Somme théologique

Somme théologique — La tertia

33. LE MODE ET L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST

  1. Le corps du Christ a-t-il été formé au premier instant de sa conception ?
  2. A-t-il été animé dès ce premier instant ?
  3. A-t-il été assumé par le Verbe dès ce premier instant ?
  4. Cette conception a-t-elle été naturelle ou surnaturelle ?

1. Le corps du Christ a-t-il été formé au premier instant de sa conception ?

Objections

1. On lit en S. Jean (Jean 2.20) : « Ce temple a été construit depuis quarante-six ans », ce que S. Augustin explique ainsi : « Ce nombre convient parfaitement à la perfection du corps du Christ. » Et ailleurs : « Il n'est pas absurde de dire qu'on a bâti en quarante-six ans le Temple qui préfigurait son corps, de sorte qu'il y eut autant de jours pour la formation du corps du Seigneur qu'il y eut d'années pour la construction du Temple. » Le corps du Christ ne fut donc pas parfaitement formé dès le premier instant de sa conception.

2. Sa formation exigeait un mouvement local, le sang très pur de la Vierge ayant à passer de son corps dans le lieu favorable à la génération. Or aucun corps ne peut se mouvoir localement de façon instantanée, comme le prouve Aristote, parce que le temps du mouvement se divise selon la division du mobile.

3. Le corps du Christ fut formé du sang le plus pur de la Vierge, comme on l'a établi plus haut.

Or ce sang n'a pu être au même instant du sang et de la chair, car la même matière aurait alors existé en même temps sous deux formes. Il y a donc eu un instant ultime où cette matière a cessé d'être du sang, et un instant où elle a commencé à être de la chair. Mais entre ces deux instants il y a un temps intermédiaire. Il s'ensuit que le corps du Christ a été formé non instantanément, mais pendant un certain temps.

4. De même que la puissance qui fait grandir exige un temps déterminé pour agir, de même la puissance génératrice, car l'une comme l'autre est une puissance naturelle ressortissant à l'âme végétative. Mais le corps du Christ a grandi pendant un temps déterminé, comme celui des autres hommes, car on lit en S. Luc (Luc 2.52) : « Il progressait en sagesse et en âge. » Il semble donc qu'au même titre la formation de son corps, qui ressortit à la puissance génératrice, ne s'est pas réalisée instantanément mais dans le délai fixé pour cette formation chez les autres hommes.

En sens contraire, il y a cette affirmation de S. Grégoire : « À l'annonce de l'ange et à la venue de l'Esprit Saint, aussitôt que le Verbe est dans le sein de la Vierge, il devient chair. »

Réponse

Dans la conception du corps du Christ il faut envisager trois phases : 1) le mouvement local du sang vers le lieu de la génération ; 2) la formation du corps à partir de telle matière ; 3) la croissance qui l'amène à sa quantité parfaite.

C'est dans la phase intermédiaire que se réalise la raison de conception proprement dite ; la première phase ne fait qu'y préparer, et la troisième en est la conséquence.

La première phase n'a pu être instantanée parce que c'est contraire à la raison même de mouvement local chez n'importe quel corps, dont les parties n'entrent que successivement dans un lieu nouveau.

Pareillement la troisième phase est forcément successive, parce que la croissance ne peut se faire sans mouvement local, et aussi parce que cette croissance provient de la vertu de l'âme agissant dans le corps déjà formé, et qui ne peut agir que dans le temps.

Mais la formation même du corps, en quoi consiste principalement la conception, s'est produite en un instant pour un double motif. D'abord à cause de la vertu infinie de l'agent, c'est-à-dire du Saint-Esprit, par qui le corps du Christ est formé, nous l'avons dit récemment En effet, un principe actif peut disposer la matière d'autant plus rapidement que sa puissance est plus grande. Aussi l'agent d'une puissance infinie peut-il instantanément disposer la matière à la forme qui lui est due.

Ensuite cette formation a été instantanée du côté de la personne du Christ dont le corps se formait. Car il ne lui convenait pas d'assumer un corps humain qui n'aurait pas été formé. Mais, si la conception avait exigé un certain délai avant la formation complète, la conception n'aurait pu être attribuée tout entière au Fils de Dieu, car on ne la lui attribue qu'en raison de l'assomption d'un corps humain. Et c'est pourquoi, au premier instant où la matière s'est trouvée rassemblée et parvenait au lieu de la génération, le corps du Christ a été parfaitement formé et assumé. Et c'est ainsi que l'on peut dire que le Fils de Dieu lui-même a été conçu, — ce que l'on ne pourrait dire autrement.

Solutions

1. Les deux textes de S. Augustin ne se rapportent pas uniquement à la formation du corps du Christ, mais aussi à sa croissance jusqu'au temps de l'enfantement. Aussi le nombre de jours indiqués amène à sa perfection le temps de neuf mois que le Christ a passés dans le sein de la Vierge.

2. Le mouvement local en question ne fait pas partie de la conception proprement dite, mais fi la précède.

3. On peut fixer non pas l'instant ultime où cette matière était encore du sang, mais la fin du temps qui se relie sans aucun intervalle au premier instant où fut formée la chair du Christ. Et cet instant fut aussi la fin du temps du mouvement local de la matière jusqu'au lieu de la génération.

4. La croissance se fait bien par la puissance de croissance de celui-là même qui grandit ; tandis que la formation du corps se fait par la puissance génératrice non de celui qui est engendré, mais de celui qui engendre par sa semence, dans laquelle opère la vertu formatrice dérivée de l'âme du père. Or le corps du Christ n'a pas été formé à partir d'une semence virile, nous l'avons dit, mais de l'opération du Saint-Esprit. Il a donc fallu que cette formation soit digne du Saint-Esprit. Mais la croissance du corps du Christ s'est faite par la puissance de l'âme du Christ ; et puisque cette âme est de la même espèce que la nôtre, il fallait que son corps augmente de la même manière que ceux des autres hommes, pour montrer la réalité de sa nature humaine.


2. Le corps du Christ a-t-il été animé dès le premier instant de sa conception ?

Objections

1. Le pape S. Léon écrit à Julien d'Éclane : « La chair du Christ n'était pas d'une autre nature que la nôtre ; et son âme ne lui a pas été insufflée par un autre principe qu'à nous. » Mais l'âme des autres hommes ne leur est pas infusée au premier moment de leur conception. Donc l'âme ne devait pas être infusée dans le corps du Christ au premier instant de sa conception.

2. L'âme, comme toute forme matérielle, requiert une quantité déterminée de matière. Or, au premier instant de sa conception, le corps du Christ n'a pas eu autant de volume qu'en ont les corps des autres hommes au moment de leur animation. Autrement, s'il avait continué à se développer, ou bien il serait né trop tôt, ou bien il aurait été à sa naissance plus gros que les autres enfants. La première hypothèse contredit S. Augustin affirmant que le Christ est resté neuf mois dans le sein de sa mère. La seconde contredit le pape S. Léon pour qui « les mages trouvèrent l'enfant Jésus, qui ne différait en rien de l'ensemble des enfants des hommes ».

3. Partout où il y a un avant et un après, il y a forcément plusieurs instants. Mais, selon le Philosophe, la génération de l'homme requiert un avant et un après : il y a d'abord le vivant, ensuite l'animal et ensuite l'homme. Donc l'animation du Christ ne pouvait se réaliser au premier instant de sa conception.

En sens contraire, S. Jean Damascène nous dit : « C'est en même temps qu'il y a eu la chair, la chair du Verbe de Dieu, et la chair animée par une âme rationnelle et intellectuelle. »

Réponse

Pour que la conception soit attribuée au Fils de Dieu lui-même, comme nous le confessons quand nous disons dans le Symbole : « Qui a été conçu du Saint-Esprit », nous devons dire que le corps même, pendant qu'il était conçu, était assumé par le Verbe de Dieu. Or nous avons montré plus haut que le Verbe de Dieu a assumé le corps par l'intermédiaire de l'âme, et l'âme par l'intermédiaire de l'esprit, c'est-à-dire de l'intellect. Aussi a-t-il fallu qu'au premier instant de sa conception le corps du Christ soit animé par une âme rationnelle.

Solutions

1. Le principe de l'insufflation de l'âme peut être envisagé de deux côtés. D'une part, selon la disposition du corps, et à cet égard l'âme n'a pas été insufflée au corps du Christ autrement qu'aux corps des autres hommes. De même en effet qu'un homme reçoit son âme aussitôt que son corps est formé, de même le Christ. Mais d'autre part on peut envisager ce principe seulement par rapport au temps. Et ainsi, parce que le corps du Christ fut parfaitement formé plus tôt que le nôtre, c'est plus tôt aussi qu'il fut animé.

2. L'âme ne peut être infusée que dans une matière ayant atteint un certain volume ; mais ce volume admet une certaine latitude, il peut être plus ou moins grand. Le volume que le corps possède quand l'âme lui est infusée est proportionnel au volume parfait auquel il parviendra en grandissant, si bien que les corps des hommes destinés à avoir une grande taille sont déjà plus volumineux au moment de leur animation. La taille du Christ à l'âge parfait était dans un juste milieu, auquel était proportionné le volume que son corps avait à l'époque où les corps des autres hommes sont animés ; il était cependant plus petit au moment de son animation. Cependant ce petit volume a été suffisant, comme chez les hommes de petite taille, dont les corps sont animés malgré leur petit volume.

3. Ce que dit là le Philosophe s'applique à la génération des autres hommes, parce que c'est de façon progressive que leur corps se forme et se dispose à recevoir l'âme. Étant d'abord imparfaitement disposé, il reçoit une âme imparfaite. Ensuite, quand il est parfaitement disposé, il reçoit une âme parfaite. Mais le corps du Christ, à cause de la puissance infinie de l'agent, fut instantanément disposé de façon parfaite. Aussi reçut-il dès le premier instant une forme parfaite, c'est-à-dire une âme rationnelles.


3. Le corps du Christ a-t-il été assumé par le Verbe dès le premier instant de sa conception ?

Objections

1. Ce qui n'existe pas ne peut être assumé. Mais la chair du Christ a commencé d'exister par la conception. Il apparaît donc qu'elle fut assumée par le Verbe de Dieu après avoir été conçue.

2. Le Verbe de Dieu a assumé la chair du Christ par l'intermédiaire de l'âme rationnelle. Mais c'est au terme de la conception que la chair a reçu cette âme, et donc que celle-ci fut assumée. Or, au terme de la conception, elle était déjà conçue. Donc elle fut conçue d'abord, et assumée ensuite.

3. Chez tout être engendré, ce qui est imparfait précède dans le temps ce qui est parfait, comme le montre Aristote. Mais le corps du Christ est engendré. Donc, il n'est pas parvenu à l'ultime perfection, qui consiste dans l'union du Verbe de Dieu dès le premier instant de la conception ; la chair fut conçue d'abord, et assumée ensuite.

En sens contraire, S. Augustin nous dit : « Tiens avec la plus grande fermeté et ne doute aucunement que la chair du Christ n'a pas été conçue dans le sein de la Vierge avant d'être prise par le Verbe. »

Réponse

Comme nous l'avons déjà dit, c'est au sens propre que Dieu s'est fait homme, mais nous ne disons pas au sens propre que l'homme est devenu Dieu. Parce que Dieu a assumé ce qui appartient à l'homme sans que cela ait d'abord existé comme subsistant par soi avant d'être pris par le Verbe. Or, si la chair du Christ avait été conçue avant d'être unie au Verbe, elle aurait eu à ce moment une hypostase autre que celle du Verbe de Dieu. Ce qui est contraire à la notion d'Incarnation, selon laquelle le Verbe de Dieu s'est uni à la nature humaine et à tous ses éléments dans l'unité de son hypostase ; et il ne convenait pas que le Verbe de Dieu détruise par son union l'hypostase préexistante de la nature humaine ou de l'un de ses éléments. C'est pourquoi il est contraire à la foi de soutenir que la chair du Christ a d'abord été conçue, et ensuite assumée par le Verbe de Dieu.

Solutions

1. Si la chair du Christ n'avait pas été formée ou conçue en un instant, mais dans une succession de temps, il faudrait choisir une de ces hypothèses : ou bien que le Verbe s'est uni à ce qui n'était pas encore de la chair, ou bien que la conception de la chair précéda son assomption. Or, puisque nous soutenons que la conception fut instantanément parfaite, il s'ensuit que, dans cette chair, l'acte de la conception et son résultat ont été simultanés. Et, selon S. Augustin : « Nous disons que le Verbe de Dieu a été conçu par son union à la chair, et que cette chair elle-même a été conçue par l'incarnation du Verbe. »

2. Cela répond aussi à la deuxième objection. Car c'est simultanément, quand cette chair a été conçue, qu'elle reçoit conception et animation.

3. Dans le mystère de l'Incarnation on n'envisage pas une montée, comme si une réalité préexistante se haussait jusqu'à la dignité de l'union, selon la position de l'hérétique Photin. On doit plutôt considérer l'Incarnation comme une descente, en tant que le Verbe de Dieu a assumé l'imperfection de notre nature, selon sa parole en S. Jean (Jean 6.38, 51) : « je suis descendu du ciel. »


4. La conception du Christ a-t-elle été naturelle ou surnaturelle ?

Objections

1. Le Christ est appelé fils de l'homme selon la conception de sa chair. Or il est véritablement et par nature fils de l'homme comme il est véritablement et par nature le Fils de Dieu. Donc sa conception fut naturelle.

2. Aucune créature ne réalise une action miraculeuse. Mais la conception du Christ est attribuée à la Bienheureuse Vierge, qui n'est qu'une créature ; car on dit que la Vierge a conçu le Christ. Il apparaît donc que cette conception n'a pas été miraculeuse mais naturelle.

3. Pour qu'une transformation soit naturelle il suffit que son principe passif soit naturel, comme on l'a vu plus haut. Mais le principe passif dans la conception du Christ a été naturel du côté de sa mère, on le voit par ce qui a été dit. Donc la conception du Christ fut naturelle.

En sens contraire, Denys écrit : « Le Christ faisait les actions de l'homme d'une manière surhumaine, et c'est ce que montre la Vierge qui conçoit surnaturellement. »

Réponse

Selon S. Ambroise, « tu rencontreras dans ce mystère beaucoup de choses conformes à la nature, et beaucoup supérieures à la nature ». En effet, si nous considérons la conception du côté de la matière fournie par la mère, tout est naturel. Mais si nous la considérons du côté de son principe actif, tout est miraculeux. Or, le jugement que l'on porte sur un être quelconque doit tenir compte de sa forme plus que de sa matière, et de l'agent plus que du patient. Il s'ensuit que la conception du Christ doit être dite absolument miraculeuse et surnaturelle, bien qu'elle soit naturelle à certains égards.

Solutions

1. Le Christ est dit fils de l'homme au sens naturel en tant qu'il a une nature humaine véritable, par laquelle il est fils d'homme, bien qu'il l'ait reçue miraculeusement. C'est ainsi qu'un aveugle recouvrant la vue a bien une vision naturelle par la puissance visuelle qu'il a reçue d'un miracle.

2. La conception est attribuée à la Bienheureuse Vierge non parce qu'elle en serait le principe actif, mais parce qu'elle a fourni la matière de la conception et que celle-ci s'est accomplie dans son sein.

3. Un principe passif naturel suffit pour une transformation naturelle quand il est mû lui-même d'une manière naturelle et ordinaire par un principe qui lui est propre. Mais cela n'a pas lieu dans le cas envisagé. C'est pourquoi la conception du Christ ne peut pas être appelée purement naturelle.

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