Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

189. L'ENTRÉE EN RELIGION

  1. Ceux qui ne se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en religion ?
  2. Est-il licite d'obliger par vœu certaines personnes à entrer en religion ?
  3. Ceux qui se sont obligés par vœu à entrer en religion sont-ils tenus d'accomplir leur vœu ?
  4. Ceux qui font vœu d'entrer en religion sont-ils obligés d'y demeurer toujours ?
  5. Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse ?
  6. Faut-il détourner certains d'entrer en religion à cause du devoir d'assister leurs parents ?
  7. Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion ?
  8. Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre ?
  9. Doit-on engager les autres à entrer en religion ?
  10. Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour entrer en religion.

1. Ceux qui ne se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en religion ?

Objections

1. Il semble que seuls doivent entrer en religion ceux qui se sont entraînés à l'obéissance des préceptes. C'est à un jeune homme qui venait de dire qu'il avait observé les commandements depuis son jeune âge que le Seigneur a donné le conseil de perfection (Matthieu 19.20). Or la vie religieuse doit au Christ son origine. Il semble donc qu'on ne doit pas admettre en religion des sujets qui ne se seraient pas exercés au préalable à l'observation des préceptes.

2. S. Grégoire dit : « Nul ne parvient tout d'un coup au sommet. Dans la vie vertueuse, on commence au plus bas pour parvenir au plus haut. » Ce qui est « haut », ce sont les conseils qui relèvent de la perfection ; « le plus bas » ce sont les préceptes qui concernent la justice commune. On ne doit donc pas, semble-t-il, entrer en religion et y entreprendre d'observer les conseils avant de s'être entraîné à la pratique des commandements.

3. Comme les ordres sacrés, l'état religieux possède dans l'Église une certaine supériorité. Mais d'après une parole de S. Grégoire reproduite dans les Décrets : « Il faut accéder aux ordres dans l'ordre. Celui-là va au-devant de la chute, qui prétend escalader le sommet sans se soucier des degrés par où l'on y monte. Nous voyons en effet que les murs nouvellement bâtis ne reçoivent pas le poids de la charpente avant d'avoir séché. Il serait à craindre, s'ils devaient supporter ce poids avant d'avoir pris consistance, que toute la bâtisse ne s'écroule. » Il semble donc que ceux-là seulement doivent entrer en religion qui ont commencé par s'exercer dans l'observation des préceptes.

4. Sur ce texte (Psaumes 131.2) : « Comme l'enfant sevré sur le sein de sa mère », la Glose remarque : « Nous sommes premièrement conçus au sein de l'Église, lorsque nous sommes instruits des rudiments de la foi. Puis, nous sommes amenés à la lumière lorsque, par le baptême, nous sommes régénérés. Puis, nous sommes pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église et nourris de son lait, quand, après le baptême, nous sommes formés aux bonnes œuvres et nourris du lait de la doctrine spirituelle jusqu'à ce que, déjà grandelets, nous puissions passer du lait maternel à la table paternelle, c'est-à-dire de l'enseignement élémentaire relatif au Verbe fait chair au Verbe du Père, qui dès le commencement était avec Dieu. » Plus loin, il revient sur cette idée : « Les nouveaux baptisés du Samedi saint sont pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église et nourris de son lait jusqu'à la Pentecôte. Durant tout ce temps, il n'est rien imposé de difficile ; on ne jeûne pas, on ne se lève pas la nuit. Ensuite, lorsqu'ils ont été confirmés par le Saint-Esprit, pareils à des enfants sevrés, ils commencent de jeûner et d'accomplir d'autres choses difficiles. Or beaucoup renversent ce bel ordre, à l'exemple des hérétiques et schismatiques, et prétendent abandonner prématurément le régime du lait ; le résultat, c’est qu'ils périssent. » Mais ceux qui entrent en religion ou induisent les autres à y entrer avant de s'être exercés dans l'observation plus aisée des préceptes semblent, eux aussi, bouleverser l'ordre naturel. Ils font donc figure d'hérétiques et de schismatiques.

5. Il faut aller de ce qui vient en premier à ce qui vient ensuite. Or les préceptes viennent avant les conseils, étant plus généraux. Les conseils supposent, en effet, les préceptes tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est évident que quiconque observe les conseils observe les préceptes, mais non pas réciproquement. L'ordre normal, d'autre part, veut qu'on commence par les choses qui viennent en premier, et qu'on passe ensuite à celles qui viennent en second. Donc on ne doit pas se porter à la pratique des conseils dans l'état religieux avant de s'être exercé à l'observation des préceptes.

En sens contraire, le Seigneur a appelé le publicain Matthieu, qui ne s'était pas exercé dans la pratique des préceptes, à observer les conseils, car il est dit (Luc 5.28) « qu'ayant tout laissé, il le suivit ». Il n'est donc pas nécessaire de s'être exercé au préalable dans l'observation des préceptes pour passer à la perfection des conseils.

Réponse

Nous avons défini l'état religieux un exercice spirituel en vue d'acquérir la perfection de la charité. Ce qui se fait quand on écarte par les observances de la vie religieuse ce qui fait obstacle à la charité parfaite, c'est-à-dire l'attachement de l'homme aux biens de la terre. Or il peut arriver que cet attachement, non seulement fasse obstacle à la perfection de la charité, mais encore détruise la charité elle-même. C'est ce qui se produit lorsque l'homme, poursuivant indûment les biens temporels, se détourne du Bien impérissable et pèche mortellement. Cela montre que les observances de la vie religieuse suppriment pareillement les obstacles à la charité parfaite et les occasions de péché. Il est évident par exemple que les jeûnes, les veilles, l'obéissance éloignent l'homme des péchés de gourmandise, de luxure et de tous les autres. C'est pourquoi l'entrée en religion est appropriée non seulement à ceux qui sont déjà exercés dans les préceptes, afin de parvenir à une perfection plus haute, mais aussi à ceux qui ne le sont pas, afin d'éviter plus facilement le péché et d'atteindre la perfection.

Solutions

1. S. Jérôme répond : « Le jeune homme ment. S'il avait réellement observé ce qui se trouve dans les commandements, à savoir : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’, pourquoi s'en serait-il allé tout triste pour avoir entendu : ‘Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres.’ »

Il faut toutefois entendre ce mensonge relativement à la parfaite observation de ce précepte. Nous lisons dans Origène : « Il est écrit dans l'Évangile selon les Hébreux que ce jeune homme riche, lorsqu'il eut entendu : “Va et vends tout ce que tu possèdes”, se mit à s'arracher les cheveux. Sur quoi le Seigneur lui dit : “Comment peux-tu dire : ‘J'ai accompli la loi et les prophètes ?’ Il y a dans la loi : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même.’ Or voici qu'un grand nombre de tes frères, fils d'Abraham comme toi, sont vêtus d'ordure et meurent de faim, tandis que ta maison regorge de biens et que l'on ne voit rien en sortir à leur intention ?” C'est pourquoi le Seigneur, condamnant sa conduite, lui dit : “Si tu veux être parfait”, etc. Il est impossible d'accomplir le précepte qui porte : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” et d'être riche, de l'être à ce point surtout. » Ce qu'il faut entendre de la parfaite observation de ce précepte. Autrement, il est vrai qu'il avait observé les préceptes, mais d'une manière imparfaite et commune. Car, nous l'avons dit la perfection réside principalement dans l'observation des préceptes de la charité.

Le Seigneur donc, pour montrer que la perfection des conseils est avantageuse et aux innocents et aux pécheurs, n'a pas appelé seulement le jeune homme innocent, mais Matthieu le pécheur. Et c'est Matthieu et non pas le jeune homme, qui a répondu à l'appel du Seigneur. Les pécheurs se convertissent et entrent en religion plus facilement que ceux qui se glorifient de leur innocence et auxquels s'adresse la parole du Seigneur (Matthieu 21.31) : « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. »

2. On peut entendre de trois manières le plus haut et le plus bas. D'abord, par rapport au même état et à la même personne. Il est évident qu'en ce sens nul ne parvient d'un seul coup au plus haut, car tout homme qui mène une vie droite progresse tout au long de sa vie pour parvenir au plus haut. En deuxième lieu, par rapport à des états différents. Et alors, il n'est pas nécessaire que quiconque veut parvenir à un état supérieur commence par le plus bas ; il n'est pas nécessaire, par exemple, que celui qui veut être clerc commence par s'exercer dans la vie laïque. En troisième lieu, par rapport à diverses personnes. Et alors il est manifeste que tel se trouve établi dès le début, non seulement dans un état, mais dans une sainteté supérieure à l'état ou la sainteté les plus élevés, atteints par tel autre au cours de sa vie toute entière. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : « Que tous reconnaissent la grâce de Dieu dans la vie de Benoît enfant. Par quelle perfection a-t-il commencé ! »

3. Les ordres sacrés, nous l'avons dit, exigent la sainteté au préalable, tandis que l'état religieux n'est qu'un exercice en vue de l'acquérir. C'est pourquoi la charge des saints ordres doit être imposée aux murs que la sainteté a déjà séchés. La charge de la vie religieuse, au contraire, donne elle-même cette consistance aux murs, en épuisant le suintement des vices.

4. Il est manifeste que cette Glose vise surtout l'ordre à suivre dans l'enseignement, où il faut aller du plus facile au plus difficile. Et quand elle dit que les hérétiques et les schismatiques pervertissent cet ordre, ce qui suit montre bien qu'il s'agit de l'ordre à suivre dans la doctrine : « Celui-ci affirme avec serment qu'il a observé l'ordre susdit en ces termes ou à peu près : J'ai été humble dans la science comme en tout le reste. Humble, j'ai d'abord été nourri de lait, c'est-à-dire du Verbe fait chair, pour devenir capable de manger le pain des Anges, c'est-à-dire le Verbe qui est au commencement avec Dieu. »

Quant à l'exemple allégué, c'est-à-dire qu'on n'impose pas de jeûnes aux nouveaux baptisés avant la Pentecôte, il prouve simplement qu'on ne doit pas les contraindre par voie d'autorité aux œuvres difficiles, avant qu'ils ne soient poussés par le Saint-Esprit à s'y appliquer de bon cœur. Aussi, après la Pentecôte et la réception du Saint-Esprit, l'Église célèbre-t-elle des jeûnes. « Or, remarque S. Ambroise. le Saint-Esprit n'est pas empêché par l'âge, la mort ne l'arrête pas, le sein ne lui est pas fermé. » Et S. Grégoire : « Il remplit l'enfant qui jouait de la cithare, et il en fait un psalmiste. Il remplit l'enfant qui jeûnait, et il le fait juge des vieillards. » Et plus loin : « Il n'a pas besoin de délai pour enseigner. Il lui suffit de toucher une âme pour lui enseigner tout ce qu'il veut. » Selon l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 8.8) : « Aucun homme n'a le pouvoir d'arrêter l'Esprit. » Et S. Paul (1 Thessaloniciens 5.19) : « N'allez pas éteindre l'Esprit. » enfin dans les Actes (Actes 7.51), on dit contre certaines gens : « Toujours, vous résistez à l'Esprit Saint. »

5. Parmi les préceptes, il y en a qui sont principaux et qui sont des fins pour les préceptes et les conseils. Ce sont les préceptes de la charité. Les conseils leur sont ordonnés, non pas qu'on ne puisse observer les préceptes si l'on ne pratique les conseils, mais ce sont des moyens d'en procurer une observation plus parfaite. Les autres préceptes sont secondaires. Ils sont ordonnés aux préceptes de la charité qui, sans eux, ne peuvent être aucunement accomplis. Ainsi donc, la parfaite observation des préceptes de la charité précède les conseils dans l'intention ; mais il arrive qu'elle les suive dans le temps. Tel est en effet l'ordre de la fin et des moyens. — L'observation des préceptes de la charité suivant la manière commune, et pareillement celle des autres préceptes sont avec les conseils dans le même rapport que le commun avec le propre parce que l'observation des préceptes peut exister sans les conseils, mais ce n'est pas réciproque. Ainsi donc l'observation des préceptes prise en général, est par nature antérieure à la pratique des conseils. Mais il n'est pas nécessaire qu'elle la précède dans le temps, pas plus que le genre n'existe avant ses espèces. — L'observation des préceptes sans les conseils est ordonnée à l'observation des préceptes avec les conseils, de la même manière que l'espèce imparfaite est ordonnée à l'espèce parfaite et l'animal sans raison à l'animal raisonnable. Or le parfait précède naturellement l'imparfait. « La nature, a dit Boèce commence par le parfait. » Pour ce qui regarde l'ordre dans le temps, il n'est aucunement nécessaire d'observer les préceptes sans les conseils avant d'observer les préceptes avec les conseils. Pas plus qu'il n'est requis d'être un âne avant de devenir un homme, ou d'avoir été marié avant d'embrasser la virginité. Il n'est pas davantage nécessaire de pratiquer les commandements dans le siècle avant d'entrer en religion. D'autant moins nécessaire que la vie séculière ne prépare pas à la perfection religieuse, mais bien plutôt l'empêche.


2. Est-il licite d'obliger par vœu certaines personnes à entrer en religion ?

Objections

1. Il semble qu'on ne doive pas obliger par vœu à entrer en religion. En effet, par la profession on astreint au vœu de religion. Mais, avant la profession on accorde une année de probation selon la règle de S. Benoît et un statut d'Innocent IV, qui a même défendu de contraindre personne à faire profession avant l'achèvement de cette année de probation. Il semble donc que l'on puisse bien moins encore lier les personnes vivant dans le siècle par le vœu d'entrer en religion.

2. S. Grégoire a écrit ceci, que les Décrets sont appropriés : « On doit induire les Juifs à se convertir non pas par contrainte mais par persuasion. » Or c'est une nécessité pour celui qui s'est lié par un vœu de l'accomplir. Donc on ne doit obliger personne à entrer en religion.

3. Nul ne doit créer à autrui d'occasion de chute. Il est écrit (Exode 21.33) : « Si quelqu'un ouvre une citerne, et qu'un bœuf ou un âne y tombe, le maître de la citerne paiera le prix de l'animal. » Mais il arrive souvent que, pour s'être obligés par vœu à entrer en religion, des gens tombent dans le désespoir et en divers péchés. Il semble donc que personne ne doit être obligé par vœu à entrer en religion.

En sens contraire, il est dit dans le Psaume (Psaumes 76.12) : « Faites des vœux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les. » Ce que la Glose commente ainsi : « Il y a des vœux appropriés à chaque personne, comme la chasteté, la virginité, etc. ; l’Écriture nous incite donc à faire des vœux. Or elle ne nous invite qu'à ce qui est meilleur. » Il est donc meilleur de s'obliger par vœu à entrer en religion.

Réponse

Nous avons dit plus haut , en parlant du vœu, qu'une même action accomplie en exécution d'un vœu mérite plus de louange que faite sans vœu. Faire un vœu est un acte de religion, c'est-à-dire d'une vertu particulièrement éminente. De plus, le vœu affermit la volonté de l'homme dans l'intention de bien faire. Or, de même que le péché est plus grave lorsqu'il procède d'une volonté obstinée dans le mal, de même l'œuvre bonne est plus louable lorsqu'elle vient d'une volonté confirmée dans le bien par un vœu. Il est donc louable en soi de s'obliger par vœu à entrer en religion.

Solutions

1. Le vœu de religion est double. Il y a le vœu solennel qui d'un homme fait un moine ou un frère d'un autre ordre, qu'on appelle profession. Il doit effectivement être précédé d'une année de probation, comme le dit l'objection. Il y a aussi le vœu simple. Celui qui le prononce n'est pas moine ou religieux pour autant. Il est simplement obligé d'entrer en religion. Et ce vœu-là n'a pas besoin d'être précédé d'une année de probation.

2. Ce texte de S. Grégoire s'entend d'une violence absolue. Or la nécessité issue d'un vœu n'est pas une nécessité absolue, mais dépendant d'une fin. C'est-à-dire que celui qui a fait un vœu ne peut plus parvenir au salut à moins d'accomplir son vœu. Ce n'est pas une nécessité que l'on doive éviter. Tout au contraire, dit S. Augustin : « Heureuse nécessité qui nous conduit vers le meilleur ! »

3. Faire le vœu d'entrer en religion, c'est affermir sa volonté dans la poursuite du meilleur. Aussi ce vœu, considéré en lui-même, n’apporte-t-il pas à l'homme une occasion de chute, il l'écarte plutôt. Mais si quelqu'un, en transgressant son vœu, fait une chute plus grave, cela n'enlève rien à la bonté du vœu, pas plus que la bonté du baptême n'est compromise si certains, après le baptême, pèchent plus gravement.


3. Ceux qui se sont obligés par vœu à entrer en religion sont-ils tenus d'accomplir leur vœu ?

Objections

1. Non, semble-t-il. Il est dit, en effet, dans les Décrets : « Le prêtre Consaldus, sous le coup de la maladie, promit de se faire moine. Cependant il ne se donna pas à un monastère ou à un abbé, ni ne mit par écrit sa promesse. Il se contenta de résigner son bénéfice entre les mains d'un avocat. Ayant ensuite recouvré sa santé, il refusa de se faire moine. » Or les Décrets ajoutent : « Nous décidons que le prêtre susdit recevra un bénéfice et des autels et qu'il en jouira en paix. » Ce qui n'aurait pas été possible s'il avait été tenu d'entrer en religion. Donc on n'est pas tenu d'accomplir le vœu qu'on a pu faire d'entrer en religion.

2. Nul n'est tenu de faire ce qui n'est pas en son pouvoir. Mais il n'est pas au pouvoir de chacun d'entrer en religion. Il faut que ceux qui auraient à le recevoir y consentent. Il semble donc qu'on ne soit pas tenu d'accomplir le vœu par où l'on s'est obligé d'entrer en religion.

3. Un vœu moins utile ne saurait préjudicier à un vœu plus utile. Mais le vœu d'entrer en religion peut empêcher d'accomplir le vœu de se croiser pour secourir la Terre sainte. Or ce dernier vœu paraît plus utile, parce qu'il entraîne la rémission des péchés. Il semble donc que le vœu d'entrer en religion ne doive pas nécessairement être accompli.

En sens contraire, il est écrit (Ecclésiaste 5.3) : « Si tu fais un vœu à Dieu, ne tarde pas à t'acquitter. C'est une chose qui déplaît à Dieu qu'une promesse sotte et qu'on ne tient pas. » Et sur ce mot du Psaume (Psaumes 76.12) : « Faites des vœux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les », la Glose porte : « Faire un vœu est matière de conseil. Mais quand le vœu a été fait, son accomplissement est rigoureusement exigé. »

Réponse

Nous avons expliqué plus haut, en parlant du vœu, que le vœu est une promesse faite à Dieu et portant sur des choses qui ont relation à Dieu. Or, dit S. Grégoire « si c'est une règle parmi les hommes que les contrats passés de bonne foi ne peuvent être rompus pour quelque motif que ce soit, combien plus cet engagement pris envers Dieu doit-il être tenu sous peine de châtiment. » C'est pourquoi l'on est tenu en rigueur de faire ce qu'on a voué, du moment qu'il s'agit de quelque chose qui soit relatif à Dieu. Or il est manifeste que l'entrée en religion est très particulièrement dans ce cas, puisqu'elle représente, nous l'avons dit, une consécration totale au service de Dieu. En conclusion, celui qui a fait vœu d'entrer en religion y est tenu suivant l'intention qu'il a eue de s'y obliger. C'est-à-dire que s'il a eu l'intention de s'y obliger absolument, il est tenu d'entrer le plus tôt possible et dès que les empêchements légitimes auront disparu. S'il s'est obligé pour une date déterminée ou sous telle condition, il est tenu d'entrer en religion au temps prévu ou lorsque la condition se trouve réalisée.

Solutions

1. Ce prêtre n'avait pas fait un vœu solennel mais un vœu simple. De la sorte il n'était pas devenu moine et il n'y avait pas lieu de le contraindre à vivre dans un monastère, et à abandonner son église. Cependant, au for de la conscience, il s'imposait de lui conseiller de tout abandonner et d'entrer en religion. C'est ainsi que, dans une décrétale. on conseilla à un évêque de Grenoble, qui avait reçu l'épiscopat après avoir fait le vœu d'entrer en religion et sans l'avoir accompli « de résigner le gouvernement de son Église, s'il désirait mettre ordre à sa conscience, et de rendre au Très-Haut ce qu'il avait voué ».

2. Nous l'avons expliqué plus haut en traitant du vœu : celui qui s'oblige par vœu à entrer dans tel ordre religieux, est tenu de faire son possible pour être admis dans cet ordre. S'il a eu l'intention de s'obliger purement et simplement à entrer en religion, il doit, si un ordre religieux refuse de l'accueillir, s'adresser à un autre. Si au contraire il a eu l'intention de s'obliger à entrer dans tel ordre déterminé, c'est à cela qu'il est tenu, et pas à autre chose.

3. Le vœu de religion, puisqu'il est perpétuel, l'emporte sur le vœu de faire le pèlerinage de Terre sainte, qui est temporaire. Les Décrets nous ont conservé cette décision d'Alexandre III : « Celui qu'on voit changer un service temporaire en l'observance perpétuelle de la vie religieuse n'est pas le moins du monde coupable d'avoir violé son vœu. »

Mais on peut raisonnablement prétendre que par l'entrée en religion on obtient aussi la rémission de tous ses péchés. Si l'on peut satisfaire pour ses péchés moyennant quelques aumônes, selon cette parole (Daniel 4.24) : « Rachète tes péchés par des aumônes », à plus forte raison doit-on considérer comme satisfaction suffisante la consécration totale de soi-même au service de Dieu par l'entrée en religion. Cette manière de satisfaire surpasse toutes les autres, y compris, d'après les Décrets, la pénitence publique. S. Grégoire précise : « comme l'holocauste surpasse le sacrifice. » Aussi lisons-nous dans les Vies des Pères que ceux qui entrent en religion reçoivent la même grâce que les baptisés. Si cependant ils ne recevaient pas remise entière de la peine du péché, l'entrée en religion n'en demeurerait pas moins plus utile que le pèlerinage de Terre sainte pour ce qui regarde le progrès dans le bien. Et c'est une considération qui l'emporte sur le souci de se voir absous de la peine due au péché.


4. Ceux qui font vœu d'entrer en religion sont-ils obligés d’y demeurer toujours ?

Objections

1. Il semble bien. Il vaut mieux en effet ne pas entrer en religion que d'en sortir après y être entré, selon cette parole (2 Pierre 2.21) : « Il valait mieux pour eux ne pas connaître la vérité que de l'abandonner après l'avoir connue. » Et dans S. Luc (Luc 9.62) : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume de Dieu. » Or celui qui a fait vœu d'entrer en religion est obligé d'y entrer, avons-nous dit. Donc il est tenu aussi d'y demeurer toujours.

2. On doit éviter ce qui scandaliserait les autres et leur donnerait un mauvais exemple. Mais sortir de la vie religieuse après y être entré, et retourner au siècle, c'est donner un mauvais exemple aux autres et les scandaliser, en les détournant d'entrer en religion et en les provoquant à en sortir. Il semble donc que celui qui a fait vœu d'entrer en religion doit y demeurer toujours.

3. Le vœu de religion est considéré comme un vœu perpétuel. C'est même pour cela, avons-nous dit, qu'il doit être mis au-dessus des vœux temporaires. Mais cela ne serait pas si quelqu'un, ayant fait vœu d'entrer en religion, y entrait avec le propos d'en sortir. Il semble donc que celui qui a fait vœu d'entrer en religion, soit tenu, non seulement d'y entrer, mais d'y demeurer toujours.

En sens contraire, le vœu qui constitue la profession même, précisément parce qu'il oblige à demeurer toujours dans la vie religieuse, exige au préalable une année de probation, qui n'est pas requise pour le vœu simple, par où l'on s'oblige à entrer en religion. Il semble donc que celui qui fait vœu d'entrer en religion ne soit pas tenu d'y demeurer toujours.

Réponse

L'obligation du vœu a son origine dans la volonté. « Faire vœu, observe en effet S. Augustin, est un acte de volonté. » L'obligation du vœu a donc exactement la même étendue que la volonté et l'intention de celui qui fait vœu. Donc, s'il entend s'engager, non seulement à entrer en religion, mais à y demeurer toujours, il est tenu d'y persévérer. Mais s'il s'est proposé d'embrasser la vie religieuse à titre d'essai et en gardant la liberté d'y rester ou d'en sortir, il est évident qu'il n'est pas obligé de persévérer. Si sa pensée a été de s'obliger à entrer en religion, simplement et sans rien préciser touchant la possibilité d'en sortir ou la nécessité d'y demeurer, il semble que son obligation doive s'interpréter conformément au droit commun, qui accorde aux candidats à la vie religieuse une année de probation. D'où il suit qu'il n'est pas tenu de persévérer dans la vie religieuse.

Solutions

1. Il vaut mieux entrer dans la vie religieuse à titre d'essai que de ne pas y entrer du tout. On se dispose, ce faisant, à y demeurer toujours. On n'est fondé à reprocher à quelqu'un de retourner ou de regarder en arrière que s'il n'accomplit pas ce qu'il a promis. Autrement, quiconque accomplit une œuvre bonne pendant un temps donné, s'il ne continuait pas indéfiniment, devrait être tenu pour inapte au royaume de Dieu. Ce qui est évidemment faux.

2. Celui qui entre en religion, s'il en sort, surtout pour un motif raisonnable, ne scandalise pas, ni ne donne le mauvais exemple. S'il arrivait que quelqu'un en fût scandalisé, ce scandale lui serait imputable à lui-même, nullement à celui qui abandonne. Celui-ci a fait ce qu'il avait le droit de faire, et avec une bonne raison, comme la maladie ou la faiblesse.

3. Celui qui n'entre que pour sortir sur-le-champ ne semble pas satisfaire à son vœu parce qu'il ne voulait pas cela quand il a fait son vœu. Il doit donc changer de propos et vouloir à tout le moins faire l'essai de la vie religieuse, pour expérimenter si elle lui convient. Mais il n'est pas tenu d'y demeurer toujours.


5. Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse ?

Objections

1. Il semble que non. En effet, une décrétale porte : « Que nul ne reçoive la tonsure s'il n'a l'âge requis et ne le demande. » Mais il ne semble pas que les enfants aient l'âge ou la liberté voulus, puisqu'ils n'ont pas l'usage parfait de la raison. Donc, semble-t-il, on ne doit pas les recevoir dans la vie religieuse.

2. L'état religieux semble être un état de pénitence. Le mot religion vient, en effet, de relier (religare) ou de réélire (reeligere), si nous en croyons S. Augustin. Mais la pénitence ne convient pas aux enfants. Il semble donc qu'ils ne doivent pas entrer en religion.

3. L'obligation du vœu est pareille à celle du serment. Or, avant l'âge de quatorze ans, les enfants, disent les Décrets, ne doivent pas se lier par un serment. Il semble donc qu'ils ne puissent pas non plus se lier par un vœu.

4. Il semble illicite d'imposer à quelqu'un une obligation qui pourra être légitimement annulée. Or s'il arrive que des impubères s'obligent à la vie religieuse, leurs parents ou tuteurs ont le droit de les empêcher. C'est spécifié dans les Décrets : « S'il arrive qu'une jeune fille, avant d'avoir atteint douze ans, prenne d'elle-même le voile, ses parents et tuteurs, s'ils le veulent, peuvent sur-le-champ annuler son acte. » Il est donc illicite de recevoir les enfants à la vie religieuse ou de les laisser s'y obliger, surtout avant qu'ils aient atteint la puberté.

En sens contraire, le Seigneur a dit (Matthieu 19.14) : « Laissez venir à moi les enfants et gardez-vous de les en empêcher. » Ce qu'Origène commente ainsi : « Avant d'avoir compris ce que c'est que la justice, les disciples de Jésus reprennent ceux qui présentent au Christ des adolescents et des enfants. Mais le Seigneur engage ses disciples à prendre à cœur le bien de ces petits. C'est à quoi nous devons faire attention pour ne pas mépriser, sous prétexte de sagesse supérieure, et comme des personnes qui se croient grandes, les petits parmi nos frères, en empêchant les enfants de venir à Jésus. »

Réponse

Nous l'avons dit, il y a deux sortes de vœux de religion. Il y a le vœu simple, qui consiste uniquement dans une promesse faite à Dieu après une juste délibération intérieure. Ce vœu tient son efficacité du droit divin. Il peut cependant être empêché pour deux raisons. D'abord, parce qu'il n'y a pas eu délibération. C'est ainsi que les Décrétales déclarent sans valeur les vœux des déments. Les enfants qui n'ont pas encore le parfait usage de la raison, ce qui les rend incapables de tromperie se trouvent dans le même cas. Communément, cet âge de raison, ou, comme l'on dit, de puberté, se place à quatorze ans pour les garçons, à douze ans pour les filles. Plus tôt chez certains, plus tard chez d'autres, selon les dispositions naturelles de chacun. Le vœu simple est sans effet, en outre, si l'on voue à Dieu ce dont on n'a pas la libre jouissance. Tel est le cas de l'esclave, même jouissant de l'usage de la raison, qui fait le vœu d'entrer en religion, ou qui reçoit les ordres à l'insu de son maître. Le maître, disent les Décrets, peut annuler cela. Or le petit garçon ou la petite fille qui n'ont pas encore atteint l'âge de puberté sont naturellement au pouvoir de leur père pour disposer de leur vie. Le père pourra donc révoquer leur vœu ou l'accepter, selon qu'il lui plaira. C'est ce qui est dit expressément au livre des Nombres (Nombres 30.4) au sujet de la femme. Ainsi donc, si un enfant, avant l'âge de puberté et n'ayant pas encore le plein usage de la raison, émet un vœu simple, il n'est pas lié par son vœu. Si, bien que n'ayant pas l'âge de puberté, il a l'usage de la raison, son vœu l'oblige pour ce qui le regarde. Mais cette obligation peut être enlevée par l'autorité de son père, au pouvoir duquel il se trouve toujours, parce que la loi en vertu de laquelle une personne est soumise à une autre envisage le cours habituel des choses. Mais s'il a dépassé l'âge de puberté, l'autorité des parents ne peut plus révoquer son vœu.

Toutefois, s'il n'avait pas l'usage parfait de la raison, son vœu ne l'obligerait pas devant Dieu. Il en est autrement du vœu solennel, qui fait le moine ou le religieux. Ce vœu est soumis au pouvoir de l'Église en raison de la solennité qui lui est jointe. Or l'Église envisage le cours habituel des choses. C'est pourquoi la profession faite avant l'âge de puberté, même par quelqu'un qui a le plein usage de la raison et qui est capable de tromperie, ne saurait faire un religieux de celui qui l'a émise.

Mais si les enfants ne peuvent faire profession avant l'âge de puberté, ils peuvent, du consentement de leurs parents, être reçus en religion pour y être élevés. Nous lisons au sujet de S. Jean Baptiste (Luc 1.80) « L'enfant grandissait et se fortifiait en esprit et vivait dans les déserts. » Aussi au dire de S. Grégoire, « les nobles romains se mirent-ils à donner leurs fils à S. Benoît, qui les élèverait pour le Dieu Tout-Puissant ». Et c'est une excellente chose, selon cette parole (Lamentations 3.27) : « C'est un bien pour l'homme d'avoir porté le joug depuis son adolescence. » C'est d'ailleurs la pratique commune d'appliquer les enfants aux professions et métiers où ils devront vivre.

Solutions

1. L'âge légitime pour être tonsuré en faisant le vœu solennel de religion, c'est l'âge de puberté, où l'homme devient capable d'exercer sa libre volonté. Mais l'âge légitime pour être tonsuré en vue d'être élevé dans la vie religieuse peut devancer les années de la puberté.

2. Nous avons dit que l'état religieux était principalement ordonné à acquérir la perfection. À ce point de vue, il convient aux enfants, qui se laissent facilement former. C'est par voie de conséquence qu'on l'appelle un état de pénitence, en tant que les occasions de péché se trouvent supprimées par l'observance religieuse.

3. Les enfants, ainsi que le disent les Décrets, ne doivent pas être forcés de faire vœu pas plus que de faire serment. Mais s'ils s'obligent à quelque chose par vœu ou par serment, ils sont liés devant Dieu, pourvu qu'ils aient l'usage de la raison, bien qu'ils ne le soient pas devant l’Église avant l'âge de quatorze ans.

4. Ce texte des Nombres ne blâme pas la femme qui, n'étant encore qu'un enfant, fait un vœu sans le consentement de ses parents. Les parents peuvent cependant le révoquer. Ce qui montre bien qu'elle ne pèche pas en faisant un vœu. Il est seulement entendu qu'elle s'oblige pour ce qui la regarde elle-même, sans préjudice de l'autorité paternelle.


6. Faut-il détourner certains d'entrer en religion à cause du devoir d'assister leurs parents ?

Objections

1. Il semble bien. En effet, il n'est pas permis d'omettre un devoir nécessaire au profit d'un acte facultatif Or l'assistance aux parents tire sa nécessité du précepte qui ordonne de les honorer. Aussi S. Paul a-t-il écrit (1 Timothée 5.4 Vg) : « Si une veuve a des enfants ou des petits-enfants, la première chose à lui apprendre, c'est à gouverner sa maison et à payer ses proches de retour. » L'entrée en religion, en revanche, est facultative. Il ne semble donc pas qu'on puisse, pour entrer en religion, négliger ses devoirs envers ses parents.

2. La dépendance du fils envers ses parents semble plus grande que celle de l'esclave envers son maître. Car la filiation est un fait naturel, tandis que l'esclavage a son origine dans la malédiction du péché (Genèse 9.25-26). Or l'esclave n'a pas le droit d'abandonner le service de son maître pour entrer en religion ou pour recevoir un ordre sacré. C'est dit dans les Décrets. Donc, on n'a pas le droit, et beaucoup moins encore, d'abandonner le service de ses parents pour entrer en religion.

3. La dette d'un fils vis-à-vis de ses parents est plus sacrée que celle d'un débiteur vis-à-vis d'un créancier. Mais ceux qui doivent de l'argent à d'autres ne peuvent entrer en religion. C'est interdit par les Décrets : « Ceux que la loi oblige à des redditions de comptes, s'il arrive qu'ils demandent à être reçus dans un monastère, on ne doit pas y consentir tant qu'ils n'ont pas obtenu décharge. » Donc beaucoup moins encore, semble-t-il, des fils ont-ils le droit de laisser le service de leurs parents pour entrer en religion.

En sens contraire, il est écrit de Jacques et Jean (Matthieu 4.22) : « Laissant leurs filets et leur père, ils suivirent le Seigneur. » Sur quoi S. Hilaire remarque : « Cela nous apprend que nous devons suivre le Christ sans nous laisser retenir par le souci de la vie du siècle et l'attachement à la maison paternelle. »

Réponse

Nous l'avons dit à propos de la piété filiale, les parents en tant que tels ont qualité de principes. C'est pourquoi il leur revient essentiellement d'avoir la charge de leurs enfants. Aussi ne serait-il pas permis à quelqu'un qui aurait des enfants d'entrer en religion sans se soucier aucunement d'eux et sans avoir pourvu à leur éducation. Il est écrit, en effet (1 Timothée 5.8) : « Si quelqu'un néglige de prendre soin des siens, il a renié la foi, il est pire qu'un infidèle. » Toutefois, par accident, il peut arriver que les parents aient droit à l'assistance de leurs enfants, s'ils se trouvent en quelque nécessité.

Donc, si les parents se trouvent dans une telle nécessité que seule l'aide de leurs enfants peut convenablement y pourvoir, ces enfants n'ont pas le droit d'abandonner le soin de leurs parents pour entrer en religion. Si leur nécessité n'est pas telle qu'ils aient sérieusement besoin de l'assistance de leurs enfants, ceux-ci peuvent abandonner le service de leurs parents et entrer en religion même contre leur défense. Parvenu à l'âge de puberté, quiconque n'est pas esclave jouit du droit de disposer de sa vie, et très particulièrement pour ce qui regarde le service de Dieu. « Nous devons, pour vivre, plus d'obéissance au Père des Esprits qu'à nos parents selon la chair », dit l'Apôtre (Hébreux 12.9). Aussi lisons-nous (Matthieu 8.21 ; Luc 9.59), que le Seigneur reprit ce disciple qui refusait de le suivre immédiatement en alléguant la nécessité de donner la sépulture à son père. « Il y avait d'autres personnes capables d'y pourvoir », remarque S. Jean Chrysostome.

Solutions

1. Le précepte d'honorer ses parents ne vise pas seulement l'assistance matérielle, mais encore le service spirituel, et les témoignages de respect. Ainsi ceux qui sont en religion peuvent-ils continuer d'observer ce précepte en priant pour leurs parents, en leur donnant les témoignages de respect et l'assistance compatibles avec l'état religieux. Ceux qui vivent dans le siècle observent eux-mêmes ce précepte de façon assez différente suivant la situation qu'ils occupent.

2. L'esclavage, étant un châtiment du péché, prive l'homme de droits qui, autrement, lui appartiendraient. C'est ainsi que l'esclave ne peut plus disposer de sa personne. « L'esclave, en tout ce qu'il est, appartient à son maître. » Mais l'enfant ne doit pas souffrir préjudice du fait de sa dépendance à l'égard de son père, au point de ne pouvoir disposer librement de lui-même pour se consacrer au service de Dieu, car cela intéresse au plus haut degré le bien de l'homme.

3. Celui qui est sous le coup d'une obligation déterminée n'a pas le droit de s'y soustraire, même s'il en a la possibilité. Donc, si quelqu'un se trouve obligé de rendre des comptes ou d'acquitter une dette précise, il n'a pas le droit de passer outre à cette obligation pour entrer en religion. Toutefois, s'il doit de l'argent et qu'il n'ait pas de quoi s'acquitter, il est tenu de faire ce qu'il peut, comme d'abandonner une partie de ses biens à son créancier. Selon le droit civile un homme libre répond de ses dettes sur ses biens, mais non sur sa personne même. La personne d'un homme libre surpasse toute estimation pécuniaire. Aussi, lorsqu'il a fait abandon de ses biens, a-t-il le droit d'entrer en religion, sans être obligé de demeurer dans le monde pour y gagner de quoi éteindre sa dette. Mais le fils n'a pas vis-à-vis de son père de dette précise, du moins en dehors du cas de nécessité, comme nous venons de le dire.


7. Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion ?

Objections

1. Il ne semble pas. Parlant de celui qui a charge d'âmes, S. Grégoire a dit : « C'est pour lui un avertissement terrible que cette parole (Proverbes 6.1 Vg) : ‘Mon fils, en cautionnant ton ami, tu t'es rendu prisonnier d'un étranger.’ Et il poursuit : ‘Cautionner son ami, c'est prendre à ses propres risques la responsabilité d'un autre.’ » Mais celui qui est lié à un autre en qualité de débiteur ne peut entrer en religion avant de s'être acquitté de sa dette s'il le peut. Donc, puisque le prêtre peut prendre soin des âmes dont il a accepté la charge au péril de son salut, il apparaît qu'il n'a pas le droit de laisser sa charge pour entrer en religion.

2. Ce qui est permis à l'un est permis au même titre à tous ses semblables. Mais, si tous les prêtres ayant charge d'âmes entraient en religion, le peuple chrétien demeurerait sans pasteurs, ce qui est inadmissible. Donc les curés n'ont pas le droit d'entrer en religion.

3. Entre tous les actes auxquels sont ordonnés les religieux, le principal est la communication à autrui de leur contemplation. Mais ces sortes d'actes sont de la compétence des curés et archidiacres, dont c'est justement l'office de prêcher et de confesser. Il ne semble donc pas permis au curé et à l'archidiacre d'entrer en religion.

En sens contraire, nous lisons dans les Décrets : « S'il arrive qu'un prêtre séculier, gouvernant, sous l'autorité de l'évêque, une Église confiée à ses soins, se sent poussé par l'Esprit Saint d'aller faire son salut dans un monastère ou chez des chanoines réguliers, qu'il aille librement, de par notre autorité, même si l'évêque s'y oppose. »

Réponse

Nous avons dit plus haut que l'obligation du vœu perpétuel l'emporte sur toute autre. Or c'est le privilège des évêques et des religieux de s'obliger par un vœu perpétuel et solennel à s'appliquer au service de Dieu. Mais les curés et archidiacres ne sont pas, comme les évêques, voués au soin des âmes par un vœu perpétuel et solennel. Les évêques ne peuvent pour aucun motif se démettre de leur charge, à moins d'y avoir été autorisés par le pontife romain, d'après une décrétale. Mais les curés et archidiacres peuvent résigner leur charge entre les mains de l'évêque sans avoir besoin de la permission du pape, qui a seul le droit de dispense en matière de vœux perpétuels. Il est donc évident que curés et archidiacres sont libres d'entrer en religion.

Solutions

1. Les curés et archidiacres se sont obligés de prendre soin de leurs sujets aussi longtemps qu'ils conserveraient leur charge. Mais ils ne se sont pas engagés à la conserver toujours.

2. S. Jérôme répond : « Et cependant, les religieux subissent la cruelle morsure de ta langue de vipère ! Si tout le monde se cloître, dis-tu, et se retire au désert, qui assurera le service des Églises ? Qui gagnera (à Dieu) les gens du monde ? Qui exhortera les pécheurs à la vertu ? À ce compte-là, si tout le monde se laisse gagner à ta folie, qui pourra être sage ? La virginité non plus, il ne faudra pas l'approuver. Si tout le monde allait se mettre à la pratiquer et à délaisser les noces, ce serait la fin du genre humain. Mais la vertu est rare et n'est pas désirée par le plus grand nombre. » Il est donc évident que cette crainte est stupide, comme celle de l'homme qui craindrait de puiser de l'eau pour ne pas mettre le fleuve à sec.


8. Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre ?

Objections

1. Il ne semble pas, même pour embrasser une vie plus rigoureuse. « Ne désertez pas notre assemblée, comme certains en ont l'habitude, » a écrit l'Apôtre (Hébreux 10.25). Et la Glose commente : « C'est le cas de ceux qui cèdent à la crainte de la persécution ou qui, par le sentiment présomptueux de leur mérite propre, s'éloignent des pécheurs et des imparfaits pour faire figure de justes. » Mais c'est ce que semblent faire ceux qui passent d'une religion à une autre plus parfaite. Donc cela paraît interdit.

2. La profession des moines est plus rigoureuse que celle des chanoines réguliers, déclare une décrétale. Mais il n'est pas permis aux chanoines réguliers d'embrasser l'état monastique. Un Décret le leur défend : « Nous mandons et défendons à quiconque a fait profession de chanoine régulier d'entrer chez les moines, à moins qu'il n'ait commis, ce qu'à Dieu ne plaise, une faute publique. » Il semble donc qu'il ne soit pas permis de passer d'une religion à une autre, même plus parfaite.

3. Aussi longtemps qu'on le peut, on est obligé d'accomplir ce qu'on a promis par vœu. Si quelqu'un, par exemple, a voué la continence, même après avoir contracté mariage par l'échange des consentements et avant de s'unir charnellement à sa femme, il est tenu d'observer son vœu, ce qu'il peut faire en entrant en religion. Donc, si l'on peut passer licitement d'une religion à une autre, celui qui en aurait fait le vœu lorsqu'il était encore dans le monde se trouverait dans l'obligation de l'exécuter. Ce qu'on ne peut admettre, parce que cela ne va généralement pas sans scandale. Donc un religieux ne peut passer d'un ordre à un autre, même plus strict.

En sens contraire, nous lisons dans les Décrets : « Si des vierges consacrées, pour le salut de leur âme et en vue d'y trouver une vie plus sévère, veulent passer à un autre monastère pour, demeurer, le Concile le leur permet. » Apparemment, cette règle vaut pour tous les religieux. Donc on peut passer d'un ordre à un autre.

Réponse

Il n'est pas louable de passer d'un ordre à un autre, hormis le cas de grande utilité ou de nécessité. D'abord, c'est d'ordinaire un sujet de scandale pour ceux que l'on quitte. Ensuite, il est plus facile de progresser dans une religion à laquelle on est accoutumé que dans une religion à laquelle on ne l'est pas, toutes choses égales d'ailleurs. C'est ce que dit l'abbé Nesteros : « Il est utile à chacun de persévérer dans le dessein qu'il a formé et, avec grande application et diligence, de se hâter de conduire à sa perfection l'ouvrage qu'il a entrepris. jamais il ne faut Abandonner la profession qu'on a embrassée. » Et il en donne la raison : « Il est impossible à un homme d'exceller également dans toutes les vertus. S'il veut l'entreprendre, il se condamne fatalement, pour avoir voulu les poursuivre toutes, à n'en atteindre aucune parfaitement. » Or les divers ordres se surpassent mutuellement en telle ou telle œuvre de vertu.

Il peut cependant arriver qu'il soit louable de passer d'un ordre à un autre dans l'un ou l'autre des trois cas suivants. D'abord, lorsqu'on y est poussé par le désir d'une vie religieuse plus parfaite. Seulement, on voudra bien se rappeler ce que nous avons dit : que l'excellence d'un ordre religieux ne se mesure pas à la rigueur de sa discipline, mais premièrement à la valeur des fins qu’il poursuit, et secondement à la judicieuse adaptation de ses observances à la fin voulue. Ensuite, parce que l'ordre auquel on appartient est déchu de sa nécessaire régularité. Si, dans un ordre plus parfait, les religieux s'abandonnent à une vie relâchée, il peut devenir louable de passer à un ordre moins relevé mais de plus grande régularité. C'est ainsi que l'abbé Jeans raconte qu'il passa de la vie érémitique, dont il avait fait profession, à la vie cénobitique, moins parfaite, parce que la vie érémitique avait commencé de décliner et d'être médiocrement observée. Enfin, pour cause de maladie ou de mauvaise santé. Il arrive en effet que l'on ne puisse plus observer la discipline d'un ordre plus sévère, tout en demeurant capable de suivre l'observance d'un ordre plus large.

Il y a cependant une différence entre ces trois cas. Dans le premier, il convient par humilité de demander la permission. S'il est reconnu que l'ordre nouveau est plus parfait, cette permission ne peut être refusée. « S'il y a doute, c'est le jugement du supérieur qui fait loi », déclare une décrétale. Le jugement du supérieur est pareillement requis dans le deuxième cas. Dans le troisième, il faut en plus une dispense proprement dite.

Solutions

1. Ceux qui passent à un ordre plus relevé ne le font pas par présomption et pour paraître saints, mais par dévotion et pour le devenir.

2. L'une et l'autre religion, celle des moines et celle des chanoines réguliers, sont vouées aux œuvres de la vie contemplative. Parmi ces œuvres, les principales consistent dans la célébration des mystères divins, célébration à laquelle est directement ordonné l'ordre des chanoines réguliers, qui sont proprement des religieux clercs. Les moines au contraire, précisent les Décrets ne sont pas, nécessairement et de soi, des clercs. Aussi, bien que l'ordre monastique soit de plus stricte observance, les moines laïcs auraient-ils le droit de passer à l'ordre des chanoines. C'est la pensée de S. Jérôme : « Vis dans le monastère de façon à mériter d'être promu au rang des clercs. » Mais la réciproque n'est pas vraie, comme on peut le voir dans les Décrets. Cependant, si les moines sont des clercs voués aux saints mystères, ils possèdent ce qui fait le chanoine régulier, dans une observance sévère. C'est ce qui permet aux chanoines réguliers de passer à l'ordre monastique, après avoir demandé la permission à leur supérieur. Les Décrets le disent expressément.

3. Le vœu solennel par lequel le religieux s'est obligé à une vie religieuse de moindre perfection l'emporte sur le vœu simple par lequel il s'est engagé à une forme plus relevée de vie religieuse. S'il contractait mariage, ce mariage serait valide en dépit de son vœu simple, tandis qu'il ne l'est pas après le vœu solennel. Aussi celui qui a déjà fait profession dans un ordre moindre n'est-il pas tenu d'accomplir le vœu simple qu'il a émis d'entrer dans un ordre plus relevés.


9. Doit-on engager les autres à entrer en religion ?

Objections

1. Il semble que personne ne doit engager les autres à entrer en religion. En effet, S. Benoît ordonne dans sa « Règle » « de ne pas accueillir facilement ceux qui demandent à entrer en religion et de s'assurer que c'est l'Esprit de Dieu qui les y pousse ». Cassien enseigne la même doctrine. Beaucoup moins encore est-il permis d'engager quelqu'un à entrer en religion.

2. Le Seigneur a dit (Matthieu 23.15) : « Malheur à vous qui courez mers et continents pour faire un seul prosélyte. Et lorsque vous y avez réussi vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous. » Mais c'est bien ce que semblent faire ceux qui recrutent des candidats pour la vie religieuse. Il semble donc que leur conduite soit blâmable.

3. Il n'est pas permis d'induire autrui à ce qui doit lui être préjudiciable. Or il arrive qu'en persuadant à quelqu'un d'entrer en religion, on lui porte préjudice. Il peut se faire en effet qu'il se soit obligé à embrasser une forme plus parfaite de vie religieuse. Il semble donc que ce ne soit pas une pratique louable d'engager certains à la vie religieuse.

En sens contraire, il est écrit (voir Exode 26.3) « La courtine doit tirer à soi la courtine. » Donc un homme doit en attirer un autre au service de Dieu.

Réponse

Non seulement ceux qui en attirent d'autres à la vie religieuse ne pèchent pas, mais ils méritent une grande récompense. Il est écrit, en effet (Jacques 5.20) : « Celui qui ramène un pécheur de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira la multitude de ses péchés. » Et aussi (Daniel 12.3) : « Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre brilleront comme des étoiles pour toute l'éternité. »

Un triple désordre pourrait cependant se produire dans cet appel. 1° Si l'on contraignait quelqu'un à entrer en religion en usant de violence, ce qui est interdit par les Décrets. 2° Si l'on attirait quelqu'un à la vie religieuse par des présents, ce qui est de la simonie, interdite aussi par les Décrets. Mais il ne s'agit pas de cela si l'on procure le nécessaire à un pauvre vivant dans le monde, pour l'élever en vue de la vie religieuse, où, si on lui fait de petits cadeaux pour gagner son amitié. 3° Si on l'alléchait par des mensonges, car on risquerait le danger de voir revenir en arrière, lorsqu'il découvrirait la tromperie, le candidat à la vie religieuse, dont « l'état final deviendrait ainsi pire que son état antérieur » (Luc 11.26).

Solutions

1. Ceux qui sont attirés à la vie religieuse n'en auront pas moins à subir une année de probation, où ils feront l'épreuve de ses difficultés. Il n'est donc pas question d'accueillir facilement ceux qui veulent entrer en religion.

2. D'après S. Hilaire, cette parole du Seigneur vise le zèle pervers des Juifs, qui, après la prédication du Christ, attirent au culte judaïque les païens et même les chrétiens. Par là ils les font deux fois fils de la géhenne, puisque leurs péchés antérieurs ne sont pas remis dans le judaïsme, et qu'ils y ajoutent la faute nouvelle de l'incroyance judaïque. En ce sens, la parole qu'on nous objecte ne se rapporte pas à la question.

Mais d'après S. Jérôme elle viserait les juifs eux-mêmes de l'âge antérieur au Christ, où la pratique des observances légales était permise. Et voici quel en serait le sens : « Le converti au judaïsme, du temps qu'il était païen, était simplement dans l'erreur. Devant les vices de ses maîtres, il retourne à son vomissement et redevient païen ; le voilà donc prévaricateur et digne d'un châtiment plus sévère. » En attirer d'autres au culte de Dieu ou à la vie religieuse n'est donc l'objet d'aucun blâme. Ce qui est répréhensible, c'est de donner le mauvais exemple à celui qu'on a converti, et de le rendre ainsi pire qu'il n'était.

3. Le moins est inclus dans le plus. C'est pourquoi celui qui est obligé par vœu ou par serment d'entrer dans un ordre moindre, peut parfaitement être attiré à un ordre plus parfait. Il faut cependant réserver le cas où quelque raison particulière y ferait obstacle, comme un motif de santé, ou l'espoir d'un plus grand progrès dans un ordre moindre. En revanche, celui qui est obligé par vœu ou par serment d'entrer dans un ordre plus parfait ne peut être légitimement attiré dans un ordre moindre. Sauf, bien entendu, pour une raison particulière et évidente, et avec dispense du supérieur.


10. Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour entrer en religion ?

Objections

1. Il paraît qu'on ne peut approuver celui qui entrerait en religion sans avoir pris conseil de beaucoup de gens et avoir commencé par une longue délibération. En effet, il est écrit (1 Jean 4.1) : « N'allez pas croire à toutes les inspirations. Éprouvez-les pour voir si elles viennent de Dieu. » Or il arrive que le propos d'entrer en religion ne vienne pas de Dieu, puisque très souvent il est anéanti par la sortie du candidat. Car on lit dans les Actes (Actes 5.38) : « Si ce dessein vient de Dieu, vous n'arriverez pas à le détruire. » Il semble donc qu'il faille longuement examiner toutes choses avant d'entrer en religion.

2. « Examine ton affaire avec ton ami », disent les Proverbes (Proverbes 25.9 Vg). Mais c'est pour un homme une grande affaire que de changer d'état. Donc, il semble qu'on ne doit pas entrer en religion sans en avoir d'abord discuté avec ses amis.

3. Le Seigneur présente cette parabole (Luc 14.28) « de l'homme qui a conçu le projet de bâtir une tour, et qui commence par s'asseoir pour supputer la dépense nécessaire et voir s'il a ce qu'il faut pour mener à terme une pareille entreprise ». Il ne veut pas s'exposer à cette injure : « Voici an homme qui a commencé à bâtir, mais qui n'a pas pu achever. » Ces ressources nécessaires pour bâtir une tour, remarque S. Augustin, « ce n'est rien d'autre que l'abandon que chacun doit faire de tous ses biens ». Or il arrive que beaucoup n'en sont pas capables, pas plus que de porter le poids des autres observances religieuses. C'est à eux que pense l'Écriture lorsqu'elle dit (1 Samuel 17.39) : « David ne pouvait pas marcher avec l'armure de Saül, dont il n'avait pas l'habitude. » Il semble donc que l'on ne doive pas entrer en religion avant d'avoir longuement délibéré et pris conseil tout autour de soi.

En sens contraire, il est écrit (Matthieu 4.20) qu'à l'appel du Seigneur Pierre et André, « sur-le-champ, abandonnant leurs filets, le suivirent. » Sur quoi S. Jean Chrysostome remarque : « Le Christ veut de nous une obéissance telle que nous ne tardions pas même un instant. »

Réponse

Les entreprises importantes et douteuses, dit Aristote, demandent qu'on en délibère longuement et qu'on s'entoure de conseils. En revanche, les consultations sont superflues lorsqu'il s'agit d'affaires sûres et bien déterminées. Touchant l'entrée en religion, on peut considérer trois choses. 1° Cette entrée elle-même, dont il est évident qu'elle représente un bien supérieur. Celui qui en doute fait injure au Christ, qui en fait l'objet d'un conseil. « L'Orient t'appelle, c'est-à-dire le Christ, s'écrie S. Augustin et tu t'attardes à regarder le couchant », c'est-à-dire l'homme mortel et faillible. 2° On peut considérer cette entrée par rapport aux forces de celui qui se dispose à l'accomplir. De ce point de vue non plus l'hésitation ne se justifie pas. En effet, ceux qui entrent en religion n'attendent pas leur persévérance de leur propre vertu, mais du secours de la puissance divine, selon Isaïe (Ésaïe 40.31) : « Ceux qui espèrent dans le Seigneur prendront de nouvelles forces. Ils élèveront leur vol comme les aigles. Ils courront et ne se fatigueront pas. Ils marcheront et n'éprouveront pas de lassitude. » Si toutefois il se présentait quelque empêchement spécial : mauvaise santé, dettes à régler, etc., il y aurait lieu d'en délibérer et de consulter des gens dont on peut espérer de l'aide plutôt que de l'opposition. Aussi nous est-il dit (Ecclésiastique 37.12 Vg) : « Discute de sainteté avec un homme irréligieux, et de justice avec un injuste », ce qui est une manière de dire : ne le fais pas. Aussi lit-on ensuite (Ecclésiastique 37.14-15 Vg) : « Ne les consulte pas à tout propos, mais fréquente assidûment le saint. » Cependant, sur ces questions, il ne faut pas délibérer longuement. Comme dit S. Jérôme : « Hâte-toi, je te prie ; ta barque est attachée au rivage ; coupe le cordage, plutôt que de le dénouer. » 3° On peut enfin considérer la façon d'entrer en religion, et dans quel ordre. Et là-dessus on peut aussi prendre conseil de ceux qui ne mettront pas d'obstacle au projet.

Solutions

1. Cette règle trouve son application dans les affaires où l'on a sujet de douter que nos aspirations viennent réellement de Dieu. C'est ainsi par exemple que les religieux eux-mêmes peuvent se demander si le candidat à la vie religieuse est conduit par l'Esprit de Dieu, ou si sa démarche ne serait pas entachée de simulation. C'est pourquoi ils ont le devoir de l'éprouver et de s'assurer que sa démarche est bien inspirée par l'Esprit divin. Quant à celui qui veut entrer en religion, il ne peut douter que son propos vienne de l'Esprit de Dieu, auquel il appartient de « conduire l'homme dans le droit chemin ».

Le fait que quelques-uns retournent en arrière ne prouve pas que leur vocation ne vient pas de Dieu. Car tout ce qui vient de Dieu n'est pas incorruptible. Autrement les créatures corruptibles ne seraient pas l'œuvre de Dieu ; c'est ce que disent les manichéens. Ou bien encore il faudrait dire que ceux qui ont reçu de Dieu la grâce ne peuvent la perdre, ce qui est encore hérétique. Ce qui est indissoluble, c'est le conseil même de Dieu, suivant lequel il fait les réalités corruptibles et changeantes, selon cette parole d'Isaïe (Ésaïe 46.10) : « Mon conseil demeurera, et mon vouloir s'exécutera. »

Donc le propos d'entrer en religion n'a pas à être examiné sur le point de savoir s'il vient de Dieu. « Il ne comporte pas de discussion stricte », dit la Glose sur ce texte (1 Thessaloniciens 5.21) : « Vérifiez tout. »

2. Il est écrit (Galates 5.17) : « La chair convoite contre l'esprit. » De même, les amis charnels s'opposent souvent au progrès spirituel, selon cette parole (Michée 7.6) : « Chacun a pour ennemis les gens de sa maison. » La parole rapportée par S. Luc : « Laisse-moi d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison » est ainsi commentée par S. Cyrille : « Ce souci laisse apercevoir le secret partage de l'esprit. Informer ses proches, consulter des gens réfractaires à la juste estimation des choses, c'est une pensée qui trahit l'âme molle et qui se dérobe. C'est pourquoi elle s'entend dire par le Seigneur : “Nul, s'il met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est apte au royaume de Dieu.” Car c'est regarder en arrière que de tirer les choses en longueur sous prétexte de retourner chez soi et de conférer avec ses proches. »

3. Cette tour qu'on bâtit, c'est la perfection de la vie chrétienne. La dépense nécessaire à sa construction, c'est l'abandon de ses biens. Or nul n'hésite ni ne délibère pour savoir s'il veut avoir les ressources nécessaires ou, supposé qu'il les ait, s'il peut bâtir cette tour. Toute la question est de savoir si l'on possède les ressources voulues. Pareillement, il n'y a pas à délibérer sur le point de savoir si l'on doit abandonner tout ce qu'on possède, ni si, l'ayant fait, on pourra parvenir à la perfection. La seule chose sur laquelle on ait à délibérer est celle-ci : ce que l'on fait représente-t-il bien le total abandon de ses biens ? Car si cet abandon n'est pas réel, qui représente les ressources qu'il faut avoir, il est impossible, est-il précisé dans le même livre (Luc 14.33), d'être « disciple du Christ », c'est-à-dire de bâtir la tour.

La crainte dont certains sont agités, cette inquiétude de savoir si, par leur entrée en religion, ils pourront parvenir à la perfection, est déraisonnable et se voit contredite par l'exemple d'un grand nombre. Aussi S. Augustin écrit-il : « Du côté où j'avais tendu mon visage et où je tremblais de passer, je contemplais la chaste et noble figure de la continence qui m'encourageait à approcher sans crainte et qui, pour m'accueillir et m'embrasser, tendait vers moi ses mains pleines d'une multitude de beaux exemples. C'était une foule d'enfants, garçons et filles, une jeunesse innombrable, tous les âges, de graves veuves, des vierges à cheveux blancs. Elle m'invitait d'un si engageant sourire ! C'était comme si elle m'avait dit : “Eh quoi tu ne pourrais pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là ? Crois-tu donc qu'ils l'ont pu par eux-mêmes, et non pas par leur Seigneur ? Pourquoi se tenir en toi-même ? Que dis-je : Te tenir, alors que tu ne tiens pas debout ! Allons, jette-toi en lui. N'aie pas peur. Il ne va pas se retirer et te laisser choir. jette-toi sans crainte. Il va te recevoir et te guérir.” »

Quant à l'exemple de David qu'on allègue, il n'a rien à voir avec ce dont il s'agit. « Cette armure de Saül, dit la Glose, ce sont les sacrements de la Loi et leur pesanteur. » La vie religieuse, elle, c'est « le joug si doux du Christ ». S. Grégoire l'a dit : « Quel fardeau met-il sur les épaules de notre âme, celui qui commande de fuir les désirs troublants, qui enseigne à éviter les chemins laborieux de ce monde ? » À ceux qui prennent sur eux ce joug très doux il promet, pour se refaire, la jouissance de Dieu et l'éternel repos de l'âme. À quoi daigne nous conduire celui-là même qui nous en a fait la promesse, Jésus Christ, notre Seigneur, qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour l'éternité. Amen.

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