Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

162. L'ORGUEIL EN GÉNÉRAL

  1. L'orgueil est-il un péché ?
  2. Est-il un vice spécial ?
  3. Quel en est le siège ?
  4. Quelles sont ses espèces ?
  5. L'orgueil est-il péché mortel ?
  6. Est-il le plus grave de tous les péchés ?
  7. Ses rapports avec les autres péchés.
  8. Doit-on y voir un vice capital ?

1. L'orgueil est-il un péché ?

Objections

1. Non, semble-t-il. Aucun péché en effet ne fait l'objet d'une promesse divine. Dieu promet ce que lui-même va faire, mais il n'est pas l'auteur d'un péché. Or l'orgueil est cité parmi les promesses divines, comme on le voit dans Isaïe (Ésaïe 60.15) : « Je ferai de toi un objet d'éternel orgueil, un motif de joie d'âge en âge. »

2. Désirer la ressemblance divine n'est pas un péché : il est en effet naturel à toute créature de le désirer, et en cela consiste la perfection. Cela convient surtout à la créature raisonnable, qui a été faite « à l'image et à la ressemblance de Dieu ». Mais, dit Prosper d'Aquitaine l'orgueil est « l'amour de sa propre excellence », par laquelle l'homme ressemble à Dieu, l'excellence même. C'est ce qui fait dire à S. Augustin : « L'orgueil veut imiter ta grandeur, car toi seul, ô Dieu, es élevé au-dessus de tout. » L'orgueil n'est donc pas un péché.

3. Le péché est non seulement contraire à une vertu, mais aussi à un vice opposé, comme le montre Aristote. Or on ne trouve pas de vice qui soit opposé à l'orgueil. L'orgueil n'est donc pas un péché.

En sens contraire, il y a dans le livre de Tobie (Tobie 4.14) : « Ne laisse jamais l'orgueil dominer dans ton cœur ou dans tes paroles. »

Réponse

L'orgueil (superbia) tire son nom de ce que l'on prétend volontairement à ce qui nous dépasse. Comme dit Isidore : « Le ‘superbe’ est ainsi appelé parce qu'il veut paraître ‘supérieur’ à ce qu'il est : en effet celui qui veut dépasser ce qu'il est un orgueilleux. » Or la raison droite exige que la volonté de chacun se porte à ce qui lui est proportionné. Il est donc clair que l'orgueil implique quelque chose qui s'oppose à la droite raison. Or cela constitue un péché, car, selon Denys le mal de l'âme est « d'être en dehors de la raison ». L'orgueil est donc manifestement un péché.

Solutions

1. L'orgueil peut s'entendre de deux façons : d'abord en ce sens qu'il dépasse la règle de la raison. C'est ainsi que nous disons qu'il est un péché. D'autre part, l'orgueil peut simplement tirer son nom de la surabondance. En ce sens, tout ce qui est surabondant peut être appelé orgueil. C'est ainsi que l'orgueil est promis par Dieu, à la manière d'une surabondance de biens. C'est pourquoi la Glose de Jérôme commentant ce passage, dit qu'il y a un orgueil bon et un orgueil mauvais. On pourrait dire encore que l'orgueil est entendu ici de façon matérielle pour l'abondance de biens dont les hommes peuvent s'enorgueillir.

2. La raison est ordonnatrice de ce que l'homme désire par nature. Et ainsi, si quelqu'un s'écarte de la règle de raison, soit en plus soit en moins, un tel appétit sera vicieux, comme on le voit pour l'appétit de la nourriture, qu'il est cependant naturel de désirer. Or l'orgueil désire l'excellence en excédant ce qui convient à la raison droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que l'orgueil est « le désir d'une grandeur déréglée ». Et il dit encore : « L'orgueil est une imitation perverse de Dieu. Il déteste en effet l'égalité avec les égaux sous la dépendance de Dieu, et veut au contraire leur imposer sa propre domination à la place de celle de Dieu. »

3. L'orgueil s'oppose directement à la vertu d'humilité qui, en un certain sens, concerne les mêmes objets que la magnanimité, nous l'avons vu plus haut. Il en résulte que le vice qui s'oppose par défaut à l'orgueil est proche du vice de pusillanimité, qui s'oppose par défaut à la magnanimité. En effet, de même qu'il appartient à la magnanimité de pousser l'âme à de grandes choses à l'encontre du désespoir, de même il appartient à l'humilité de retenir l'âme du désir désordonné des grandes choses, à l'encontre de la présomption. Or la pusillanimité, quand elle comporte un défaut dans la poursuite des grandes choses, s'oppose à proprement parler à la magnanimité par défaut ; et quand elle comporte une application de l'âme à des choses plus viles qu'il ne convient à l'homme, elle s'oppose à l'humilité par défaut : l'un et l'autre aspect procède en effet d'une petitesse d'âme. Et de même, à l'inverse, l'orgueil peut par excès s'opposer à la fois à la magnanimité et à l'humilité, selon des aspects différents : il s'oppose à l'humilité en tant qu’il méprise la sujétion, et à la magnanimité en tant qu’il prétend de façon désordonnée aux grandes choses. Cependant, comme l’orgueil implique une certaine supériorité, il s’oppose plus directement à l’humilité ; et de même la pusillanimité, qui implique une petitesse d’âme dans la poursuite des grandes choses s’oppose plus directement à la magnanimité.


2. L’orgueil est-il un vice spécial ?

Objections

1. Il ne semble pas. En effet, S. Augustin dit : « Tu ne trouveras aucun péché qui ne fasse appel à l’orgueil. » Prosper d'Aquitaine lui aussi, dit qu'« aucun péché ne peut être, n'a pu être ou ne pourra être sans l'orgueil ». L'orgueil est donc un péché général.

2. Commentant ce passage de Job (Job 33.17) « ... pour le détourner de ses œuvres et mettre fin à son orgueil », la Glose dit que « s'enorgueillir contre le Créateur c'est transgresser ses commandements par le péché ». Or, selon S. Ambroise, tout péché est « une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements venus du ciel ». Tout péché est donc orgueil.

3. Un péché particulier s'oppose toujours à une vertu particulière. Or l'orgueil s'oppose à toutes les vertus, si l'on en croit S. Grégoire : « L'orgueil ne se contente nullement de la destruction d'une seule vertu. Il se lève en toutes les parties de l'âme, et, comme une maladie générale et pestilentielle, il corrompt le corps tout entier. » Quant à Isidore il dit que l'orgueil « est la ruine de toutes les vertus ». L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.

4. Tout péché particulier a une matière particulière. Or l'orgueil a une matière générale. S. Grégoire dit en effet : « L'un s'enorgueillit de la richesse, l'autre de l'éloquence, un autre de choses basses et terrestres, un autre encore de vertus sublimes. » L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.

En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustin : « Que l'on cherche, et l'on trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un vice tout à fait distinct des autres. » Or le genre ne se distingue pas de ses espèces. L'orgueil n'est donc pas un péché général, mais un péché particulier.

Réponse

On peut considérer le péché d'orgueil de deux façons : d'une première façon, selon le caractère spécifique, qui se prend de l'objet propre. À ce point de vue l'orgueil est un péché particulier, parce qu'il a un objet particulier ; c'est en effet l'appétit désordonné de sa propre excellence, nous l'avons dit.

D'une autre façon, on peut considérer l'orgueil selon l'influence qu'il exerce sur les autres péchés. À ce point de vue il a une certaine généralité, en ce sens que l'orgueil peut engendrer tous les péchés, et cela de deux manières : directement d'abord, en tant que les autres péchés sont ordonnés à la fin de l'orgueil, qui est la supériorité du sujet, à laquelle peut être ordonné tout ce que l'on désire de façon désordonnée ; indirectement ensuite et par accident, par la suppression de l'obstacle au péché, en tant que par l'orgueil l'homme méprise la loi divine, qui l'empêche de pécher. Rappelons ce que dit Jérémie (Jérémie 2.20) : « Tu as brisé ton joug, rompu tes liens, tu as dit : ‘je ne servirai pas’. »

Il faut savoir cependant que ce caractère général de l'orgueil signifie que tous les vices peuvent naître de l'orgueil, mais cela ne veut pas dire que tous naissent toujours de lui. En effet, quoique l'on puisse transgresser tous les préceptes de la loi en péchant de quelque façon par mépris, ce qui est le propre de l'orgueil, ce n'est cependant pas toujours par mépris que l'on transgresse les préceptes divins, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse. C'est pourquoi S. Augustin peut dire : « Beaucoup de choses se font de façon vicieuse, qui ne se font pas par orgueil. »

Solutions

1. Ce n'est pas ici une parole de S. Augustin lui-même, mais la parole d'un autre avec lequel il discute. Il la rejette plus loin, en montrant qu'on ne pèche pas toujours par orgueil.

On peut dire cependant que ces citations se comprennent quand on considère l'effet extérieur de l'orgueil, qui est une transgression des préceptes, ce qui se retrouve en tout péché, mais non quand on considère l'acte intérieur de l'orgueil, qui est mépris du précepte. Car le péché ne se commet pas toujours par mépris, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse, on vient de le dire.

2. On commet parfois un péché effectivement, mais sans que l'affection y prenne part. Ainsi celui qui, sans le savoir, tue son père, commet un parricide en fait, mais non selon l'affection, car il n'en avait pas l'intention. C'est en ce sens qu'on dit que transgresser un précepte de Dieu c'est s'enorgueillir contre Dieu : c'est toujours vrai en fait, mais pas toujours selon l'affection.

3. Un péché peut détruire la vertu de deux façons : d'une première façon, parce qu'il est directement contraire à une vertu. Et de cette façon l'orgueil ne détruit pas toute vertu, mais seulement l'humilité ; de même que tout autre péché spécial détruit la vertu spéciale qui lui est opposée, en agissant En sens contraire.

D'une autre façon un péché détruit la vertu en usant mal de la vertu elle-même, et ainsi l'orgueil détruit toute vertu, en tant qu'il prend occasion des vertus pour s'enorgueillir, comme aussi de toute autre chose permettant de se faire valoir. Il ne s'ensuit pas que l'orgueil soit un péché général.

4. L'orgueil a un objet d'une espèce particulière, objet qui peut cependant se retrouver en différentes matières. Il est en effet un amour désordonné de sa propre excellence. Or l'excellence peut se retrouver en différents domaines.


3. Quel est le siège de l'orgueil ?

Objections

1. Il semble que l'orgueil ne siège pas dans l'irascible. En effet, d'après S. Grégoire, « l'obstacle à la vérité, c'est l'enflure de l'esprit, car, tandis qu'il se gonfle, il s'obscurcit ». Or la connaissance de la vérité n'appartient pas à l'irascible, mais à la faculté rationnelle. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible.

2. S. Grégoire dit : « Les orgueilleux ne considèrent pas la vie de ceux à qui ils devraient se juger inférieurs par humilité, mais de ceux à qui ils se jugent supérieurs par orgueil. » Ainsi, semble-t-il, l'orgueil procède d'une considération indue. Or la considération ne relève pas de l'irascible, mais plutôt du rationnel. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible, mais plutôt dans le rationnel.

3. L'orgueil recherche l'excellence non seulement dans les choses sensibles, mais aussi dans les choses spirituelles. Il consiste même principalement dans le mépris de Dieu, comme dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.12) : « Le principe de l'orgueil : c'est d'abandonner le Seigneur. » Mais l'irascible, qui fait partie de l'appétit sensible, ne peut pour cette raison s'étendre à Dieu et aux réalités intelligibles. L'orgueil ne peut donc pas être dans l'irascible.

4. Selon Prosper d'Aquitaine, « l'orgueil est l'amour de sa propre excellence ». Or l'amour n'est pas dans l'irascible mais dans le concupiscible. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible.

En sens contraire, S. Grégoire oppose à l'orgueil le don de crainte. Or la crainte appartient à l'irascible. L'orgueil est donc dans l'irascible.

Réponse

Le siège d'une vertu ou d'un vice doit se déterminer d'après leur objet propre. En effet, un habitus ou un acte ne sauraient avoir un objet différent de celui de la puissance qui est leur siège. Or l'objet propre de l'orgueil est quelque chose d'ardu : l'orgueil est en effet le désir de la propre excellence, on l'a vu. Il faut donc que, de quelque manière, l'orgueil appartienne à la puissance irascible.

Mais on peut entendre l'irascible en deux sens : 1° Au sens propre. Il est alors une partie de l'appétit sensible, de même que la colère (ira), entendue au sens propre, est une passion de l'appétit sensible. 2° L'irascible peut s'entendre en un sens plus large et être attribué aussi à l'appétit intellectuel. À celui-ci est attribuée parfois également la colère ; ainsi attribue-t-on la colère à Dieu et aux anges, non sans doute comme passion, mais comme un acte de justice. Ce n'est pas cependant en ce sens général que l'irascible est une puissance distincte du concupiscible, comme on le voit par ce qui a été dit dans la première Partie.

Donc, si l'ardu qui est l'objet de l'orgueil était seulement quelque chose de sensible, à quoi pourrait tendre l'appétit sensible, il faudrait que l'orgueil soit dans l'irascible, qui est une partie de l'appétit sensible. Mais comme l'ardu, que regarde l'orgueil, se trouve généralement à la fois dans le domaine sensible et dans le domaine spirituel, il est nécessaire de dire que le siège de l'orgueil est l'irascible entendu non seulement au sens propre, selon qu'il est une partie de l'appétit sensible, mais aussi en un sens plus général, selon qu'il se trouve dans l'appétit intellectuel ou volonté. C’est pourquoi on attribue de l'orgueil aux démons.

Solutions

1. La connaissance de la vérité est double. L'une est purement spéculative. L'orgueil fait obstacle à celle-ci de façon indirecte, en supprimant la cause. En effet, l'orgueilleux ne soumet pas son intelligence à Dieu pour recevoir de lui la connaissance de la vérité. On peut lire en S. Matthieu (Matthieu 11.25) : « Tu as caché ces choses aux sages et aux habiles », c'est-à-dire aux orgueilleux, qui se croient sages et habiles, « et tu les as révélées aux petits », c'est-à-dire aux humbles. L'orgueilleux ne daigne pas non plus s'instruire auprès des hommes, alors que l'Ecclésiastique a dit (Ecclésiastique 6.33) : « Si tu prêtes l'oreille », en écoutant avec humilité, « tu recevras la doctrine ».

Mais il y a une autre connaissance de la vérité, qui est une connaissance affective. L'orgueil empêche directement cette connaissance de la vérité. Car les orgueilleux, prenant plaisir en leur propre excellence, ont en dégoût l'excellence de la vérité. S. Grégoire dit que les orgueilleux « ont quelque perception des choses secrètes, mais ne peuvent en expérimenter la douceur ; s'ils en ont la science, ils en ignorent la saveur ». C'est pourquoi on peut lire dans les Proverbes (Proverbes 11.2) « Chez les humbles se trouve la sagesse. »

2. Comme on l'a vu, l'humilité observe la règle de la droite raison, selon laquelle on a une juste estimation de soi. L'orgueil, au contraire, n'observe pas cette règle de la raison droite, mais s'estime au-dessus de ce qu'il est. Cela provient d'un appétit désordonné de sa propre excellence, car ce que l'on désire ardemment, on le croit facilement. Il en résulte aussi que son désir se porte plus haut qu'il ne convient. C'est pourquoi tout ce qui porte l'homme à s'estimer au-dessus de ce qu'il est, le conduit à l'orgueil. En particulier, cela se produit quand on considère les défauts des autres, alors qu'au contraire, dit S. Grégoire « les saints hommes mettent les autres au-dessus d'eux-mêmes en considérant leurs vertus ». Cela ne prouve donc pas que l'orgueil soit dans le rationnel, mais qu'il y ait dans la raison quelque cause d'orgueil.

3. L'orgueil n'est pas seulement dans l'irascible selon qu'il est une partie de l'appétit sensible, mais selon que l'irascible est entendu en un sens plus large, on vient de le voir.

4. Comme dit S. Augustin. l'amour précède toutes les autres affections de l'âme et en est la cause. C'est pourquoi il peut être engagé dans chacune des autres affections. C'est ainsi que l'orgueil se définit un amour de sa propre excellence, en tant que c'est l'amour qui provoque la présomption désordonnée d'être supérieur aux autres, ce qui appartient proprement à l'orgueil.


4. Quelles sont les espèces de l'orgueil ?

Objections

1. Il ne semble pas juste d'attribuer à l'orgueil les quatre espèces que lui assigne S. Grégoire : « L'enflure des orgueilleux se manifeste de quatre manières : lorsqu'ils estiment que le bien qu'ils possèdent leur vient d’eux-mêmes ; ou lorsqu'ils pensent l'avoir reçu pour leurs mérites, s'ils croient que ce bien leur a été donné d'en haut ; ou lorsqu'ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas ; ou, lorsque, méprisant les autres, ils désirent paraître posséder seuls le bien qu'ils ont. » En effet, l'orgueil est un vice distinct de l'infidélité, de même que l'humilité est une vertu distincte de la foi. Or, quand on estime que le bien qu'on a ne vient pas de Dieu, ou qu'on obtient la grâce de Dieu par ses propres mérites, cela ressortit à l'infidélité. Il n'y a donc pas là des espèces de l'orgueil.

2. Une même réalité ne doit pas être donnée comme une espèce appartenant à des genres différents. Or on a dit que la vantardise est une espèce du mensonge. On ne doit donc pas en faire une espèce de l'orgueil.

3. Il y a d'autres vices qui semblent appartenir à l'orgueil et qui ne sont pas énumérés par S. Grégoire. S. Jérôme dit en effet que « rien ne paraît aussi orgueilleux qu'un ingrat ». Et S. Augustin déclare : « S'excuser d'un péché que l'on a commis appartient à l'orgueil. » La présomption aussi, par laquelle on cherche à acquérir ce qui nous dépasse, semble appartenir surtout à l'orgueil. Les espèces d'orgueil ne sont donc pas toutes comprises dans la division de S. Grégoire.

4. On trouve d'autres divisions de l'orgueil. S. Anselme distingue trois exaltations de l'orgueil, lorsqu'il dit qu'il y en a une « dans la volonté », une autre « dans les paroles », et une autre « dans les actions ». S. Bernard compte douze degrés de l'orgueil : « La curiosité, la légèreté d'esprit, la joie inepte, la jactance, la singularité, l'arrogance, la présomption, l'excuse des péchés, la fausse confession, la rébellion, le désir de liberté, l'habitude de pécher. » Ces formes d'orgueil ne paraissent pas comprises parmi les espèces assignées par S. Grégoire. Sa division ne paraît donc pas exacte.

En sens contraire, l'autorité de S. Grégoire suffit.

Réponse

Comme on l'a vu, l'orgueil comporte un désir immodéré d'excellence, qui n'est pas conforme à la droite raison. Or il faut remarquer que toute excellence découle d'un bien réellement possédé. Ce bien peut être considéré de trois manières.

1° En lui-même ; il est évident que plus le bien que l'on a est grand, plus l'excellence qui en résulte est grande. C'est pourquoi lorsqu'on s'attribue un bien plus grand que celui que l'on a, il en résulte que l'appétit tend vers une excellence propre qui dépasse la mesure qui convient. C'est la troisième espèce d'orgueil : « Quand on se vante d'avoir ce que l'on n'a pas. »

2° En sa cause. Il est plus excellent d'avoir un bien par soi-même que de le tenir d'un autre. C'est pourquoi, quand quelqu'un considère le bien qu'il a d'un autre comme si ce bien lui venait de lui-même, son appétit se porte vers sa propre excellence au-dessus de sa mesure. Or quelqu'un est cause de son bien de deux façons : l° Effectivement ; 2° en raison du mérite. C'est de ce point de vue que sont retenues les deux premières espèces d'orgueil : « quand on pense avoir par soi-même ce que l'on a de Dieu », ou « quand on croit que ce qui nous a été donné d'en haut est dû à nos propres mérites ».

3° Dans la manière de posséder : quelqu'un acquiert une excellence supérieure quand il possède un bien d'une manière plus excellente que les autres. De cela aussi il résulte que l'appétit se porte de façon désordonnée vers sa propre excellence. De ce point de vue est retenue la quatrième espèce d'orgueil : « Quand, méprisant les autres, on veut paraître le seul. »

Solutions

1. La juste appréciation peut être faussée de deux manières : 1° D'une manière universelle. Ainsi, dans ce qui touche à la fin, la juste appréciation est faussée par le manque de foi ; 2° d'une manière particulière, quand il s'agit d'un bien particulier désirable. Cela ne constitue pas un manque de foi. Celui qui fornique, par exemple, estime, à ce moment-là, qu'il est bon pour lui de forniquer ; il ne manque pas à la foi cependant, comme il le ferait s'il disait de manière universelle que la fornication est bonne.

Cette distinction s'applique à l'orgueil. Car dire de manière universelle qu'un bien ne vient pas de Dieu, et que la grâce est donnée par suite des mérites de l'homme, c'est un manque de foi. Mais lorsque quelqu'un, par appétit désordonné de sa propre excellence, se glorifie de ses biens comme s'il les avait par soi ou en vertu de ses propres mérites, cela relève de l'orgueil et non, à proprement parler, du manque de foi.

2. La jactance ou vantardise est une espèce du mensonge, quand on considère l'acte extérieur par lequel quelqu'un s'attribue faussement ce qu'il n'a pas. Mais quand on considère l'arrogance intérieure du cœur, elle est placée par Grégoire parmi les espèces d'orgueil.

3. L'ingrat est celui qui s'attribue à lui-même ce qu'il tient d'un autre. Les deux premières espèces d'orgueil ressortissent donc à l'ingratitude. Mais si quelqu'un se disculpe du péché qu'il a commis, cela appartient à la troisième espèce, car cela revient à s'attribuer le bien de l'innocence qu'on n'a pas. Et quand on a la présomption de tendre à ce qui nous dépasse, cela semble appartenir principalement à la quatrième espèce, par laquelle on veut se préférer aux autres.

4. Les trois espèces distinguées par S. Anselme s'entendent selon le processus de tout péché, qui d'abord est conçu dans le cœur ; ensuite est proféré par la bouche ; enfin est consommé par l'acte.

Les douze degrés indiqués par S. Bernard sont pris par opposition aux douze degrés d'humilité dont nous avons parlé plus haut. En effet, le premier degré d'humilité est « de se montrer toujours humble de cœur et de corps, en tenant ses regards fixés à terre ». À quoi s'oppose la curiosité, qui promène partout ses regards avec indiscrétion et sans retenue. Le deuxième degré d'humilité est « de parler peu et de façon raisonnable, sans éclats de voix ». À quoi s'oppose la légèreté d'esprit, qui fait que l'homme se comporte avec superbe dans ses propos. Le troisième degré d'humilité est « de ne pas rire avec facilité et promptitude ». À quoi s'oppose la joie inepte. Le quatrième degré d'humilité est « de garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé ». À quoi s'oppose la jactance. Le cinquième degré d'humilité est « d'observer la règle commune du monastère ». À quoi s'oppose la singularité, par laquelle on veut paraître plus saint que l'on n'est. Le sixième degré d'humilité est « de se croire et de se déclarer le plus méprisable de tous ». À quoi s’oppose l’arrogance, qui fait que tous se préfère aux autres. Le septième degré d’humilité est « de s’avouer et de se croire inutile et incapable en tout ». À quoi s’oppose la présomption que l’on croit capable des plus grandes choses. Le huitième degré de l’humilité est l’aveu de ses péchés. À quoi s’oppose la promptitude à s’en excuser. Le neuvième degré est « de faire preuve de patience dans les moments durs et pénibles ». À quoi s’oppose la fausse confession, qui manifeste le refus de subir la peine pour les péchés que l'on a fait semblant de regretter. Le dixième degré d'humilité est « l'obéissance ». À quoi s'oppose la rébellion. Le onzième degré d'humilité est « de ne pas prendre plaisir à faire sa volonté ». À quoi s'oppose la liberté par où l'on se réjouit de faire librement ce que l'on veut. Le dernier degré d'humilité est « la crainte de Dieu ». À quoi s'oppose l'habitude de pécher, qui implique le mépris de Dieu. Dans ces douze degrés on signale non seulement les espèces de l'orgueil, mais aussi certaines de ses causes et de ses conséquences. Nous avons dit plus haut la même chose à propos de l'humilité.


5. L'orgueil est-il péché mortel ?

Objections

1. Il semble que non. À propos du Psaume (Psaumes 7.4) : « Seigneur mon Dieu, si j'ai fait cela », la Glose ajoute : « ... c'est-à-dire tout péché, qui est orgueil. » Donc, si l'orgueil était péché mortel, tout péché serait mortel.

2. Tout péché est contraire à la charité. Or l'orgueil ne semble pas toujours contraire à la charité, ni quant à l'amour de Dieu, ni quant à l'amour du prochain, car l'excellence que l'on recherche par orgueil de façon désordonnée n'est pas toujours contraire à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain.

3. Tout péché mortel est contraire à la vertu. Or l'orgueil n'est pas contraire à la vertu, mais il en procède plutôt. « L'homme, dit S. Grégoire s'enorgueillit parfois des vertus les plus hautes et les plus célestes. » L'orgueil n'est donc pas un péché mortel.

En sens contraire, S. Grégoire dit que « l'orgueil est le signe le plus évident des réprouvés ; et l'humilité, à l'inverse, celui des élus ». Or les hommes ne sont pas réprouvés pour des péchés véniels. L'orgueil n'est donc pas un péché véniel, mais un péché mortel.

Réponse

L'orgueil s'oppose à l'humilité. Or l'humilité concerne proprement la sujétion de l'homme à Dieu, on l'a vu plus haut. C'est pourquoi, à l'inverse, l'orgueil concerne proprement le manque de cette sujétion : on s'élève au-dessus de ce qui nous a été fixé selon la règle ou mesure divine, contrairement à ce que dit S. Paul (2 Corinthiens 10.13) : « Pour nous, nous n'irons pas nous vanter hors de mesure, mais nous prendrons comme mesure la règle même que Dieu a assignée. » Aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.12) que « le principe de l'orgueil de l'homme, c'est d'abandonner le Seigneur », car la racine de l'orgueil se montre à ce que l'homme, en quelque manière, ne se soumet pas à Dieu et à la règle qu'il a tracée. Or il est clair que le fait même de ne pas se soumettre à Dieu constitue un péché mortel, puisque c'est se détourner de lui. Il en résulte que l'orgueil, par son genre, est un péché mortel.

Cependant, de même qu'en d'autres dérèglements qui sont, par leur genre, péchés mortels, la fornication et l'adultère par exemple, il y a des mouvements qui sont des péchés véniels à cause de leur imperfection, lorsqu'ils devancent le jugement de la raison et échappent à son consentement, de même en matière d'orgueil arrive-t-il que des mouvements d'orgueil soient des péchés véniels, du moment que la raison n'y consent pas.

Solutions

1. Comme nous l'avons dit plus haut l'orgueil n'est pas un péché universel par essence, mais il l'est par un certain rejaillissement, en ce sens que tous les péchés peuvent naître de lui. Il ne s'ensuit donc pas que tous les péchés sont mortels, mais seulement lorsqu'ils naissent d'un orgueil complet, qui est, nous venons de le dire, péché mortel.

2. L'orgueil est toujours contraire à l'amour de Dieu, car l'orgueilleux ne se soumet pas à la règle divine comme il le doit. Parfois aussi il est contraire à l'amour du prochain, quand on se place, de façon désordonnée, au-dessus du prochain, et qu'on se soustrait à la sujétion qu'on lui doit. En cela aussi on déroge à la règle divine qui a établi une hiérarchie entre les hommes, certains devant être soumis à d'autres.

3. L'orgueil ne naît pas des vertus comme d'une cause directe, mais comme d'une cause accidentelle, dans la mesure où l'on tire des vertus une occasion d'orgueil. Mais rien n'empêche qu'une chose soit cause accidentelle d'une autre chose qui lui est contraire, dit Aristote. Ainsi arrive-t-il que certains s'enorgueillissent de l'humilité elle-même.


6. L'orgueil est-il le plus grave de tous les péchés ?

Objections

1. Il ne semble pas. En effet, un péché semble d'autant plus léger qu'il est plus difficile à éviter. Or l'orgueil est difficile à éviter, car, dit S. Augustin, « les autres péchés s'emploient à produire des œuvres mauvaises, mais l'orgueil s'attaque aux œuvres bonnes, pour les détruire ». L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés.

2. D'après Aristote, « un plus grand mal s'oppose à un plus grand bien ». Or l'humilité, à laquelle s'oppose l'orgueil, n'est pas la plus grande des vertus, on l'a dit plus haut. Donc les vices qui s'opposent à de plus grandes vertus, comme le manque de foi, le désespoir, la haine de Dieu, l'homicide, et autres semblables, sont des péchés plus graves que l'orgueil.

3. Un mal plus grand n'est pas puni par un mal qui l'est moins. Or il arrive que l'orgueil soit puni par d'autres péchés, comme on peut le voir dans S. Paul, quand il dit (Romains 1.28) que les philosophes, à cause de l'arrogance de leur cœur, « ont été livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas ». L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés.

En sens contraire, à cette parole du Psaume (Psaumes 119.51) : « Les orgueilleux m'ont bafoué à plaisir », la Glose ajoute : « Le plus grand péché dans l'homme est l'orgueil. »

Réponse

Dans le péché il faut envisager deux éléments : la conversion à un bien fini, qui constitue la matière du péché, et l'aversion loin du bien immuable, qui est la raison formelle et achevée du péché. Ce n'est pas le côté de la conversion qui fait de l'orgueil le plus grave des péchés, car l'élévation, que l'orgueilleux désire de façon désordonnée, n'est pas en elle-même ce qui est le plus opposé au bien de la vertu. Mais c'est du côté de l'aversion que l'orgueil a la plus grande gravité, car dans les autres péchés l'homme se détourne de Dieu soit par ignorance, soit par faiblesse, soit parce qu'il désire quelque autre bien, tandis que l'orgueil détourne de Dieu par le refus même de se soumettre à Dieu et à ses lois. C'est pourquoi Boèce dit que « tous les vices fuient loin de Dieu, mais seul l'orgueil s'oppose à Dieu ». C'est ce qui fait dire aussi à S. Jacques (Jacques 4.6) : « Dieu résiste aux orgueilleux. » Ainsi donc, se détourner de Dieu et de ses préceptes qui, pour les autres péchés, est comme une conséquence, appartient essentiellement à l'orgueil, dont l'acte est le mépris de Dieu. Et parce que l'essentiel est plus important que l'accidentel, il s'ensuit que l'orgueil est, par son genre, le plus grave des péchés, parce qu'il les dépasse dans cette aversion, qui donne sa forme complète au péché.

Solutions

1. Un péché est difficile à éviter de deux façons : d'une première façon, à cause de la violence de son attaque. C'est ainsi que l'attaque de la colère est violente à cause de son emportement soudain. Et « il est plus difficile encore de résister à la convoitise », à cause, de son affinité avec la nature, dit Aristote. Cette difficulté d'éviter le péché diminue sa gravité, car le péché est d'autant plus grave que la poussée de la tentation qui nous fait tomber est moindre, dit S. Augustin.

D'une autre façon le péché est difficile à éviter à cause de son caractère caché. À ce point de vue il est difficile d'éviter l'orgueil, car il prend aussi occasion des biens eux-mêmes, on l'a vu. C'est pourquoi S. Augustin, dit expressément qu'« il s'attaque aux œuvres bonnes ». De même on peut lire dans le Psaume (Psaumes 142.4) : « Sur la voie où je marchais, les orgueilleux m'ont dressé un piège. » Un mouvement d'orgueil se glissant subrepticement n'a pas une très grande gravité, avant qu'il soit aperçu par le jugement de la raison. Mais ensuite, on l'évite facilement. C'est facile si l'on considère sa propre infirmité. « Pourquoi, dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.9), tant d'orgueil dans la terre et la cendre ? » C'est facile aussi si l'on considère la grandeur de Dieu. « Pourquoi, dit un ami de Job (Job 15.13 Vg), ton esprit s'enfle-t-il contre Dieu ? » C'est facile encore à cause de l'imperfection des biens dont l'homme s'enorgueillit. « Toute chair, dit Isaïe (Ésaïe 40.6) est comme l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs. » Et encore (Ésaïe 64.6) : « Toutes nos justices sont comme du linge souillé. »

2. L'opposition du vice à la vertu se prend de l'objet vers lequel se fait la conversion. À ce point de vue l'orgueil n'est pas le plus grand des péchés, de même que l'humilité n'est pas non plus la plus grande des vertus. Mais si l'on considère l'aversion, l'orgueil est le plus grand des péchés, comme apportant une aggravation aux autres péchés. En effet, le péché d'infidélité lui-même est rendu plus grave lorsqu'il procède du mépris de l'orgueil, que lorsqu'il provient de l'ignorance ou de la faiblesse. On doit en dire autant du désespoir ou des autres péchés analogues.

3. De même que dans le raisonnement par l'absurde on est parfois convaincu en étant amené à une absurdité plus manifeste, de même pour convaincre l'orgueil des hommes, Dieu les punit parfois en permettant qu'ils s'effondrent en des péchés charnels qui, même s'ils sont moins graves, comportent néanmoins une honte plus manifeste. C'est pourquoi S. Isidore déclare : « L'orgueil est le pire de tous les vices, soit parce qu'il est le fait des personnes les plus éminentes, soit parce qu'il naît des œuvres de justice et de vertu, et que sa faute est moins ressentie. Au contraire, la luxure de la chair est perceptible à tous, car elle apparaît immédiatement comme honteuse. Cependant, Dieu a voulu qu'elle fût moins grave que l'orgueil, mais aussi que celui qui est retenu par l'orgueil et ne le perçoit pas, tombe dans la luxure de la chair afin qu'après avoir été humilié par elle, la confusion lui permette de se relever. » C'est aussi ce qui montre la gravité de l'orgueil. En effet, de même que le sage médecin laisse le malade tomber dans une maladie plus bénigne pour le guérir d'une maladie plus grave, de même la plus grande gravité du péché d'orgueil apparaît par cela même que Dieu, pour y remédier, permet que l'on tombe en d'autres péchés.


7. Les rapports de l'orgueil avec les autres péchés

Objections

1. Il semble que l'orgueil ne soit pas le premier de tous les péchés. En effet, ce qui est premier se retrouve en tout ce qui suit. Or les péchés ne sont pas tous entachés d'orgueil. S. Augustin dit en effet : « Il y a beaucoup de choses qui se font de façon vicieuse et qui ne se font pas par orgueil. » L'orgueil n'est donc pas le premier de tous les péchés.

2. L'Ecclésiastique dit (Ecclésiastique 10.12) que « le principe de l'orgueil, c'est l'abandon du Seigneur ». L'apostasie ou abandon du Seigneur est donc antérieure à l'orgueil.

3. L'ordre des péchés semble devoir suivre l'ordre des vertus. Or l'humilité n'est pas la première des vertus, c'est plutôt la foi. L'orgueil n'est donc pas le premier des péchés.

4. « Tous les hommes mauvais et les séducteurs, écrit S. Paul (2 Timothée 3.13), font toujours plus de progrès dans le mal. » Il semble ainsi que le principe de la malice humaine ne vienne pas du plus grand des péchés. Or l'orgueil est le plus grand des péchés, on l'a dit. Il n'est donc pas le premier péché.

5. Ce qui est apparent et fictif est postérieur à ce qui est véritable. Or Aristote dit : « L'orgueilleux feint la force et l'audace. » Le vice de l'audace est donc antérieur au vice de l'orgueil.

En sens contraire, d'après l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.15, Vg) : « Le principe de tout péché est l'orgueil. »

Réponse

En tout genre ce qui est par soi est premier. Or nous avons dit plus haut que l'aversion qui nous détourne de Dieu, et qui donne au péché sa forme et son achèvement, appartient par soi à l'orgueil, tandis qu'elle n'appartient aux autres péchés que par voie de conséquence. Il s'ensuit que l'orgueil est essentiellement le premier des péchés ; et il est aussi le principe de tous les péchés, comme nous l'avons dit, en traitant des causes du péché, du côté de l'aversion, qui est dans le péché l'élément principal.

Solutions

1. On dit que l'orgueil est « le commencement de tout péché » non parce que tout péché, individuellement pris, naît de l'orgueil, mais parce qu'il est de la nature de tous les genre, de péché de naître de l'orgueil.

2. On dit que s'écarter de Dieu est le commencement de l'orgueil de l'homme, non comme si c'était un péché différent de l'orgueil, mais parce que c'est la première partie de l'orgueil. On a dit en effet que l'orgueil vise principalement la soumission à Dieu, pour laquelle il a du mépris. Ensuite il méprise aussi de se soumettre aux créatures à cause de Dieu.

3. L'ordre des vertus et celui des vices ne sont pas nécessairement les mêmes. En effet le vice détruit la vertu. Mais ce qui est le premier à naître est le dernier à disparaître. C'est pourquoi, de même que la foi est la première des vertus, de même l'infidélité est le dernier des péchés, auquel l'homme est parfois conduit par les autres péchés. Commentant ce passage du Psaume (Psaumes 137.7) : « Détruisez, détruisez jusqu'aux fondements », la Glose ajoute : « L'incrédulité se faufile dans l'entassement des vices. » Et S. Paul dit (1 Timothée 1.19) : « Pour s'être affranchis de la bonne conscience, certains ont fait naufrage dans la foi. »

4. On dit que l'orgueil est le péché le plus grave du point de vue de ce qui constitue le péché, d'où se prend la gravité dans le péché. C'est pourquoi l'orgueil est cause de la gravité des autres péchés. Il arrive donc qu'avant l'orgueil il y ait des péchés plus légers, qui sont commis par ignorance ou par faiblesse. Mais parmi les péchés graves l'orgueil est le premier, parce qu'il est la cause qui aggrave les autres péchés. Et comme ce qui est le premier à causer les péchés est aussi le dernier à disparaître, sur ce passage du Psaume (Psaumes 19.14) : « Alors je serai pur du grand péché », la Glose commente : « Il s'agit du péché d'orgueil, qui est le dernier chez ceux qui reviennent à Dieu, et le premier chez ceux qui s'écartent de Dieu. »

5. Aristote dit que l'orgueil feint la force, non parce qu'il consiste seulement en cela, mais parce que l'homme pense pouvoir acquérir une supériorité aux yeux des autres, surtout s'il paraît audacieux ou fort.


8. Doit-on voir dans l'orgueil un vice capital ?

Objections

1. Il semble que oui. Isidore en effet, et aussi Cassien comptent l'orgueil parmi les vices capitaux.

2. L'orgueil paraît être identique à la vaine gloire, car l'un et l'autre recherchent la supériorité. Or on fait de la vaine gloire un vice capital. On doit donc en faire un aussi de l'orgueil.

3. S. Augustin dit : « L'orgueil engendre l'envie, et ne va jamais sans cette compagne. » Or l'envie est un vice capital, on l'a vu. Donc bien plus encore l'orgueil.

En sens contraire, Grégoire n'énumère pas l'orgueil parmi les vices capitaux.

Réponse

Comme nous l'avons dit plus haute, l'orgueil peut être considéré de deux façons, en lui-même, selon qu'il est un péché spécial ; et selon qu'il a une certaine influence sur tous les péchés. Or on appelle vices capitaux des péchés spéciaux d'où naissent de nombreux genres de péchés. C'est pourquoi certains, considérant l'orgueil selon qu'il est un péché spécial, l'ont rangé au nombre des vices capitaux. S. Grégoire, au contraire, considérant l'influence universelle qu'il exerce sur tous les vices, comme nous l'avons dit ne le range pas au nombre des vices capitaux, mais en fait « la reine et la mère de tous les vices ». « Lorsque la superbe reine des vices, dit-il s'est emparée du cœur et en a triomphé, elle le livre bientôt, pour être dévasté, aux sept vices principaux, qui sont comme ses chefs d'armée, et d'où naissent une multitude d'autres vices. »

Solutions

1. La réponse ressort de ce qui vient d'être dit.

2. L'orgueil n'est pas identique à la vaine gloire ; il en est la cause. En effet, l'orgueil désire l'excellence de façon désordonnée, tandis que la vaine gloire désire manifester cette excellence.

3. De ce que l'envie, qui est un vice capital, naît de l'orgueil, il ne résulte pas que l'orgueil est un vice capital, mais qu'il est quelque chose de plus primordial que les vices capitaux.


Il faut maintenant étudier le péché du premier homme, qui fut commis par orgueil (Q. 163). Et d'abord son péché ; ensuite, le châtiment du péché (Q. 164) ; enfin, la tentation, par laquelle l'homme fut induit à pécher (Q. 165).

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