Somme théologique

Somme théologique — La tertia

15. LES DÉFICIENCES DE L'ÂME ASSUMÉES PAR LE CHRIST

  1. Y a-t-il eu chez le Christ du péché ?
  2. Y avait-il chez le Christ le foyer du péché ?
  3. Y a-t-il eu chez le Christ de l'ignorance ?
  4. L'âme du Christ était-elle passible ?
  5. Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur sensible ?
  6. De la tristesse ?
  7. De la crainte ?
  8. De l'étonnement ?
  9. De la colère ?
  10. Le Christ a-t-il été à la fois voyageur et compréhenseur ?

1. Y a-t-il eu chez le Christ du péché ?

Objections

1. On dit dans le Psaume (Psaumes 22.2) « Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m'as-tu abandonné ? Le cri de mes fautes éloigne de moi le salut. » Or ces paroles s'appliquent au Christ en personne, puisque lui-même les a prononcées sur la croix. C'est donc qu'il y eut en lui des fautes.

2. L'Apôtre écrit (Romains 5.12) : « Tous ont péché en Adam, parce que tous se trouvent en lui par leur origine. » Il a donc péché en Adam.

3. L'Apôtre écrit (Hébreux 2.18) : « Du fait que le Christ a souffert et a été éprouvé, il peut secourir ceux qui ont été éprouvés. » Mais c'est surtout contre le péché que nous avons besoin de son secours. Il apparaît donc qu'il y avait chez lui du péché.

4. Il est écrit (2 Corinthiens 5.21) : « Celui qui n'avait pas connu le péché », le Christ, « Dieu l'a fait péché pour nous. » Mais ce qui est fait par Dieu existe vraiment. Donc, chez le Christ, il y a eu vraiment du péché.

5. Selon S. Augustin « dans le Christ homme, le Fils de Dieu s'est offert à nous en exemple de vie ». Mais l'homme avait besoin d'exemple non seulement pour bien vivre, mais aussi pour se repentir de ses péchés. Il semble donc que le Christ a dû connaître le péché afin de pouvoir donner par son repentir l'exemple de la pénitence.

En sens contraire, le Christ lui-même a dit (Jean 8.46) : « Qui de vous me convaincra de péché ? »

Réponse

Nous l'avons dit plus haut, le Christ a pris nos déficiences afin de satisfaire pour nous, pour manifester la vérité de sa nature humaine, et enfin pour nous donner l'exemple de la vertu. De ces trois points de vue, il est évident qu'il ne devait pas assumer la déficience du péché. En premier lieu parce que le péché ne sert à rien pour la satisfaction ; bien plus il empêche son efficacité car, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 34.19) : « Le Très-Haut n'agrée pas les dons des méchants. » De même, le péché n'est pas une preuve de la vérité de la nature humaine, car il ne fait pas partie de cette nature qui a Dieu pour cause ; il est plutôt introduit contre la nature « par une semence du diable », comme dit le Damascène. Enfin, en péchant, le Christ ne pouvait pas donner l'exemple de la vertu, le péché étant son contraire. Le Christ n'a donc d'aucune manière assumé la déficience du péché, ni originel, ni actuel, selon S. Pierre (1 Pierre 2.22) « Il n'a pas commis de péché. »

Solutions

1. Comme dit le Damascène on attribue quelque chose au Christ tantôt par appropriation naturelle et hypostatique, comme lorsqu'on dit qu'il s'est fait homme et qu'il a souffert pour nous ; tantôt par appropriation personnelle et relative en ce qu'on lui attribue en notre nom personnel certaines choses qui ne lui conviennent d'aucune façon lorsqu'on le considère en lui-même. Aussi, parmi les sept règles de Ticonius présentées par S. Augustin, la première a trait « au Seigneur et à son corps, le Christ et l'Église étant regardés comme une seule personne ». Sous ce rapport, le Christ parle, au nom de ses membres, du cri de ses fautes, alors qu'en lui, qui est la tête, il n'y avait aucune faute.

2. Comme le dit encore S. Augustin, le Christ ne se trouvait pas tout à fait de la même manière que nous en Adam et en les autres patriarches. Car nous avons été en Adam en ce sens que nous procédons de lui selon le principe séminal et selon la substance corporelle. En effet, poursuit S. Augustin, « il y a dans la semence une matière corporelle visible et un principe invisible : tous les deux proviennent d'Adam. Mais si le Christ a pris la substance visible de sa chair du corps de la Vierge, en revanche le principe de sa conception ne vient pas de la semence d'un homme, il est tout autre et vient d'en haut ». Le Christ ne se trouvait donc pas en Adam par voie d'origine séminale, mais seulement par voie d'origine matérielle. Voilà pourquoi le Christ n'a pas reçu sa nature d'Adam, comme d'un principe actif, mais seulement d'une manière matérielle, et le principe actif en fut le Saint-Esprit. De même Adam a pris son corps matériellement du limon de la terre, tandis qu'il l'a reçu de Dieu comme principe actif Voilà pourquoi le Christ n'a pas péché en Adam, car il ne se trouvait en lui qu'en raison de sa matière.

3. Le Christ, par ses épreuves et ses souffrances, nous a porté secours en satisfaisant pour nous.

Mais le péché, loin de concourir à la satisfaction, l'entrave bien plutôt, nous venons de le dire. Aussi était-il nécessaire que le Christ fût pur de tout péché ; autrement la peine qu'il endurait eût été due pour ses propres fautes.

4. Dieu « a fait le Christ péché », non en ce sens qu'il y a chez lui du péché, mais en ce sens qu'il a fait de lui une victime pour le péché. C'est ainsi qu'il est dit dans Osée (Osée 4.8), à propos des prêtres qui, selon la loi, mangeaient les victimes offertes pour le péché : « Ils mangeront les péchés de mon peuple. » De même il est dit dans Isaïe (Ésaïe 53.6) : « Le Seigneur a placé sur lui les iniquités de nous tous », ce qui signifie que Dieu a livré le Christ en victime pour les péchés de tous les hommes.

Ou bien on pourrait dire que Dieu « l'a fait péché » parce qu'il lui a donné « une chair semblable à celle du péché » (Romains 8.3) : ce qui se réfère au corps passible et mortel assumé par le Christ.

5. Le pénitent peut donner un louable exemple, non pas du fait qu'il a péché, mais parce qu'il subit volontiers la peine due à son péché. Aussi le Christ a-t-il donné un plus grand exemple aux pénitents en acceptant de subir la peine non pour ses propres fautes, mais pour les péchés des autres.


2. Y avait-il chez le Christ le foyer du péché ?

Objections

1. Le foyer du péché dérive du même principe que la possibilité ou la mortalité du corps, à savoir la perte de la justice originelle. C'est grâce à celle-ci en effet que les puissances inférieures de l'âme se trouvaient soumises à la raison, et le corps à l'âme. Or, le corps du Christ était passible et mortel. Il devait donc y avoir chez lui aussi le foyer du péché.

2. S. Jean Damascène écrit : « La volonté divine permettait à la chair du Christ de souffrir et d'opérer ce qui lui était propre. » Mais le propre de la chair est de désirer ce qui lui procure du plaisir. Et puisque le foyer du péché n'est autre que la convoitise, ainsi que le remarque la Glose sur l'épître aux Romains (Romains 7.8), il semble bien qu'il y avait chez le Christ le foyer du péché.

3. En raison de ce foyer du péché, « la chair convoite contre l'esprit » (Galates 5.17). Mais l'esprit se montre d'autant plus fort et digne de la couronne qu'il maîtrise davantage son ennemi, c’est-à-dire la convoitise de la chair, selon cette parole (2 Timothée 2.5) : « On ne couronnera que celui qui aura combattu selon les règles. » Or, le Christ avait un esprit très fort, très victorieux et suprêmement digne de la couronne, selon l'Apocalypse (Apocalypse 6.2) : « La couronne lui a été donnée, et il partit en vainqueur, pour vaincre encore. » Il semble donc qu'il devait y avoir, chez le Christ surtout, le foyer du péché.

En sens contraire, il est décrit (Matthieu 1.20) « Ce qui est né en elle vient du Saint-Esprit. » Mais le Saint-Esprit exclut le péché, et cette inclination au mal que l'on appelle le foyer du péché. Ce foyer ne pouvait donc se trouver dans le Christ.

Réponse

Nous l'avons déjà dit le Christ a possédé d'une manière très parfaite la grâce et toutes les vertus. Or, la vertu morale qui se trouve dans la partie irrationnelle de l'âme, rend cette partie soumise à la raison, et elle le fait d'autant plus qu'elle-même est plus parfaite. Ainsi la tempérance soumet le concupiscible ; la force et la douceur soumettent l'irascible, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie. D'autre part le foyer du péché consiste dans une inclination de l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison. Il apparaît donc avec évidence que plus la vertu est parfaite dans un individu, plus elle affaiblit le foyer du péché. Et puisque le Christ possédait la vertu au suprême degré, il s'ensuit que le foyer du péché n'existait pas chez lui, d'autant plus qu'une telle déficience ne peut s'ordonner à la satisfaction, mais porte plutôt vers son contraire.

Solutions

1. Les puissances inférieures appartenant à l'appétit sensible sont aptes par nature à obéir à la raison ; il n'en est pas de même des forces et des humeurs corporelles, ni non plus de l'âme végétative comme le montre Aristote. C'est pourquoi la vertu parfaite, qui se conforme à la droite raison, n'exclut pas la possibilité du corps ; tandis qu'elle exclut le foyer du péché, qui se définit par la résistance de l'appétit sensible à la raison.

2. La chair convoite naturellement tout ce qui lui apporte du plaisir, par la convoitise de l'appétit sensible. Mais l'homme étant animal raisonnable, sa chair ne convoite un objet que conformément à l'ordre de la raison. C'est ainsi que la chair du Christ, par un désir de l'appétit sensible, convoitait naturellement le manger, le boire, le sommeil et les autres biens de ce genre, qui sont objet de désir raisonnable, comme le montre S. Jean Damascène ; il ne suit donc pas de là que le Christ avait en lui le foyer du péché, qui suppose un désir déraisonnable des biens sensibles.

3. Une certaine force de l'esprit se manifeste par la résistance aux convoitises de la chair qui la contrarient ; mais cette force de l'esprit se manifeste bien davantage, si elle est capable de dominer totalement la chair pour qu'elle ne puisse plus convoiter contre l'esprit. Et tel était le cas du Christ, dont l'esprit atteignait le plus haut degré de force. Et bien que le Christ n'ait pas eu à soutenir ces combats intérieurs suscités par le foyer du péché, il a enduré les assauts extérieurs du monde et du diable ; c'est en les repoussant qu'il a mérité la couronne du vainqueur.


3. Y a-t-il eu chez le Christ de l'ignorance ?

Objections

1. Il existe vraiment chez le Christ ce qui lui revient selon la nature humaine, bien que cela ne lui revienne pas selon la nature divine, comme la souffrance et la mort. Mais l'ignorance convient au Christ selon la nature humaine, car le Damascène dit : « Il assuma une nature ignorante et servile. » Il y eut donc vraiment de l'ignorance chez le Christ.

2. On est ignorant pas défaut de connaissance. Mais il y a au moins une connaissance qui fit défaut au Christ, puisque l'Apôtre écrit (2 Corinthiens 5.21) : « Celui qui n'a pas connu le péché a été fait péché pour nous. » Le Christ ignorait donc quelque chose.

3. Nous lisons dans Isaïe (Ésaïe 8.4) : « Avant que l'enfant sache dire “papa” et “maman”, la puissance de Damas sera enlevée. » Or l'enfant en question, c'est le Christ. Le Christ ignorait donc certaines choses.

En sens contraire, on ne supprime pas l'ignorance par l'ignorance. Or le Christ est venu pour détruire nos ignorances, car il est venu pour apporter la lumière à ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il ne pouvait donc y avoir de l'ignorance dans le Christ.

Réponse

De même que le Christ possédait la plénitude de la grâce et de la vertu, de même il possédait aussi la plénitude de toute science, comme nous l'avons montré. Et de même que la plénitude de grâce et de vertu exclut en lui le foyer du péché, ainsi la plénitude de science exclut l'ignorance à laquelle elle s'oppose. Il n'y eut donc pas plus d'ignorance en lui qu'il n'y eut de foyer de péché.

Solutions

1. La nature assumée par le Christ peut être envisagée à un double point de vue : tout d'abord dans sa raison spécifique ; c'est sous ce rapport que le Damascène la déclare ignorante et servile, car il ajoute : « La nature de l'homme est en effet au service de Dieu qui l'a faite, et elle ne possède pas la connaissance de l'avenir. » En second lieu on peut considérer la nature assumée par le Christ dans son union à l'hypostase divine, d'où lui vient la plénitude de science et de grâce, selon S. Jean : « Nous l'avons vu, comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. » À ce point de vue, il n'y avait pas d'ignorance dans la nature humaine du Christ.

2. On dit que le Christ n'a pas connu le péché, en ce sens qu'il n'en a pas fait l'expérience. Il l'a connu cependant par connaissance objective.

3. Le prophète parle ici de la connaissance humaine du Christ. Il veut donc dire ceci : Avant que l'enfant sache humainement nommer son père, c'est-à-dire Joseph, qui était son père putatif, et sa mère, c'est à dire Marie, la puissance de Damas sera enlevée. Il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'à un moment donné le Christ fut homme et ignora quelque chose : mais « avant qu'il sache », c'est-à-dire avant qu'il devienne un homme possédant une science humaine, la puissance de Damas et les dépouilles de Samarie devaient être enlevées par le roi d'Assyrie, si l'on prend le texte au sens littéral ; et si on le prend au sens spirituel, comme le fait S. Jérôme « Avant sa naissance, le Christ devait sauver son peuple par la seule invocation de son nom. »

Pourtant S. Augustin, dans un sermon sur l'Épiphanie, explique que la prophétie s'est accomplie au moment de l'adoration des Mages. Il dit en effet : « Avant que son corps humain pût proférer des paroles humaines, il a reçu la puissance de Damas, c'est-à-dire les richesses dont Damas s'enorgueillissait ; et, parmi les richesses, on donne le premier rang à l'or. Quant au dépouilles de Samarie, elles lui appartenaient également. La Samarie en effet est mise ici pour l'idolâtrie, car le peuple de ce pays s'est tourné vers le culte des idoles. Ce furent donc les premières dépouilles que l'enfant arracha à l'idolâtrie. Comme on le voit d'après cette interprétation, les mots “avant que l'enfant sache” signifient “avant qu'il montre sa science”. »


4. L'âme du Christ était-elle passible ?

Objections

1. Aucun être ne pâtit que par l'action d'un plus puissant que lui, car « l'agent l'emporte sur le patient », ainsi que le démontrent S. Augustin et Aristote. Mais aucune créature ne fut plus éminente que l'âme du Christ. Celle-ci n'a donc pu pâtir d'aucune créature. Ainsi elle ne devait pas être passible, car la puissance de pâtir aurait été vaine en lui.

2. Cicéron dit que les passions de l'âme sont des maladies. Mais l'âme du Christ ne pouvait être malade, car la maladie de l'âme est une conséquence du péché, selon le Psaume (Psaumes 41.5). « Guéris mon âme, parce que j'ai péché contre toi. » Il n'y avait donc pas de passions de l'âme chez le Christ.

3. Les passions de l'âme semblent être identiques au foyer du péché ; et c'est pour cette raison que l’apôtre les appelle « passions pécheresses » (Romains 7.5). Or dans le Christ, il n'y avait pas de foyer de péché comme on l’a dit. Il n'y eut donc passions pas en lui semble t-il, de passion ; et par conséquent son âme n’était pas passible.

En sens contraire, le psalmiste parlant au nom du Christ, dit (Psaumes 88.4) « Mon âme est rassasiée de maux », ce qui s'entend non de péchés, mais de maux humains, ou comme l'explique la Glose, « de douleurs ». L'âme du Christ était donc passible.

Réponse

L'âme, unie au corps, peut pâtir d'une double manière, selon qu'il s'agit d'une passion corporelle ou d'une passion psychique, animale. Elle pâtit corporellement par une lésion du corps. L'âme, en effet, étant la forme du corps, ne constitue avec lui qu'un seul être ; aussi, quand le corps subit une passion corporelle, l'âme se trouve-t-elle atteinte par accident, sous le rapport de son existence dans le corps. Et comme le corps du Christ, nous l'avons dit était passible et mortel, il s'ensuit nécessairement que l'âme aussi était passible de cette manière.

Mais l'âme peut pâtir encore d'une passion psychique ou animale, dans les opérations qui lui sont propres, et dans celles où elle a plus de part que le corps. Et l'on dit, de ce point de vue, que l’âme pâtit, même selon l'intellection et la sensation. Cependant, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, les véritables passions de l'âme, à proprement parler, sont les affections de l'appétit sensible. Or, celles-ci se trouvaient dans le Christ tout aussi bien que les autres éléments de la nature humaine. De là cette parole de S. Augustin : « Quand, sous la forme d'esclave, le Seigneur a daigné vivre de la vie humaine, lui-même a fait des affections l'usage qu'il jugeait nécessaire. Si le corps et l'âme humaine sont en lui une vérité, la sensibilité humaine en lui n'est pas un mensonge. »

Il faut reconnaître néanmoins que ces passions ne se trouvaient pas dans le Christ de la même manière qu'en nous, selon une triple différence.

1° Sous le rapport de leur objet : les passions nous portent la plupart du temps vers des biens illicites, ce qui ne pouvait se produire dans le Christ.

2° Sous le rapport de leur principe : nos passions devancent souvent le jugement de la raison, tandis que, dans le Christ, tous les mouvements de l'appétit sensible naissaient sous le contrôle de la raison. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Ces mouvements, le Christ les a accueillis quand il l'a voulu, en vertu d'un plan très précis, de même qu'il est devenu homme quand il l'a voulu. »

3° Sous le rapport de leur effet : en nous il arrive que les mouvements passionnels ne se cantonnent pas dans l'appétit sensible, mais qu'ils entraînent la raison. Cela ne se produit pas chez le Christ. Il maîtrisait les mouvements de la nature charnelle de telle sorte qu'ils demeuraient dans l'appétit sensible sans entraver d'aucune manière le droit usage de la raison. Et c'est ce que dit S. Jérôme : « Notre Seigneur, pour montrer qu'il était devenu homme véritable, a éprouvé véritablement de la tristesse ; mais, parce que cette passion ne dominait pas son âme, il est dit seulement dans l'Évangile qu'il commença à s'attrister, comme s'il s'agissait plutôt d'une pro-passion. » D'après ce texte, la passion proprement dite serait donc celle qui domine l'esprit, c'est-à-dire la raison ; la pro-passion, c'est la passion qui, commencée dans l'appétit sensible, ne s'étend pas au-delà.

Solutions

1. L'âme du Christ, surtout par la puissance divine, pouvait résister aux passions et les empêcher de dominer. Mais, de sa propre volonté, le Christ consentait à les subir, tant dans son corps que dans son âme.

2. Cicéron se range ici à l'opinion des stoïciens qui ne donnaient pas le nom de passions à tous les mouvements de l'appétit sensible, mais seulement à ceux qui étaient désordonnés. Il est bien évident que des passions de ce genre ne se trouvaient pas chez le Christ.

3. Les « passions pécheresses » sont des mouvements de l'appétit sensible inclinant aux actions illicites. Il ne peut pas en être question à propos du Christ, pas plus que du foyer du péché.


5. Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur sensible ?

Objections

1. S. Hilaire écrit : « Puisque mourir pour le Christ, c'est vivre, pourquoi s'imaginer que dans le mystère de sa mort, il a éprouvé de la douleur, lui qui donne la vie en récompense à ceux qui meurent pour lui ? » Et plus loin : « Le Fils unique de Dieu s'est fait homme véritable sans cesser d'être Dieu : frappé de coups, accablé de blessures, chargé de chaînes, suspendu à la croix, tout cela le faisait sans doute pâtir du choc reçu, mais sans lui faire éprouver de douleur. » Le Christ n'a donc pas éprouvé de véritable douleur.

2. C'est le propre de la chair conçue dans le péché, que d'être soumise à la nécessité de la douleur. Mais la chair du Christ n'a pas été conçue avec le péché, puisqu'elle a été conçue du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge. Elle n'a donc pas été soumise à la nécessité de connaître la douleur.

3. La jouissance que l'on éprouve à contempler les choses divines diminue le sentiment de la douleur : c'est ainsi que la considération de l'amour divin, chez les martyrs soumis aux supplices, rendait leur douleur plus tolérable. Or l'âme du Christ jouissait souverainement de la contemplation de Dieu, dont elle voyait l'essence, comme on l'a dit plus haut. Elle ne pouvait donc pas éprouver de douleur.

En sens contraire, nous lisons dans Isaïe (Ésaïe 53.4) : « Il a véritablement porté nos douleurs. »

Réponse

Comme il ressort de ce que nous avons dit dans la deuxième Partie, pour qu'il y ait véritablement douleur sensible, il faut une lésion du corps, et le sentiment de cette lésion. Or le corps du Christ pouvait subir une lésion, étant passible et mortel, nous l'avons dit plus haut. D'autre part, le sentiment de cette lésion ne pouvait lui faire défaut, puisque son âme était en possession parfaite de toutes ses puissances naturelles. Sans aucun doute par conséquent, le Christ a véritablement éprouvé de la douleur.

Solutions

1. Dans le passage cité et d'autres semblables, S. Hilaire n'entend pas exclure de la chair du Christ la vérité de la douleur, mais seulement sa nécessités. Aussi, après les paroles que nous avons rapportées, ajoute-t-il : « Ce n'est pas parce qu'il avait faim ou soif, ou parce qu'il pleurait que le Seigneur s'est montré en train de boire, de manger ou de s'affliger, mais c'était afin de prouver la réalité de son corps ; il s'est plié aux habitudes du corps, en leur donnant satisfaction, conformément à notre nature. Autrement dit, lorsqu'il a pris de la boisson ou de la nourriture, il n'a pas cédé à une nécessité corporelle, mais à la manière de faire habituelle. » Et en parlant de nécessité, l'auteur se réfère ici à la cause première de ces déficiences, qui est le péché, comme nous l'avons dite, ce qui revient à dire que la chair du Christ n'a pas été soumise nécessairement à ces déficiences, du fait qu'elle n'a pas connu le péché. C'est pourquoi S. Hilaire ajoute : « Le Christ a possédé un corps avec une origine propre ; son existence ne lui vient pas d'une conception humaine viciée, mais c'est de la vertu de sa propre puissance qu'il subsiste en la forme de notre corps. » Néanmoins, si l'on considère la cause prochaine de ces déficiences, qui est le rassemblement d'éléments contraires, il faut reconnaître que la chair du Christ s'y est trouvée soumise nécessairement.

2. La chair conçue dans le péché est soumise à la douleur non seulement par le déterminisme de ses principes naturels, mais encore par la nécessité que crée la responsabilité du péché. Or cette nécessité ne se trouve pas chez le Christ, mais seulement le déterminisme des principes naturels.

3. Comme on l'a dit, par une dispensation de la puissance divine du Christ, la béatitude était contenue et, ne rejaillissant pas sur le corps, ne lui enlevait pas la possibilité ni la mortalité. Pour la même raison, la jouissance de la contemplation était contenue dans l'esprit, et ne s'écoulait pas vers les puissances sensibles, ce qui les aurait préservées de la douleur.


6. Y a-t-il eu chez le Christ de la tristesse ?

Objections

1. Il semble qu'il n'y a pas eu en lui de tristesse, selon Isaïe (Ésaïe 42.4 Vg) « Il ne sera ni triste ni turbulent. »

2. On lit dans les Proverbes (Proverbes 12.21 Vg) « Aucun malheur ne contristera le juste. » Et les stoïciens en donnaient cette raison que l'on ne s'attriste que de la perte de ses biens ; or, le juste ne regarde comme ses biens propres que la justice et la vertu, qu'il ne peut pas perdre. Car il serait soumis à la fortune, s'il s'attristait de la perte des richesses. Mais le Christ fut souverainement juste, selon Jérémie (Jérémie 23.6) : « Voici le nom qu'on lui donnera : le Seigneur, notre juste. » Donc il n'y a pas eu de tristesse chez le Christ.

3. Le Philosophe dit que toute tristesse est un mal, qu'il faut fuir. Mais dans le Christ il n'y avait pas de mal, ni rien qui dût être évité. Il n'y avait donc pas en lui de tristesse.

4. S. Augustin écrit : « La tristesse a pour objet les choses qui nous arrivent contre notre volonté. » Mais le Christ n'a rien souffert qu'il n'ait voulu ; il est dit en effet dans Isaïe (Ésaïe 53.7) : « Il s'est offert, parce qu'il l'a voulu. » Le Christ n'a donc pas connu la tristesse.

En sens contraire, nous lisons (Matthieu 26.38) cette parole du Seigneur : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. » Et Ambroise écrit : « Comme homme, il a éprouvé de la tristesse, car il s'est chargé de ma tristesse. C'est avec confiance que je parle de tristesse, moi qui prêche la croix. »

Réponse

Comme nous l'avons dit. par une dispensation de la puissance divine, la jouissance de la contemplation de Dieu était contenue dans l'esprit du Christ et, ne rejaillissant pas sur les puissances sensibles, ne les préservait pas de la douleur. Or la tristesse, comme la douleur sensible, se trouve dans l'appétit sensible ; elle a seulement un motif ou un objet différent. L'objet et le motif de la douleur, c'est la lésion perçue par le sens du toucher, comme il arrive lorsque l'on est blessé. L'objet et le motif de la tristesse, c'est un dommage ou un mal appréhendé intérieurement soit par la raison, soit par l'imagination, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie ; c'est ainsi que l'on s'attriste d'avoir perdu une protection ou de l'argent.

Or, l'âme du Christ pouvait appréhender intérieurement un objet comme constituant un dommage soit pour elle-même, comme sa passion et sa mort ; soit pour les autres, comme les péchés de ses disciples ou des juifs qui le mirent à mort. De même que le Christ pouvait éprouver une véritable douleur, de même il pouvait éprouver une véritable tristesse. Il y avait cependant de ce point de vue entre lui et nous cette triple différence que nous avons déjà signalées en parlant de la possibilité du Christ en général.

Solutions

1. La tristesse doit être écartée du Christ, comme passion proprement dite ; il n'y avait en lui qu'un commencement de tristesse, une pro-passion. C'est pourquoi il est dit dans S. Matthieu (Matthieu 26.37) : « Il commença à éprouver de la tristesse et de l'angoisse. » Et, comme l'écrit S. Jérôme : « Autre chose est de s'attrister, autre chose de commencer à s'attrister. »

2. Selon S. Augustin : « À la place des trois perturbations de l'âme (le désir, le plaisir et la crainte), les stoïciens plaçaient dans l'âme du sage trois passions bonnes ; à la place du désir, la volonté ; à la place du plaisir, la joie ; à la place de la crainte, la prudence. Mais à la place de la tristesse, ils prétendaient qu'il ne pouvait rien y avoir dans l'âme du sage, car la tristesse a pour objet le mal déjà survenu ; or ils estimaient qu'aucun mal ne pouvait arriver au sage ». Car ils ne pensaient pas qu'il y eût d'autre bien que le bien honnête, qui rend les hommes bons ; ni d'autre mal que le mal déshonnête, qui rend les hommes mauvais.

Sans doute, le bien honnête est le plus grand bien de l'homme, et le mal déshonnête est son plus grand mal, car ils se rapportent à la raison qui est la partie principale de son être. Néanmoins il y a pour l'homme des biens secondaires, relatifs à son corps, ou aux choses extérieures qui lui sont utiles. Sous ce rapport, l'âme du sage peut éprouver de la tristesse dans l'appétit sensible, par l'appréhension de maux sensibles, pourvu que cette tristesse ne trouble pas sa raison. En ce sens, on comprend qu'« aucun malheur ne contristera le juste », car aucun accident n'est capable de troubler sa raison. Et c'est de cette manière que la tristesse pouvait se trouver dans le Christ, à titre de pro-passion, non à titre de passion.

3. Toute tristesse est un mal de peine ; mais elle n'est un mal de faute que lorsqu'elle procède d'une affectivité désordonné. Aussi S. Augustin écrit-il « Si ces affections suivent la droite raison, et si l'on en fait usage au temps et au lieu voulus, qui donc oserait les qualifier de passions morbides ou vicieuses ? »

4. Rien ne s'oppose à ce qu'un objet qui en lui-même contrarie la volonté, soit cependant voulu en raison de la fin à laquelle il est ordonné ; ainsi une médecine amère n'est pas voulue pour elle-même, mais pour obtenir la santé. C'est de cette manière que la mort et la passion, considérées en elles-mêmes, furent involontaires chez le Christ et lui causèrent de la tristesse ; ce qui ne les empêcha pas d'être voulues pour obtenir la rédemption du genre humain.


7. Y a-t-il eu chez le Christ de la crainte ?

Objections

1. On lit dans les Proverbes (Proverbes 28.1 Vg) : « Le juste possédera l'assurance d'un lion ; il sera sans terreur. » Mais le Christ fut souverainement juste. Donc il n'y a eu aucune crainte chez lui.

2. S. Hilaire écrit « je le demande à ceux qui pensent ainsi : Serait-il raisonnable que le Christ ait craint la mort, lui qui, après avoir détruit chez ses Apôtres toute crainte de la mort, les a exhortés à la gloire du martyre ? »

3. La crainte semble avoir pour seul objet le mal que l'homme ne peut éviter. Mais le Christ pouvait éviter et le mal de peine qu'il a souffert, et le mal de faute qui affecte les autres hommes. Il n'y a donc pas eu de crainte chez le Christ.

En sens contraire, on lit en S. Marc (Marc 14.33) : « Jésus commença à éprouver de la crainte et de l'angoisse. »

Réponse

De même que la tristesse est produite par la connaissance du mal présent, de même la crainte est produite par la connaissance d'un mal futur. Cependant la connaissance d'un mal futur qui se présente avec une certitude absolue n'engendre pas la crainte. Le Philosophe dit que la crainte n'existe que là où l'on espère échapper au mal ; car, lorsqu'il n'y a aucun espoir d'y échapper, le mal est connu comme présent, et ainsi il cause de la tristesse plus que de la crainte.

Ainsi la crainte peut être envisagée à deux points de vue. Selon le premier, l'appétit sensible s'oppose à toute atteinte corporelle : par la tristesse si elle est présente, et par la crainte si elle est future. À ce point de vue, on peut dire que le Christ a eu de la crainte, aussi bien que de la tristesse.

En second lieu, on peut envisager l'incertitude de l'événement futur ; c'est ainsi que la nuit un bruit insolite nous fait peur parce que nous n'en connaissons pas l'origine. En ce sens, dit le Damascène, le Christ n'a pas éprouvé de crainte.

Solutions

1. On dit que le juste est « sans crainte » en ce que la terreur implique une véritable passion, qui détourne l'homme du bien raisonnable. Or la crainte ne se trouvait pas ainsi chez le Christ, mais sous la forme d'une propassion. C'est pourquoi l'évangile dit que Jésus « commença à éprouver de la crainte et de l'angoisse », signifiant par là, explique S. Jérôme, qu'il s'agit d'une pro-passion.

2. S. Hilaire exclut chez le Christ la crainte comme il exclut la tristesse, quant à leur nécessité.

Mais afin de manifester la vérité de sa nature humaine, le Christ a ressenti volontairement de la crainte et aussi de la tristesse.

3. Le Christ pouvait, par sa puissance divine, éviter les maux qui le menaçaient ; mais ils étaient inévitables, ou difficilement évitables, à cause de la faiblesse de sa chair.


8. Y a-t-il eu chez le Christ de l'étonnement ?

Objections

1. Le Philosophe enseigne que l'étonnement est produit par un effet dont on ignore la cause : ainsi l'étonnement vient de l'ignorance. Mais le Christ n'ignorait rien, on l'a montré.

2. S. Jean Damascène, écrit : « L'étonnement est une crainte produite par une forte imagination » et d'après le Philosophe, « le magnanime ne s'étonne de rien ». Le Christ, qui fut souverainement magnanime, n'a donc pas eu d'étonnement.

3. Nul ne s'étonne de ce qu'il peut faire lui-même. Mais le Christ pouvait réaliser les plus grandes choses. Il ne pouvait donc s'étonner de rien.

En sens contraire, on lit (Matthieu 8.10) : « Jésus, entendant les paroles du centurion fut dans l'étonnement ».

Réponse

L'étonnement a pour objet propre quelque chose de nouveau et d'insolite. Or, chez le Christ, il ne pouvait rien y avoir de nouveau ni d'insolite pour sa science divine, ni pour sa science humaine, par laquelle il connaît les réalités dans le Verbe, ou par laquelle il les connaît par des espèces infuses. Mais il a pu rencontrer du nouveau et de l'insolite selon sa science expérimentale, qui lui permettait de rencontrer chaque jour du nouveau.

Par conséquent au point de vue de la science divine, de la science bienheureuse, ou de la science infuse du Christ, il n'y a pas eu chez lui d'étonnement. Mais il n'en est pas de même pour sa science expérimentale : avec celle-ci, il a pu connaître l'étonnement. Et il a assumé cette déficience pour nous instruire, et pour nous apprendre à nous étonner de ce qui l'étonnait lui-même. Aussi S. Augustin écrit-il : « L'étonnement du Seigneur signifie qu'il faut nous étonner, nous aussi, car nous en avons encore besoin. De tels mouvements ne sont donc pas chez lui le signe d'une perturbation de l'âme, mais font partie de l'enseignement du Maître. »

Solutions

1. Le Christ n'ignorait rien ; pourtant quelque chose de nouveau pouvait devenir l'objet de sa science expérimentale et produire en lui de l'étonnement.

2. Le Christ s'étonnait de la foi du centurion, non pas qu'elle fût quelque chose de grand par rapport à lui-même, mais par rapport aux autres.

3. Le Christ pouvait tout faire par sa puissance divine ; de ce point de vue, rien ne pouvait l'étonner. Mais il était capable d'éprouver l'étonnement selon sa science humaine expérimentale, nous venons de le dire.


9. Y a-t-il eu chez le Christ de la colère ?

Objections

1. Il est écrit (Jacques 1.20) : « La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu. » Mais il n'y avait rien dans le Christ qui n'appartînt à la justice de Dieu, car lui-même « par Dieu est devenu pour nous justice » (1 Corinthiens 1.30). Il semble donc qu'il n'a pas dû y avoir de la colère chez le Christ.

2. La colère est opposée à la mansuétude, ainsi que le prouve Aristote. Mais le Christ fut plein de mansuétude. Il n'a donc pas éprouvé de colère.

3. S. Grégoire dit que « la colère causée par le péché aveugle l'œil de l'esprit, tandis que la colère causée par le zèle le trouble ». Mais dans le Christ, le regard de l'esprit ne fut jamais aveuglé ou troublé. Ni le péché ni le zèle n'ont donc poussé le Christ à la colère.

En sens contraire, on lit en S. Jean (Jean 2.17) qu'il a réalisé la prophétie du Psaume (Psaumes 69.10) « Le zèle de ta maison me dévore. »

Réponse

Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la colère est un effet de la tristesse ; car, lorsque l'on cause de la tristesse à quelqu'un, celui-ci éprouve, dans sa partie sensible, le désir de repousser l'injustice commise, que celle-ci s'adresse à lui ou à d'autres. Ainsi la colère est-elle une passion composée de tristesse et de désir de vengeance. Or nous avons vu que le Christ pouvait éprouver de la tristesse. Quant au désir de vengeance, il peut quelquefois s'accompagner de péché, quand on cherche à se venger d'une manière déraisonnable. En ce sens, le Christ n'a pu connaître la colère, car une telle colère est celle qu'on appelle « colère provoquée par le vice ». Mais il peut y avoir aussi un désir de vengeance qui non seulement est sans péché, mais qui est digne de louange ; c'est le cas du désir qui se conforme à l'ordre de la justice, et qu'on appelle « colère provoquée par le zèle ». S. Augustin a écrit est en effet « Il est dévoré du zèle de la maison de Dieu, celui qui désire corriger tout le mal qu'il voit, et qui, lorsqu'il ne peut le corriger, le tolère en gémissant. » Telle fut la colère du Christ.

Solutions

1. Comme le remarque S. Grégoire, la colère chez l'homme se présente sous une double forme. Tantôt elle surprend la raison et l'entraîne avec elle dans l'action ; et alors on peut dire que la colère « opère », car l'opération s'attribue à l'agent principal. À ce point de vue l'on comprend que « la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu ». Tantôt la colère suit la raison et devient comme son instrument. Et alors l'opération qui a pour objet la justice ne s'attribue pas à la colère, mais à la raison.

2. La colère qui transgresse l'ordre de la raison est opposée à la mansuétude ; mais non la colère qui est modérée et maintenue par la raison dans un juste milieu, car ce juste milieu, c'est précisément la mansuétude.

3. Chez nous, dans l'ordre naturel, les puissances de l'âme se gênent naturellement si bien que, lorsque l'opération d'une puissance est intense, l'opération d'une autre puissance s'affaiblit. Cela explique que le mouvement de la colère, même lorsqu'il est mesuré selon la raison brouille plus ou moins le regard de l'âme en contemplation. Mais dans le Christ, par la modération venant de la puissance divine, il était permis à chaque puissance d'exercer son activité propre, si bien qu'aucune puissance n'était paralysée par une autre. C'est pourquoi, de même que la délectation de l'âme en train de contempler n'entravait pas la tristesse ou la douleur des facultés inférieures, de même les passions de celles-ci ne mettaient aucun obstacle à l'activité de la raison.


10. Le Christ a-t-il été à la fois voyageur et compréhenseur ?

Objections

1. Il appartient au voyageur de se mouvoir vers la fin de la béatitude ; et au compréhenseur il appartient de se reposer dans cette fin. Mais il est impossible à un même sujet de se mouvoir vers une fin et en même temps de se reposer en elle. Donc il était impossible que le Christ soit en même temps voyageur et compréhenseur.

2. Se mouvoir vers la béatitude, ou l'obtenir ne concerne pas le corps, mais l'âme. Aussi S. Augustin dit-il : « Ce qui rejaillit de l'âme sur la nature inférieure qui est le corps, ce n'est pas la béatitude, (car celle-ci est propre à ce qui, en nous, jouit et comprend), mais c'est la plénitude de la santé, la vigueur indestructible. » Or le Christ, tout en ayant un corps passible, jouissait pleinement de Dieu dans son esprit. Donc il n'était pas voyageur, mais uniquement compréhenseur.

3. Les saints, dont les âmes sont au ciel et les corps au tombeau, jouissent dans leur âme de la béatitude, bien que leurs corps demeurent soumis à la mort. pourtant on ne les appelle pas voyageurs, mais seulement compréhenseurs. Pour la même raison, bien que le corps du Christ fût mortel, il semble, puisque son esprit jouissait de Dieu, qu'il fut seulement compréhenseur et nullement voyageur.

En sens contraire, il est écrit (Jérémie 14.8) « Pourquoi seras-tu comme un étranger sur la terre et comme un voyageur qui fait un détour pour t'arrêter ? »

Réponse

On est appelé « voyageur » lorsque l'on tend vers la béatitude ; on est dit compréhenseur lorsqu'on l'a déjà saisie, selon S. Paul : « Courez afin de saisir (comprehendere) le prix » (1 Corinthiens 9.24) ; et : « Je poursuis ma course afin de saisir » (Philippiens 3.12). Or la béatitude parfaite réside dans l'âme et dans le corps, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Celle de l'âme, quant à ce qui lui est propre, qui lui fait voir Dieu et jouir de lui. Celle du corps, selon que celui-ci « ressuscitera corps spirituel, dans la puissance, la gloire et l'incorruptibilité » (1 Corinthiens 15.42).

Or le Christ, avant la Passion, voyait pleinement Dieu par son esprit ; ainsi possédait-il la béatitude en ce qui est propre à l'âme. Quant au reste, cela manquait à la béatitude, parce que son âme était passible, son corps était passible et mortel, comme nous l'avons montré plus haute. C'est pourquoi il était en même temps compréhenseur, parce qu'il possédait la béatitude propre à l'âme, et voyageur parce que, pour tout le reste qui manquait à la béatitude, il tendait vers celle-ci.

Solutions

1. Il est impossible de se mouvoir vers une fin et de se reposer en elle sous le même rapport. Mais cela est possible sous des rapports différents ; ainsi un homme peut en même temps connaître ce qu'il sait déjà, et apprendre ce qu'il ne sait pas encore.

2. La béatitude, dans l'âme, siège proprement et de façon primordiale dans l'esprit. Mais à titre secondaire et comme instrumental, les biens du corps sont nécessaires à la béatitude, selon Aristote pour qui les biens extérieurs contribuent à la béatitude à titre d'instruments.

3. La comparaison entre les âmes des saints et le Christ est sans valeur pour deux motifs. D'abord les âmes des saints ne sont pas passibles, comme était l'âme du Christ. Ensuite parce que leur corps ne font rien pour tendre à la béatitude, alors que le Christ, par ses souffrances corporelles, tendait à la béatitude, quant à la gloire de son corps.


Il faut maintenant étudier les conséquences de l'union hypostatique : 1° Ce qui convient au Christ lui-même (Q. 16-19). — 2° Ce qui convient au Christ par rapport à Dieu le Père (Q. 20-24). — 3° Ce qui convient au Christ par rapport à nous (Q. 25-26).

Sur ce qui convient au Christ lui-même, nous étudierons : I. Ce qui lui convient selon l'être et le devenir (Q. 16). II. Ce qui lui convient en raison de son unité (Q. 17-19).

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