Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

171. L'ESSENCE DE LA PROPHÉTIE

  1. La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance ?
  2. Est-elle un habitus ?
  3. A-t-elle seulement pour objet les futurs contingents ?
  4. Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé ?
  5. Distingue-t-il ce qu'il saisit divinement de ce qu'il voit par son propre esprit ?
  6. La prophétie peut-elle comporter de la fausseté ?

1. La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance ?

Objections

1. Non, semble-t-il. On lit, en effet dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 48.13) que « le corps d'Élisée après sa mort, prophétisa » ; et plus loin (Ecclésiastique 49.18 Vg) on nous rapporte le même fait au sujet des ossements de Joseph. Or, après la mort, il ne demeure, dans le corps ou dans les ossements, aucune possibilité de connaissance.

2. Ainsi que l'écrit S. Paul (1 Corinthiens 14.3) : « Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier. » La prophétie est donc bien plutôt un discours qu'une connaissance.

3. Toute perfection relative à la connaissance exclut la sottise et l'insanité. Cependant, celles-ci peuvent se rencontrer avec la prophétie. Osée s'écrie en effet (Osée 9.7) : « Apprends, Israël, que le prophète est fou et délire. » La prophétie n'est donc pas une perfection qui relève de la connaissance.

4. Si la révélation appartient à l'intelligence, l'inspiration semble se rattacher à la volonté ; car elle implique une motion. Or, d'après Cassiodore, la prophétie est « une inspiration ou une révélation ». Il semble donc que la prophétie n'appartienne pas plus à l'intelligence qu'à la volonté.

En sens contraire, il est écrit (1 Samuel 9.9) : « Celui qui aujourd'hui porte le nom de prophète, était autrefois appelé voyant. » Or la vision est un acte de connaissance. La prophétie appartient donc à l'ordre de la connaissance.

Réponse

La prophétie est premièrement et principalement un acte de connaissance ; en effet les prophètes connaissent les réalités qui échappent à la connaissance ordinaire des hommes. Aussi peut-on dire que le nom de « prophète » est composé de pro, c'est-à-dire « loin » et de phanos qui signifie « apparition », parce que les prophètes voient apparaître ce qui est éloigné. Voilà pourquoi, d'après S. Isidore, « ils étaient nommés voyants dans l'Ancien Testament, car ils voyaient ce qui échappait aux autres, et ils percevaient ce qui était enveloppé de mystères ». Dans le paganisme, on les appelait vates à cause de la force de leur esprit (vi mentis).

La prophétie est secondairement un discours.

L'Apôtre écrit (1 Corinthiens 12.7) : « La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun pour l'utilité commune. » Et « en vue de l'édification de l'Église ». Ce que les prophètes instruits par Dieu connaissent, ils l'annoncent aux autres afin de les édifier, comme dit Isaïe (Ésaïe 21.10) : « Ce que j'ai entendu du Seigneur des armées, du Dieu d'Israël, je vous l'ai annoncé. » À la suite de S. Isidore on peut donc considérer les prophètes comme des « prédisants » parce qu'ils « disent de loin » (porro) c'est-à-dire d'événements éloignés, « et annoncent la vérité sur l'avenir ».

La prophétie implique le miracle, qui en est comme la confirmation. En effet, les vérités que Dieu révèle et qui surpassent la connaissance des hommes ne sauraient être confirmées par la raison humaine qu'elles dépassent, mais par l'action de la puissance divine ; comme le remarque S. Marc (Marc 16.20) « Les Apôtres prêchèrent en tous lieux, le Seigneur les assistant et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient. » On lit aussi dans le Deutéronome (Deutéronome 34.10) : « En ce qui concerne les signes et les miracles, il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, que le Seigneur connaissait face à face. »

Solutions

1. L'Ecclésiastique donne le nom de prophétie à ces miracles dans le sens de preuve c'est la troisième signification du mot.

2. Dans le texte allégué, l'Apôtre parle du discours prophétique : c'est le second sens du mot « prophétie ».

3. Les prophètes qui sont fous et qui délirent ne sont pas de vrais, mais de faux prophètes. « N'écoutez pas la parole des prophètes qui vous enseignent et vous séduisent, dit à leur sujet Jérémie (Jérémie 23.16). Ils vous annoncent la vision de leur propre cœur et non celle qui vient de la bouche de Dieu. » On lit aussi dans Ézéchiel (Ézéchiel 13.3) : « Voici ce que dit le Seigneur : malheur aux prophètes insensés qui suivent leur propre esprit et n'ont aucune vision. »

4. La prophétie requiert que la portée de l'esprit humain soit accrue afin de percevoir les réalités divines ; c'est ce que veut dire ce texte d'Ézéchiel (Ézéchiel 2.1) : « Fils d'homme, tiens-toi debout et je te parlerai. » Or cette surélévation de la capacité intellectuelle se fait sous la motion du Saint-Esprit ; aussi Ézéchiel poursuit-il : « L'esprit entra en moi et me fit tenir debout. » Lorsque la portée de l'esprit humain est surélevée pour lui faire saisir les réalités supérieures, il perçoit les mystères divins. Voilà pourquoi Ézéchiel ajoute « Et j'ai entendu celui qui me parlait. »

Ainsi donc la prophétie exige, d'une part, une inspiration, c'est-à-dire une surélévation de l'esprit : « l'inspiration du Tout-Puissant donne l'intelligence », écrit Job (Job 32.8). D'autre part, elle requiert une révélation, c'est-à-dire une perception des réalités divines ; par là s'achève la prophétie, puisque la révélation fait tomber le voile d'obscurité et d’ignorance suivant le mot de Job (Job 12.22) : « Dieu révèle les choses cachées au fond des ténèbres. »


2. La prophétie est-elle un habitus ?

Objections

1. A première vue, on le croirait ; car, d'après Aristote « il y a trois catégories d'êtres dans l'âme : la puissance, la passion et l'habitus. » Or la prophétie n'est pas une puissance ; sans quoi elle existerait chez tous les hommes, puisque les puissances de l'âme leur sont communes à tous. Elle n'est pas non plus une passion ; car les passions appartiennent aux facultés appétitives, comme on l'a établie, et l'on vient de dire que la prophétie relève surtout de la connaissance. La prophétie est donc un habitus.

2. Toute perfection de l'âme qui n'est pas toujours en acte, est un habitus. Or, la prophétie qui est une perfection de l'âme n'est pas toujours en acte, autrement on n'appellerait pas prophète un homme qui dort.

3. La prophétie fait partie des grâces gratuitement données. Or, dans l'âme, la grâce est un don habituel, on l'a dit La prophétie est donc un habitus.

En sens contraire, le commentateur d'Aristote définit l'habitus : « Ce par quoi un être agit quand il le veut. » Or personne ne peut user de la prophétie à son gré. S. Grégoire observe en effet, à propos d'Élisée (2 Rois 3.15) : « Comme Josaphat s'enquérait des événements futurs et que l'esprit de prophétie faisait défaut à Élisée, celui-ci fit jouer de la harpe afin que l'esprit de prophétie descende en lui, grâce à la psalmodie, et remplisse son intelligence des réalités futures. » La prophétie n'est donc pas un habitus.

Réponse

Comme dit S. Paul (Éphésiens 5.13) toute manifestation de connaissance suppose une lumière : lumière corporelle pour une vision corporelle, lumière intellectuelle pour une vision intellectuelle ; bref, il faut une proportion entre la lumière et ce qu'elle fait voir, comme entre une cause et son effet. Donc, puisque la prophétie consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il faudra queue bénéficie d'une lumière qui dépasse celle-ci. Aussi le prophète Michée dit-il (Michée 7.8) : « Lorsque je suis dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière. » Or la lumière peut exister de deux manières dans un sujet : l° à l'état de forme permanente telle la lumière corporelle dans le soleil et dans le feu ; 2° par mode d'impression passagère, telle la lumière dans l'air. Mais la lumière prophétique n'existe pas, dans l'intelligence du prophète, à l'état de forme permanente ; autrement il faudrait que le prophète ait toujours la faculté de prophétiser, ce qui est manifestement faux. S. Grégoire dit en effet à propos d'Ézéchiel : « Quelquefois, l'esprit de prophétie fait défaut aux prophètes, et il n'est pas toujours à la disposition de leur intelligence, afin qu'ils reconnaissent, quand ils ne l'ont pas, qu'ils ne peuvent l'avoir que par un don lorsqu'ils l’ont. » Et c'est pourquoi Élisée disait au sujet de la Sunamite (2 Rois 4.27) : « Son âme est dans l'amertume, le Seigneur me l'a caché et ne me l'a point fait connaître. »

Et voici la raison de ce mode d'être passager la lumière intellectuelle qui existe chez un sujet à l'état de forme permanente et parfaite perfectionne l'intelligence spécialement en vue de lui faire connaître le principe de toutes les vérités que cette lumière manifeste ; ainsi, par la lumière de l'intellect agent, l'intelligence connaît surtout le principes premiers de tout ce qu'elle comprendre naturellement. Or le principe des vérités surnaturelles, que manifeste la prophétie, c'est Dieu lui-même, et Dieu ne peut être connu dans son essence par les prophètes. Mais, dans la patrie céleste, les bienheureux, en qui se trouve la lumière à l'état de forme permanente et parfaite, le contemplent, selon la parole du Psaume (Psaumes 36.10) : « C'est dans ta lumière que nous verrons la lumière. »

Il reste donc que la lumière prophétique existe dans l'âme du prophète par mode d'impression passagère. C'est le sens de cette parole de l'Exode (Exode 33.22) : « Tandis que passera ma gloire, je t'établirai dans les grottes de pierre, etc. » et de celle-ci au sujet d'Élie (1 Rois 19.11) : « Sors, et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car voici que le Seigneur passe, etc. » Il résulte de là que, semblable à l'air qui a toujours besoin d'une nouvelle clarté, l'esprit du prophète exige constamment une nouvelle révélation ; ainsi l'élève qui n'est pas encore initié aux principes de l'art doit-il être instruit de tout dans le détail. Aussi Isaïe écrit-il (Ésaïe 50.4) : « Chaque matin le Seigneur éveille mon oreille, afin que je l'écoute comme un maître. » C'est ce que signifient également certaines expressions qui introduisent la prophétie dans les livres saints : « Le Seigneur a parlé » à tel ou tel prophète, ou « la parole du Seigneur lui a été adressée », ou « la main du Seigneur s'est posée sur lui ».

L'habitus étant une forme permanente, il est donc évident que la prophétie, à proprement parler, n'est pas un habitus.

Solutions

1. La division donnée par le Philosophe n'est pas exhaustive : elle n'inclut pas tout ce qui se trouve dans l'âme, mais seulement ce qui peut devenir principe d'actes moraux. Certaines actions, en effet, sont faites par passion, d'autres par habitus, d'autres ne relèvent que de la puissance toute nue ; par exemple chez ceux qui agissent en vertu d'un jugement de leur raison, avant qu'ils aient acquis un habitus. On pourrait cependant accepter cette division d'Aristote et dire que la prophétie se ramène à la passion, mais en entendant par ce mot de passion n'importe quelle influence subie par un sujet ; en ce sens Aristote a écrit que « l'intellection est une passion ». Dans la connaissance naturelle, l'intellect passif est soumis à l'action de la lumière et de l'intellect agent ; pareillement, dans la connaissance prophétique, l'intelligence humaine subit une passion du fait de la lumière divine qui l'illumine.

2. Dans les réalités corporelles, une fois la passion disparue, il reste une aptitude à la subir de nouveau ; ainsi le bois qui a déjà pris feu s'enflamme ensuite plus facilement. Il en va de même de l'intelligence du prophète ; quand la lumière divine a cessé de l'illuminer, il subsiste dans le prophète une aptitude à être pus facilement à nouveau soumis à l'influx divin. Pareillement, l'esprit qui s'est excité à la dévotion retourne ensuite plus aisément à sa ferveur première. S. Augustin remarque en effet que les prières fréquentes sont nécessaires pour que la piété acquise ne s'éteigne pas complètement.

On peut encore avancer une autre raison d'appeler quelqu'un prophète, même après que la lumière prophétique a cessé de l'illuminer : c'est en vertu de la députation divine qu'il a reçue, selon cette parole en Jérémie (Jérémie 1.5) : « je t'ai établi comme prophète pour les nations. »

3. Tout don de la grâce surélève l'homme en vue de lui faire produire des actes qui sont au-dessus de sa nature, et cela de deux manières : l° par rapport à la substance de l'acte, comme de faire des miracles ou de connaître les secrets et les mystères de la sagesse divine ; pour accomplir ces actes, l'homme ne reçoit pas le don habituel de la grâce ; 2° par rapport au mode de l'acte, et non plus quant à sa substance, comme d'aimer Dieu et de le reconnaître dans le miroir des créatures ; en ce cas il y a un don de la grâce habituelle.


3. La prophétie a-t-elle seulement pour objet les futurs contingents ?

Objections

1. C'est à quoi l'on pense tout d'abord. Cassiodore dit en effet : « La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable. » Or ces événements, ce sont des futurs contingents. La révélation prophétique s'applique donc exclusivement aux futurs contingents.

2. La grâce de la prophétie se distingue de la sagesse et de la foi qui concernent les réalités divines, du discernement des esprits qui vise les esprits créés, et de la science qui a pour objet les réalités humaines, comme cela ressort de la 1ère épître de S. Paul aux Corinthiens (1 Corinthiens 12.8). Or les habitus et les actes se distinguent d'après leurs objets, on l'a déjà montré. Il semble donc que la prophétie ne se rapporte à aucun des objets précités ; et que par suite elle ne concerne que les futurs contingents.

3. À la diversité des objets correspond une diversité d'espèces, on l'a dit au même endroit. Donc, si la prophétie s'applique tantôt à des futurs contingents, tantôt à d'autres réalités, il semble qu'il y ait diverses espèces de prophétie.

En sens contraire, d'après S. Grégoire la prophétie peut s'appliquer, soit au futur : « Voici qu'une Vierge concevra et enfantera un fils », lit-on dans Isaïe (Ésaïe 7.14) ; soit au passé : « Au commencement, dit la Genèse (Genèse 1.1), Dieu créa le ciel et la terre » ; soit enfin au présent : « Si tous prophétisent, écrit l'Apôtres et que survienne un infidèle, les secrets de son cœur sont dévoilés » (1 Corinthiens 14.24). La prophétie n'a donc pas seulement pour objet les futurs contingents.

Réponse

Toute connaissance qui se fait par la lumière peut s'étendre à tout ce que cette lumière manifeste ; ainsi la vision corporelle s'étend à toutes les couleurs, et la connaissance naturelle de l'âme à tout ce qui est soumis à la lumière par l'intellect agent. Or la connaissance prophétique se fait par une lumière divine qui permet de connaître toutes les réalités, qu'elles soient divines ou humaines, spirituelles ou corporelles. La révélation prophétique s'étend donc à toutes ces réalités. C'est ainsi que cette révélation aura pour objet, selon Isaïe, soit l'excellence de Dieu et les liturgies des esprits angéliques (Ésaïe 6.1) : « J'ai vu le Seigneur assis sur un trône haut et élevé » ; soit les corps naturels (Ésaïe 40.12) : « Qui a mesuré les eaux dans sa main ? » Soit aussi les mœurs des hommes (Ésaïe 58.7) : « Partage ton pain avec celui qui a faim. » Soit encore les événements futurs (Ésaïe 47.9) : « Ces deux malheurs t'arriveront soudain, en un même jour, la perte de tes enfants et le veuvage. » Il faut cependant remarquer que, la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de notre connaissance humaine, plus les réalités échapperont à la connaissance humaine, plus elles appartiendront proprement à la prophétie. Or ces réalités comprennent trois degrés. Le premier degré est formé des réalités sensibles ou intellectuelles qui échappent à la connaissance, non de tous les hommes, mais de tel ou tel homme en particulier. Ainsi, l'un connaît par ses sens les objets qui lui sont localement présents, alors qu'un autre les ignore parce qu'ils lui sont absents : Élisée, par exemple, a perçu d'une façon prophétique ce qu'avait fait en son absence son disciple Giézi (2 Rois 5.26). Pareillement, les pensées intimes de certains sont manifestées à d'autres grâce à la prophétie, dit S. Paul (1 Corinthiens 14.24). De même encore, ce dont l'un possède la science démonstrative, un autre peut en avoir la révélation prophétique. Le deuxième degré comprend les vérités qui dépassent universellement la connaissance de tous les hommes, non qu'elles soient inconnaissables en elles-mêmes, mais à cause de l'imperfection de la raison humaine : par exemple, le mystère de la Trinité. Ce mystère a été révélé par les Séraphins qui s'écriaient, d'après Isaïe (Ésaïe 6.3) « Saint, Saint, Saint, etc. »

Le dernier degré se compose des réalités qui excèdent la connaissance de tous les hommes, parce qu'elles ne sont pas connaissables en elles-mêmes ; par exemple, les événements futurs contingents, dont la vérité objective n'est pas encore fixée. Or ce qui est « universel et par soi » est premier par rapport à ce qui est « particulier et par un autre ». Voilà pourquoi la révélation des événements futurs appartient de la façon la plus rigoureuse à la prophétie ; c'est même de là que semble venir le nom de prophétie. S. Grégoire a donc pu écrire : « La prophétie, dont la nature est de prédire l'avenir, perd la raison de son nom, quand elle parle du passé ou du présent. »

Solutions

1. La prophétie est définie par Cassiodore selon sa signification rigoureuse.

Et c'est aussi de cette manière qu’on la distingue des autres dons gratuits. D'où la réponse à la deuxième objection. Mais on peut encore distinguer ces charismes de la façon suivante : toutes les réalités qui tombent sous la prophétie ont ceci de commun que l'homme ne peut les connaître que par révélation divine. Il en va différemment des vérités qui relèvent des dons de sagesse, de science et d'interprétation des discours : la raison naturelle de l'homme peut arriver à les connaître, bien que la clarté de la lumière divine leur confère une évidence supérieure. Quant à la foi, bien qu'elle porte sur des réalités invisibles à l'homme, elle ne donne pas la connaissance des vérités que l'on croit ; elle permet seulement à l'homme d'adhérer avec certitude aux vérités qui sont connues par d'autres.

3. L'élément formel, dans la connaissance prophétique, c'est la lumière divine, et c'est de l'unité de cette lumière que la prophétie tire sa propre unité spécifique, malgré la diversité des objets que cette lumière manifeste au prophète.


4. Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé ?

Objections

1. Oui, semble-t-il. On lit en effet dans le prophète Amos (Amos 3.7) : « Le Seigneur ne fait rien sans avoir révélé son secret à ses serviteurs, les prophètes. » Or toutes les vérités qui sont révélées prophétiquement font partie de ce secret divin. Il n'est donc aucune de ces vérités qui ne soit révélée au prophète.

2. « Les œuvres de Dieu sont parfaites », dit le Deutéronome (Deutéronome 32.4). Or la prophétie est une révélation divine, on vient de le dire. Elle est donc parfaite. Ce qui ne serait pas si les vérités prophétiques n'étaient pas toutes révélées au prophète ; car, d'après le Philosophe, « le parfait, c'est ce à quoi rien ne manque ». Les vérités prophétiques sont donc toujours révélées au prophète.

3. La lumière divine qui cause la prophétie est plus puissante que la lumière de la raison naturelle d'où procède la science humaine. Or l'homme qui possède une science connaît tout ce qui se rapporte à cette science. Ainsi le grammairien connaît tout le contenu de la grammaire. Le prophète connaît donc toutes les vérités prophétiques.

En sens contraire, on lit dans S. Grégoire « L'esprit de prophétie peut avoir pour objet le présent sans toucher à l'avenir, ou porter sur l'avenir sans viser le présent. » Le prophète ne connaît donc pas toutes les vérités prophétiques.

Réponse

Des réalités diverses ne peuvent exister ensemble que s'il y a une réalité où elles se rejoignent et dont elles dépendent. Ainsi avons-nous dit précédemment que toutes les vertus doivent exister ensemble à cause de la prudence ou de la charité. Or toutes les réalités qui sont connues par un principe sont liées les unes aux autres dans ce principe et en dépendent. C'est pourquoi celui qui connaît parfaitement un principe dans toute sa force saisit en même temps toutes les vérités qui sont connues par ce principe. Mais celui qui l'ignore, ou ne le connaît que d'une manière générale, ne saisit pas par le fait même toutes les vérités qui en dépendent. Il a besoin, au contraire, que chacune de ces vérités lui soit montrée en elle-même ; il en résulte que certaines peuvent être connues et d'autres ignorées ; or le principe de toutes les réalités qui sont manifestées d'une manière prophétique par la lumière divine, c'est la vérité première, que les prophètes ne peuvent voir en elle-même.

Il n'est donc pas requis qu'ils connaissent tout ce qui peut être prophétisé ; chaque prophète en connaît une partie, suivant que lui est révélé spécialement ceci ou cela.

Solutions

1. Le Seigneur révèle aux prophètes tout ce qui est nécessaire à l'instruction du peuple fidèle. Cependant, il ne révèle pas toutes les vérités à chacun, mais seulement certaines d'entre elles à tel ou tel.

2. La révélation divine est comme un genre, dont la prophétie constitue un degré imparfaits. Voilà pourquoi S. Paul écrit (1 Corinthiens 13.8) que « les prophéties prendront fin », et que la prophétie n'est qu'une connaissance « partielle », c'est-à-dire imparfaite. La perfection de la révélation divine se réalisera au ciel. Aussi ajoute-t-il : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui n'est que partiel prendra fin. » Il n'est donc pas nécessaire que rien ne manque à la révélation prophétique ; il faut seulement qu'il ne manque rien pour la mission assignée à la prophétie.

3. Le savant saisit les principes scientifiques dont dépendent toutes les vérités du même ordre. Aussi, lorsqu'il possède parfaitement l'habitus d'une science, connaît-il toutes les vérités qui s'y rapportent. Mais le prophète ne saisit pas en lui-même le principe de toutes les connaissances prophétiques, c'est-à-dire Dieu. Son cas n'est donc pas le même que celui du savant.


5. Le prophète distingue-t-il toujours ce qu'il saisit divinement de ce qu'il voit par son propre esprit ?

Objections

1. Il semble bien. S. Augustin, rapporte en effet une expérience de sa mère — « Elle disait qu'elle discernait, je ne sais par quel goût qu'elle ne pouvait exprimer en paroles, quelle différence il y avait entre la révélation divine et le songe de son âme. » Or la prophétie est une révélation divine. Le prophète peut donc discerner ce qui relève de l'esprit de prophétie, et ce qu'il dit par son propre esprit.

2. « Dieu ne commande rien d'impossible », dit S. Jérôme. Or, dans Jérémie (Jérémie 23.28), on lit ce précepte : « Que le prophète qui a un songe raconte ce songe ; et que celui qui possède ma parole la rapporte fidèlement. » Le prophète peut donc discerner ce qu'il perçoit par l'esprit prophétique, et ce qu'il entrevoit d'une autre manière.

3. La certitude que donne la lumière divine est plus grande que celle qui est due à la lumière de la raison naturelle. Or celui qui, par la lumière de la raison naturelle, a acquis une science sait avec certitude qu'il la possède. Donc quiconque a reçu la prophétie par la lumière divine est encore beaucoup plus certain de la posséder.

En sens contraire, S. Grégoire écrit « Quelquefois les saints prophètes, par l'exercice fréquent de leur ministère, publient, lorsqu'ils sont consultés, des oracles qui viennent de leur propre esprit, et ils s'imaginent qu'ils les rendent en vertu du don de prophétie. »

Réponse

Il y a deux manières pour Dieu d'instruire l'âme du prophète ; la révélation expresse et, suivant les termes de S. Augustin, " une certaine impulsion, que les hommes subissent quelquefois même à leur insu ".

Dans la révélation expresse, le prophète possède la plus grande certitude des réalités qu'il connaît par le don de prophétie, et il tient aussi pour certain que ces réalités lui sont divinement révélées. « C'est en vérité, dit Jérémie (Jérémie 26.15), que le Seigneur m'a envoyé vers vous, pour faire entendre à vos oreilles toutes ces paroles. » Autrement, si les prophètes eux-mêmes n'avaient cette certitude, la foi qui s'appuie sur leurs allégations ne serait pas certaine. Nous avons un signe de la certitude qui s'attache à la prophétie dans ce fait qu'Abraham, après avoir été averti dans une vision prophétique, s'est préparé à immoler son fils unique ; ce qu'il n'aurait pas fait s'il n'avait été tout à fait sûr de la révélation divine.

Mais dans l'impulsion prophétique, il arrive parfois que le prophète ne puisse pas pleinement discerner si ses paroles et ses pensées sont le résultat d'une inspiration divine, ou de son propre esprit. Or tout ce que nous connaissons par une impulsion divine ne nous est pas manifesté avec une certitude prophétique ; car cette impulsion divine est un degré imparfait dans le genre que constitue la prophétie. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre les paroles de S. Grégoire citées plus haut. Cependant, pour que l'erreur en ce cas ne puisse se produire, ajoute S. Grégoire au même endroit, « le Saint-Esprit corrige au plus vite les prophètes en leur faisant entendre la vérité, et ils se reprennent eux-mêmes d'avoir tenu de faux discours ».

Solutions

Les premiers arguments se rapportent aux vérités qui sont révélées par un véritable esprit prophétique. Il a donc été répondu clairement aux objections.


6. La prophétie peut-elle comporter de la fausseté ?

Objections

1. Cela paraît possible. La prophétie, en effet, a pour objet les futurs contingents, on l'a vu. Or les événements futurs contingents peuvent ne pas se réaliser ; sinon, ils se produiraient nécessairement. La prophétie peut donc être fausse.

2. Isaïe avertit prophétiquement Ézéchias lorsqu'il lui annonça : « Donne tes ordres à la maison, car tu vas mourir » ; cependant Ézéchias vécut encore quinze années (2 Rois 20.6 ; Ésaïe 38.5). De même le Seigneur dit à Jérémie (Jérémie 18.7) : « Soudain je parle, contre une nation et contre un royaume, d'arracher, de détruire et de disperser. Mais si cette nation contre laquelle j'ai proféré ces menaces revient de sa méchanceté, je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire. » On le voit par l'exemple des Ninivites, selon ce texte de Jonas (Jonas 3.10) : « Dieu se repentit du mal qu'il devait leur faire et ne le fit pas. » La prophétie peut donc comporter de la fausseté.

3. Dans toute proposition conditionnelle, si l'antécédent est absolument nécessaire, le conséquent l'est aussi ; le conséquent, dans cette proposition, est en effet à l'antécédent ce que la conclusion est aux prémisses dans un syllogisme. Et Aristote montre que, de prémisses nécessaires, il ne résulte jamais qu'une conclusion nécessaire. Or, si la prophétie ne peut être sujette à l'erreur, il est requis que cette proposition conditionnelle soit vraie ; « Si quelque événement a été prédit, il se produira ». L'antécédent de cette proposition est absolument nécessaire, puisqu'il porte sur le passé ; le conséquent sera donc aussi absolument nécessaire. Ce qu'on ne saurait admettre car la prophétie ne pourrait plus viser des événements contingents. Il est donc faux que la prophétie ne puisse être sujette à l'erreur.

En sens contraire, Cassiodore nous dit : « La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable. » Or la vérité de la prophétie ne serait pas immuable s'il pouvait s'y glisser une erreur. La prophétie ne peut donc être fausse.

Réponse

On l'a vu plus haut, la prophétie est une connaissance imprimée par la révélation divine dans l'intelligence du prophète, sous la forme d'un enseignement. Or la vérité de la connaissance est la même chez le disciple et chez le maître. La connaissance du disciple est en effet la reproduction de celle du maître, de même que dans les réalités naturelles la forme de l'engendré reproduit celle de l'engendrant. Voilà pourquoi S. Jérôme dit que la prophétie est comme une « empreinte de la prescience divine ». Il faut donc que la vérité des connaissances et des messages prophétiques soit la même que celle de la connaissance divine. Or on a montré dans la première Partie que la connaissance divine ne peut être sujette à l'erreur. Il s'ensuit que l'erreur ne peut pas non plus se glisser dans la prophétie.

Solutions

1. Comme nous l'avons dit dans la première Partie, la certitude de la prescience divine n'exclut pas la contingence des événements particuliers à venir, car elle se porte sur eux en tant qu'ils sont présents et déjà déterminés dans leur réalisation. Ainsi la prophétie, qui est l'empreinte ou le signe de la prescience divine, n'exclut pas non plus, par son immuable vérité, la contingence des événements futurs.

2. La prescience divine regarde de deux manières les événements futurs : 1° en eux-mêmes, en tant qu'elle les considère comme réalisés de façon présente ; 2° dans leurs causes, en tant qu'elle envisage le rapport des causes à leurs effets. Considérés en eux-mêmes, les événements futurs contingents sont déjà déterminés dans leur réalisation ; mais si on les prend dans leurs causes, leur détermination n'est pas telle qu'ils ne puissent se produire autrement. Cette double connaissance existe toujours simultanément dans l'intelligence divine, mais il n'en est pas de même dans la révélation prophétique, parce que l'empreinte de la cause n'est pas toujours égale à sa puissance. Aussi la révélation prophétique est-elle quelquefois une empreinte de la prescience divine selon qu'elle considère les événements futurs contingents en eux-mêmes ; ceux-ci se produisent alors tels qu'ils ont été prédits, comme la prophétie d'Isaïe : « Voici qu'une vierge concevra. » D'autres fois, la révélation prophétique ne reproduit de la prescience divine que la connaissance du rapport des causes à leurs effets ; les événements peuvent alors se produire autrement qu'ils n'ont été prédits. La prophétie n'est cependant pas pour cela sujette à l'erreur, car le sens de cette prophétie est que les causes inférieures, êtres naturels ou actes humains, sont ainsi disposées que tel effet doit se produire. Ainsi faut-il entendre cette prédiction d'Isaïe : « Tu vas mourir », c'est-à-dire : « L'état de ton corps te dispose à la mort. » Et cette prophétie de Jonas : « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite », signifie : « Ses fautes exigent qu'elle soit détruite. » S'il est dit de Dieu qu'« il se repent », c'est par métaphore ; Dieu se comporte à la manière de quelqu'un qui se repent ; « il change sa décision, mais ne modifie pas son conseil ».

3. La vérité de la prophétie est la même que celle de la prescience divine, comme on vient de l'exposer ; par suite, cette proposition conditionnelle : « Si quelque événement a été prédit, il se produira » reste vraie, comme celle-ci : « Si quelque événement a été prévu, il se produira. » Dans les deux propositions, il est impossible que l'antécédent ne soit pas. Il en résulte que le conséquent est nécessaire non pas si on le prend comme futur par rapport à nous, mais si on le considère dans sa réalisation présente, soumis qu'il est alors à la prescience divine, comme on l'a vu dans la première Partie.

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