Jérôme Savonarole, chevalier du Christ

IV
La communauté de saint-Marc

Le Convento. — Amitiés partagées. — Ministère itinérant. — De la chaire de San Marco à celle du Duomo.

Si, pour le mieux accabler de leurs sarcasmes, certains font de Jérôme Savonarole un acerbe et bilieux fanatique, du moins admettront-ils qu’en se rendant à Florence, celui qui, dans la langue sacrée, aimait à s’appeler Hieronymus Ferrariensis entendait accomplir une haute et discrète mission. On ne pouvait à celle-ci souhaiter cadre plus favorable et plus riant que celui de la communauté dominicaine.

Au début du xve siècle, le couvent de Saint-Marc avait été remis non pas à cette congrégation, mais à un ordre agreste, les Sylvestriens. Malheureusement pour eux, l’ambiance d’une ville élégante et dissipée les détourna gravement de la vie contemplative. Leurs déportements scandalisèrent à tel point l’Église et la cité que Cosme l’Ancien dut chasser honteusement d’aussi étranges cénobites et les remplacer par les studieux Dominicains de Fiesole. Par bonheur, grâce à leurs talents et à leurs vertus, ces derniers devaient rendre à l’établissement sa dignité perdue.

De cette maison, où allait désormais s’imposer l’autorité de Jérôme, nul tableau n’a été tracé de sa main. Mais, les choses n’ayant guère changé, on peut sans difficulté l’entrevoir sous son jour réel.

Depuis sa restauration, poursuivie de 1437 à 1443 par l’architecte Michelozzo, le Convento (qui fait corps avec l’église de San Marco, construite en 1290) est formé de deux cours quadrangulaires qu’égaient en permanence des fleurs et des chants d’oiseaux. Sur ces cours donnent les cellules des moines, chichement éclairées par d’étroites ouvertures et s’ouvrant, au premier étage, sur de vastes couloirs blanchis à la chaux. Des poutres enchevêtrées, somptueusement brunies par le temps, tiennent lieu de plafond. Au rez-de-chaussée, deux cloîtres, dont le principal s’orne de voûtes aux arceaux entrecroisés ayant pour supports de légères colonnes ioniques. Sur les murs se succèdent des fresques émouvantes, parmi lesquelles resplendit celle de l’Angelico consacrée au Christ majestueux et tendre accueilli avec déférence par deux Dominicains. Plusieurs salles ont accès à ce cloître, notamment l’Ospizio ou hôtellerie des pèlerins, le grand réfectoire et la chambre capitulaire. Il faut ici s’arrêter longtemps : comment échapper en effet à l’émotion qu’éveille l’immortel Crucifiement du Frère séraphique ? Avec les panneaux à la détrempe qui décorent les cellules des moines, l’artiste touche au sommet de l’art qu’inspira l’Évangile.

A la bibliothèque, enrichie de psautiers enluminés ou d’antiphonaires contenant les diverses parties de l’office, se retrouvaient les plus studieux des frères, tandis qu’à l’exemple du maître de Fiesole, un Baccio della Porta, en religion Fra Bartolomeo, préparait pinceaux et couleurs pour fixer les traits de quelques-uns d’entre eux : on l’avait vu s’appliquer à reproduire aussi ceux de Cosme l’Ancien, le Père de la Patrie — grand ami de l’archevêque Antonin — venu, dans cette retraite, achever et peut-être racheter une carrière d’opulent financier.

C’est donc au sein de telles beautés que vécurent, sans les apprécier peut-être, un certain nombre de religieux, dont les robes blanches passaient méditatives et silencieuses sur le carreau rouge des promenoirs.

Moins hargneux que lorsqu’il parle « des rêves incendiaires » de Savonarole, l’esthète averti qu’est André Maurel évoque délicatement le charme de ce lieu : « Les cloîtres fleuris », dit-il, « les salles ombreuses, les cellules endormies, tout ici respire la tendresse et la paix…a »

a – André Maurel, Quinze jours à Florence.

Nommé lecteur des novices, Fra Girolamo entreprit avec ceux-ci et poursuivit quatre années durant l’étude de la Bible qu’il avait assidûment pratiquée à Bologne et à Ferrare. Bien souvent, les yeux mouillés de larmes, on le voyait s’appliquer avec tant de simplicité et tant de ferveur aux commentaires des textes sacrés que l’auditoire en demeurait saisi. Lorsqu’il abordait certains sujets tels que l’exégèse des prophéties, sa parole s’animait de façon extraordinaire. Ce n’était pourtant là que des étincelles, de furtifs éclairs, et point encore la grande lumière attendue.

Au carême de 1482b, ses supérieurs l’appelèrent à prêcher en l’église de San Lorenzo qu’avait consacrée saint Ambroise et qui, reconstruite au xie siècle sur le plan des vieilles basiliques chrétiennes, pouvait contenir une foule énorme. Hélas ! l’échec de Ferrare n’allait que trop exactement se renouveler. Vers la fin des prédications du jeune Dominicain, les auditeurs, perdus dans la vaste nef, s’étaient tous égrenés : on en comptait vingt à vingt-cinq au plus ! … A dire vrai, la froideur de ces marbres et leur classicisme rigide ne s’harmonisaient guère avec le verbe saccadé, le débit chaotique et les gestes à contre-temps de l’orateur en robe blanche. Les meilleurs amis du moine, ceux qui savaient apprécier sa valeur, convenaient sans difficulté qu’il n’était là point à sa place.

bPerrens dit 1483, mais en raison du fait que les contemporains faisaient partir l’année du 25 mars.

Ah ! s’il avait du moins suivi l’exemple de Fra Mariano de Genazzano, ce prédicateur augustin qui, par ses cadences bien balancées, ses périodes arrondies et son style sublime, séduisait jusqu’à l’humaniste Ange Politien ! Mais non, le lecteur de Saint-Marc n’avait ni la voix ni l’onction, en un mot rien de ce qui est propre à de tels exercices.

— Mon frère, lui disait-on, votre doctrine est vraie, utile et nécessaire, mais la manière dont vous la présentez manque de grâce.

Et l’interpellé de répondre :

— Cette élégance et ce luxe orné du discours doivent céder le pas à la simplicité d’une sainte doctrine !

Pour le moment, simplicité et doctrine ne tendaient qu’à vider les églises, alors que les remplissait l’art ampoulé d’un Mariano ! Florence est en entier dans pareille antithèse.

Amitiés partagées.

Avec plus de discernement qu’il n’en met d’ordinaire à juger le lecteur de Saint-Marc, Perrens a, non sans finesse, esquissé son état d’âme : « … Ces quatre années sont les plus obscures de la vie de Savonarole. Elles jetteraient, si elles pouvaient être mieux connues, un grand jour sur cet homme extraordinaire et sur le plan de réformes qu’il voulut faire triompher. Dans la retraite où il se voyait contraint de vivre, son imagination dut s’échauffer, sa pensée s’exalter, se replier ensuite sur elle-même et acquérir ce degré d’élévation inaccessible à ceux qui éparpillent leurs forces sur mille objets divers… Mais, dans le silence de la retraite et l’activité de son esprit, il ne pouvait se borner à observer et à gémir ; il sut chercher un remède à tant de maux : il reconnut qu’il fallait, avant tout, réformer les mœurs et ramener la société à la pureté des temps primitifs…c »

cPerrens, Savonarole, sa vie, sa prédication, ses écrits.

Retournant donc à ses novices et à l’enseignement biblique, Jérôme résolut d’agir désormais d’homme à homme et se voua sans réserve aux élèves qui lui étaient confiés. Parmi eux, se trouvait un Sylvestre Maruffi, que ses excentricités, ses incartades et sa tendance au somnambulisme classaient nettement parmi les faibles d’esprit : ce minus habens était néanmoins l’objet de visions qui ne laissèrent pas d’intéresser son supérieur, porté lui-même à de tels phénomènes, et cette communauté de goût pour le surnaturel devait jusqu’à la fin rapprocher le maître de l’élève. Un sentiment pareil, quoique d’ordre plus épuré, l’unit au frère Dominique de Pescia.

Délégué par son couvent à un chapitre dominicain qui siégeait à Reggia Emilia, petite ville au pied des Apennins, Savonarole devait s’y exprimer librement sur le sujet grave entre tous et qui, dès longtemps, était l’objet de ses soucis : la corruption inouïe de l’Église du temps.

Pasquale Villari, dont l’ouvrage appuyé sur une scrupuleuse documentation peut être lu de confiance, fait un tableau saisissant de l’orateur et du philosophe incompris au moment où il va prendre part à cette rencontre : « … Profondément concentré sur lui-même, la tête baissée sous son capuchon, Savonarole siégeait parmi les moines.

Son visage était maigre et pâle, son œil cave, immobile et cependant plein de vivacité, le front sillonné de rides profondes. L’ensemble attestait un esprit dominé par de fortes pensées… Tant qu’on ne parla que du dogme, il resta calme et silencieux, ne prenant aucune part aux questions qui n’ exigeaient que de l’habileté scolastique ; mais, quand on en vint à la discipline, il se leva soudain ; sa voix vibra, et semblable à la foudre il subjugua ses auditeurs, les tenant immobiles et muetsd. »

d – Pasquale Villari, Savonarole et son temps.

« C’est à la démoralisation des clercs », assurait-il, « qu’il faut faire remonter la honte des temps. De vains spectacles, l’éloquence creuse, la musique, le cérémonial attirent avant tout les foules aux offices. Entrent en religion ceux-là seuls que séduisent le bien-être, les bénéfices ou l’influence politique. Faire partie du clergé, n’est-ce pas vivre de parasitisme et de paresse ? A tous les yeux éclatent les scandales de Rome. Oui, si la foi se meurt, c’est que l’Église l’a tuée… »

On ne saurait accuser l’orateur de dépasser ici la mesure. « Un pape, rappelle Ph. Monnier, dans le palais pontifical célèbre des priapées ; des prêtres tiennent des boucheries, des cabarets, des brelans, des lupanars ; des religieuses lisent le Décaméron et se livrent à des saturnales. Des couvents en sont réduits à l’état de cavernes de brigands ou à celui de mauvais lieux. Dans des églises, on godaille et ripaille. La Curie même est le siège de souillures, d’adultères, de viols, de débauches et de lascivités…e »

eRinaldi, Annales Ecclesiae, T. 30.

C’est donc plus grave encore que ce qu’a dit Savonarole. Et que doit-on penser de l’édit du Pape Pie II, renouvelé le 9 avril 1488 par son successeur Innocent VIII : Il est interdit aux prêtres de tenir des maisons de prostitution ou de se faire pour de l’argent entremetteurs de courtisanes ? … (Monnier)

Certes, pour un simple moine, il y avait quelque risque à prendre aussi nettement position. Mais tel est l’effet d’une courageuse franchise qu’en suscitant des inimitiés on gagne aussi des sympathies : une amitié nouvelle allait lui apporter le précieux stimulant de l’affection partagée.

Au nombre des délégués attentifs à ces véhémentes admonestations avait pris place, à titre laïc, un lettré universellement connu, Jean Pic, prince de la Mirandole, homme d’un savoir prodigieux, qui se disait au courant de toute la science de l’époque et qu’on avait surnommé pour cela « le Phénix des grands esprits ».

Admirant en Fra Girolamo une qualité qu’il enviait parce que ne la possédant point lui-même — la conviction —, ce dilettante apporta d’emblée ses louanges et l’autorité de son nom à l’obscur religieux qui se dressait tout seul contre l’iniquité du siècle. Il l’appuya devant l’assemblée capitulaire et à Florence revint plein d’enthousiasme. La rencontre qui s’opéra ce jour-là entre le prédicateur si contesté et le lettré dont l’univers célébrait les mérites devait déterminer chez ce dernier une orientation nouvelle de la pensée. De païenne qu’elle était, elle s’éleva peu à peu jusqu’au Christ.

Ministère itinérant.

Il n’en fallait pas davantage pour rendre à Savonarole la conscience de sa mission et l’enflammer d’une ardeur nouvelle. Il revint au ministère de la parole. Mais, plutôt que de céder aux goûts frivoles des Florentins, on le vit reprendre au dehors sa tâche de frère prêcheur. C’est ainsi que, deux ans de suite, il gagna San Giminiano, la « ville aux belles tours » dressée sur sa haute colline aux environs de Sienne. Ses exhortations de carême ne tardèrent pas à remuer ici les foules. Recourant au témoignage des Écritures, il annonça sans ambages que, dans un avenir prochain, l’Église serait flagellée pour ses infidélités, puis connaîtrait un temps de régénération. De là, il se rendit à Brescia, l’antique cité lombarde, patrie d’Arnoldo, ce frère bénédictin du xiie siècle qui, pour avoir prêché contre les vices et le pouvoir temporel de l’Église, fut brûlé à Rome comme hérétique. Loin de redouter un sort pareil, Savonarole la menaça de châtiments sévères. Un quart de siècle plus tard, Brescia devait, en effet, être mise à sac par les armées françaises conduites de ce côté-ci des Alpes par le roi Louis XII.

Ainsi s’affirmait chez l’orateur un goût décidé (lui-même y voyait un don du ciel) pour les oracles, voire pour les prophéties dont il trouvait des modèles auprès des grands inspirés de l’Ancien Testament.

Trois années durant, il allait mener cette vie de prédicateur ambulant qui devait le conduire derechef à Brescia, à Pavie, à Bologne, car ses préférences allaient aux populations de la Lombardie, dont il parlait le dialecte et partageait les goûts. Durant le carême de 1490, on le verra cependant pousser jusqu’à Gênes. Il avait repris confiance et retrouvé la paix dans l’action. A sa mère qui le priait de ne pas oublier Ferrare, il répondait résolument :

— Soyez sûre que je ferai pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir et qu’il ne me coûtera aucun effort de venir. Mais n’en sera-t-il pas de moi comme du Christ, de qui ses compatriotes disaient : « N’est-ce pas là le charpentier, le fils d’un charpentier ? … »

Cette popularité croissante, jointe à l’amitié que lui gardait Pic de la Mirandole, motivèrent les nombreuses sollicitations de ce lettré exaspéré par les mœurs des clercs et, surtout, par celles de la papauté. A la conscience publique, bouleversée par ces scandales, ne fallait-il pas donner enfin une voix ?

Aussi bien, après avoir quitté Florence sous le signe de la défaite, Savonarole allait-il y rentrer sous celui de la renommée. Apparemment pour donner un exemple de simplicité chrétienne, il voulut — en juillet 1489 — y revenir à pied. C’était une imprudence. La fatigue, les peines et les macérations l’avaient affaibli ; elles eurent raison de son courage : en cours de route, il fut frappé d’insolation. Ranimé pourtant et accompagné jusqu’aux portes de la ville par un guide obligeant, il déclara qu’à peine celui-ci parti, un autre compagnon inconnu l’avait rejoint qui, dans l’or d’un soir d’été, désigna d’un geste la cité du Lys rouge et murmura à ses oreilles ces paroles fatidiques :

— Souviens-toi de faire les choses pour lesquelles Dieu t’a voulu désigner.

Voyant, dans ce rappel à une tâche ardue, un ordre d’En-Haut, il franchit avec courage la Porta San Gallo et reparut au couvent des Dominicains.

De la chaire de San Marco à celle du Duomo.

Repris tout entier par sa tâche de lecteur et enrichi d’expériences nouvelles, le Frate ne tardera pas à constater que son auditoire va s’étendre sans cesse : aux novices s’ajouteront peu à peu les religieux plus âgés ; à leur tour attirés, des laïques du dehors accourront, à la chute du jour, dans le petit jardin de la Via Larga, où, sous un rosier incarnat — dit le rosier de Damas —, une voix maintenant assouplie et toujours plus vibrante leur rappellera des vérités foncières. Savonarole veut appliquer à son époque les prédictions des auteurs sacrés sur la corruption de la leur et fera remarquer que la situation de l’Église ne laisse pas de lui fournir des textes. Bientôt, le jardinet ne suffira plus. Il faudra songer à l’église même de Saint-Marc, cette nef longue et basse, restaurée par Jean Bologne, qui, accolée aux deux cloîtres, recevra plus tard les tombeaux des admirateurs du moine, Pic de la Mirandole et Ange Politien.

On assure que, devant l’ordre de son supérieur, Fra Girolamo hésita quelque peu. Après l’échec du carême de 1482, devait-il s’adresser derechef à un peuple frivole et changeant ? Différant sa décision jusqu’au lendemain, il passa la nuit en prière, mais, au matin, sa conviction était faite. Elle fut exprimée d’une façon qui ne laissa pas de frapper :

— « Je prêcherai demain », déclara-t-il avec force, « et non pas seulement demain, mais durant sept années »…

Comme le remarque Perrens, ce passage du jardin à l’église revêt une tout autre signification que celle d’un changement de lieu. De la cattedra ou pupitre de professeur, Savonarole va passer au pulpito, c’est-à-dire à la chaire de prédicateur, qui convient mieux aux grands sujets dont il veut entretenir les Florentins. Et comme thème de ses méditations, il n’hésitera pas à reprendre son livre favori, l’Apocalypse de saint Jean.

« Ce fut, dira-t-il plus tard, le dimanche 1er août que je commençai à l’expliquer publiquement. Pendant tout le cours de cette année, je continuai à développer ces trois propositions :

  1. La rénovation de l’Église doit avoir lieu de notre temps ;
  2. Dieu frappera toute l’Italie d’un grand fléau avant cette rénovation ;
  3. Ces deux choses arriveront promptement.

Ces trois points, je m’efforçai de les démontrer à mes auditeurs afin de les en persuader… » Le succès de ces exposés devait être considérable.

« Ceux qui se souvenaient du Savonarole de San Lorenzo, aime à dire Roeder, virent en lui un homme nouveau, dominé par une opinion personnelle écrasante qui lui communiquait une énergie démoniaque (sic). Il prêchait comme quelqu’un qui défend sa vie ; il frappait, il exhortait, il touchait, il menaçait, se penchant par-dessus la chaire comme pour prendre cette masse à ses pieds et lui insuffler sa flamme… »

Aussi, la nef de Saint-Marc sera-t-elle à son tour trop petite pour contenir tous ceux qui brûlent d’entendre l’orateur. On grimpera aux murailles du chœur, on s’accrochera aux grilles des chapelles. Bientôt ce triomphe vaudra au Dominicain l’honneur de prêcher le carême de l’année suivante à Santa Reparata, l’église cathédrale plus connue sous le nom de Santa Maria del Fiore.

Dès lors, l’auditoire sera plus et mieux qu’un cercle d’admirateurs et d’amis. Avides de sa doctrine « exposée à la manière apostolique, sans ornement, sans intonation de théâtre, sans énoncé de problème », les foules se lèveront à l’aube, attendant patiemment l’ouverture des portes, et retiendront leur souffle afin de mieux l’entendre. Bien souvent, des soupirs, des sanglots scanderont ses périodes oratoires, ce qui, d’emblée, vaudra à ses partisans le surnom de Piagnoni, les « geignards ».

Mais — faut-il le rappeler ? — c’est en s’appuyant sur l’Écriture sainte comme sur des révélations qui lui sont personnelles, c’est en se sentant, de ce fait, le porte-parole du Dieu vivant, que Savonarole sera revêtu d’une force que de mauvais juges ont à tort présentée comme un penchant aux calamiteuses prédictions. Perrens, après Bayle, l’en accuse et ajoute avec un peu d’ironie : « C’est de ce ton qu’il faut parler quand on veut rendre efficace ce que l’on prêche prophétiquement. » Toutefois, il admet que tout était nouveau chez Fra Girolamo, et la forme et le fond. Il ajoute même qu’il faudrait, pour trouver quelque chose de semblable, remonter jusqu’aux prophètes juifs dont Jérôme s’était nourri et dont il prétendait renouer la tradition.

C’est exactement ce que l’on entend rappeler ici : Savonarole ne doit pas être considéré comme un précurseur de la Réforme ; avant tout, il est le continuateur du prophétisme biblique.

Qu’on note donc ce premier dimanche d’août 1489 : de ce jour date l’ascension prodigieuse qui, en peu de temps, fera du sermonneur jusqu’ici bafoué l’entraîneur inlassable d’une cité qu’il veut soumettre à Jésus-Christ. Avec une fougue, une passion, une véhémence que trois ans auparavant n’avaient point pressenties les rares auditeurs de San Lorenzo, le Dominicain honni des Florentins s’est révélé puissant en paroles.

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