Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

165. LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS

  1. Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable ?
  2. Le mode et l'ordre de cette tentation.

1. Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable ?

Objections

1. Il semble que non. La même peine finale est en effet réservée au péché de l'ange et au péché de l'homme, selon S. Matthieu (Matthieu 25.41) : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. » Or le péché du premier ange n'est pas venu d'une tentation extérieure. Le premier péché de l'homme n'aurait donc pas dû se produire non plus par suite d'une tentation extérieure.

2. Dieu, qui prévoit l'avenir, savait que l'homme tomberait dans le péché par la tentation du démon. Ainsi savait-il bien qu'il ne lui était pas avantageux d'être tenté. Il semble donc que Dieu n'aurait pas dû permettre cette tentation.

3. Que quelqu'un ait un agresseur semble relever d'un châtiment comme aussi, à l'inverse, la fin de l'agression semble une récompense, selon cette parole des Proverbes (Proverbes 16.7) : « Si le Seigneur se plaît à la conduite d'un homme, il lui réconcilie même ses ennemis. » Or le châtiment ne doit pas précéder la faute. Il ne convenait donc pas que l'homme fût tenté avant le péché.

En sens contraire, il y a la parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 34.10) : « Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il ? »

Réponse

La sagesse divine « dispose tout de manière bienfaisante », selon le livre de la Sagesse (Sagesse 8.1), ce qui veut dire que sa providence attribue à chaque chose ce qui lui convient selon sa nature, car, pour Denys « il n'appartient pas à la providence de détruire la nature, mais de la sauver ». Or c'est la condition de la nature humaine que de pouvoir être aidée ou empêchée par les autres créatures. C'est pourquoi il fut convenable que Dieu permît que l'homme dans l'état d'innocence fût tenté par les mauvais anges, et fit que l'homme fût aidé par les bons. Par un bienfait spécial de la grâce il était d'ailleurs accordé à l'homme que nulle créature extérieure ne pût lui nuire contre sa propre volonté. Grâce à celle-ci il pouvait résister même à la tentation du démon.

Solutions

1. Au-dessus de la nature humaine il y a une nature où peut se trouver le mal du péché, mais il n'y en a pas au-dessus de la nature angélique. Or, tenter en induisant au mal ne peut venir que d'un être déjà dépravé par la faute. Et c'est pourquoi il convenait que l'homme fût poussé au péché par le mauvais ange ; comme aussi, selon l'ordre de la nature, il est incité à la perfection par le bon ange. Quant à l'ange, celui qui lui était supérieur, c'est-à-dire Dieu, pouvait le faire progresser dans le bien, mais non l'induire à pécher, car, dit S. Jacques (Jacques 1.13) : « Dieu ne tente pas pour le mal. »

2. De même que Dieu savait que l'homme, par la tentation, allait tomber dans le péché, de même il savait que, par son libre arbitre, il pouvait résister au tentateur. Or la condition de sa nature demandait qu'il fût laissé à sa propre volonté, selon cette parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.14) : « Dieu a laissé l'homme aux mains de son conseil. » C'est pourquoi S. Augustin dit : « Il ne me semble pas que l'homme eût mérité une grande louange s'il pouvait vivre bien pour cette seule raison que personne ne l'invitait à vivre mal, alors qu'il avait par sa nature le pouvoir et, dans ce pouvoir, la volonté, de ne pas consentir au tentateur. »

3. L'assaut contre lequel on résiste avec difficulté a un caractère pénal. Mais l'homme, dans l'état d'innocence, pouvait sans difficulté résister à la tentations. C'est pourquoi l'assaut du tentateur n'eut pas pour lui un caractère pénal.


2. Le mode et l'ordre de cette tentation

Objections

1. Il semble que le mode et l'ordre de cette première tentation ne sont pas satisfaisants. En effet, de même que, dans l'ordre de la nature, l'ange était supérieur à l'homme, de même l'homme était supérieur à la femme. Or le péché est venu de l'ange à l'homme. Donc, pour une raison semblable, il aurait dû venir de l'homme à la femme, de sorte que la femme aurait été tentée par l'homme, et non pas l'inverse.

2. La tentation de nos premiers parents s'exerça par suggestion. Or le diable peut exercer une suggestion sur l'homme sans l'aide d'une créature sensible extérieure. Comme nos premiers parents étaient dotés d'une intelligence spirituelle et qu'ils s'attachaient moins aux choses sensibles qu'aux choses intelligibles, il eût donc été plus convenable que l'homme fût seulement tenté par une tentation spirituelle que par une tentation extérieure.

3. On ne peut convenablement suggérer le mal que par un bien apparent. Or beaucoup d'autres animaux ont une plus grande apparence de bien que le serpent. Il n'était donc pas convenable que l'homme fût tenté par le diable à l'aide du serpent.

4. Le serpent est un animal dépourvu de raison, à qui ne conviennent ni sagesse, ni élocution, ni châtiment. Il n'est donc pas juste de représenter le serpent comme « le plus rusé des animaux », ou comme « le plus intelligent », selon une autre version. De plus, il n'est pas raisonnable de le représenter comme ayant parlé à la femme, et comme puni par Dieu.

En sens contraire, ce qui est premier dans un genre doit se retrouver proportionnellement chez ses dérivés dans le même genre. Or en tout péché se retrouve l'ordre de la première tentation : ainsi, dans la sensualité, représentée par le serpent, la convoitise du péché marche en premier ; puis vient le plaisir dans la raison inférieure, représentée par la femme ; enfin le consentement au péché dans la raison supérieure, représentée par l'homme. C'est ce que dit S. Augustin. L'ordre de la première tentation fut donc ce qu'il devait être.

Réponse

L'homme est composé d'une double nature, intelligente et sensible. C'est pourquoi le diable, dans la tentation de l'homme, se servit d'un double excitant au péché. D'abord, en ce qui concerne l'intelligence ; il promit une ressemblance de la divinité grâce à l'acquisition de la science, que l'homme désire naturellement. Ensuite, en ce qui concerne le sens : il se servit de ces choses sensibles qui ont avec l'homme la plus grande affinité ; en partie dans la même espèce, tentant l'homme par la femme ; en partie dans le même genre, tentant la femme par le serpent ; en partie dans un genre voisin, lui proposant de manger le fruit de l'arbre défendu.

Solutions

1. Dans l'acte de la tentation le diable était comme l'agent principal, mais la femme était employée comme l'instrument de la tentation pour faire tomber l'homme. Cela, parce que la femme était plus faible que l'homme ; aussi pouvait-elle plus facilement être séduite. Et en outre à cause de son union avec l'homme ; c'est donc par elle surtout que le diable pouvait séduire l'homme. Cependant il n'en est pas de même de l'agent principal et de l'instrument. Car, s'il faut que l'agent principal soit supérieur, cela n'est pas exigé de l'agent instrumental.

2. La suggestion par laquelle le diable insinue quelque chose à l'homme de façon spirituelle suppose chez le diable un plus grand pouvoir sur l'homme que la suggestion extérieure. En effet, par la suggestion intérieure c'est au moins l'imagination de l'homme qui est modifiée par le diable, tandis que par la suggestion extérieure c'est seulement la créature extérieure qui est modifiée. Or le diable, avant le péché, avait le minimum de pouvoir sur l'homme. C'est pourquoi il ne put pas le tenter par une suggestion intérieure, mais seulement par une tentation extérieure.

3. Comme dit S. Augustin : « Nous ne devons pas penser que le diable ait été libre de choisir le serpent pour exercer la tentation. Mais comme il avait le désir de tromper, il n'a pu le faire que par cet animal, dont il lui fut permis de se servir. »

4. Comme dit S. Augustin : « Le serpent est dit sage ou rusé ou malin à cause de la fourberie du diable, qui en lui machinait sa tromperie, de même qu'on appelle prudente ou rusée la langue qu'un homme prudent ou rusé met en mouvement pour conseiller quelque chose avec prudence ou ruse. » Et le serpent ne comprenait pas la signification des paroles qui s'adressaient par lui à la femme, et il ne faut pas croire que son âme s'était transformée en une nature raisonnable, puisque les hommes eux-mêmes, dont la nature est raisonnable, ne savent pas non plus ce qu'ils disent, lorsque le démon parle en eux. « Ainsi donc le serpent a parlé à l'homme comme l'ânesse que montait le prophète Balaam, avec cette différence que dans le premier cas ce fut une œuvre diabolique, dans le second cas une œuvre angélique. C'est pourquoi ce n'est pas au serpent qu'il fut demandé pourquoi il avait fait cela, car ce n'est pas lui-même, dans sa nature, qui l'avait fait, mais au diable présent en lui, qui déjà, à cause de son péché, avait été destiné au feu éternel. Ce que Dieu dit au serpent s'adresse à celui qui a agi par le serpent. »

Comme dit encore S. Augustin « le châtiment du serpent », c'est-à-dire du diable, « est celui dont nous devons nous garder, et non celui qui est réservé au dernier jugement ». En effet, par ce qui est dit au serpent : « Maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages », « ces animaux sont placés au-dessus de lui, non par la puissance, mais par la conservation de leur nature, car les animaux n'ont pas perdu quelque béatitude céleste qu'ils auraient jamais eue, mais ils continuent de vivre dans la nature qu'ils ont reçue ». — Il est dit aussi au serpent : « Tu marcheras sur la poitrine et sur le ventre », selon une autre version. « Par le mot ‘poitrine’ est signifié l'orgueil, car c’est là que domine l’impétuosité de l’âme ; et par le mot ‘ventre’ est signifié le désir charnel, car cette partie du corps est reconnue comme plus voluptueuse. C'est par là qu'il rampe vers ceux qu'il veut tromper. » — Les paroles : « Tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie », peuvent être comprises de deux façons. « Ou bien — À toi appartiendront ceux que tu as fait tomber par la cupidité terrestre, c'est-à-dire les pécheurs, qui sont désignés par le mot ‘terre’. Ou bien un troisième genre de tentation, c’est-à-dire de cupidité, est figuré par ces paroles, et c'est la curiosité ; en effet, celui qui mange de la terre pénètre ce qui est profond et ténébreux. » — Par ces paroles : « je mettrai une hostilité entre toi et la femme », il est montré que nous ne pouvons être tentés pas le diable que par cette partie de l'âme qui, dans l'homme, porte ou montre pour ainsi dire l'image de la femme. Or la postérité du diable est la suggestion perverse ; la postérité de la femme est le fruit des bonnes œuvres, qui résistent. C'est pourquoi le serpent guette le talon de la femme, afin que le plaisir la saisisse quand elle tombe dans les choses défendues. Et la femme guette la tête du serpent, afin de l'exclure dès le début de la suggestion mauvaise.


Il faut maintenant étudier la studiosité (Q. 166), et la curiosité qui lui est opposée (Q. 167).

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