ne pas mentir, mais aussi de ne pas le vouloir ». Bien que S. Augustin ne parle que de façon dubitative, car il commence par dire : « À moins que, peut-être... » Il n'empêche que ceux-là même qui sont constitués gardiens de la vérité par leur office de juges ou de docteurs, s'ils manquent à leur charge, commettent par le mensonge un péché mortel. Dans les autres cas de mensonges, ils ne commettent pas forcément un péché mortel.

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