Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

187. LES ACTIVITÉS QUI CONVIENNENT AUX RELIGIEUX

  1. Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres activités semblables ?
  2. Leur est-il permis de se mêler d'affaires séculières ?
  3. Sont-ils tenus de travailler de leurs mains ?
  4. Ont-ils le droit de vivre d'aumônes ?
  5. Leur est-il permis de mendier ?
  6. Leur est-il permis de porter des vêtements plus grossiers que les autres ?

1. Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres fonctions semblables ?

Objections

1. Il apparaît que non. En effet, nous lisons dans les Décrets : « La vie monastique signifie sujétion et apprentissage ; il n'y est pas question d'enseigner, d'exercer la présidence, ni l'office de pasteur. » De même S. Jérôme : « L'office du moine n'est pas d'enseigner mais de pleurer. » Le pape S. Léon dit aussi : « En dehors des prêtres du Seigneur, que nul ne se permette de prêcher, moine ou laïque, et quel que soit son renom de science. » Or il n'est pas permis d'outrepasser son office propre et de transgresser le statut de l'Église. Il semble donc bien que les religieux ne puissent enseigner, prêcher, etc.

2. Un décret du concile de Nicée porte « Nous donnons à tous l'ordre catégorique et immuable que les moines n'accordent la pénitence à personne, sauf entre eux, comme il est juste. Qu'ils ne fassent pas les funérailles d'un mort, à moins qu'il ne s'agisse d'un moine de ce monastère ou de quelque frère reçu comme hôte au monastère, s'il arrive qu'il y meure. » Mais la prédication et l'enseignement, tout autant que ces fonctions, appartiennent à l'office clérical. Et puisque, dit S. Jérôme, « autre est la situation du moine et autre celle du clerc », il s'ensuit, semble-t-il, qu'il n'est pas permis aux religieux de prêcher, d'enseigner ni d'avoir d'autres activités semblables.

3. S. Grégoire écrit : « Nul ne peut accomplir les ministères ecclésiastiques et persévérer comme il faut sous la règle monastique. » Or les moines sont tenus de persévérer dans la vie monastique. On doit en conclure qu'ils ne peuvent exercer les ministères ecclésiastiques. Il ne leur est donc pas permis d'enseigner, de prêcher et d'accomplir d'autres activités qui sont d'authentiques ministères ecclésiastiques.

En sens contraire, S. Grégoire dit au même endroit : « En vertu de ce décret, que nous avons porté par l'autorité apostolique et pour le bien de la religion, qu'il soit permis aux moines prêtres qui, eux aussi, représentent les Apôtres, de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d'imposer une pénitence et d'absoudre les péchés. »

Réponse

Quand on dit qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un, cela peut s'entendre de deux manières. En ce sens d'abord qu'il y a chez cette personne quelque chose d'inconciliable avec l'acte qu'on assure lui être interdit. C'est ainsi qu'il n'est pas permis à l'homme de pécher parce qu'il a en lui-même la raison et l'obligation d'obéir à la loi divine, auxquelles s'oppose le péché. On dit en ce sens qu'il n'est pas permis à telle personne de prêcher, d'enseigner ou d'exercer quelque autre office semblable, parce qu'il y a en elle quelque chose qui s'y oppose. Ce peut être un précepte, comme dans le cas de ceux qui se trouvent sous le coup d'une irrégularité et auxquels le droit de l’Église interdit l'accès des ordres sacrés. Ce peut être le péché, selon ce mot du Psaume (Psaumes 50.16) : « Dieu a dit au pécheur : ‘Qu'as tu à réciter mes lois ?’ »

Dans ce sens, il n'est pas interdit aux religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres offices semblables. Ni leur vœu ni leur règle ne les obligent de s'en abstenir. D'autre part ils n'y sont pas rendus moins aptes à raison de quelque péché qu'ils auraient commis. Tout au contraire, cette application à la sainteté, dont ils se sont fait une obligation, les y dispose. C'est une absurdité de dire que le progrès en sainteté rend moins apte à exercer des fonctions spirituelles. Certains ont même professé cette opinion absurde que, par lui-même, l'état religieux constituerait un empêchement à l'accomplissement de telles fonctions. Cette opinion, le pape Boniface la réprouve en ces termes : « Il y a des gens qui, sans avoir le moindre canon à alléguer, et tout brûlants d'un zèle impudent, non pas d'amour mais d'amertume, prétendent que les moines sont indignes de la puissance de l'office sacerdotal, parce qu'ils sont morts au monde et parce qu'ils vivent pour Dieu. Mais ils se trompent absolument. » Ce qu'il montre en observant que ce n'est pas contre la règle : « Car, ajoute-t-il, S. Benoît, le maître bienfaisant des moines, ne le défend aucunement, lui non plus. » Les autres règles ne l'interdisent pas davantage. Il réprouve ensuite cette erreur, en affirmant la capacité des moines : « Plus un homme est parfait, écrit-il à la fin du chapitre, et plus il a de puissance dans ces sortes de choses, c'est-à-dire dans les œuvres spirituelles. »

On dit encore dans un autre sens qu'une activité n'est pas permise à telle personne. Non que cette personne ait en elle-même rien qui s'y oppose. Mais il lui manque ce qu'il faut pour pouvoir l'accomplir. C'est ainsi qu'il n'est pas permis au diacre de célébrer la messe, pour cette raison qu'il ne possède pas l'ordre sacerdotal ; qu'il n'est pas permis au prêtre de prononcer une sentence, parce qu'il n'a pas l'autorité épiscopale. Là-dessus il faut encore distinguer. Les fonctions qui relèvent d'un ordre ne sauraient être confiées à celui qui ne possède pas cet ordre. Le diacre ne peut être autorisé à célébrer la messe, s'il n'est pas promu au sacerdoce. En revanche, les actes qui font appel au pouvoir de juridiction peuvent être délégués à ceux qui ne possèdent pas la juridiction ordinaire. C'est ainsi que l'évêque peut déléguer à un simple prêtre le pouvoir de prononcer une sentence. Et en ce sens il est juste de dire qu'il n'est pas permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres fonctions semblables, parce que l'état religieux ne leur en confère pas le pouvoir. Mais ils peuvent les remplir s'ils reçoivent l'ordre requis, ou la juridiction ordinaire, ou encore la délégation de ceux qui la détiennent.

Solutions

1. Ces paroles impliquent que les moines ne détiennent pas, du seul fait qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer ces sortes de fonctions. Elles ne signifient pas que le fait d'être moines les rende inapte à les remplir.

2. Ce décret du concile de Nicée prescrit pareillement aux moines de ne pas s'approprier, sous prétexte qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer de tels actes. Il n'interdit pas, en revanche, de leur accorder ce pouvoir.

3. Ce qui est incompatible, c'est d'avoir la charge ordinaire des ministères ecclésiastiques et d'observer la règle monastique dans le monastère. Mais il n'est pas exclu pour autant que les moines et les autres religieux puissent de temps à autre s'appliquer aux ministères ecclésiastiques, par commission des prélats qui en ont la charge ordinaire. Cette remarque vaut très particulièrement pour ceux qui appartiennent à des Ordres spécialement institués à cette fin. Nous y reviendrons plus loin.


2. Est-il permis aux religieux de se mêler d'affaires séculières ?

Objections

1. Il semble que non. Nous lisons dans le décret déjà cité du pape Boniface : « S. Benoît leur a commandé de rester étrangers aux affaires séculières. C'est ce que prescrivent les enseignements apostoliques et les institutions, sans exception, des saints Pères, non seulement aux moines mais aux chanoines quels qu'ils soient, selon cette parole (2 Timothée 2.4) : ‘Nul, engagé au service de Dieu, ne doit se mêler d'affaires séculières.’ » Or il incombe à tous les religieux s'employer au service de Dieu. Il ne leur est donc pas permis de s'occuper d'affaires séculières.

2. S. Paul écrit (1 Thessaloniciens 4.11) : « Mettez votre application à vivre en paix, et à vous occuper des propres affaires. » La Glose précise : « En il citant de vous mêler de celles des autres, ce qui importe à l'amendement de votre vie. » Mais c'est la tâche spéciale des religieux d'amender leur vie. Donc ils n'ont pas à se mêler d'affaires séculières.

3. À propos du mot rapporté en S. Matthieu (Matthieu 11.8) « Les gens aux vêtements délicats vivent dans la demeure des rois » S. Jérôme écrit : « Ceci montre qu'une vie rigoureuse et une prédication austère doivent éviter la cour des rois et se tenir à l'écart des gens délicatement vêtus. » Mais le soin des affaires séculières contraint à fréquenter le palais des rois. Donc il n'est pas permis aux religieux de traiter des affaires séculières.

En sens contraire, S. Paul a écrit (Romains 16.1) « je vous recommande Phoebé, notre sœur. » Puis il ajoute : « Assistez-la dans toute affaire pour laquelle elle aura besoin de votre appui. »

Réponse

Nous avons dit plus haut que l'état religieux est ordonné à l'acquisition de la charité parfaite : premièrement de l'amour de Dieu et, secondement, de l'amour du prochain. C'est pourquoi les religieux doivent surtout et essentiellement viser à être disponibles pour Dieu. Mais si l'intérêt du prochain l'exige, ils doivent par charité prendre en main ses affaires, selon cette parole (Galates 6.5) : « Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. » En servant le prochain pour Dieu, ils font œuvre d'amour de Dieu. C'est pourquoi il est écrit (Jacques 1.27) : « La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves. » C'est-à-dire, précise la Glose, « assister dans leurs nécessités ceux qui n'ont pas d'appui ».

Disons donc qu'il n'est permis ni aux moines ni aux clercs de gérer des intérêts séculiers par cupidité. Mais ils peuvent, par charité et avec la permission de leurs supérieurs, s'occuper d'affaires séculières, soit comme agents d'exécution soit comme conseillers, bien entendu avec la modération qui s'impose. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets : « Le concile décide que nul clerc ne pourra désormais gérer des propriétés ni se mêler d'affaires séculières, sauf pour le service des mineurs, des orphelins ou des veuves, ou encore dans le cas où son évêque lui imposerait l'administration des biens ecclésiastiques. » Ce qui est dit des clercs s'applique aux religieux, parce que nous avons fait remarquer que les affaires séculières leur sont pareillement interdites.

Solutions

1. Il est interdit aux moines de traiter les affaires séculières par cupidité, mais non par charité.

2. Ce n'est pas curiosité mais charité, de s'occuper d'affaires lorsque la nécessité le demande.

3. Il ne convient pas aux religieux de fréquenter le palais des rois pour le plaisir, la gloire ou le profit. Mais s'y rendre pour des motifs de miséricorde est bien dans leur rôle. C'est pourquoi il est rapporté qu'Élisée dit à la Sunamite (2 Rois 4.13) « As-tu quelque affaire, et veux-tu que j'en parle au roi ou au chef de l'armée ? » Pareillement il appartient aussi aux religieux de se rendre dans le palais des rois pour leur correction et direction. Qu'on se rappelle Jean Baptiste et ses remontrances à Hérode (Matthieu 14.4).


3. Les religieux sont-ils tenus de travailler de leurs mains ?

Objections

1. Il semble bien. En effet, ils ne sont pas dispensés d'observer les commandements. Mais le travail manuel est de précepte, selon cette parole (1 Thessaloniciens 4.11) : « Travaillez de vos mains comme nous vous l'avons commandé. » S. Augustin dit aussi : « Qui pourrait supporter de voir ces obstinés » (il s'agit de religieux qui ne voulaient pas travailler), « qui résistent aux salutaires monitions de l'Apôtres au lieu d'être tolérés comme les plus faibles, être célébrés comme les plus saints ? » Donc, semble-t-il, les religieux sont obligés de travailler de leurs mains.

2. Sur ce texte (2 Thessaloniciens 3.10) : « Celui qui ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus », la Glose porte : « Certains prétendent que l'Apôtre parle du travail spirituel et non pas du labeur corporel auquel s'adonnent les laboureurs et les ouvriers... Mais c'est en vain qu'ils s'appliquent à se boucher les yeux et ceux des autres, non seulement pour se dispenser eux-mêmes de suivre ce salutaire avis de la charité, mais pour ne pas même le comprendre. » Et plus loin : « L'Apôtre veut que les serviteurs de Dieu demandent leur subsistance au travail des mains. » Mais ce nom de serviteurs de Dieu désigne plus spécialement les moines qui d'après Denys se sont entièrement consacrés au service de Dieu. Comment ne seraient-ils pas tenus au travail des mains ?

3. S. Augustin écrit : « Je voudrais bien savoir ce que font ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce que nous ferons, répondent-ils, mais nous nous adonnerons à la prière, aux psaumes, à la lecture, à la prédication » Or il montre en détail que rien de tout cela ne les excuse. Ce n'est pas la prière : « Une seule prière de l'homme obéissant, remarque-t-il, est plus vite exaucée que dix mille prières chez l'arrogant. » Il entend par ces hommes dont la prière est indigne d'être exaucée ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce ne sont pas les louanges divines qui les dispensent de travailler : « Les cantiques divins, même ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement les chanter. » Ce n'est pas la lecture : « N'ont-ils pas rencontré dans leur lecture ce que l'Apôtre commande ? Quelle perversité de prétendre lire, et de ne pas mettre en pratique ce qu'on lit ? » Ce n'est pas la prédication : « Si quelqu'un doit faire un sermon et que ce soit une occupation telle qu'il devienne impossible de se livrer au travail manuel, tout le monde au monastère en est-il capable ? Et si tous n'en sont pas capables, pourquoi, sous ce prétexte tous prétendent-ils se reposer ? Même s'ils en sont tous capables, ils doivent le faire à tour de rôle, non seulement pour faire les travaux indispensables, mais aussi parce qu'il suffit d'un seul qui parle pour de nombreux auditeurs. » Il ne semble donc pas que les religieux doivent abandonner le travail manuel pour se livrer à ces sortes d'œuvres spirituelles.

4. Sur ce mot du Seigneur (Luc 12.33) « Vendez ce que vous possédez », la Glose remarque : « Ce n'est pas seulement votre pain qu'il faut partager avec les pauvres, ce sont vos biens qu'il faut vendre. Ayant ainsi méprisé toutes choses pour le Seigneur, vous gagnerez en travaillant de vos mains de quoi vivre et faire l'aumône. » Mais c'est le propre des religieux de se dépouiller de tout ce qu'ils possèdent. Il semble donc qu'à eux aussi s'adresse cet appel à gagner, par le travail de leurs mains, de quoi vivre et faire l'aumône.

5. Il semble que les religieux soient particulièrement obligés d'imiter la vie des Apôtres, parce qu'ils professent l'état de perfection. Or les Apôtres travaillaient de leurs mains, selon cette parole (1 Corinthiens 4.12) : « Nous prenons la peine de travailler de nos mains. »

En sens contraire, religieux et séculiers sont tenus au même titre d'observer les préceptes donnés à tous indistinctement. Mais le précepte du travail manuel est donné à tous sans distinction, comme il paraît par ce texte (2 Thessaloniciens 3.6) : « Éloignez-vous de tout frère qui se conduit de façon désordonnée », etc. (Il appelle frère un chrétien quelconque, comme dans cet autre endroit (1 Corinthiens 7.12) : « Si quelque frère a une femme incroyante », etc.) D'autre part, il dit au même endroit : « Si quelqu'un refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. » Les religieux ne sont donc pas obligés, plus que les séculiers, à travailler de leurs mains.

Réponse

Le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c'est d'assurer la subsistance. D'où cette parole adressée au premier homme (Genèse 3.19) : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Et cette autre d'un Psaume (Psaumes 128.2) : « Alors tu te nourris du travail de tes mains. » Le deuxième, c'est de supprimer l'oisiveté, mère d'un grand nombre de maux. C'est pourquoi il est écrit (Ecclésiastique 33.28) : « Envoie ton serviteur travailler pour qu'il ne reste pas oisif l'oisiveté est une grande maîtresse de malice. » Le troisième, c'est de refréner les désirs mauvais en macérant le corps. Aussi est-il écrit (2 Corinthiens 6.5) : « Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. » Le quatrième, c'est de faire l'aumône, d'où cette parole (Éphésiens 4.28) : « Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage honnête, pour avoir de quoi donner à l'indigent. »

Or le travail manuel, en tant qu'il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire. Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C'est-à-dire qu'il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi, celui qui n'a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C'est ce que veut dire S. Paul : « Celui qui refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. » C'est comme s'il disait : Nécessité de travailler de ses mains et nécessité de manger, cela ne fait qu'un. Donc, si quelqu'un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi pouvoir vivre honnêtement. Car l'on ne doit pas entendre qu'ils le puissent, si on n'est pas honnête. Aussi ne voit-on pas que S. Paul ait prescrit le travail des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit en effet le travail manuel d'abord pour éviter le vol : « Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage. » Ensuite, pour éviter la convoitise du bien d'autrui (1 Thessaloniciens 4.11) : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l'égard de ceux du dehors. » Enfin, pour éviter les honteux trafics par lesquels certains gagnent leur vie (2 Thessaloniciens 3.10) : « Lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions que si quelqu'un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus. Nous avons appris, en effet, que certains d'entre vous mènent une vie agitée, ne faisant rien et se mêlant de tout (Glose : ‘Des gens qui se procurent le nécessaire par des moyens honteux.’) À ceux-là, nous adressons cette déclaration, cette prière plutôt : qu'ils travaillent en silence pour manger du pain qui soit à eux. » C'est pourquoi S. Jérôme remarque que l'Apôtre agit ici « moins en docteur qu'en correcteur des vices ».

Il faut pourtant savoir que par « travail manuel » on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu'elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l'outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.

Si maintenant nous considérons le travail manuel comme un moyen d'écarter l'oisiveté ou de mortifier le corps, il n'est pas en lui-même obligatoire par précepte. Il y a bien d'autres moyens de mortifier la chair ou de supprimer l'oisiveté. Les jeûnes et les veilles mortifient la chair. La méditation des Saintes Écritures et la louange de Dieu empêchent l'oisiveté. Commentant le mot du Psaume (Psaumes 119.82 Vg) : « Mes yeux ont défailli sur ta parole », la Glose remarque : « Celui-là n'est pas oisif, qui se consacre à l'étude de la parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l'emporte pas sur celui qui s'applique à la connaissance de la vérité. » C'est pourquoi les religieux ne sont pas pour ces motifs obligés aux travaux manuels, pas plus d'ailleurs que les séculiers. À moins toutefois que les statuts de leur ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par S. Jérôme : « Les monastères égyptiens ont cette coutume de ne recevoir aucun moine qui ne veuille s'occuper et travailler, moins pour se procurer la subsistance matérielle qu'en vue du salut de l'âme, et pour empêcher les pernicieuses divagations de l'esprit. »

Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l'aumône, il n'est pas non plus l'objet d'aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l'on se trouverait dans la nécessité de faire l'aumône et où l'on ne pourrait se procurer autrement de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de travailler de leurs mains.

Solutions

1. Ce précepte, formulé par S. Paul est de droit naturel. Aussi sur ce texte (2 Thessaloniciens 3.6) : « Pour que vous vous teniez à l'écart de tout frère dont la conduite est déréglée », la Glose dit-elle : « C'est-à-dire n'est pas conforme à ce que demande l'ordre de la nature. » Il s'agit de ceux qui abandonnaient le travail des mains. En effet, la nature elle-même a donné des mains à l'homme, au lieu des armes et des revêtements protecteurs dont elle a pourvu les autres animaux, afin que, par ses mains, l'homme se procure ces secours, et tout ce qui lui est nécessaire. Cela montre que ce précepte, comme tous les préceptes de la loi naturelle, oblige pareillement les religieux et les séculiers.

Cependant, tous ceux qui ne travaillent pas de leurs mains ne pèchent pas. Ces préceptes de la loi naturelle, qui regardent le bien général, n'obligent pas chaque individu. Il suffit que celui-ci vaque à tels offices et celui-là à tel autre. Certains sont artisans, d'autres laboureurs, d'autres juges, d'autres docteurs, et ainsi de suite, selon le mot de S. Paul (1 Corinthiens 12.17) : « Si tout ton corps est œil, où sera l'oreille ; s'il est tout entier oreille, où sera l'odorat ? »

2. Cette Glose est empruntée au livre que S. Augustin a dirigé contre certains moines qui déclaraient le travail manuel illicite pour les serviteurs de Dieu, alléguant la parole du Seigneur (Matthieu 6.25) : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie, ni de ce que vous mangerez. » Mais de ce texte de S. Augustin on ne peut conclure à la nécessité pour les religieux de se livrer au travail manuel, si leur subsistance est assurée par ailleurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de prendre garde à ce qu’il écrit : « Il veut que les serviteurs de Dieu se procurent de quoi vivre par leur travail manuel. » Cette règle ne s'applique pas moins aux séculiers qu'aux religieux. Deux remarques suffiront à le montrer. D'abord, c'est assez de prendre garde aux termes mêmes dont S. Paul se sert (2 Thessaloniciens 3.6) : « Tenez-vous à l'écart de tout frère qui mène une vie déréglée. » (Il appelle frères tous les chrétiens, car il n'y avait pas encore d'ordres religieux en ce temps-là.) Ensuite, les religieux n'ont, en plus des séculiers, que les obligations issues de la règle dont ils ont fait profession. Donc, si la règle ne leur impose rien en fait de travail manuel, ils n'ont pas sur ce point d'autres obligations que les séculiers.

3. On peut vaquer de deux manières à ces œuvres spirituelles dont parle S. Augustin : soit pour l'utilité commune, soit pour son utilité personnelle. Ceux qui s'adonnent à ces œuvres spirituelles pour un motif d'ordre public sont excusés par elles du travail manuel. D'abord, parce qu'ils doivent s'employer complètement à ces œuvres spirituelles. Ensuite, parce que l'exercice de ces œuvres leur donne droit à recevoir leur subsistance de ceux pour lesquels ils travaillent.

Mais ceux qui vaquent à ces œuvres non pas à titre officiel, mais à titre privé, ne sont pas dispensés par elles de travailler de leurs mains, et n'en retirent pas le droit de vivre aux dépens des fidèles. C'est d'eux que parle S. Augustin. Il dit : « On peut chanter des cantiques divins tout en travaillant des mains, comme le prouve l'exemple des artisans qui racontent toutes sortes d'histoires sans interrompre leur travail manuel. » Mais cela ne peut s'appliquer à ceux qui chantent à l'église les heures canoniques ; sa remarque concerne manifestement ceux qui disent des psaumes ou des hymnes comme prières privées. De même, ce qu'il dit de la lecture et de la prière s'entend des prières et lectures privées que font parfois les laïques eux-mêmes. Cela ne s'applique pas à ceux qui font des prières publiques dans les églises, ni à ceux qui font des cours publics dans les écoles. Aussi ne dit-il pas : qui prétendent vaquer à l'enseignement ou à l'instruction, mais bien : qui prétendent vaquer à la lecture. Enfin, c'est dans le même sens qu'il parle de la prédication. Il ne s'agit pas de celle qui se fait publiquement au peuple, mais d'une prédication qui s'adresse à un seul ou à un petit nombre, plutôt par manière d’admonition privée. Aussi est-ce à dessein qu'il dit : Si quelqu'un doit faire une causerie (sermo). Sur quoi la Glose remarque : « Le sermo se fait en privé, la praedicatio en public. »

4. Ceux qui méprisent tout pour Dieu sont tenus à travailler de leurs mains quand ils n'ont pas autrement de quoi vivre, ou de quoi faire l'aumône, dans le cas où faire l'aumône tombe sous le précepte, mais non autrement, nous venons de le dire. C'est en ce sens que parle la Glose.

5. Si les Apôtres ont travaillé de leurs mains, ils l'ont fait parfois par nécessité, parfois comme œuvre de surérogation. Par nécessité, quand ils ne pouvaient recevoir des autres la subsistance. S. Paul écrit : « Nous prenons la peine de travailler de nos mains » (1 Corinthiens 4.12). Et la Glose explique : « Parce que nul ne nous donne. » À titre d'œuvre de surérogation, ainsi qu'il ressort du mot de S. Paul (1 Corinthiens 9.1-14) rappelant qu’il n’a pas usé du droit qu'il avait de vivre de l’Évangile. Il agissait ainsi par surérogation pour trois motifs. D'abord, pour enlever le prétexte de prêcher aux faux apôtres, qui prêchaient uniquement pour des gains temporels. Car il dit (2 Corinthiens 11.12) : « Ce que j'ai fait, je le ferai encore pour leur ôter tout prétexte, etc. » Ensuite, pour n'être pas à charge à ceux qu'il évangélisait, car il écrivait (2 Corinthiens 12.13) : « Qu'avez-vous eu de moins que les autres, si ce n'est que, moi, je ne vous ai pas été à charge ? » Enfin, pour donner aux oisifs l'exemple du travail (2 Thessaloniciens 3.8) : « Au travail jour et nuit pour vous donner l'exemple à suivre. » L'Apôtre, cependant, ne le faisait pas là où il trouvait la facilité de prêcher chaque jour, par exemple à Athènes, comme le remarque S. Augustin.

Les religieux ne sont pas pour cela tenus d'imiter S. Paul, attendu qu'ils ne sont pas astreints à toutes les œuvres de surérogation. Les autres Apôtres non plus ne travaillaient pas de leurs mains.


4. Les religieux ont-ils le droit de vivre d'aumônes ?

Objections

1. Il semble que non. En effet, l'Apôtre (1 Timothée 5.16) défend aux veuves de vivre des aumônes de l'Église si elles peuvent subsister autrement, « afin que l'Église puisse subvenir aux besoins des veuves qui le sont vraiment ». S. Jérôme écrit : « Ceux qui peuvent être aidés dans leurs besoins par les biens de leurs parents, s'ils reçoivent ce qui revient aux pauvres, se rendent manifestement coupables de sacrilège et, par cet abus, mangent et boivent leur propre condamnation. » Or les religieux peuvent vivre du travail de leurs mains s'ils sont valides. Ils semblent donc qu'ils pèchent en mangeant les aumônes destinées aux pauvres.

2. Vivre aux dépens des fidèles, c'est le salaire réservé aux prédications de l'Évangile pour leur travail, selon cette parole (Matthieu 10.10) : « L'ouvrier mérite, sa nourriture. » Mais la prédication de l'Évangile n'est pas l'office des religieux. C'est surtout celui des prélats, qui sont pasteurs et docteurs. Donc les religieux ne peuvent vivre licitement sur les aumônes des fidèles.

3. Les religieux sont dans l'état de perfection. Mais il est plus parfait de donner l'aumône que de la recevoir, selon cette parole (Actes 20.35) « Il est plus heureux de donner que de recevoir. » Donc ils ne doivent pas vivre d'aumônes, mais plutôt faire l'aumône avec le produit du travail de leurs mains.

4. Il appartient aux religieux d'éviter les obstacles à la vertu et les occasions de péché. Mais l'usage de recevoir l'aumône fait naître des occasions de péché et empêche l'exercice de la vertu. C'est pourquoi sur ce texte (2 Thessaloniciens 3.9) : « Pour vous proposer en nous-mêmes l'exemple etc. », la Glose remarque : « Celui qui, adonné à l'oisiveté, prend l'habitude de s'asseoir à une table étrangère, en vient nécessairement à flatter qui le nourrit. » Il est écrit ailleurs (Exode 23.8) : « Tu n'accepteras pas de présents. Car le présent aveugle les gens clairvoyants et ruine les causes des justes. » Et encore (Proverbes 22.7) : « L'emprunteur devient l'esclave du prêteur », ce qui est contraire à la religion. Aussi sur ce texte : « Pour vous proposer en nous-mêmes, etc. », la Glose note-t-elle : « Notre religion appelle les hommes à la liberté. » Il semble donc que les religieux ne doivent pas vivre d'aumônes.

5. Les religieux sont spécialement tenus d'imiter la perfection des Apôtres. « Nous tous, qui sommes des parfaits, c'est ainsi que nous devons penser » a dit S. Paul (Philippiens 3.15). Mais S. Paul ne voulait pas vivre aux dépens des fidèles pour enlever aux faux apôtres, dit-il lui-même, tout prétexte de le faire (2 Corinthiens 11.12), et pour ne pas scandaliser les faibles, explique-t-il ailleurs (1 Corinthiens 9.12). Il semble donc que, pour les mêmes raisons, les religieux doivent s'abstenir de vivre d'aumônes. D'où le mot de S. Augustin : « Supprimez les occasions de honteux trafics, qui portent atteinte à votre bon renom et qui scandalisent les faibles. Montrez aux hommes que vous ne cherchez pas une vie facile dans l'oisiveté, mais le royaume de Dieu par le chemin étroit et resserré. »

En sens contraire, selon S. Grégoire, pendant trois ans, S. Benoît dans la grotte d'où il ne sortait pas, se nourrit, ayant quitté sa maison et ses proches, de ce que lui donnait un moine appelé Romain. Et quoiqu'il fût en bonne santé, on ne nous dit pas qu'il ait gagné sa vie par le travail de ses mains. Donc les religieux peuvent légitimement vivre d'aumônes.

Réponse

Chacun a le droit de vivre de ce qui est à lui ou de ce qui lui est dû. Or un bien devient à nous par la libéralité du donateur. C'est pourquoi les religieux et les clercs, dont les monastères ou les églises, par la munificence des princes ou des autres fidèles, ont reçu des ressources pour assurer leur subsistance, peuvent légitimement vivre de ces biens sans avoir à travailler de leurs mains. Et cependant, il est certain que c'est là vivre d'aumônes. Pareillement, si les religieux reçoivent des fidèles des biens meubles, ils ont le droit d'en vivre. Il est absurde de prétendre qu'il est permis de recevoir de grandes propriétés en aumônes, mais qu'il est défendu d'accepter du pain ou un peu d'argent. Mais parce que ces libéralités semblent faites aux religieux pour qu'ils puissent vaquer plus librement aux activités de leur vie religieuse, dont leurs bienfaiteurs temporels souhaitent bénéficier, l'usage de ces dons deviendrait illicite si les religieux cessaient de s'appliquer à ces activités, car, autant qu'il dépend d'eux, ils décevraient l'intention de ceux qui leur ont fait ces largesses.

Quant à ce qui nous est dû, cela peut l'être à deux titres différents. Celui, d'abord, de la nécessité qui, d'après S. Ambroise fait toutes choses communes. Donc, si les religieux sont dans le besoin, ils peuvent licitement vivre d'aumônes. Et cette nécessité peut avoir plusieurs causes. L'infirmité corporelle, par exemple, qui les empêche de gagner leur vie en travaillant. Ou bien le peu que leur travail leur rapporte et qui ne suffit pas à leur subsistance. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Les aumônes des fidèles ne doivent pas manquer aux serviteurs de Dieu qui travaillent de leurs mains, comme un secours pour suffire à leurs nécessités. Il ne faut pas que les heures qu'ils consacrent à la formation de l'esprit, et qui excluent toute occupation manuelle, deviennent la source d'une gêne excessive. » Une troisième cause de cette nécessité de l'aumône est la condition première de ceux qui n'avaient pas l'habitude du travail manuel. S. Augustin a écrit : « Si dans le siècle, ils avaient de quoi vivre sans pratiquer un métier, fortune qu'ils ont distribuée aux pauvres lors de leur conversion à Dieu, il faut croire à leur faiblesse et la supporter. D'ordinaire de telles gens, élevés trop mollement, ne peuvent endurer la fatigue des travaux corporels. »

D'autre part l'aumône est due à quelqu'un pour le service temporel ou spirituel qu'il fournit (1 Corinthiens 9.11) : « Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il extraordinaire que nous récoltions vos biens matériels ? » Et de ce point de vue, les religieux peuvent vivre d'aumônes comme leur étant dues dans l'un ou l'autre des quatre cas suivants. 1° S'ils prêchent par l'autorité de prélats. 2° S'ils sont ministres de l'autel (1 Corinthiens 9.13) : « Ceux qui sont au service de l'autel ont part aux revenus de l'autel. De même, le Seigneur a établi que ceux qui prêchent l’Évangile, vivent de l’Évangile. » Et S. Augustin : « S'ils sont prédicateurs, je l'accorde, ils l'ont (la faculté de vivre aux dépens des fidèles) ; s'ils sont ministres de l'autel, dispensateurs des sacrements, j'accorde qu'ils n'usurpent pas, mais qu'ils sont fondés à revendiquer cette faculté. » Et la raison en est que le sacrement de l'autel, partout où il s'accomplit, intéresse le bien de tout le peuple fidèle. 3° S'ils s'appliquent à étudier la Sainte Écriture pour la commune utilité de toute l'Église. Aussi S. Jérôme écrit-il : « En Judée, cette coutume a persévéré jusqu'à maintenant, non seulement parmi nous mais parmi les juifs, que ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur et n'ont pas sur terre d'autre père que Dieu, bénéficient de l'assistance du monde entier. » 4° Si les biens qu'ils possédaient ont été donnés au monastère, ils peuvent vivre des aumônes faites au monastère. C'est ce que dit S. Augustin : « Ceux qui après avoir abandonné ou distribué leur fortune, grande ou médiocre, ont voulu prendre rang, par une pieuse et salutaire humilité, parmi les pauvres du Christ, ont le droit en retour de voir leur subsistance assurée par les ressources communes et la charité fraternelle. S'ils travaillent de leurs mains, cela mérite d'être loué. Mais s'ils ne le veulent pas, qui oserait les y contraindre ? » Et il ajoute « Il n'y a pas lieu de faire attention en quel monastère ou en quel endroit la fortune dont il s'agit a été distribuée à des frères pauvres : tous les chrétiens forment un seul état. »

Mais s'il se rencontre des religieux qui, sans cette excuse de la nécessité ou des services rendus, prétendent vivre dans l'oisiveté d'aumônes destinées aux pauvres, leur conduite est inadmissible, selon S. Augustin : « Le plus souvent, ce sont des gens de condition servile, des paysans, ou des artisans habitués au travail des mains qui veulent s'engager au service de Dieu par la profession religieuse. Il n'est pas toujours facile de voir si c'est le service de Dieu qui les attire, ou le désir d'échanger une vie pauvre et laborieuse contre une autre qui leur assurera, sans qu'ils aient à s'inquiéter de rien, le vivre et le vêtement, et par-dessus le marché, la considération de ceux dont ils avaient coutume de recevoir mépris et brutalités. Ceux-là seraient mal venus d'alléguer leur débilité corporelle pour échapper à l'obligation de travailler. Leur condition antérieure suffit à les réfuter. » Et plus loin : « S'ils ne veulent pas travailler, qu'ils ne mangent pas non plus. Car ce n'est pas vraiment pour que les pauvres fassent les fiers que les riches s'humilient jusqu'à embrasser la piété monastique. Dans une vie où les sénateurs se font laborieux, il n'est pas admissible que les ouvriers deviennent oisifs, et que là où viennent les possesseurs de grands domaines renonçant à leurs délices, les rustres fassent les délicats. »

Solutions

1. Ces textes visent le cas de nécessité, où il est impossible de subvenir autrement aux besoins des pauvres. Dans ce cas, les religieux seraient obligés, non seulement de ne pas accepter d'aumônes, mais de donner leurs biens, s'ils en ont, pour le soulagement des pauvres.

2. La prédication appartient aux prélats par office ; elle peut appartenir aux religieux par délégation. Et ainsi, puisqu'ils sont admis à travailler dans le champ du Seigneur, ils peuvent en vivre, selon S. Paul (2 Timothée 2.6) : « Il faut que le laboureur qui travaille bénéficie le premier de la récolte. » Cela s'entend, explique la Glose, « du prédicateur qui, dans le champ de l’Église, cultive, avec le soc de la divine parole, le cœur de ceux qui l'écoutent ». Peuvent aussi vivre d'aumônes les personnes qui servent les prédicateurs. À propos du mot de S. Paul (Romains 15.27) : « Si les païens sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent les assister de leurs ressources matérielles », la glose observe qu'il s'agit « des Juifs qui, de Jérusalem, ont envoyé des prédicateurs ». Nous avons énuméré d'autres motifs encore qui assurent à quelqu'un le droit de vivre aux dépens des fidèles.

3. Toutes choses égales d'ailleurs, il est plus parfait de donner que de recevoir. Mais donner ou abandonner pour le Christ tous ses biens, puis recevoir le peu qu'il faut pour vivre, nous venons de le montrer : c'est mieux que de faire aux pauvres des aumônes partielles.

4. Recevoir des dons pour accroître sa fortune, ou même recevoir d'un autre les aliments qu'il ne vous doit pas, sans qu'il y ait ni service rendu ni nécessité, expose en effet à pécher. Mais nous avons vu que ce n'est pas le cas des religieux.

5. Lorsque la nécessité et l'utilité, en raison desquelles certains religieux vivent d'aumônes sans travailler de leurs mains, apparaissent manifestement, il ne peut être question de scandale des faibles. Il n'y a de scandale que pour les pharisiens, et le Seigneur a commandé de le mépriser (Matthieu 15.14). Mais s'il n'y avait pas de nécessité et d'utilité évidentes, les faibles pourraient s'en trouver scandalisés, ce que l'on doit éviter. Cependant, le même scandale peut venir de ceux qui vivent paresseusement des ressources communes.


5. Est-il permis aux religieux de mendier ?

Objections

1. Non. Car S. Augustin a écrit « L'astucieux ennemi a dispersé jusqu'à maintenant un si grand nombre d'hypocrites en habit de moines, qui vagabondent par les provinces... » Et plus loin : « Tous demandent, tous réclament qu'on assiste leur pauvreté lucrative ou qu'on récompense leur sainteté simulée. » Il semble donc que l'on doive réprouver la vie des religieux mendiants.

2. Il est écrit (1 Thessaloniciens 4.11) : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit, conduisez-vous honnêtement envers ceux du dehors et ne demandez rien à personne. » Ce que la Glose commente ainsi : « Il faut travailler et ne pas rester oisif, par dignité et pour être une lumière aux yeux des incroyants. Ne désirez même pas le bien d'autrui, bien loin de demander ou de prendre quelque chose. » Sur cet autre texte (2 Thessaloniciens 3.10) : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, etc. » elle remarque : « Il veut que les serviteurs de Dieu gagnent leur vie par leur travail corporel, pour qu'ils ne soient pas contraints par l'indigence à demander le nécessaire », c'est-à-dire à mendier ; Donc il ne convient pas aux religieux de mendier.

3. Une conduite prohibée par la loi et contraire à la justice ne convient pas aux religieux. Mais la mendicité est prohibée par la loi de Dieu (Deutéronome 15.4) : « Il n'y aura parmi vous aucun indigent, aucun mendiant. » Et dans le Psaume (Psaumes 37.25) : « je n'ai pas vu le juste dans l'abandon, ni ses enfants chercher leur pain. » Le droit civil punit de même le mendiant valide : c'est dans le code. Donc il ne convient pas aux religieux de mendier.

4. « On ne doit rougir que d'un acte honteux », déclare S. Jean Damascène. Mais d’après S. Ambroise « la honte de demander trahit l'homme de bonne naissance ». Donc il est honteux de mendier et cela ne convient pas à des religieux.

5. Les prédicateurs de l'Évangile sont qualifiés entre tous pour vivre d'aumônes. Il existe à leur égard un ordre du Seigneur qui a été cité plus haut. Et cependant il ne leur appartient pas de mendier. Sur ce texte (2 Timothée 2.6) : « Le laboureur qui travaille, etc. », la Glose dit : « L'Apôtre veut que l'évangéliste comprenne que s'il demande à ceux parmi lesquels il travaille d'assurer sa subsistance, ce n'est pas par mendicité, mais par autorité. » Il semble donc que les religieux n'aient pas le droit de mendier.

En sens contraire, il appartient aux religieux de vivre à l'imitation du Christ. Mais le Christ a mendié d'après le Psaume (Psaumes 40.18) : « Pour moi, je suis mendiant et pauvre. » À ce sujet la Glose affirme : « Le Christ a dit cela de lui-même à cause de sa condition d'esclave. » Et plus loin : « Le mendiant est celui qui demande à autrui, et le pauvre est celui qui ne se suffit pas à lui-même. » Nous lisons dans un autre Psaume (Psaumes 70.6) : « Moi, je suis indigent, c'est-à-dire un homme qui tend la main, et pauvre, c'est-à-dire incapable de me suffire, faute de ressources. » Et S. Jérôme dans une de ses lettres : « Prends garde, pendant que ton Seigneur mendie, lui le Christ, d'entasser des richesses qui appartiennent à autrui. » Donc, pour des religieux il est convenable de mendier.

Réponse

Au sujet de la mendicité, deux points de vue sont à envisager. Le premier part de l'acte même de mendier, qui implique une certaine abjection. En effet, parmi tous les hommes, on considère comme les plus vils ceux qui ne sont pas seulement pauvres, mais qui sont contraints d'obtenir d'autrui leur subsistance. De ce point de vue, mendier devient pour certains un acte louable d'humilité, comme c'en est un d'embrasser certaines pratiques humiliantes à titre de remèdes efficaces contre l'orgueil que l'on veut détruire en soi-même ou, par l'exemple, chez les autres. Ainsi le mal qui vient d'un excès de chaleur se guérit très efficacement par des applications extrêmement froides. De même, la tendance à s'enorgueillir se traite avantageusement par les excès de l'humiliation. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets : « C'est s'exercer à l'humilité que de se livrer à des tâches viles et à des services particulièrement indignes ; car on peut ainsi guérir le vice de l'arrogance et la gloire humaine. » Aussi S. Jérôme loue Fabiola parce qu'elle « souhaita après avoir distribué tous ses biens, recevoir elle-même l'aumône pour l'amour du Christ » C'est ce qu'a fait S. Alexis. Ayant tout quitté pour le Christ, il se faisait une joie de recevoir l'aumône de ses propres esclaves. De S. Arsène nous lisons pareillement qu'il rendit grâce de s'être trouvé dans la nécessité de demander l'aumône. C'est pourquoi l'on enjoint parfois comme pénitence pour des fautes graves de faire quelque pèlerinage en mendiant son pain. Cependant l'humilité, comme les autres vertus, doit s'accompagner de discrétion. Aussi convient-il de n'exercer qu'avec discernement la mendicité comme moyen de s'humilier, pour ne pas encourir le reproche de cupidité ou de tout autre vice.

L'autre point de vue considère le résultat de la mendicité. À cet égard on peut être poussé à mendier par deux motifs différents. Par le désir de se procurer de l'argent ou une vie de paresse. Cette mendicité est illicite. Ou bien par raison de nécessité ou d'utilité. De nécessité, si l'on ne peut assurer par un autre moyen sa subsistance. D'utilité, si l'on se propose de faire quelque chose d'utile qui ne peut se réaliser que grâce aux aumônes des fidèles. Tel est le cas, par exemple, d'un pont ou d'une église à construire, et de toutes les entreprises qui intéressent le bien commun, comme d'entretenir des étudiants pour qu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse. À cet égard, la mendicité est permise aux religieux comme aux séculiers.

Solutions

1. S. Augustin, dans ce passage, vise expressément ceux qui mendient par cupidité.

2. La première Glose parle d'une demande inspirée par la cupidité, comme il ressort des paroles de S. Paul. La seconde vise ceux qui, sans rendre aucun service, demandent leur nécessaire pour vivre dans l'oisiveté. Mais on ne vit pas dans l'oisiveté si l'on se rend utile, de quelque manière que ce soit.

3. Ce précepte de la loi divine ne prohibe pas la mendicité. Il défend aux riches d'être d'une telle ladrerie que certains hommes se voient obligés de mendier par indigence. La loi civile punit les mendiants valides que ni l'utilité ni la nécessité n'obligent à mendier.

4. Il y a deux sortes de honte, celle qui s'attache au vice et celle qui s'attache à quelque défaut extérieur, l'infirmité, par exemple, ou la pauvreté. C'est dans ce second sens que la mendicité est dite honteuse. Elle n'a donc rien à voir avec le péché mais éventuellement avec l'humilité, nous venons de le dire.

5. La nourriture est due aux prédicateurs par ceux qu'ils évangélisent. S'il leur plaît toutefois de ne pas faire valoir leurs droits mais de tendre la main et de faire figure de mendiants, cette conduite tend à une plus grande humilité.


6. Est-il permis aux religieux de porter des vêtements plus grossiers que les autres ?

Objections

1. Il semble que non. S. Paul écrit que nous devons nous abstenir de tout ce qui a mauvaise apparence (1 Thessaloniciens 5.22). Tel est le cas du vêtement grossier à l'excès, car le Seigneur a dit (Matthieu 7.15) : « Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus de peaux de moutons. » Sur ce texte (Apocalypse 6.8) : « Voici un cheval verdâtre, etc. », la Glose explique : « Voyant qu'il ne gagne rien par les tribulations violentes ni par les hérésies manifestes, le diable envoie de faux frères qui, sous l'habit religieux, se muent en chevaux noirs et roux, pour pervertir la foi. » Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter des vêtements grossiers.

2. S. Jérôme a écrit : « Évite les vêtements sombres, tout autant que les blancs. Le luxe et la malpropreté sont pareillement à éviter ; l'un sent la recherche du plaisir, l'autre la vaine gloire. » Mais la vaine gloire étant un péché plus grave que la recherche du plaisir, les religieux, qui doivent tendre à la perfection, doivent éviter de porter des habits grossiers plus encore qu'un vêtement de prix.

3. Les religieux surtout doivent s'adonner aux œuvres de pénitence. Mais on doit s'abstenir, quand on fait pénitence, des marques extérieures de tristesse ; il est requis d'avoir l'air joyeux comme dit le Seigneur (Matthieu 6.16) : « Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites. » Et plus loin : « Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage. » Ce que S. Augustin commente ainsi : « On doit bien prendre garde, en lisant ce chapitre, que la prétention peut se rencontrer, non pas seulement dans la netteté et le luxe du corps, mais aussi dans la saleté et les habits de deuil ; et cette prétention là est la plus périlleuse, car elle séduit par l'apparence du service de Dieu. » Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter de vêtements grossiers.

En sens contraire, l'Apôtre a dit (Hébreux 11.37) « Ils erraient vêtus de peaux de moutons et de lièvres », c'est-à-dire, selon la Glose, « comme Elie et ses pareils ». Nous lisons pareillement dans les Décrets : « Si on les voit se moquer des personnes qui portent des habits vils et religieux, qu'on les punisse. Car, aux temps anciens, toute personne consacrée portait un vêtement pauvre et grossier. »

Réponse

Quand il s'agit de biens extérieurs, observe S. Augustin, « ce n'est pas leur usage, mais la passion qu'on y met, qui fait la faute ». Pour discerner ce qu'il en est, on doit prendre garde qu'un habit rude et grossier peut s'envisager de deux manières différentes. Il peut être le signe d'une disposition ou d'un état. « Un homme se fait connaître à la manière dont il est vêtu » (Ecclésiastique 19.30). Ainsi considérée, la grossièreté de l'habit peut signifier la tristesse. Aussi les personnes qui sont dans le chagrin ont-elles coutume de s'habiller grossièrement. Tandis qu'au contraire, en temps de fête et de réjouissance, on porte des vêtements plus recherchés. C'est pourquoi les pénitents sont revêtus d'habits grossiers. Témoins ce roi, au livre de Jonas (Jonas 3.6) qui « était vêtu d'un sac », et Achab (1 Rois 21.27) qui « se couvrit d'un cilice ». D'autres fois, elle signifie le mépris des richesses et du faste mondain. « Le vêtement sale est le signe d'une âme propre, écrit S. Jérôme ; une tunique grossière prouve le mépris du siècle. À condition toutefois que l'âme n'en conçoive pas d'orgueil et que l'habit ne soit pas en désaccord avec le langage. » Selon ces deux points de vue, il convient aux religieux de porter des vêtements grossiers parce que la vie religieuse est un état de pénitence et de mépris de la gloire mondaine.

Mais on peut avoir trois motifs d'en faire état vis-à-vis d'autrui. D'abord celui de s'humilier. De même, en effet, que l'éclat du vêtement rend fier le cœur d'un homme, sa bassesse l'humilie. Parlant d'Achab, qui s'était couvert d'un cilice, le Seigneur dit à Élie (l Rois 21.29) : « As-tu vu Achab humilié devant moi ? » Ensuite le motif de donner l'exemple sur ce texte (Matthieu 3.4) : « Il portait un vêtement de poils de chameau, etc. », la Glose dit : « Celui qui prêchait la pénitence, portait un vêtement de pénitence. » Enfin, un motif de vaine gloire, selon la parole de S. Augustin : « La prétention peut se trouver aussi dans la saleté et les habits de deuil. » Il est louable de porter des vêtements grossiers pour les deux premiers motifs ; pour le troisième, cela est vicieux.

Enfin un habit rude et grossier peut être considéré comme dénonçant l'avarice ou la négligence. Et de cette manière aussi, il y a là du vice.

Solutions

1. La grossièreté du vêtement, par elle-même, ne reflète pas le mal. Elle reflète le bien, comme signifiant le mépris de la gloire mondaine. C'est pour cela que les méchants cachent leur malice sous la grossièreté du vêtement. D'où ce mot de S. Augustin : « Les brebis ne vont pas haïr leur vêtement parce que les loups ont coutume de s'y cacher. »

2. S. Jérôme parle en cet endroit de vêtements grossiers portés en vue de la gloire humaine.

3. L'enseignement du Seigneur est que les hommes ne doivent rien faire pour l'apparence en matière d'œuvres saintes. Ce qui est surtout à craindre lorsqu'on fait du nouveau. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome écrit : « Celui qui prie ne fera rien d'insolite qui attire le regard des hommes, comme de crier, de se frapper la poitrine, d'étendre les bras en croix. » La nouveauté même de ces choses provoquerait l'attention. Ce qui ne veut pas dire que toute nouveauté, propre à attirer l'attention des hommes, soit répréhensible. On peut en user bien et mal. Aussi S. Augustin écrit-il : « Celui qui en professant le christianisme, attire sur lui le regard des hommes par une tenue sordide et une malpropreté insolite, s'il le fait par choix et non par nécessité, on peut voir d'après ses autres œuvres si c'est de sa part mépris de la recherche superflue, ou ambition. Quant aux religieux, il y a peu d'apparence qu'ils le fassent par ambition, puisqu'ils portent un habit grossier comme signe de leur profession, qui est justement celle de mépriser le monde. »

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