Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

127. L'AUDACE

  1. Est-elle un péché ?
  2. Est-elle contraire à la force ?

1. L'audace est-elle un péché ?

Objections

1. Il semble que non, car S. Grégoire applique au bon prédicateur ce que Job (Job 39.21) dit du cheval : « Avec audace il s'élance au combat. » Mais personne ne parle d'un vice avec éloge. Donc ce n'est pas un péché d'être audacieux.

2. Comme dit Aristote : « Il faut prendre son temps pour délibérer, mais ensuite il faut agir rapidement. » Mais l'audace favorise cette rapidité. Donc l'audace n'est pas un péché, mais plutôt quelque chose de louable.

3. L'audace est une passion qui naît de l'espérance, a-t-on vu précédemment en traitant des passions. Mais l'espérance est une vertu, non un péché.

En sens contraire, on lit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 8.15) : « Ne te mets pas en route avec un audacieux, de peur qu'il ne fasse peser ses maux sur toi. » Or on ne doit éviter la compagnie de quelqu'un que pour éviter le péché. Donc l'audace est un péché.

Réponse

Nous l'avons dit précédemment l'audace est une passion. Or, tantôt la passion est modérée par la raison, tantôt elle manque de modération, soit par excès soit par défaut, et c'est ainsi qu'elle est vicieuse. Mais il arrive que le nom même d'une passion désigne son excès : ainsi on parle de la « colère » pour désigner cette passion en tant qu'elle est excessive, donc vicieuse. C'est ainsi encore que l'audace, entendue avec excès, est considérée comme un péché.

Solutions

1. Il s'agit ici de l'audace mesurée par la raison, et qui se rattache donc à la vertu de force.

2. Il est recommandable d'agir rapidement après avoir arrêté sa décision. Mais si l'on veut agir rapidement avant d'avoir délibéré, on tombe dans le vice de précipitation, qui s'oppose à la prudence, nous l’avons dit. C'est pourquoi l'audace qui contribue à la rapidité de l'opération est louable dans la mesure où elle est réglée par la raison.

3. Il y a des vices, et aussi des vertus, qui n'ont pas reçu de nom, comme le montre Aristote C'est pourquoi il faut les désigner par des noms de passions. Pour désigner des vices nous employons surtout des noms de passions qui ont pour objet le mal, comme la haine, la crainte, la colère et l'audace. Tandis que l'espérance et l'amour ont pour objet le bien, et c'est pourquoi nous employons plutôt leurs noms pour désigner des vertus.


2. L'audace est-elle contraire à la force ?

Objections

1. Il semble que non, car l'excès qui caractérise l'audace semble venir de la présomption. Or celle-ci se rattache à l'orgueil, qui s'oppose à l'humilité. Donc l'audace s'oppose à l'humilité plus qu'à la force.

2. L'audace ne semble pas blâmable, sinon en tant qu'elle est nuisible à l'audacieux lui-même qui affronte les périls de façon déraisonnable ; ou encore nuisible aux autres qu'il attaque par audace ou qu'il entraîne dans le danger. Mais cela se rattache à l'injustice. Donc l'audace qui est un péché ne s'oppose pas à la force, mais à la justice.

3. On l'a dit plus haut la force concerne la crainte et l'audace. Mais parce que la timidité s'oppose à la force à cause de son excès de crainte, il y a un autre vice opposé à la timidité par défaut de crainte. Donc, si l'audace s'opposait à la force par son excès, au même titre la force devrait avoir un vice opposé par défaut d'audace. Mais on ne trouve pas ce vice. Donc l'audace, elle non plus, ne doit pas être donnée comme un vice opposé à la force.

En sens contraire, Aristote oppose l'audace à la force.

Réponse

Comme on l'a dit plus haut, il appartient à la vertu morale de garder la mesure de la raison dans la matière qu'elle concerne. C'est pourquoi tout vice qui indique la démesure quant à la matière d'une vertu morale, s'oppose à cette vertu comme le démesuré au mesuré. Or l'audace, si ce mot désigne un vice, implique un excès de la passion qu'on appelle audace. Aussi est-il évident qu'elle est opposée à la force, qui concerne les craintes et les audaces.

Solutions

1. L'opposition d'un vice à une vertu ne se prend pas à titre principal de la cause de ce vice, mais de l'espèce de celui-ci. C'est pourquoi l'audace n'a pas à être opposée à la même vertu que la présomption, qui est sa cause.

2. De même que l'opposition directe d'un vice ne se prend pas de sa cause, elle ne se prend pas non plus de son effet. Or la nuisance qui provient de l'audace est son effet. Ainsi ne doit-on pas fonder sur elle ce qui oppose l'audace à la vertu.

3. Le mouvement de l'audace consiste à assaillir ce qui est contraire à l'homme ; la nature y incline, à moins que cette inclination ne soit arrêtée par la crainte de subir un dommage. Et c'est pourquoi le vice par excès que l'on appelle audace n'a pas d'autre défaut contraire que la timidité. Mais l'audace ne s'accompagne pas toujours du seul défaut de timidité. Car selon Aristote, « les audacieux volent au-devant du danger, mais quand celui-ci est là, ils abandonnent », et cela par crainte.

LES PARTIES DE LA FORCE

On se demandera d'abord : Quelles sont-elles (Q. 128) ? Ensuite, on traitera de chacune d'elles (Q. 129-138).

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