Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre I

Nous allons en appeler de toute la sagesse, de tout cet étalage de l’impie et sacrilège Marcion, à son évangile même à cet évangile devenu le sien à force d’altérations. Pour l’accréditer, il l’accompagna d’un commentaire ou recueil d’oppositions contradictoires, qu’il appela Antithèses, ouvrée destiné à prouver que la loi et l’Evangile se combattent et partagent le monde entre deux divinités ayant chacune son instrument particulier, ou testament, puisque ce mot a prévalu. C’est sur l’autorité d’un pareil appui qu’il veut étayer son évangile. J’aurais anéanti une à une dans une dissertation spéciale les raisons de l’habitant du Pont, si je n’avais trouvé plus opportun de les détruire par et avec l’Evangile lui-même qu’elles viennent secourir. Il me serait facile de les repousser par la proscription. J’aime mieux les admettre et les ratifier, en quelque sorte, comme d’utiles auxiliaires ; de sorte que dans la lutte contre cet adversaire, nous aurons nous-mêmes à rougir pour lui d’un si profond aveuglement. Qu’un ordre différent se soit développé dans les anciennes dispositions du Créateur et dans les nouvelles ordonnances du Christ, je commence par l’avouer. Que la forme du langage diffère non moins que les préceptes de vertu et la discipline de la loi, d’accord ; pourvu cependant que, malgré cette diversité, l’ensemble se rapporte au seul et même Dieu, au Dieu reconnu comme l’ordonnateur et le prophète des deux testaments. « La loi, s’écriait autrefois Isaïe, sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem ; » une seconde loi, une seconde parole conséquemment. « Il jugera les nations ; il accusera un grand peuple ; » non pas les Juifs seulement, mais toutes les nations qui sont jugées par la nouvelle loi de l’Evangile, par la prédication nouvelle des apôtres, et s’accusent à leur propre tribunal de leurs trop longues erreurs, depuis qu’elles ont embrassé la foi. Dès lors, « elles convertissent leurs glaives en un soc de charrue, et leurs épieux en faucilles, » c’est-à-dire, au lieu de mœurs cruelles et barbares elles prennent des sentiments plus doux, et ne travaillent plus qu’à la moisson du salut, « Ecoutez-moi, ô mon peuple ; ô ma tribu, écoutez-moi, » dit ailleurs le même prophète. « La loi sortira de ma bouche, ma justice éclairera les nations. » Oui, la justice en vertu de laquelle il avait résolu d’illuminer les nations par la loi et la parole de l’Evangile. Ce sera cette loi de David » « belle et pure » par sa perfection. « convertissant les âmes » du culte des idoles au culte du vrai Dieu. Ce sera encore cette parole d’Isaïe : « Le Seigneur fera retentir sur la terre une parole abrégée dans ses voies, parce que le testament de la nouvelle alliance est dégagé des entraves multipliées qui embarrassaient l’ancienne. »

Mais à quoi bon insister là-dessus ? lorsqu’il est plus clair que le jour que le Créateur a annoncé la rénovation par le même prophète : « Oubliez le passé, effacez de votre mémoire tout ce qui est ancien. L’antiquité a fait, son temps ; de nouvelles merveilles apparaissent. Tout sera nouveau dans ce qui commence ! » Même avertissement de la part de Jérémie : « Préparez la terre nouvelle, et ne semez pas sur les épines. Recevez la circoncision du cœur… Voilà que les jours viennent, dit le Seigneur. J’établirai une nouvelle alliance avec la maison d’Israël et la maison de Juda ; non pas selon l’alliance que j’ai formée avec leurs pères dans les jours où je les ai pris par la main pour les tirer de la terre d’Égypte. » Tant il est vrai que le premier testament n’était que temporaire, puisqu’il en prédit le renouvellement, même en promettant au second une durée éternelle. « Prêtez l’oreille, s’écrie-t-il par la bouche d’Isaïe, et vous allez vivre. J’établirai avec vous l’éternelle alliance. Alliance de fidélité et de religion, ajoute-t-il, promise à mon serviteur David, » pour attester que ce testament aurait sa consommation dans le Christ, sorti du sang de David par Marie sa mère. Ce rejeton qui « fleurit sur la tige de Jessé » ne signifiait pas autre chose. Si donc le Créateur a signalé l’apparition d’une autre loi, d’une autre parole, d’une autre alliance ; disons-mieux, s’il a désigné des sacrifices plus chers à son cœur, et cela jusque parmi les nations, ainsi qu’il est écrit dans Malachie : « Mon amour n’est point en vous, dit le Seigneur, je ne prendrai point de présents de votre main. Voilà que depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher l’on me sacrifie en tout lieu, et l’on offre à mon nom une oblation pure, » c’est-à-dire des prières innocentes parties d’une conscience exempte de reproche ; dès lors, tout changement qui provient d’une rénovation établit une différence avec les choses anciennes, et de la diversité naît une sorte d’opposition. Point de changement sans diversité, pas plus que de diversité sans opposition. Mais la diversité qui naît de l’opposition doit s’imputer à qui amène le changement par le renouvellement. Celui qui concerte d’avance le changement établit la diversité ; celui qui prédit la rénovation prédit la différence. Pourquoi expliquer les dissemblances par l’opposition des pouvoirs ? Pourquoi reprocher au Créateur les oppositions de faits, quand tu peux en reconnaître de semblables dans les sentiments et les affections ? « C’est moi qui trappe et qui guérit, dit-il ; moi qui tue et qui ressuscite ; moi qui crée le mal et fais la paix. » Tu pars de là pour l’accuser de versatilité et d’inconstance, A t’entendre, il défend ce qu’il ordonne ; il ordonne ce qu’il défend. Pourquoi les oppositions du monde physique ne t’ont-elles pas éclairé sur celles du monde moral ? Le plus rapide coup d’œil sur la structure de l’univers, même chez les habitants du Pont, si je ne me trompe, t’aurait appris qu’il se compose d’éléments qui se repoussent mutuellement. Tu as oublié d’inventer auparavant un dieu pour la lumière et un dieu pour les ténèbres, afin de pouvoir ensuite départir à celui-ci la loi, à celui-là l’Evangile. D’ailleurs les seuls exemples placés sous nos yeux disent assez que celui dont les œuvres extérieures procèdent par oppositions, suit la même règle dans ses mystères.

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